La Morale libertaire et la morale de la vie

LA MORALE LIBERTAIRE


ET


LA MORALE DE LA VIE.




Un éminent écrivain a publié récemment un livre sur la Démission de la morale, — où il propose lui-même sa morale, celle de l’honneur. Nous ne croyons pas plus que lui à une démission qui serait celle de la conscience humaine. En tout cas, les moralistes, eux, n’ont pas démissionné : jamais ils ne furent plus nombreux que de nos jours. C’est surtout en France que les études de morale se sont multipliées, comme d’ailleurs toutes les études de philosophie, la France ayant pris depuis quarante ans la tête du mouvement philosophique. La plupart des nouveaux écrits sur la conduite des individus et des sociétés ont en commun une inspiration tantôt humanitaire, tantôt libertaire. Ils se rattachent à l’effort du socialisme et de l’anarchisme pour se constituer une morale et même une religion qui soient en rapport, d’une part, avec les exigences de la science, d’autre part, avec la réorganisation ou avec la désorganisation systématique des sociétés. Est-il besoin d’insister sur le haut intérêt qu’offrent de telles entreprises ?

Ne nous plaignons pas de l’abondance des doctrines morales que nous voyons surgir autour de nous. Comme la nature, la société humaine avance par rythme de contraires, par action et réaction ; par dissonances et consonances, dirait le vieil Héraclite. Il faut des individualistes pour contre-balancer et faire progresser les socialistes, il faut des socialistes pour faire progresser les individualistes. La loi du rythme s’applique à la morale comme à tout le reste : libertaires et humanitaires se complètent et, en se combattant, se rendent service.

Nous ne nous proposons d’examiner aujourd’hui que les doctrines libertaires et individualistes, où le culte bien entendu du moi est érigé en principe moral et social. Nous verrons comment, de nos jours, ces doctrines ont cherché un appui dans la morale de la « vie intense et expansive, » soutenue d’abord si éloquemment par Guyau, puis par Nietzsche et par les disciples contemporains de ces deux grands penseurs. En terminant, nous nous demanderons si le moraliste ne doit pas dépasser l’idée même de la vie pour chercher dans celle de la pensée la réconciliation de l’individualisme moral et de l’humanitarisme.


I

Les tendances individualistes ont pénétré jusque dans le domaine du droit civil et pénal. C’est ainsi que de savans jurisconsultes ont proposé d’appliquer une pénalité particulière à chaque individu particulier, une sorte de code pénal personnel pour chacun, toute faute ayant un caractère distinctif et propre. On a nommé cette théorie, d’un nom barbare, l’individualisation des peines. Elle peut servir à nous faire comprendre la doctrine libertaire. En morale, selon les individualistes, autant de personnes, autant de codes différens : chacun se fait ou ne se fait pas ses « tables de la loi. » A vrai dire, il n’y a pas de loi. Tel est le principe de la doctrine libertaire, qui prêche l’affranchissement et l’expansion de l’individu.

Les libertaires se réclament de Diderot, d’Hébert, d’Anacharsis Cloots, même de La Boétie. Ils invoquent la « morale indépendante » de Massol, entendant par là une morale d’indépendance absolue, ce qui n’était guère le sens de l’ancienne morale indépendante. Ils invoquent Godwin, Max Stirner, Fourier, Proudhon, Tolstoï, Ibsen, Bakounine, Kropotkine, Elisée Reclus. Selon Fourier, — nul ne l’ignore, — tous les maux de la société actuelle naissent des passions contrariées, tous les biens de la société à venir naîtront des passions émancipées et de la liberté absolue. Jusqu’ici, on a violenté la nature au nom d’une loi que l’homme s’est faite à lui-même et qu’il a nommée le devoir. « Le devoir vient des hommes, l’attraction vient de Dieu. » Laissez les puissances de l’homme s’épandre en liberté, vous les verrez s’attirer entre elles et s’harmoniser peu à peu. L’individualité même, par son libre jeu, engendrera la sociabilité. « Céder à ses attractions, voilà la vraie sagesse, car les passions sont une boussole permanente. » On sait que, selon Proudhon, la perfection serait l’absence du pouvoir politique, qui serait remplacé par les règles toutes civiles de l’échange et du contrat : et cette sorte d’anarchie serait le meilleur gouvernement.

L’anarchisme a son origine et son type dans les guildes, communautés et « fraternités » du moyen âge, dans le petit travail en commun, tandis que le socialisme procède de la cité manufacturière et du grand travail organisé dans les usines, sous l’empire de règlemens stricts, analogues aux lois de l’Etat. Selon les libertaires et anarchistes, toutes les lois, comme telles, sont mauvaises, par cela seul qu’elles sont des lois, c’est-à-dire, des volontés collectives imposées à la volonté individuelle. L’autorité, sous quelque forme qu’elle s’exerce, est tyrannique. Sur les ruines de tout ce qui enveloppe une contrainte et une règle, — morale, religion, État, société même, — un seul précepte doit triompher : « Fais ce que tu veux, » sans même qu’il soit nécessaire de dire préalablement, comme saint Augustin : Aime, et fais ensuite ce que tu veux.

Elisée Reclus répétait aux anarchistes : « Instruisez le peuple. » On sait comment l’infortuné Ferrer, en Espagne, mit à exécution le conseil du maître et fonda l’ « école moderne. » Le but de son enseignement, comme de tout enseignement anarchiste, était, selon ses expressions, de détruire « le mensonge religieux, patriotique, politique, juridique et militaire. » En d’autres termes, tout ce qui retient et contient l’individu est mensonger aux yeux de l’anarchiste. La religion est un mensonge, parce qu’elle prétend imposer une loi d’en haut ; la patrie est un mensonge, parce qu’elle suppose que l’individu naît avec des liens qui le rattachent indissolublement à ses concitoyens par une communauté de langue, d’histoire, d’institutions, de traditions, d’aspirations, de coopération et d’aide ; l’État est un mensonge, parce qu’il prétend incarner la patrie et représente la volonté de tous imposant une limite à la liberté de chacun ; le droit et la loi sont des mensonges, parce que la loi et ses sanctions sont encore des limitations factices de la toute-puissance individuelle ; enfin la force publique, l’armée est le mensonge par excellence, car elle se dresse devant l’individu pour assurer le dernier mot au groupe ; elle se dresse aussi devant les groupes voisins appelés nations pour maintenir les patries au-dessus des individus et empêcher l’émancipation universelle.

Le principe de la doctrine libertaire, telle que l’entend aujourd’hui son principal théoricien, Kropotkine, c’est que l’unique mobile de l’homme est « la recherche des plaisirs[1]. » L’homme qui « enlève le dernier morceau de pain à un enfant » ou « l’homme qui partage son dernier morceau de pain avec celui qui a faim » agissent également pour leur plaisir et pour « satisfaire un besoin de leur nature. » Seulement, c’est aussi un besoin de la nature que de haïr certaines actions : « J’obéis à un besoin de ma nature en haïssant la plante qui pue, la bête qui tue par son venin et l’homme qui est encore plus venimeux que la bête. » Les actions ne sont donc pas pour nous indifférentes. Est réputé bon « ce qui est utile pour la préservation de la race, mauvais ce qui lui est nuisible, il est utile à la race de faire aux autres ce qu’on voudrait qu’ils vous fissent dans les mêmes circonstances. C’est le principe de la « solidarité. » — « En jetant par-dessus bord la Loi, la Religion et l’Autorité, l’humanité reprend possession du principe moral qu’elle s’était laissé enlever. » Point d’autres liens que ceux que les libertés forment ou rompent à leur gré ; la solidarité volontaire ou l’entr’aide remplaçant partout la lutte pour la vie, l’harmonie naissant du libre jeu des inclinations humaines, sans le secours des institutions de justice ou de gouvernement ; voilà l’idéal anarchiste et libertaire[2]. L’atomisme social, l’amorphisme social, je ne sais quoi de toujours mouvant, de malléable et de fluide, aux formes changeantes comme les nuages ; plus d’organisme où les parties se commandent et se nécessitent, des corps animés qui se conduiraient comme de purs esprits, une sorte de cité céleste où l’amour de soi remplacerait l’amour de Dieu et accomplirait sur terre les mêmes prodiges spirituels, tel est le rêve libertaire. Supprimons les lois, y compris la loi morale, l’homme deviendra pour l’homme non pas « un loup, » comme le croyait Hobbes, mais un agneau dans la nature changée en Eden. Un optimisme d’enfant est dans l’âme de ces pessimistes exaspérés qui ne voient que mal dans les institutions humaines et que bien dans les inclinations humaines, comme si les institutions elles-mêmes n’avaient pas une première base dans les inclinations. Ils s’imaginent, avec Rousseau, que l’homme est naturellement bon, fraternel, ami de l’homme : toutes nos misères viennent, selon eux comme selon Rousseau et Fourier, de la contrainte sociale ; supprimez-la, la paix s’établira d’elle-même entre les hommes. « Ne craignez pas, dit Kropotkine, les passions des hommes, dans une société libre, elles n’offrent aucun danger. » Par exemple, laissez des enfans absolument libres et, par ce seul fait, leurs disputes ou querelles, leurs coups ou blessures, leur imprévoyance, leurs imprudences et leurs accidens, leur désordre, leur paresse, leur ignorance n’offriront plus aucun danger. Pourtant l’expérience d’éducation libertaire instituée par Tolstoï à son école n’a pas été favorable[3]. — Ce sont des enfans, répliquerez-vous, et nous parlons des hommes. — Vous croyez donc qu’il ne reste pas l’enfant chez l’homme, et pis que l’enfant, le sauvage ? Vous croyez qu’il suffira de décréter la liberté sans lois, c’est-à-dire la licence, pour décréter la sagesse ? Bakounine a dit lui-même avec Auguste Comte : « Tout le développement de l’homme procède de sa nature animale, mais aboutit à la renier. Le point de départ est l’animalité, le point d’arrivée est l’humanité. » On ne saurait mieux dire ; mais cette parole est la condamnation du système. Puisque l’animalité subsiste toujours sous l’humanité, l’homme doit en lui-même refréner l’animal ; or il n’y réussit pas toujours ; quand il blesse l’humanité en autrui, il faut donc que la société intervienne pour refréner en lui l’animalité. Jusque dans le sein du libertaire qui pose son indépendance absolue, il y a nécessairement contrainte, — contrainte d’une partie du corps sur l’autre, du cerveau sur l’estomac et de l’estomac sur le cerveau, — contrainte d’une passion sur une autre, de l’ambition sur la paresse, de la crainte sur le désir, — contrainte de la raison sur les passions, — contrainte de la volonté sur l’ensemble des tendances ; et vous voulez supprimer toute contrainte extérieure, alors que vous êtes vous-même intérieurement un système de contraintes sans lesquelles vous ne pourriez pas vivre !

