La Morale et la religion humanitaires

La Morale et la religion humanitaires
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 150-181).
LA
MORALE ET LA RELIGION HUMANITAIRES

Science nouvelle, encore quelque peu incertaine en ses méthodes, en ses principes, en ses conclusions, la sociologie n’en a pas moins les généreuses ambitions de la jeunesse et s’efforce même de tout absorber. Après la « socialisation » du droit, on poursuit de nos jours celle de la morale. Selon la plupart des sociologues, la moralité n’est qu’un ‘phénomène social, un moyen par lequel la collectivité adapte l’individu à ses fins. Les devoirs, même individuels, ne sont que des observances sociales ; la « voix de la conscience » est la voix de la société, divinité nouvelle dont toutes les autres n’étaient que des préfigurations. Ainsi, en face des libertaires, qui ont le culte de l’individu[1], se dressent les nouveaux humanitaires, qui ont le culte de la société. Ils font dériver du groupe social tout ce qui fait de l’individu une personne ; c’est l’humanité qui fait l’homme, qui change la brute en animal raisonnable. Déjà Auguste Comte avait soutenu cette doctrine ; les néo-positivistes la soutiennent à leur tour. Faisant de la morale un produit social, une nécessité sociale, un art social, ils la <(socialisent » de toutes les manières et (dans tous les sens possibles du mot. La religion même leur paraît un ensemble d’institutions destinées à assurer, par des représentations collectives et sous des formes symboliques, l’unité, la cohésion intérieure et le progrès de la société. De la religion ainsi conçue la morale n’est qu’un dérivé.

Il importe d’examiner la méthode, les principes, la valeur théorique et pratique d’une doctrine qui est une sorte de socialisme moral. Nous la considérerons successivement sous ses deux formes principales, l’une qui procède du positivisme humanitaire d’Auguste Comte, l’autre qui se rattache à l’utilitarisme humanitaire de Stuart Mill et de l’école anglaise.


I

Nous ne rejetons aucun des procédés que la sociologie historique et descriptive peut employer pour déterminer les idées morales collectives ; nous acceptons tout ce que les méthodes sociologiques apportent ici de précieuses informations. Ce que nous repoussons, ce sont les prétentions excessives de ceux qui voudraient, en théorie comme en pratique, réduire toute la morale à la science des mœurs sociales et à l’art des mœurs. Ce que nous repoussons encore, c’est la prétention de substituer entièrement à la méthode directe et psychologique des moralistes la méthode indirecte des sociologues, par l’histoire, par la statistique, par l’étude des coutumes, des lois, du droit et de l’économie politique.

Un sociologue américain, M. F. C. French, a voulu trouver exclusivement dans le tabou religieux « l’embryon de la conscience morale et de l’idée de justice[2]. » Certaines choses sont regardées comme dangereuses pour le groupe social : par exemple le sang versé, le cadavre, le nouveau-né et sa mère, objets universels de tabou, comme le sont toutes les choses associées aux rites religieux. Il y a des objets impurs et des objets purs ; il y a des objets sacrés et des profanes. « Ne touchez pas l’objet impur, voilà, dit-on, le premier impératif. » Le tabou, c’est le germe du devoir. — Cette théorie, selon nous, est beaucoup trop exclusive. Elle confond l’objet des premières obligations sociales avec le sentiment d’obligation et avec le jugement d’obligation. Admettons (chose éminemment improbable) que le premier impératif social, dans les sociétés naissantes, ait eu pour contenu de ne pas toucher aux choses impures : pourquoi l’individu se sentait-il ou se jugeait-il tenu de ne pas faire ce qui était dangereux pour son groupe ? Ce prétendu impératif premier ne dérivait-il pas d’un autre précepte sous-entendu : — Agis pour le groupe dont tu fais partie et non pas seulement pour toi ; agis d’une manière juste, relativement désintéressée et relativement universelle. Si le sauvage s’abstenait de toucher un cadavre par pur égoïsme et pour lui-même, il n’y avait là rien de moral ; s’il s’abstenait par désir de ne pas nuire à sa tribu, l’acte était déjà moral parce qu’il commençait à être, en une certaine mesure, désintéressé. Toutes les histoires de tabou n’avancent guère la question morale. Les immenses recherches de Westermarck, récemment publiées, sont une preuve de la stérilité morale de l’érudition anthropologique : la montagne accouche d’une souris[3].

De même, quand les sociologues historiens auront énuméré toutes les manières de saluer chez les différens peuples, — se découvrir ou, au contraire, se couvrir, se serrer la main, se frotter le nez l’un contre l’autre, — en serons-nous beaucoup plus avancés sur la valeur et les vraies raisons de la politesse ? Dans l’éducation de l’enfant, en particulier, toute cette histoire des coutumes servira-t-elle à inspirer l’urbanité ? La diffusion universelle des formalités de salutation prouvera simplement qu’il existe chez tous les hommes une même conception de leurs rapports mutuels, conception qui exige qu’un homme marque à un autre le cas qu’il fait de son caractère de semblable. Les raisons psychologiques et proprement morales finiront toujours par intervenir et par se révéler comme les vraies raisons, que doit étudier une méthode directe. Les causes sociologiques sont ici dérivées ; ce qui est conventionnel dans la politesse, ce sont précisément les formes sociologiques et historiques ; ce qui est normal et naturel, c’est l’intention à la fois morale et sociale des égards.

— La politesse, objecte-t-on, est un exemple de conventions purement sociales et humaines, qui cependant ont une force extraordinaire, si bien que la connaissance même de leur origine conventionnelle et factice ne saurait les détruire. — Mais, répondrons-nous, la politesse enveloppe des élémens moraux qui en sont le plus sûr fondement. L’impolitesse n’est-elle pas une forme de l’égoïsme, un dédain d’autrui, un oubli de la dignité qui appartient aux autres comme à nous ? Elle blesse l’humanité dans l’individu. Envers le supérieur, elle est manque de respect ; envers l’égal, envers l’inférieur, elle est orgueil, envers tous elle, est injustice. La politesse, au contraire, rétablit l’égalité morale jusqu’au sein des inégalités sociales. On n’en finirait pas si on voulait analyser tous les élémens et toutes les raisons de la politesse. C’est cette analyse qui importe au moraliste et à l’éducateur, non pas les coutumes des sauvages ou des civilisés.

— Mais la mode, dit-on, si impérieuse et pourtant étrangère à la morale ? Ne prouve-t-elle pas que la simple imitation des usages locaux discipline les hommes à l’imitation des autres hommes ? — Jusque dans la mode, répliquerons-nous, il y a des élémens autres que la pure imitation d’autrui et que l’observance de la routine sociale. Se vêtir d’une façon excentrique, n’est-ce pas encore prétention, hypertrophie du moi, insociabilité ? C’est ne vouloir ressembler à personne, c’est attirer l’attention sur son moi, ou plutôt sur ce qui n’est pas même le moi, mais son vêtement le plus extérieur. S’il y a de la vanité dans la coquetterie, il y a aussi de la vanité dans le mépris systématique de la mode et de la coutume ; ne peut-on pas voir l’orgueil à travers les trous d’un manteau ? Si donc on trouve des raisons proprement morales même aux convenances et conventions qui paraissaient d’abord uniquement sociales, comment méconnaître dans les vertus publiques les grands élémens moraux : dignité de la personne, respect mutuel et mutuelle affection des personnes ? Comment croire qu’on soit ici en présence de simples faits et de simples coutumes, dont il n’y aurait qu’à entreprendre la description et l’histoire ? Ce procédé prétendu scientifique, quand on l’emploie exclusivement, est, selon nous, la négation même de la science.