Les libertaires sont ordinairement, du même coup, des égalitaires : ils croient que les individus laissés libres en face les uns des autres se feront immédiatement équilibre, que la suppression des inégalités d’origine sociale ou politique laissera en évidence les égalités naturelles Et certes, ils ont raison de vouloir supprimer les inégalités factices ; mais ils oublient que, si l’inégalité règne, c’est surtout entre les capacités naturelles des hommes et entre les circonstances du milieu. L’un est plus intelligent que l’autre, ou plus fort, ou de santé meilleure, ou plus actif et de meilleure volonté. Dans les rapports de l’homme avec la nature, il y a des chances heureuses, des situations privilégiées. Ici on rencontre une source d’eau vive qui manque ailleurs ; la terre sur laquelle celui-ci est né est fertile, tandis que cet autre est né sur un sol ingrat. Tel individu ou telle libre association d’individus a découvert un minerai utile, les autres s’en trouvent dépourvus. Que sais-je ? S’imaginer que l’inégalité vient uniquement des lois civiles et politiques, surtout des lois morales, qui ont précisément pour but de rétablir l’égalité de droit et de cœur entre les hommes, c’est, dirait Spinoza, « rêver les yeux ouverts. »

Les anarchistes s’accordent avec les socialistes pour faire la critique des origines de nos législations, de notre droit, de nos gouvernemens, de notre politique. Ils n’ont pas de peine à montrer que ces origines sont trop souvent le droit du plus fort, la conquête, le privilège, l’exploitation, soit sous forme violente, soit sous forme légale. Mais ils oublient deux vérités essentielles de la sociologie. La première est que, jusque dans la violence et le triomphe des forts, qui remplit l’histoire, il y avait le germe de certains services sociaux rendus aux vaincus par les vainqueurs, qui leur assuraient une certaine sécurité. La seconde est que l’origine d’une chose est le plus souvent différente de son usage final. Dans les organismes vivans, l’origine des organes n’est pas la même que leur fonction actuelle : telles cellules qui n’avaient d’abord d’autre but qu’elles-mêmes ont été utilisées plus tard pour un but tout différent. Quand l’anarchie est victorieuse dans un organisme, elle a un résultat, la mort. L’anarchisme accepte d’ailleurs l’idée de destruction et de mort comme une condition de la vie ultérieure et de la grande résurrection sociale. « Tout discours sur l’avenir est criminel, dit Bakounine, car il entrave la destruction pure et arrête le cours de la révolution. » L’illuminisme anarchiste s’imagine qu’il suffira de tout mettre bas pour que tout se relève sur les fondemens de l’égalité et de la fraternité universelles. Il se confie aveuglément à la spontanéité de la nature. Comment donc expliquera-t-il, depuis tant de siècles que l’humanité souffre et peine, que cette sublime spontanéité ne se soit pas encore fait jour ?

Un autre argument des libertaires est tiré des inconvéniens qu’entraîne par lui-même l’état social. Tout homme, dit Tolstoï, par cela seul qu’il accepte et remplit une place dans l’organisation sociale, dans la magistrature et en particulier dans l’armée, en arrive nécessairement à faire le mal. Il est victime morale de la solidarité sociale. Cette doctrine est l’exagération d’une grande vérité : il est certain que le mal fait par les uns entraîne les autres à faire mal eux-mêmes, fût-ce malgré eux. Nous sommes solidaires dans le mal comme dans le bien. Notre péché originel consiste non seulement à naître hommes, mais à naître parmi d’autres hommes, imparfaits comme nous, avec lesquels nous sommes partiellement en rivalité et en guerre. De là ce qu’un philosophe français, Renouvier, appelait le « droit de guerre » subsistant au sein même de la paix. Mais ce n’est là qu’un côté des choses : la solidarité dans le mal est compensée, et au-delà, par la solidarité dans le bien. Tolstoï, nouveau prophète, nous répète sans cesse sa grande parole : « Votre salut est en vous. » Renoncez à tout gouvernement, pour renoncer du même coup à toute violence ; refusez le service militaire ; refusez toute application de la pénalité ; soyez non résistant au mal. Le poète de l’anarchie sentimentale, le grand moraliste qui a prêché la religion de la souffrance humaine ne se demande pas, lui non plus, s’il suffit de supprimer toute loi sociale, sous prétexte qu’elle a des inconvéniens, pour réaliser la bonté des âmes. D’un trait de plume il efface l’expérience séculaire de l’humanité. Lentement accumulée par une série d’efforts à travers les âges, cette expérience n’a-t-elle pas organisé, quoique bien imparfaitement, les conditions extérieures de la moralité intérieure ? Tolstoï raisonne comme si les hommes étaient des esprits angéliques, qui n’auraient besoin que d’être placés l’un devant l’autre pour se fondre en mutuel amour. Non, notre salut n’est pas seulement en nous, il est aussi en tous[4].

L’attitude de l’individu s’érigeant en un tout qui se suffit à lui-même peut donner, au premier abord, l’illusion de l’indépendance et de la liberté ; par malheur, s’il rompt les liens sociaux, il tombe dans les chaînes des individus plus forts que lui. On ne voit pas ce qu’il y gagne. Supposez qu’on puisse mettre pour quelque temps tous les anarchistes ensemble en pleine liberté, sans État, sans Justice, sans Loi (nous employons comme eux des majuscules pour désigner les « idoles » oppressives de l’individu). Au bout de quelques jours du bellum omnium contra omnes, ils auraient assez de leur système, et on verrait sans doute les survivans revenir, tête basse, sous le « joug social. »

Les libertaires répondent : — Nous supprimons toute « autorité, » mais non pas toute « organisation. » — Soit, mais comment peut-il y avoir une organisation quelconque, une association quelconque sans des règles et sans une autorité quelconque qui les applique au besoin, fût-ce l’autorité de tous s’élevant contre l’individu qui manque aux conventions par lui signées ? même chez un troupeau de buffles qui s’organise pour la défense commune, n’y a-t-il pas des gardiens et des chefs ? Dans une ruche, y a-t-il organisation sans qu’il y ait une certaine autorité ? Pour le sociologue, l’autorité sociale n’est assurément pas un principe mystique ; elle est ou doit être la liberté même, la liberté de tous mettant un frein à la licence d’un ou de plusieurs, à l’égoïsme des individus qui, en sortant de « l’organisation, » tendent à « désorganiser » la société entière. Appelez l’autorité d’un autre nom que gouvernement, peu importe ; la loi sera toujours la loi, c’est-à-dire la liberté de tous devenant, par convention mutuelle, autorité pour chacun. « Un gouvernement, répondent les anarchistes, par cela seul qu’il est gouvernement, est toujours tyrannique. » Et l’on rappelle à ce sujet le Contr’un de La Boétie. Mais aujourd’hui, le gouvernement n’est pas Un, il est Tous ; se révolter contre lui, ce n’est pas Tous contre un, c’est Un contre tous ; bien plus, c’est Un contre lui-même, puisqu’il a accepté l’organisme contractuel dont il fait partie et les conditions générales qui assurent l’exécution des engagemens.

Les libertaires, comme beaucoup de socialistes, ont le plus souverain mépris pour le suffrage universel et pour le droit de voter. « Le bulletin de vote, nous dit M. Jean Grave, n’est pour les travailleurs qu’un attrape-nigaud ; » il est « l’acceptation de l’oppression politique et de l’exploitation économique par la grande masse, pour le plus grand profit de ceux qui exercent le pouvoir et qui détiennent la richesse sociale. » L’émancipation « ne dépend pas du choix des maîtres, mais de savoir s’en passer[5]. » Belle maxime, assurément, et que nous acceptons. Mais il reste à savoir, si l’on supprime le vote, comment s’organisera la société anarchiste, et si elle n’aboutira pas plus sûrement encore au triomphe des plus forts, des « maîtres. » L’anarchisme égalitaire est travaillé par une contradiction interne. La « liberté » et l’ « égalité » qui lui servent de principes, — avec la justice qui en dérive, avec la fraternité qui est une justice plus haute, — constituent elles-mêmes une loi imposée à l’individu, — imposée d’abord par raison et par persuasion, puis, s’il se rebelle, par contrainte, au nom de tous. La loi est donc le seul moyen d’empêcher le triomphe de la force.

La contradiction interne qui travaille l’anarchisme éclate d’ailleurs dans la pratique, par le communisme absolu auquel aboutissent ses sectateurs, depuis Kropotkine jusqu’à Ferrer. Plus de lois ni de réglementation gouvernementale ; donc, dans le domaine de la consommation des subsistances, on prendra au tas. Mais c’est ce qui suppose un tas commun ; or, comme ce tas ne sera jamais assez infini en quantité et en qualité pour que chaque individu puisse prendre plus que sa part, il faudra que la communauté anarchiste soit régie par des règles. L’histoire montre que toutes les communautés, même les plus religieuses et les plus pénétrées d’un esprit d’amour, ne subsistent que par une forte hiérarchie et une discipline très sévère. La loi reparaît, avec toute sa force, dans « l’anomie » libertaire, qui finit par se nier elle-même.