Outre la méthode historique, on sait que sociologues et socialistes comptent sur la statistique, qui doit jouer un si grand rôle dans les sociétés futures. Mais la statistique, quelque utile qu’elle soit à la sociologie, peut-elle rendre à la morale tous )es services qu’on en attend ? A la morale appliquée, soit ; à la morale théorique, non. — On s’habituera peu à peu, nous dit M. Lévy-Bruhl, à trouver dans les ouvrages qui traitent de la science des mœurs, « des observations ethnographiques, des réponses à des questionnaires, des courbes statistiques, des colonnes de chiffres. — Rien de mieux s’il s’agit, en effet, de la science des « mœurs, » telles qu’elles sont de fait. Nous avons tous une profonde estime pour tel savant livre sur le suicide et pour ces recherches statistiques ou les chiffres qui peuvent s’y trouver. Mais, en tout cela, où est la morale proprement dite, même sociologique ? La statistique des faits moraux (ou immoraux) ne voit que des résultats moyens, sans remonter aux causes et sans pouvoir influer sur les volontés. Vous n’arrêterez pas Marguerite trompée par Faust, au moment où elle va tuer son enfant, en lui montrant le graphique qui rend visible le nombre croissant des infanticides et, en général, des crimes, ainsi que leur impunité croissante[4], signes « normaux, » nous dit-on, des progrès de la civilisation moderne. Si les adolescens apprennent que l’accroissement de la criminalité juvénile est une marque de civilisation plus avancée, cette connaissance ne sera guère propre à leur inspirer l’horreur du crime.

L’étude des institutions juridiques, qui est le troisième pro- cédé de la méthode objective prêchée par des sociologues exclusifs, ne prend un sens que si on confronte les lois avec les états psychiques dont elles sont l’expression et le produit. Mais ce sont les idées sur la justice qui sont l’élément moral du droit. Qu’un sociologue me montre la notion de justice prédominant dans les sociétés où l’ordre est difficile à établir ou à maintenir, la police s’y organisant elle-même, l’Eglise fondant la paix de Dieu, levant des milices, les chevaliers se faisant redresseurs de torts, les francs-juges de la Sainte-Vehme en Allemagne pendant le grand interrègne, la Sainte-Hermandad en Espagne, etc. ; en quoi ces faits intéressans, que, d’ailleurs le simple bon sens eût fait prévoir, pourront-ils influer sur ma conduite ou modifier mes idées sur la moralité ? Il est clair que les sociétés attaquées se défendent comme elles peuvent et que, là où la collectivité est impuissante, les particuliers se chargent eux-mêmes de la défense. Mais après ? Le moraliste, l’éducateur doivent aborder de front et directement l’idée morale elle-même, sans nier l’utilité des études historiques. Toutes les autres façons de procéder sont en dehors de la question ; il faut regarder en face la question même.


II

Aucune doctrine sociologique d’où sont d’abord éliminés les élémens moraux, inhérens à l’individu, ne saurait, selon nous, conférer à la société humaine des titres suffisans pour en faire la source de la moralité. Cette socialisation complète de la morale nous semble chimérique. En effet, la société humaine ne peut avoir des titres que sous les divers rapports de la quantité, de la qualité et de la puissance. Plaçons-nous donc successivement à ces divers points de vue. L’humanité, qui est l’ensemble de tous les hommes, représente sans doute une quantité supérieure, surtout numérique ; mais il est clair que la quantité n’a pas par elle-même de valeur morale ; tout dépend des qualités qu’elle totalise. Or, les qualités de la société humaine, comme telle, ne sont qu’une complication, une extension dans l’espace et dans le temps, une combinaison originale et spécifique des qualités appartenant à l’homme en tant qu’homme. Les sociologues et socialistes humanitaires n’ont pas réussi à montrer dans la société une création absolument nouvelle par rapport à la personne humaine et qui suffirait à fonder la moralité. Si l’homme n’était pas d’abord un animal plus intelligent, plus aimant, plus maître de sa volonté, en un mot, plus moral par sa constitution propre que le tigre, le chacal ou l’ours, la société humaine n’aurait pas les qualités qui la distinguent des autres groupemens d’animaux et qui la rendent, en la personne de ses membres, digne de respect ou d’amour.

Sous le rapport de l’activité et de la puissance, les sociologues et socialistes ont raison d’attribuer à la société comme telle une action propre, mais ils n’ont pas réussi à montrer que la société soit la seule vraie cause des facultés humaines Certes, comme Auguste Comte l’a fait voir, l’homme ne serait pas complètement homme sans la société de ses semblables, et c’est une vérité que tout éducateur doit mettre en pleine lumière. Il n’en est pas moins excessif de soutenir que rien de ce qui constitue la nature de l’homme ne peut s’expliquer autrement que par le progrès de la vie sociale à travers les âges. Ce n’est pas la vie sociale, ce n’est pas l’humanité qui a fait tout d’abord de l’homme un animal ayant les instincts ou facultés des autres animaux, mais avec une intelligence plus grande. La société a développé d’une façon merveilleuse des germes qui existaient indépendamment de son action. L’homme, par rapport aux autres animaux, était déjà un animal de génie ; la société l’a exalté encore : pourtant ce n’est jamais la société qui donne le génie : elle en permet le développement quand il existe, elle ne le crée pas, parfois même elle l’opprime. Certains sociologues sont allés jusqu’à soutenir que, chez les plus anciens hommes, chez les primitifs, la « conscience de soi » n’était qu’une conscience de groupe, non une conscience individuelle. L’homme serait ainsi au-dessous des bêtes, du moins de celles qui vivent solitaires et qui n’en ont pas moins conscience d’exister, de jouir ou de souffrir, de se mouvoir, etc. C’est ce que nous ne saurions admettre. Tout au contraire, nous croyons que la force d’individuation, qui n’exclut pas, mais rend possible la socialisation, constitue, comme la sociabilité même, une des caractéristiques essentielles de l’homme. Il faut toujours, selon nous, faire la synthèse des thèses contraires.

Considérons à ce point de vue les principaux produits des facultés humaines : la science, l’art, la morale. La science n’est pas exclusivement « chose sociale, » comme le répètent les sociologues et socialistes. Elle est due à l’action personnelle et, pour parler la langue de Gabriel Tarde, à la communication « interpersonnelle » d’une multitude d’individus. Elle est intellectuelle, elle est psychologique et logique, avant d’être sociologique. Est-ce la société, est-ce l’humanité qui observe, induit, déduit ? Ce sont les individus. Il ne suffit pas de répondre qu’un seul individu ne fera point la physique pour prouver que c’est la société qui la fait, et non pas Newton, Ampère, Coulomb, etc. Un homme isolé, un sauvage des bois, voisin de l’animalité, commencera à lui seul la science : il observera, par exemple, que le courant du fleuve voisin emporte un tronc qui flotte ; il généralisera ce fait et induira ; puis il vérifiera ; il se placera lui-même sur un tronc d’arbre pour se faire transporter d’un endroit à l’autre. La science est œuvre à la fois individuelle et sociale.

Prenons pour second exemple le langage. Les sociologues établissent sans cesse une analogie entre le langage et la moralité. Certes, la langue est un produit social, mais l’action de la parler et de la comprendre est individuelle. Il a fallu une série d’individus pour former la langue par leur communication mutuelle, par leurs rapports psychologiques et logiques en même temps que sociologiques.