En somme, de même que les socialistes, les anarchistes rêvent une société reconstruite sur des bases nouvelles, absolument différentes du régime actuel de la propriété. Si individualistes qu’ils soient, les anarchistes aboutissent à l’idée d’organisation sociale, d’éducation uniquement sociale, de religion humanitaire, tout comme les socialistes. Dans la pratique, l’anarchisme se change nécessairement en une forme de socialisme. D’autre part, les socialistes ont eux-mêmes pour idéal un certain anarchisme grâce auquel les individus, tous libres et tous égaux, tous frères, se grouperaient à leur gré. Ce n’est donc pas sans quelque raison que l’instinct populaire a toujours mis ensemble les révolutionnaires socialistes et les révolutionnaires anarchistes.


II

Dans les récentes morales de la « vie, » on a tenté une première réconciliation du point de vue individuel et du point de vue social. C’est à Guyau, puis à Nietzsche, que ces morales de la vie se rattachent ; c’est donc surtout chez ces deux philosophes qu’on doit en étudier les principes. Mais il importe de ne pas se méprendre sur leur véritable pensée, qui a été trop souvent interprétée à contresens.

Kropotkine, dans son livre sur la morale, a cru pouvoir se réclamer de Guyau, dont se réclament aussi beaucoup de socialistes[6]. C’est le propre des grands esprits comme Guyau de s’ouvrir à tout et à tous, au lieu de s’enfermer dans une doctrine sans horizons. Aussi Guyau a-t-il parlé d’« anomie » et d’ « anarchie ; » mais c’est en un sens tout philosophique et moral. Selon lui, les idées d’obligation et de sanction ont une place nécessaire dans les sociétés humaines ; mais elles n’expriment pas la plus haute conception de la moralité intérieure et personnelle, qui est au-dessus des lois et des impératifs, au-dessus des sanctions et expiations de toutes sortes. C’est donc seulement dans l’ordre moral que Guyau va au-delà de la loi. Nietzsche, lui, prétendra aller « au-delà même du bien et du mal ; » il supprimera la moralité en laissant subsister les lois sociales.

Selon M. Emile Faguet, « l’effort de Guyau, — souvent dissimulé par son génie, — apparent quelquefois, cependant, et sensible, a été de montrer que, parmi les innombrables raisons de vivre, celle surtout que l’instinct de la vie conseille, c’est celle qu’a toujours conseillée la morale traditionnelle[7]. » Guyau, au contraire, n’est pas d’accord, sur beaucoup de points, avec la morale traditionnelle, ni sur ses principes ni sur ses applications. Ce qui est vrai, c’est qu’il trouvait dans la vie même, dans la vie la plus énergique à la fois et la plus débordante, la vraie raison de vivre. L’« honneur, » auquel M. Faguet, pour son propre compte, voudrait ramener la vie intense et extensive, eût semblé à Guyau n’être qu’une expression sociale du sentiment même de notre vie personnelle, la conscience d’une puissance interne qui dépasse tout ce qui lui est inadéquat et qui dit : Je peux, donc je dois ; je peux faire plus, donc je dois faire plus ; je peux me dépasser moi-même, donc mon honneur est de me dépasser. On a maintes fois rapproché Guyau de Nietzsche. Ici même. M. Emile Faguet, après avoir fait le récit de la vie de Nietzsche, après nous avoir représenté cette existence solitaire et triste, ce génie méconnu, ajoutait : « Qu’aurait dit Nietzsche, quelle eût été sa joie s’il avait su qu’à ce moment même un jeune Français, qui n’avait jamais lu une ligne de lui, se rencontrait avec lui dans le mépris des barbares et dans le culte du moi ? » A vrai dire, Nietzsche connaissait l’existence de ce jeune Français, qui se trouvait en même temps que lui à Nice et à Menton. Il avait acheté les deux chefs-d’œuvres de Guyau : l’Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction et plus tard l’Irréligion de l’avenir ; il les avait même couverts d’annotations marginales, tantôt approuvant avec enthousiasme, tantôt contredisant ce qui ne s’accordait pas avec ses propres idées, car, il faut bien le dire, Nietzsche se considérait comme la mensura omnium.[8]. Toujours est-il que Nietzsche connaissait à fond les ouvrages de Guyau, qui, lui, ne soupçonnait même pas ceux de Nietzsche. Et Guyau avait sans doute, comme Nietzsche, le dédain des barbares, mais il entendait d’une façon tout opposée le vrai culte du moi, qu’il plaçait précisément dans le culte d’autrui et de l’humanité entière. La vraie force de la vie impliquait à ses yeux le déploiement de la vie en autrui et pour autrui. Il eût dit volontiers, comme le chevalier généreux que Watts représente couché dans la mort :

Ce que j’ai conquis sur les autres, je l’ai perdu ;
Ce que j’ai acquis pour moi, je ne l’ai plus ;
Ce que j’ai donné à autrui, je l’ai.

Nietzsche s’accordera avec Guyau pour ce qui concerne l’intensité de la vie ou de la puissance ; il s’accordera aussi avec Guyau pour ce qui concerne l’expansion de la puissance vitale, d’abord en nous-mêmes, puis au dehors, dans le monde matériel. Mais la divergence entre les deux philosophes viendra de ce que Nietzsche place sur le même rang deux sortes d’êtres que Guyau sépare : les choses matérielles et les hommes. Par rapport aux choses matérielles, Guyau accorde d’avance à Nietzsche que nous tendons à les dominer, à les approprier aux fins de notre vie humaine. Par rapport aux hommes, nos semblables, Guyau accorde aussi que notre première tendance instinctive et individualiste est de les dominer, de les plier à nos fins propres. Mais, selon Guyau, ce n’est là que le premier moment où le moi se pose devant autrui, le moment de l’égoïsme. Le caractère essentiel de la morale de Guyau, nous l’avons vu, c’est d’admettre que l’expansion véritable de la vie est altruiste ; qu’elle est, non la domination sur autrui, mais la coopération avec autrui, l’union avec tous, bien plus, l’amour de tous. La vie la plus intensive est la plus expansive ; la vie la plus expansive est la plus généreuse, la plus affectueuse. Il a fait voir, dans son Esquisse d’une morale, — comme s’il pressentait Nietzsche, — que la violence et la lutte entraînent une perte de force vive, une diminution de puissance ; que le tyran qui se croit fort est, dans le fond, un faible, par la division intérieure de ses passions déchaînées et par les résistances extérieures qui le menacent de toutes parts. Il a réfuté d’avance les admirations maladives de Nietzsche pour les Bonaparte et les Borgia. Si donc on peut dire que sa morale, au premier abord, a un aspect individualiste et libertaire, elle a aussi, elle a surtout, dans son dernier développement, l’aspect humanitaire. La vie en soi la plus intense et la plus extensive est précisément ce qu’Auguste Comte appelait la vie en autrui et pour autrui.

M. Faguet objecte à Guyau, comme aurait) fait Nietzsche lui-même, « que le grand bandit ne supprime pas la partie intellectuelle de son être. » Si fait, dans une certaine, mesure, répondrait Guyau. Il supprime en lui-même le plus haut exercice de la pensée, celui qui consiste à penser des lois universelles et sociales, s’étendant à tous les hommes, celui qui consiste à se faire autrui, à se faire tous par la pensée. C’est précisément ce qu’on est convenu d’appeler la raison et ce dont Kant faisait l’apanage de l’homme. Le grand bandit, reprend M. Faguet, ne supprime pas la partie sympathique de son être, « car il peut avoir toutes les sympathies du monde pour ses amis. » — Si le bandit est généreux à l’égard de ses amis, il n’est qu’à moitié bandit ; mais il faut se défier de l’amitié des Sforzas ou des Borgias. De plus, le bandit eût-il de vrais amis et vraiment aimés, il demeure certain que sa sphère d’affection et d’expansion altruiste est fort restreinte, que le cercle de ses sympathies se confond presque avec celui de son moi ; il n’a pas le « grand amour. » M. Faguet termine en disant que le bandit n’est pas plus tenu en échec par l’extérieur et pas plus divisé contre lui-même à l’intérieur que le saint. Et Nietzsche aurait même, sous ce rapport, mis le saint au-dessous du bandit. Mais il y a saint et saint. Guyau ne nous donnait pas pour idéal l’ascète se tourmentant lui-même à loisir et gratuitement, le saint Antoine toujours préoccupé des démons, le saint Siméon stylite se martyrisant sur la terre en vue du ciel. Au lieu du saint, parlons simplement de l’homme juste et bon, de celui que Platon même a décrit comme réalisant dans son âme une harmonie plus belle que celle des sphères. Platon n’avait-il pas raison de croire, comme Guyau, que l’âme la meilleure est aussi la plus puissante et la mieux ordonnée ? Même les résistances intérieures que le sage rencontre en ses passions le relèvent, le rehaussent, lui donnent le sentiment sublime de sa puissance victorieuse. Sans prétendre que le critérium de la vie intensive et expansive soit de tous points suffisant, nous pouvons donc conclure que l’expansion de puissance destructive et haineuse, l’expansion satanique qui a séduit Nietzsche, ne vaut pas l’expansion vraiment humaine et divine.

Guyau a dit dans un vers admirable :

La pensée est en moi large comme l’amour.

Il aurait pu dire aussi que l’amour, le grand amour est large comme la pensée, qu’il s’étend à l’humanité entière, qu’il s’étend à l’univers. Il devient alors l’amour moral.


III

Si l’on veut voir les vraies et logiques conséquences de l’individualisme, c’est dans la doctrine à la fois libertaire et aristocratique de Nietzsche qu’il faut les chercher. Ce dernier a eu le mérite de poser le principe anarchiste avec autant d’énergie que Stirner et d’aboutir, dans la pratique, au renversement de l’anarchisme égalitaire par l’oligarchie des forts, des « maîtres. » Nietzsche, qui avait lu non seulement les auteurs d’Allemagne hostiles à la Révolution française, mais encore et surtout Taine et Renan, se plaint de ce que, à notre époque, personne ne sait plus commander ni obéir, surtout commander. Quels sont ceux qui sont devenus les arbitres de la destinée des peuples et des États ? Ce sont les « petits, » les ignorans, les « inaptes, » les inférieurs. Ils sont le grand nombre (ou du moins, le grand nombre d’aujourd’hui), et, grâce à eux, l’intérêt du plus grand nombre actuel est préféré aux intérêts plus élevés du plus grand nombre à venir, aux intérêts de la nation, à ceux de la race, à ceux de l’humanité. Pour égaliser les hommes, on les a nivelés ; qui ne s’est pas plaint de ce résultat ? On espérait que les citoyens se classeraient spontanément selon les rapports effectifs de leur valeur sociale ; mais cette subordination, cette classification s’est montrée fort incertaine ; ce sont généralement les médiocres, parfois les pires qui ont triomphé ; Renan et Taine nous l’ont dit sur tous les tons, et Nietzsche le répète. La liberté politique s’est tournée en anarchie sociale ; elle est le prétexte grâce auquel les intérêts particuliers réussissent trop souvent à vaincre les intérêts collectifs. La Révolution française avait montré un optimisme démocratique qui passait les bornes. Son idéal de fraternité et d’égalité, conçu à une époque d’enthousiasme et de foi, cachait en réalité, selon la remarque d’un historien de Nietzsche, M. Orestano, « l’extension à de plus vastes sphères sociales du pouvoir d’entrer en lutte avec les classes plus élevées, dans le combat pour l’existence. » Ce combat, depuis la Révolution, n’en est devenu que plus vaste et plus terrible. Avant Nietzsche, Auguste Comte avait résumé ce qui manque à notre époque de dissolution et d’analyse, en disant que ce dont la société moderne a besoin, c’est : « Organisation, organisation, organisation. » Nietzsche a reproduit les mêmes critiques, mais il est demeuré incertain entre une forme sociale absolument individualiste, dont la constitution devrait, à chaque moment, résulter de la graduation spontanée de puissances individuelles, et une forme sociale à castes fixes, où la puissance serait héréditaire. Les différentes vues sociales de Nietzsche, aux diverses époques de sa vie, se rattachent tantôt à l’une, tantôt à l’autre de ces deux conceptions, dont l’une tend vers l’anarchie, l’autre, vers la hiérarchie aristocratique des vieilles sociétés.

Nietzsche se plaint de ce que, aux époques démocratiques, on déteste la volonté de puissance. Si elle éclate quelque part, chez un Napoléon par exemple, on veut la rabaisser à une ambition vulgaire, comme si les Napoléons n’étaient pas de ceux qui « méprisent le plus les honneurs. » Et les Spencer viennent, qui expliquent la volonté des puissances par la volonté des jouissances que la puissance apporte avec elle[9]. Les Napoléons deviennent des hédonistes ! Notre sociologie tout entière ne connaît pas d’autre instinct que celui du troupeau, c’est-à-dire de tous les zéros totalisés, où chaque zéro a des « droits égaux, » où c’est vertueux d’être zéro. M. Herbert Spencer, en tant que biologiste, est un décadent, il l’est aussi en tant que moraliste (il voit dans la victoire de l’altruisme quelque chose de désirable ! ! ! ). »« Le maintien de l’État militaire, conclut Nietzsche, est le dernier moyen, soit pour conserver les grandes traditions, soit pour développer le type supérieur de l’homme, le type fort. Et toutes les conceptions qui éternisent l’inimitié et les distances sociales des États peuvent trouver là leur sanction, (par exemple, le nationalisme, le protectionnisme douanier »), toute la politique de Bismarck.

Au demeurant, Nietzsche lui-même n’en reste pas à son point de vue primitif de la puissance égoïste. Il retrouve la transition que Guyau avait déjà trouvée entre l’égoïsme et l’altruisme, à savoir la « surabondance de la vie ou de la puissance, » qui demande à déborder, à se dépenser, et, pour cela, dans les occasions les plus décisives, à se donner. Les sentimens de bonté, dit Nietzsche, de charité, de bienveillance, n’ont nullement été mis en honneur à cause de l’utilité qui en découle, mais « parce qu’ils font partie de l’état d’âme des âmes abondantes, qui peuvent abandonner de leur trop-plein et dont la valeur est la plénitude de vie. Qu’on observe des yeux les bienfaiteurs ! On y verra tout autre chose que l’abnégation, la haine du moi, le pascalisme[10]. » Nietzsche pose ainsi le même principe que Guyau : plénitude de vie. Mais, si Guyau rejetait le « pascalisme et la haine outrée du moi, il ne rejetait pas, comme Nietzsche, l’abnégation et l’oubli du moi en vue d’autrui. » Nietzsche, d’ailleurs, parle tour à tour le langage de la violence et celui de la douceur, tonne contre les « bons » et finit par plaider, sous d’autres noms, la cause de la bonté. Après avoir dressé son moi orgueilleux contre le « troupeau humain, contre toutes les « bêtes de troupeau » qui forment la société humaine, il devient à son tour un apôtre ardent de l’humanité et même de la surhumanité. Il veut que la vie se dépasse sans cesse elle-même, que l’humanité entière se dépasse, qu’elle se fonde en quelque chose de supérieur à l’humain. Son surhomme n’est pas, comme le croient trop souvent tant de littérateurs nietzschéens, un individu, c’est un genre ; c’est le genre surhumain opposé au genre humain qui en est gros et doit l’enfanter. Le messie de la religion prêchée par Zarathoustra n’est pas un homme supérieur, mais une humanité supérieure. Zarathoustra, le libertaire en morale, finit par être un surhumanitaire.


IV

Une grande idée qu’on peut savoir gré à Guyau et à Nietzsche d’avoir mise en pleine lumière, c’est la « création de valeurs nouvelles, » en d’autres termes, la création morale, l’invention morale. On a trop insisté, dans les siècles antérieurs, sur le caractère achevé et immuable des idées morales ou sociales, des lois et « tables de valeurs. » Cette insistance était naturelle et logique, puisque la morale était considérée, tantôt comme l’expression de l’immuable volonté d’un législateur suprême, tantôt comme l’expression des conditions immuables de la Cité, ou des besoins immuables de l’Humanité.

En individualisant la morale dans une large mesure, notre époque en a fait une création de la conscience personnelle, qui d’ailleurs enveloppe en soi un trésor d’humanité. Les génies moraux trouvent des valeurs nouvelles, comme la bonté, la charité, la pitié, le pardon. Les simples caractères moraux, fussent-ils les plus humbles, s’ils ne créent pas pour l’humanité entière des valeurs absolument nouvelles, créent en eux-mêmes la réalisation originale de valeurs déjà connues ; par la vie propre qu’ils leur donnent dans leur cœur, ils les individualisent, ils les transforment à l’image de leur personnalité. Le plus modeste des hommes de bien est un artiste, qui agit non plus sur une matière morte, mais sur une matière vivante ; et cette matière qu’il façonne, c’est lui-même, c’est sa propre vie intérieure, à laquelle il donne une intensité nouvelle et une nouvelle extension. De plus, comme tout artiste, il agit sous une idée, il se crée un idéal, analogue sans doute à celui de l’humanité entière, mais pourtant dissemblable sur quelques points. En effet, toute action morale est la solution d’un problème particulier et concret qui se pose dans des circonstances particulières et qui ne se posera plus jamais dans des circonstances absolument identiques. Il n’y a pas deux cas de conscience indiscernables. Celui de Régulus au moment de revenir à Carthage, celui de César au moment de franchir le Rubicon sont deux situations diverses et susceptibles de dénouemens divers. Résoudre un problème singulier de la conscience, dans un cas qui est toujours singulier et personnel, le résoudre par une direction nouvelle et originale de la vie intérieure, par la réalisation d’un idéal universel sous une forme personnelle, c’est faire une œuvre d’art en même temps que de connaissance intuitive, c’est inventer, innover, créer au sens humain du mot, faire jaillir en soi une valeur nouvelle de la vie. Toute idée qui se réalise en actes est de la pensée vécue, de la vie qui se développe et s’épand sous des formes qu’elle n’avait jamais prises identiquement. C’est au monde de la pensée et de l’action qu’il faut appliquer le mot du poète : novitas florida mundi.


V

Les idées de Guyau et celles de Nietzsche se mêlent chez les partisans les plus récens de la morale de la vie, mais sans qu’on voie comment elles sont ramenées à l’unité.

Un philosophe américain, disciple de Guyau, M. Mac Connell, vient de publier un livre sur le Devoir de l’altruisme[11], où il donne pour but à la morale « la volonté de vivre la vie la plus large possible. » La doctrine de Guyau ne nous semble pas gagner à la substitution d’une formule vague à une formule claire. La vie la plus large ne peut être que « la vie la plus intense et la plus expansive » dont parle Guyau.

En France, c’est la morale de Guyau, plus ou moins altérée, que M. Delvolvé a soutenue, bien qu’il ne le nomme pas. Mais dire, avec M. Delvolvé, que la vie est « une fin qui se réalise, » ce n’est pas nous dire quelle est cette fin qui se réalise dans et par la vie. — C’est, répond M. Delvolvé, « une tâche décevante, » « de chercher hors de la vie même un but, une fin de la vie ; » renonçons à la question : à quoi bon vivre « dont nous trouble l’obsession héréditaire de la finalité religieuse… — Il est vrai de chercher à la vie une fin, puisqu’elle est elle-même une fin qui se réalise : nous savons qu’un vivant est une chose qui veut se conserver et s’accroître, une forme qui se réjouit en elle-même et prétend à régir l’univers. Notre finalité, c’est d’être nous-mêmes et d’unir à nous tout ce qui est. Cette finalité, je ne la détermine pas, je ne la choisis pas : j’en prends conscience, je l’accepte et je l’aime, à moins de renoncer à la vie, de me renier moi-même et de m’abandonner à la mort[12]. » C’est la vie même, dit encore M. Delvolvé, avec Nietzsche comme avec Guyau, qui veut « se conserver et s’accroître. » — Mais, demanderons-nous, qu’est-ce qu’accroître la vie ? Là est la question. Il y a bien des manières d’interpréter cet accroissement. Est-ce en quantité, est-ce en qualité et en relations ? Le bien est-il de prétendre à « régir l’univers ? » Voilà l’instinct de puissance de Nietzsche. Le bien est-il « d’unir à nous tout ce qui est ? » Voilà le principe de générosité expansive et aimante, proposé par Guyau. Il faut choisir. « Notre finalité, c’est d’être nous-mêmes, » formule indécise : nous sommes toujours nous-mêmes. Et si l’on veut dire qu’il faut opposer le vrai moi, le moi idéal, au moi réel, en quoi consiste ce moi idéal ? Toutes ces questions sont essentielles pour établir ce que cherche M. Delvolvé, ce que nous cherchons tous : « une doctrine morale vraiment éducative. »

M. Pradines, dans les deux volumes qu’il vient de publier sur la critique des conditions de l’action[13], pousse jusqu’aux extrêmes limites la pensée de Guyau. Il le loue d’avoir si bien vu que le caractère inconditionnel de l’action, son désintéressement, « loin d’exprimer la dépendance de l’activité à l’égard d’une loi qui la contraigne, exprime l’entraînement de l’activité vers l’idéal indéterminé que lui crée son mouvement même[14]. » L’action est inconditionnelle « parce qu’elle se crée son bien, loin d’en dépendre. » Cette idée seule permet de donner un sens à cette formule : l’intérêt de l’individu. L’intérêt de l’individu, sans doute, n’est rien autre chose que son bien ; mais « son bien n’est rien autre chose que l’exercice de ses activités, puisque l’individu n’est lui-même que l’ensemble de ces activités. » « Le bien, dit M. Pradines, reste toujours la préférence de la nature… Le bien le plus haut est la préférence de la nature la plus éclairée. Cette préférence est toujours un mystère… » Elle est ainsi toujours personnelle. L’action étant bonne dès qu’elle est voulue avec réflexion, toute action peut être dans ce cas selon le caractère du sujet, et il n’y a point de bien que l’on puisse définir universellement en sa matière et imposer à toute volonté. Rien ne peut donc être commandé à tous ni pour toujours. Chaque homme se dirigera donc par des maximes particulières, s’il est sensé, s’il veut vivre sa vie, comme il est naturel et raisonnable[15]. » Il n’y a pas plus de « vérité morale » pour M. Pradines, qu’il n’y a de vérité scientifique. Les lois de la science n’ont qu’une valeur de commodité pratique ou, comme on dit de nos jours, pragmatique ; les lois morales sont des moyens d’agir dont la commodité et l’utilité ont été éprouvées à travers les siècles. Il existe ainsi une « morale publique, » une morale humaine à laquelle il est utile de se conformer. — Reste à savoir si l’individu s’y conformera quand son utilité propre sera en contradiction flagrante avec l’utilité sociale.

C’est aussi une morale individualiste de la vie que celle qui nous est présentée par M. Jules de Gaultier ; vie de lutte et de conquête dans un milieu qui devient de plus en plus hostile et exige des efforts de plus en plus intenses, variés, subtils. La moralité est une forme de cette volonté de puissance et de domination que Nietzsche place au cœur des êtres. La moralité n’est pas supérieure à la vie, elle lui est inférieure, comme n’étant qu’un de ses moyens d’adaptation à un milieu toujours résistant et ennemi. Héraclite avait raison de dire que la guerre est la mère et la reine de toutes choses. Si l’on supprimait l’ « opposition universelle, » si bien décrite par Gabriel Tarde, si on parvenait à l’harmonie et à l’équilibre, ce serait la mort. Ce n’est pas sans motif que les stoïciens plaçaient la vertu dans une tension perpétuelle de la volonté contre les obstacles, et Nietzsche lui-même est un disciple de Zénon, autant que d’Héraclite. Comme Nietzsche, M. Jules de Gaultier croit que l’individu est un centre de puissance qui aspire à tout dominer, à tout ramener à soi dans l’universel conflit. La moralité n’est, selon lui, qu’une forme supérieure de l’égoïsme, et la société n’est qu’une expansion de la vie individualiste.

Pour M. Jules de Gaultier comme pour Nietzsche, les mœurs sont indépendantes de la morale, qui elle-même dépend des mœurs. Elles sont indépendantes, parce qu’elles se forment et s’établissent par le jeu des sensibilités individuelles, en contact au sein de la société. Elles résument des instincts en conflit qui ont abouti à un certain équilibre comme à une certaine direction Ces instincts seuls posent des fins à la conduite humaine, toute fin n’étant que la preuve d’un instinct, d’une tendance, d’un désir. Comme disait Spinoza, les choses sont bonnes parce que nous les désirons, nous ne les désirons pas parce qu’elles sont bonnes. La morale ne fait qu’ériger en théorie abstraite l’état des mœurs à une époque donnée ; elle dépend des mœurs.

— Mais, demanderons-nous, pourquoi la morale, une fois formée sur le type des mœurs régnantes, ne réagirait-elle pas à son tour sur les mœurs ? L’action et la réaction ne sont-elles pas la loi de ce monde ? Les idées morales, comme toutes les autres, en se rendant compte d’elles-mêmes à elles-mêmes, se précisent et se modifient ; bien plus, elles tendent à modifier leurs objets, toute idée pratique enveloppant divers possibles qui sont en même temps désirables à divers degrés. Bien plus, dans les mœurs elles-mêmes, ces résultantes visibles du conflit ou de l’accord des sentimens, il y a déjà des idées. Les mœurs ne sont pas aveugles, les sentimens ne sont pas aveugles ; sinon, ils ne seraient plus que des sensations brutes. Tout sentiment véritable est une condensation d’idées, de perceptions et même de raisonnemens rapides, presque intuitifs. Le sentiment d’affection filiale peut être impuissant à s’analyser lui-même, à se déployer en raisons abstraites ; il n’en a pas moins conscience de sa rationalité et, si vous interrogez un enfant, si vous le poussez à bout, il finira par trouver les raisons pour lesquelles, sans avoir besoin de les réduire en syllogismes, il aime sa mère. Les mœurs familiales, les mœurs sociales sont des nébuleuses résolubles en idées quand on y applique le télescope de l’analyse réfléchie. L’opposition absolue des mœurs et des idées, des instincts et de l’intelligence, si à la mode aujourd’hui, est artificielle. Nous ne saurions donc accorder que la morale ne s’enseigne pas, sinon comme simple constat des mœurs et des faits :

Jean Lapin invoqua les coutumes et l’usage,
Ce sont, dit-il, leurs lois…

Aucun enfant ne se contentera de ce mode d’enseignement moral ; l’homme est un animal qui, dès l’enfance, raisonne, critique et, comme dit Kant, maximise, c’est-à-dire érige ses actions en maximes pour les justifier à ses propres yeux. A plus forte raison, quand il s’agit des actions d’autrui, le sens critique et analytique, comme le sens du général, est éveillé, Si on lui dit : « Tout le monde fait comme cela, » il répondra : Pourquoi ? Le pourquoi n’est-il pas toujours voltigeant sur les lèvres de l’enfant, jusqu’à importuner père et mère ? Et n’est-ce pas à force de pourquoi que l’éducation se fait ? Et n’est-ce pas l’éducation qui façonne les mœurs ? Et n’est-ce pas les mœurs qui font la coutume ? Et n’est-ce pas la coutume qui finit par être loi ? Et si loi' qu’elle puisse être, l’esprit critique et généralisateur n’est-il pas toujours là pour la réformer, pour la transformer ? Les mœurs sont des idées cristallisées, mais toutes prêtes à redevenir fluides et changeantes.

M. Jules de Gaultier reproche aux moralistes de prétendre nous enseigner à vouloir, alors que velle non discitur, de ramener ainsi sous les catégories de la logique ce qui relève de la grande catégorie du conflit universel, dont nos volontés sont une manifestation particulière. — On peut répondre que les moralistes enseignent avant tout ce qu’il faut vouloir ; et on conviendra que toute l’énergie du monde, si elle ne sait pas à quoi s’employer et déborde au hasard, ne sert à rien. De plus, comment ne pas reconnaître que l’idée du but, quand ce but est élevé, noble, grand, est propre à susciter le vouloir lui-même. Dévoilez à l’ascensionniste une cime vierge, plus haute que les, autres ; il voudra la gravir. — S’il aime les ascensions. — Sans doute ; mais, dans toute conscience humaine il y a des cimes que tout homme normal, tout homme qui pense et sent, ne peut pas ne pas trouver belles, attirantes, sublimes. De plus, l’homme reconnaît bientôt que, si on ne gravit pas de telles cimes, la société entière est menacée dans son progrès, dans son existence même. Nietzsche a beau nous dire : « la vertu, c’est de rester dans le marécage ; » l’humanité entière a toujours cru et croira toujours que la vertu, c’est de monter aux sommets.

« L’homme moral, dit lui-même M. Jules de Gaultier, est celui qui préfère à la vie la conception qu’il s’est formée de lui-même et de la vie[16]. » — Mais, peut-on demander, si cette conception est haineuse, sanglante, voluptueuse, antisociale comme celle d’un Borgia ou d’un Malatesta, l’homme sera-t-il encore moral à vos yeux ? Nietzsche lui-même répond non et, dédaignant le bien et le mal, il place le débordement de la puissance au-delà de la moralité, comme la force d’un fleuve au-delà de ses bords et de ses digues. Nietzsche, ici, nous semble plus logique que ses disciples. C’est toute la noblesse de l’homme, dit encore M. Jules de Gaultier, qu’il préfère certaines valeurs à la vie même, qu’il n’accepte pas n’importe quelle forme de vie. » Rien de plus vrai ; mais comment l’homme juge-t-il et établit-il les valeurs supérieures à la vie, sinon par la pensée ? La puissance, à elle seule, si surabondante qu’elle soit, n’établira aucune comparaison entre telle « forme de vie » et telle autre, et surtout elle ne se retournera pas contre la vie même pour s’anéantir avec elle plutôt que de déchoir, — déchoir de quoi ? sinon d’un idéal conçu par la pensée ?


VI

En somme, la morale de la vie oscille entre deux directions contraires, l’une centripète et l’autre centrifuge, l’une libertaire, l’autre humanitaire. C’est que, si la biologie peut fournir à la morale des confirmations, elle ne saurait lui fournir des fondemens. Parmi les données biologiques, qui sont nombreuses et de directions très contradictoires, la tendance de la vie à se dépenser, à s’épandre, à se donner, telle que l’ont décrite Guyau et Nietzsche, puis, plus tard, M. Bergson, est un des élémens essentiels, un des facteurs expérimentaux de la morale ; mais elle n’est, selon nous, ni le plus important, ni le plus primitif. Elle présuppose l’idée du sujet pensant, qui peut « se donner, » l’idée de tous les sujets pensans, autres que lui, auxquels il peut se donner, enfin l’idée des objets pensés et des valeurs en vue desquelles il peut se donner. De plus, comme les nietzschéens l’ont fait voir, la tendance à se dépenser pour autrui coïncide chez tous les hommes avec la tendance, plus primitive encore, à se garder pour soi. Ce n’est donc pas la vie, c’est la pensée seule qui prononce et choisit consciemment ; elle seule empêche la surabondance de vie dont parle Guyau, la « surabondance de puissance » dont parle Nietzsche, l’ « évolution créatrice » et l’ « élan vital » dont parle M. Bergson, d’être un écoulement aveugle comme l’eau qui déborde, tantôt bienfaisante et tantôt destructrice. Aussi Guyau lui-même n’a-t-il jamais séparé, pas plus que nous, la force de la vie de la force des idées. Vivre sa vie ! Tout le monde vit sa vie, Néron comme Thraséas. Mais le difficile, le beau et le bon, c’est de vivre en même temps la vie des autres, la vie de tous. C’est aussi de savoir renoncer, pour une grande cause, à vivre sa vie.

La réflexion de la pensée, qui est l’origine de ce qu’on nomme « liberté, » parce qu’elle est l’origine de toute alternative, de toute conscience qui nous révèle deux possibilités, pose nécessairement un problème qu’elle seule peut résoudre. Voici une tendance que je trouve dans ma nature, — par exemple la tendance à me donner, — mais, lorsque je conçois la possibilité de suivre cette tendance, je conçois aussi la possibilité de suivre la tendance à me conserver pour moi ; je conçois donc la possibilité de vouloir le développement ou l’anéantissement de telles et telles tendances, ou même, par extension, de toutes mes tendances naturelles, de ma nature entière et de ma vie. Le point de vue vitaliste et dynamiste, quelque nécessaire qu’il soit, n’est donc pas suffisant ; il n’est pas le point de vue proprement moral ; en lui-même, il est encore amoral ; considéré seul, il peut devenir, comme chez Nietzsche, antimoral. Guyau a eu raison de rejeter d’avance l’immoralisme radical de Nietzsche, en considérant la vie comme toute prête à se répandre en autrui, à devenir sociale, à se moraliser. Mais encore faut-il, — et Guyau ne le niait pas, — pour que cette moralisation commence, que le germe de conscience inhérent à toute vie véritable arrive, par l’idée, à se réfléchir sur soi et, indivisiblement, sur autrui.

Au lieu de chercher le principe de la morale au-dessous de la conscience, dans l’inconscient, dans les tendances communes à l’homme, à l’animal et au végétal, en un mot dans la vie, nous croyons, pour notre part, qu’il faut chercher ce principe dans la constitution intime de la conscience. Nous trouvons dans la pensée de soi, qui enveloppe celle d’autrui, l’aube de la lumière morale. La « vie » nous paraît un principe trop indéterminé, réductible, par un côté, à un mécanisme, par un autre côté, à des faits de conscience ou de subconscience plus ou moins élémentaires, à des sentimens, à des représentations ou perceptions, à des appétitions. L’idée de vie, au lieu de nous sembler primitive, comme à Guyau et à M. Bergson, nous paraît dérivée. Elle est un extrait et un abstrait du psychique ; dès qu’on veut la définir, elle se résout en élémens psychiques sous-jacens aux élémens mécaniques. En tout cas, la morale de la vie, comme celle de la puissance, n’a de valeur que par la morale de l’idée, dont elle enveloppe le germe. La morale commence avec ce qui règle et ordonne la vie en l’ouvrant à autrui, en la faisant vivre pour les autres comme pour soi ; or, le seul moyen d’ouverture, c’est l’idée ; la moralité est donc, avant tout, un état ou un acte de la conscience.


VII

C’est à la morale individualiste que se rattache une dernière doctrine récemment proposée, celle de l’honneur. Selon M. Emile Faguet, l’honneur est un sentiment qui, sans « envisager l’utilité sociale, » quoique ne la méprisant pas, mais ne s’y arrêtant point, » nous persuade que nous sommes « les esclaves de notre dignité, de notre noblesse, de ce qui nous distingue d’êtres jugés par nous inférieurs à nous ; et qui nous assure fermement « qu’à cette dignité, à cette noblesse, qu’au soin de ne pas déchoir nous devons sacrifier tout, même la vie[17]. » — Mais quelle est cette noblesse, quelle est cette dignité que nous voulons maintenir et que nous préférons à la vie même ? Quel est ce moi supérieur que nous voulons élever au-dessus du moi inférieur ? Autant de problèmes non résolus par ce terme si large et si imprécis : l’honneur.

Les barbares Germains, ces bêtes de proie chères à Nietzsche, mettaient leur honneur à tuer et à piller. Les nobles castillans et même les mendians de Castille mettaient leur honneur à ne rien faire : le travail leur paraissait contraire à leur dignité de conquistadores ou simplement de mendians espagnols. L’honneur d’un mari trompé consiste encore aujourd’hui, pour Beaucoup, à tuer sa femme et l’amant de sa femme. L’honneur du journaliste consiste à dire tout ce qui lui plaît, vrai ou faux, contre qui lui déplaît, puis à se battre en duel pour prouver qu’il avait raison. L’honneur d’un Corse, d’un Italien, d’un Espagnol est de se venger et de frapper par derrière d’un coup de couteau ou d’un coup de fusil. L’honneur est essentiellement variable : honneur en deçà des Pyrénées, déshonneur au-delà.

Le sentiment de l’honneur, nous dit M. Faguet, est essentiellement personnel et « aristocratique. » Mais, à vrai dire, l’honneur, tel que l’entend la masse des hommes, n’est pas un sentiment tout individualiste, une simple fierté intérieure devant soi-même. C’est aussi un sentiment social, tout chargé d’élémens sociaux. La morale de l’honneur est une forme de la morale sociologique et humanitaire. Sans doute, l’honneur est, par un de ses côtés, une sorte de dignité personnelle ; mais il implique des témoins et un milieu social, il implique une opinion servant de règle et de loi ; il est donc aussi une dignité de l’individu devant la société où il vit. Souvent même cette société est étroite, clan, caste, classe, profession, etc. Enfin l’honneur renferme des élémens esthétiques, un souci du beau et du decorum au point de vue social, le sentiment d’un type qui peut être celui de l’espèce, mais qui peut être aussi, plus étroitement, celui de la caste, de la classe, de la profession même. Il y a un honneur d’avocat ou de médecin, comme il y a un honneur de soldat. Il y a un honneur à la Nietzsche et un honneur à la Guyau. Pour Nietzsche, c’est l’orgueil de l’individu, qui se met au-dessus des autres et ne veut pas déchoir de l’idée qu’il a de lui-même. Pour Guyau, c’est la fierté de réaliser en soi « le type de l’espèce. » L’honneur de Nietzsche est égotiste, l’honneur de Guyau est altruiste. Dans le premier cas, c’est l’idée du moi ; dans le second, c’est l’idée de tous, qui n’exclut pas, mais enveloppe et dilate l’idée du moi. L’honneur, dans tous les cas, est un sentiment attaché à une idée, il est la force d’une idée.

La pression du groupe sur l’individu, qui tend à le modeler sur le type de la société dont il fait partie, est assurément un des soutiens de la moralité ; elle n’est pas la moralité même. Le véritable honneur est celui qui consiste à ne pas « déchoir » par rapport à l’idéal intérieur et au type universel de bonté qui est dans notre conscience. L’honneur, si on veut donner à ce mot toute sa plénitude, implique donc à la fois le sentiment du moi, la considération du groupe social auquel le moi appartient, enfin l’idée d’un moi supérieur et d’une société supérieure.

« Une idée-force, reconnaît M. Emile Faguet, est une idée qui est devenue sentiment ou qui est née d’un sentiment ; mais, à cette condition, elle est bien une force et une force qui pèse de plus en plus, parce qu’il est de sa nature d’insister sur elle-même, de se développer (sens de la langue de rhétorique et tous les sens) et de devenir idée fixe, de devenir entretien continuel de notre esprit. Le patriote qui est encore patriote, s’il analyse l’idée de patrie, trouve toutes les raisons d’aimer son pays qui étaient dans son sentiment, et parce qu’elles deviennent claires elles ne deviennent pas inconsistantes : elles répondent seulement aux objections, aux attaques ; nos idées sont les gardes avancées de nos sentimens ; impuissantes sans eux, quand ils y sont, elles les rendent plus sûrs[18]. » Non seulement, ajouterons-nous, elles les rendent plus sûrs, mais elles seules les rendent possibles. Un sentiment est un ensemble d’émotions et même d’impulsions attachées à une idée, tandis qu’une sensation pure se produit sans idée, comme une crise d’estomac ou une colique. Encore localisons-nous plus ou moins nos sensations au moyen de notre perception du corps. Supprimez les idées, aucun sentiment n’est possible[19]. Nous venons de voir que le sentiment de l’honneur, en particulier, enveloppe une masse d’idées plus ou moins confuses ; celle du moi, celle de sa dignité et de son indépendance, celle des autres hommes, de leur estime ou de leur mépris, celle des êtres inférieurs à nous et avec lesquels nous ne voulons pas être confondus, etc. Rien de plus complexe que l’honneur, et c’est pour cela même qu’il ne fournit pas un principe précis de moralité.

M. Faguet objecte à Nietzsche : — « Tu dois te surmonter est une formule aussi mystique que l’impératif kantien et contient le même sens, qui est celui-ci : Il y a un idéal où tu dois te hausser coûte que coûte, — et pourquoi ? — Parce qu’il y a un idéal. » — L’objection dirigée contre la « hausse de vie » que prêche Nietzsche, est également valable contre « l’honneur, « qui, lui aussi, présuppose un idéal. C’est donc bien, comme nous l’avons toujours soutenu, l’idéal qui est persuasif ; et il l’est, parce qu’il est un idéal de bonté universelle, de perfection et d’amour pour l’humanité entière et pour tous les êtres. La pensée ne peut pas remonter plus haut, aspirer plus haut : Sursum corda, sursum mentes. Cette aspiration fait notre dignité, cette aspiration fait, si vous voulez, notre honneur ; mais c’est parce qu’elle est l’élan même de notre pensée, entraînant à sa suite l’âme entière.


VIII

En présence de tant de systèmes sur la morale que nous avons esquissés d’une façon imparfaite, le premier mouvement est de croire à une sorte d’anarchie intellectuelle ; mais, si on va plus au fond, on découvre entre les doctrines opposées de secrètes harmonies. Les systèmes adverses, tout entiers à leur point de vue propre, ne s’aperçoivent pas qu’ils s’appellent entre eux, qu’ils tendent les bras l’un vers l’autre, ripæ ulterioris amore. La vérité est, selon nous, dans la synthèse des morales humanitaires et des morales individualistes au moyen d’un complet approfondissement de la conscience.

Remarquons d’abord que, sur la plupart des applications concrètes de la morale, les diverses écoles sont d’accord entre elles. Que les vertus privées, familiales et civiques aient un côté social et humanitaire, on ne saurait plus le contester, qu’elles aient en même temps un côté psychologique, et individualiste, on ne saurait le contester davantage. Les libertaires eux-mêmes aboutissent à une morale humanitaire, tout comme les humanitaires aboutissent à une morale où ils s’efforcent de sauvegarder les libertés individuelles. Si nous passons des applications de la morale à son principe premier et philosophique, nous nous apercevons également que la synthèse des opposés est possible et qu’elle est même en train de se faire.

Poussez assez loin ces deux termes qui semblent d’abord en opposition, personnalité et société, vous reconnaîtrez qu’ils s’impliquent dans les profondeurs. Plus un être est vraiment personnel, par la force de son intelligence, de sa sensibilité, de sa volonté, et plus il est, par cela même, capable de s’ouvrir à autrui, d’agir en vue de fins impersonnelles. D’autre part, plus une société mérite son nom par les liens intimes dont tous ses membres sont enchaînés, plus elle implique la profonde individualité de ces membres. C’est au fond de nos consciences personnelles que la vraie société existe, celle qui est parce qu’elle est conçue et voulue.

On se souvient que le XVIIIe siècle considérait les individus comme des espèces d’atomes vivans qui, mus par l’intérêt, s’unissent en société. C’était alors le règne de l’individualisme utilitaire, que Volney enseigna aux enfans dans son « catéchisme. » Nietzsche n’a fait qu’y substituer un individualisme non utilitaire de puissance déployée. Mais la science moderne a détruit ces théories en approfondissant davantage et la nature de la vie et la nature de la conscience. Dans l’être vivant, la biologie nous a montré une société d’êtres vivans, qui elle-même ne subsiste et ne se développe qu’à l’aide d’une collection plus vaste, avec laquelle elle soutient des rapports nécessaires. Un individu entièrement isolé, un atome vivant, un centre de puissance atomique, au point de vue des lois de la vie, est une contradiction ; il ne pourrait ni se nourrir, ni se reproduire : il ne pourrait vivre. La psychologie physiologique, dans notre conscience, retrouve l’action finale d’une multitude de tendances élémentaires, inhérentes aux particules de l’organisme. Dans chacune de ces tendances la psychologie découvre, avec une sensation sourde et un sourd appétit, un rudiment de conscience. Enfin la sociologie nous montre dans la société le vrai milieu en dehors duquel l’individu humain, de quelque volonté de puissance qu’il soit doué, ne peut se développer humainement. Telle est, selon nous, la base objective des théories aujourd’hui en faveur sur la solidarité. Mais ces théories, qui ont pénétré dans l’enseignement et y rendent de grands services, ne sont encore qu’empiriques : elles ont besoin d’un fondement rationnel. Ce fondement, selon nous, est dans la nature même du sujet pensant et de l’acte de pensée, qui, posant les autres et le tout en même temps que le moi, est social par essence. Tel est le point de vue que, pour notre part, nous avons depuis longtemps proposé. L’être qui dit : « Je pense, donc je suis, » constitue par cela morne une individualité qui se crée en se pensant ; il ne peut donc être absorbé ni dans la nature, ni dans la société. Mais, d’autre part, la nécessité qui s’impose à la pensée d’avoir des objets et de se les représenter sous la forme de sujets plus ou moins analogues à elle-même, cette nécessité change nécessairement le singulier : je suis, en un pluriel : nous sommes. L’être conscient aboutit donc, par la nature même de la pensée, à la représentation d’autres êtres consciens qui forment avec lui une société immédiate. Cogito, eryo sumus. Le point de vue social i et même universel est ainsi inséparable du point de vue individuel. L’éducation morale consiste, selon nous, à prendre conscience d’autrui comme de nous-mêmes ; et la formule de la vie morale est la suivante : Sois intégralement conscient et universellement conscient. Notre aspiration à l’intégralité et à l’universalité de la conscience s’exprime par des idées de plus en plus larges, sur lesquelles doit insister tout éducateur : celle de la dignité personnelle, dont Nietzsche, au fond, était grisé, celle de la famille, de la patrie, de l’humanité, de l’univers. Ce sont ces idées qui doivent devenir les forces directrices de nos actes. Elles ont d’autant plus de valeur morale qu’elles réconcilient davantage en elles-mêmes, par leur compréhension et leur extension croissantes, le point de vue individuel et le point de vue social[20].

Tout comme la société humaine suppose la personne individuelle, qui est son élément ; elle suppose aussi l’universel, qui est sa fin. Si la vérité, si la bonté mêmes n’avaient, comme le croient les sociologues purs avec les socialistes, qu’une valeur purement sociale, ou, comme le croient les anarchistes, qu’une valeur purement individuelle, elles ne donneraient pas une pleine satisfaction à notre pensée, qui poursuit l’universel et ne se repose que dans ce qui a une valeur pour tous les temps, pour tous les lieux, pour tous les êtres. Faire usage de notre pensée, c’est prendre conscience, dans notre personnalité même, de notre réelle universalité ; c’est vivre à la fois la vie la plus individuelle et la plus sociale.

S’il en est ainsi, la vraie morale domine à la fois les libertaires et les autoritaires, les adorateurs de la puissance sans règle et ceux de la règle ou de la loi.

Elle domine également la religion de l’honneur. « L’homme est un suranimal, dit fort bien M. Faguet, et se sent tenu d’être au moins un suranimal. Par quoi ? Non point par la raison ; il sait bien que les animaux en ont et il faut être philosophe pour en douter. » — Tout dépend, répondrons-nous, de ce que vous, entendez par raison ; le philosophe ne doute point que l’animal pense, qu’il raisonne même, qu’il soit capable de concevoir autre chose que lui et même tout un groupe d’êtres semblables à lui. C’est précisément pour cela que les animaux ont aussi une morale à eux ; c’est pour cela que l’abeille a la morale de la ruche. Mais ce que le philosophe sait, et tout le monde avec lui, c’est que l’abeille ne conçoit pas l’univers, encore moins un principe de l’univers. Jamais elle ne se dira : Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle pour tout être doué de raison et de liberté, alors même que cet être ne serait pas une abeille, alors même qu’il ne serait pas un homme. L’homme, lui, tout homme qu’il est, se dit cela ; il pense universellement, il peut donc, du même coup, agir universellement. Et c’est pourquoi la morale de l’homme est suranimale, surhumaine. Et c’est pourquoi encore Pascal a dit : « Toute notre dignité relève de notre pensée. » Tout notre honneur aussi. Par pensée, Pascal entendait, avec Descartes, le pouvoir de se placer soi-même dans le tout et, qui plus est, de dépasser le tout pour concevoir une unité profonde qui lui est immanente et ne peut cependant se confondre avec lui. Abeilles et fourmis n’en pensent pas si long, et c’est à ce titre que l’homme se considère comme supérieur. L’honneur n’est que le sentiment de cette supériorité ; l’honneur n’est que la conscience du roseau pensant.

« O la vile et abjecte créature que l’homme, dit Montaigne, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! » Mais, ajoute-t-il, « de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras et d’espérer enjamber plus que l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux, ni que l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité. » — Est-ce bien sûr ! L’homme peut concevoir quelque chose d’autre et de plus que lui ; il a l’idée non seulement de son moi, mais de l’humanité ; il a l’idée non seulement de l’humain, mais du surhumain. Il peut donc se hausser à son idée, se monter au-dessus de soi par la force de son idée ; et c’est en cela même que la morale consiste.

La dignité et la précellence de la pensée, capable de concevoir le moi et le tout, voilà donc ce que le moraliste doit surtout faire comprendre aux jeunes gens comme aux hommes. La pensée a ce privilège de pouvoir tout juger, apprécier et évaluer. Elle peut, au nom de l’idéal qu’elle conçoit, mettre en question toutes les réalités. Elle peut poser un point d’interrogation devant la vie même et se demander : « À quoi bon vivre ? » Elle peut élever la même interrogation anxieuse devant la société humaine, bien plus, devant le monde entier. Elle peut se demander, avec Schopenhauer, si la société humaine et le monde méritent d’exister, surtout s’ils méritent que, dans notre sphère, nous apportions à leur conservation ou à leur évolution notre part personnelle. Jamais vous n’empêcherez la pensée de prononcer devant la réalité son pourquoi, surtout quand il s’agit d’une « réalité morale » qui n’existera que par nous, par notre effort, ainsi que par l’effort des autres hommes semblables à nous. Aussi la moralité ne peut-elle reposer que sur la pensée du bien universel, non sur la vie, non sur l’existence, non sur la réalité pure et simple de l’individu, ou même de la société humaine. Faire usage de la pensée, c’est prendre conscience, dans sa personnalité même, de son universalité ; c’est monter au-dessus du pur socialisme moral comme du pur individualisme. Je pense, donc je suis moral ; on ne naît à la moralité que par l’intelligence. Toute pensée est de la moralité qui commence ; car elle brise la prison du moi pour y faire entrer un peu de ciel et une perspective sur le grand univers.

Zarathoustra dit dans un de ses discours : « J’aime ceux qui ne cherchent pas derrière les étoiles une raison pour périr ou pour s’offrir en sacrifice ; mais ceux qui se sacrifient à la terre, pour qu’un jour la terre appartienne au Surhumain. » — Zarathoustra aurait pu dire : — J’aime ceux qui ne cherchent pas derrière les étoiles, mais trouvent au plus profond de leur pensée une raison supérieure à la vie individuelle pour périr et s’offrir en sacrifice. J’aime ceux qui ne se dévouent pas seulement à la terre, pour qu’un jour la terre appartienne à un surhumain qui n’appartiendra lui-même qu’à la terre et ne durera que quelques siècles au sein de l’Éternel Retour. J’aime ceux qui se sacrifient à un surhumain capable de se dégager de l’humanité même et qui, s’ajoutant à toutes les forces intelligentes de l’univers, transformera le monde réel par l’idée d’un monde meilleur.

Alfred Fouillée.
  1. La Morale anarchiste, p. 5.
  2. Voyez l’Entr’aide du prince Kropotkine (Hachette, 1906).
  3. Un parent de Tolstoï, qui vint jadis nous rendre visite à Menton de la part de l’illustre moraliste, nous avoua que l’école libre et quasi libertaire fondée par Tolstoï à Iasnaïa avait lamentablement échoué : elle était devenue tantôt école buissonnière, tantôt école d’indiscipline ; elle avait donné lieu à tant de scènes de désordre que les parens avaient fini par se plaindre très haut, la nature humaine abandonnée à elle-même n’avait nullement réalisé les espérances du généreux rêveur.
  4. A l’utopie morale de l’amour universel finissent toujours par succéder pratiquement, chez les anarchistes, la haine et les voies de fait. Nous lisons dans une revue libertaire : « Ceux-là sont inconsciens ou coupables qui prétendent qu’on excite les hommes à se haïr mutuellement, tandis qu’on ne leur prêche en réalité que l’amour et l’estime réciproques. » Rien de mieux. Mais, immédiatement après viennent ces lignes : « Il y aurait cependant de la nigauderie à s’illusionner au point de croire possible la mise en pratique de l’anarchisme sans changer les assises de la société telle qu’elle est édifiée. En France, nous avons eu quatre révolutions politiques : 1789, 1830, 1848, 1871. La dernière contenait déjà en germe la révolution sociale : on sait pourquoi elle n’aboutit point. Ces révolutions n’ont pu se faire sans effusion de sang, quoi qu’en aient pensé de rares sociologues timorés. Il est donc absolument certain que la prochaine sociale exigera plus d’hécatombes encore que ses aînées. Les bourgeois sensibles auraient tort de jeter les hauts cris : ils seraient tout à fait illogiques, puisque, si meurtrière, fratricide ( ? ) que soit la cinquième révolution, elle le sera infiniment moins qu’une guerre ; et l’idée d’une guerre, déclarée dans le but unique de sauver leurs caisses, leur sourit agréablement, non seulement parce qu’ils la considèrent comme un puissant dérivatif (dont se sont servis, du reste, tous les gouvernemens), mais surtout parce que l’élite d’une nation, les hommes d’action et de pensée s’y annihilent, physiquement ou moralement. On peut ajouter, en outre, qu’une guerre sème la mort plus aveuglément que la plus inconséquente des révolutions. » On voit de quelle manière le même écrivain, dans la même page, prêche la fraternité et la mort. — « Si on veut bien lire : De la Tyrannie, d’Alfieri, ajoute-t-il, on y verra préconisée l’action révolutionnaire individuelle, la seule qui ait de durables et appréciables conséquences. » Nous savons où aboutit l’action révolutionnaire individuelle et les moyens qu’elle emploie. Ces moyens n’ont pas les durables conséquences qu’on en espère ; car comment, dans nos sociétés de plus en plus « socialisées, » l’individu aurait-il la toute-puissance qu’on rêve pour lui ?
  5. L’Éclair, 30 septembre 1909.
  6. La renommée de Guyau ne fait que grandir. De tous côtés lui arrivent de nouveaux hommages, et non pas seulement de la part des philosophes de profession. « La Morale sans obligation ni sanction, dit M. Emile Faguet, est une des plus grandes œuvres philosophiques qu’ait produites l’humanité et qui fait date. » M. Faguet consacre en entier à ce livre le quatrième chapitre de son ouvrage sur la Démission de la morale. M. Brieux, qui dédia jadis à Guyau, sans le connaître personnellement, sa pièce de théâtre les Bienfaiteurs, lui rendit récemment un éclatant hommage dans son Discours de réception à l’Académie française, en citant cette parole « du grand philosophe poète » : « Tout aimer pour tout comprendre, tout comprendre pour tout pardonner. » M. Brieux a résumé ailleurs l’œuvre et l’influence de Guyau en ces paroles brèves et pleines : « Parce qu’il a vécu, il y a dans l’humanité un peu plus de pitié et d’amour. »
  7. La renommée de Guyau ne fait que grandir. De tous côtés lui arrivent de nouveaux hommages, et non pas seulement de la part des philosophes de profession. « La Morale sans obligation ni sanction, dit M. Emile Faguet, est une des plus grandes œuvres philosophiques qu’ait produites l’humanité et qui fait date. » M. Faguet consacre en entier à ce livre le quatrième chapitre de son ouvrage sur la Démission de la morale. M. Brieux, qui dédia jadis à Guyau, sans le connaître personnellement, sa pièce de théâtre les Bienfaiteurs, lui rendit récemment un éclatant hommage dans son Discours de réception à l’Académie française, en citant cette parole « du grand philosophe poète » : « Tout aimer pour tout comprendre, tout comprendre pour tout pardonner. » M. Brieux a résumé ailleurs l’œuvre et l’influence de Guyau en ces paroles brèves et pleines : « Parce qu’il a vécu, il y a dans l’humanité un peu plus de pitié et d’amour. »
  8. On sait que nous avons publié les intéressantes annotations de Nietzsche, qui ont été, aussi reproduites dans la traduction allemande de l’Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction. Par malheur, nous n’avons pu également publier les annotations de Nietzsche sur l’Irréligion de l’avenir, pas plus que celles qu’il avait faites sur notre Science sociale contemporaine : un relieur allemand, aussi zélé que peu perspicace, n’a trouvé rien de mieux que d’effacer ces notes autant qu’il le pouvait et de rogner les pages. La restitution du texte des notes n’a pu encore être menée à bonne fin.
  9. Volonté de puissance, § 349, 357, 266.
  10. Id., ibid., § 347.
  11. The Duty of altruism. New-York. Macmillan, 1910.
  12. Delvolvé, l’Organisation de la conscience morale, Alcan, p. 74.
  13. L’Erreur morale, par Maurice Pradines, 1909 ; Principes de toute philosophie de l’action, par le même, 1909. Paris. Alcan.
  14. Principes de toute philosophie de l’action, p. 279-280.
  15. Principes de toute philosophie de l’action, p. 274.
  16. Revue des idées, 1910, p. 213.
  17. La Démission de la morale, p. 303.
  18. La Démission de la morale.
  19. Aussi le culte du sentiment et de l’action ne supplantera-t-il jamais le culte de l’idée, qu’il implique. C’est ce qui donne un caractère de faiblesse incurable et de décadence à toutes les théories pragmatistes, sentimentales et antiintellectuelles, dont la vogue est momentanée.
  20. Qu’on nous permette, pour les détails, de renvoyer à la Morale des idées-forces.