Les sociologues et socialistes veulent donner aussi à l’art une origine exclusivement sociale, sous prétexte que les primitifs jouent ensemble, dansent ensemble, chantent ensemble. Mais le jeu n’est pas un phénomène originairement social. Le jeune chat joue sans avoir besoin de compagnon ; l’enfant joue de même tout seul et se crée un monde imaginaire où il vit par la pensée et l’action. Certes, il préfère décupler son plaisir en s’amusant avec d’autres, mais le jeu n’en demeure pas moins un phénomène primitivement physiologique et psychologique, qui ne devient que secondairement sociologique. Quant à l’art, il a beau être en grande partie, comme Guyau le fait voir[5], une manifestation sociale, il est individuel en sa source. Aussi l’étude historique de la peinture et de sa technique ne fera jamais un Raphaël, l’histoire de la poésie et de sa technique, quelque bien enseignée qu’elle soit dans nos écoles ou collèges, ne fera jamais un Victor Hugo ; il y vaut le génie individuel. De même en morale : chaque individu est, pour ainsi dire, obligé d’avoir, dès la jeunesse, le génie moral, à quelque degré que ce soit, sous la forme de la bonne inspiration, de la bonne intention. Alors même que son idéal lui serait tout entier fourni par la société où il vit et par les éducateurs qui le lui font connaître, encore faut-il qu’il comprenne personnellement cet idéal, qu’il le réalise en le pensant et, pour cela, qu’il ait la volonté de faire un effort personnel. Toute la science sociale ne lui donnera pas les moyens de faire cet effort ; seule la morale lui fera concevoir des valeurs et des buts, en grande partie sociaux, mais avant tout personnels, enfin supra-individuels et supra-sociaux ; il dépendra ensuite de lui de les accepter ou de les rejeter par l’action. Si on peut écrire des volumes sur les bienfaits rendus par l’humanité aux individus, on peut en écrire un aussi grand nombre ‘sur les bienfaits que les individus rendent à l’humanité, — d’autant que les bienfaits de la société elle-même se résolvent en services rendus par des individus vivans ou morts à d’autres individus vivans ou à naître.

L’affection de l’homme pour la femme, de l’amant pour L’amante existe indépendamment de toute considération sociale ; elle est l’amour d’une personne pour une personne, nullement pour la société, contre laquelle, parfois, l’amant se révolte. On en peut dire autant de l’amour d’une mère pour ses enfans : quoique ceux-ci représentent, pour leur part, la société future, ce n’est pas la société que la mère aime d’abord en eux : elle les aime parce que c’est eux, ses enfans. Les relations « inter-personnelles » ne sont donc pas uniquement « sociales. »

Les sociologues exclusifs mettent volontiers en avant le « pouvoir parental » et ses variations à travers l’histoire pour prouver que les rapports de famille dérivent des rapports sociaux ou même de conventions sociales qu’on peut modifier au gré des nouveaux besoins. Mais le pouvoir parental existe chez les animaux eux-mêmes : protection, surveillance, éducation d’une part, obéissance d’autre ; part. J’ai vu des chiennes corriger leurs petits, tantôt les gronder, tantôt les mordre. J’ai vu une chatte enseigner la propreté à son petit chat, le transporter dans une cheminée remplie de cendres pour lui apprendre à y déposer ses ordures, lui administrer des coups de griffe quand il s’oubliait. J’ai vu des oiseaux becqueter leurs petits pour les rappeler à l’ordre. Que serait-ce si on observait les singes, si on notait les corrections qu’ils administrent à leurs petits, le mélange d’affection et de crainte chez ces derniers, répondant aux soins affectueux des parens. Ici sont en jeu des ressorts psychologiques et physiologiques, non sociologiques. J’ai vu aussi, chez des oiseaux, la puissance maritale s’exercer par des corrections. Un chardonneret et une serine étaient dans la même cage et y vivaient en bon ménage. Une autre cage fut apportée dans la chambre, qui renfermait un serin, excellent chanteur. La serine écoute, charmée, la voix de son congénère et s’accroche aux barreaux de la cage comme pour s’envoler vers lui. Le chardonneret furieux la corrige à coups de bec. La même scène recommence à diverses reprises ; même correction, inspirée tout ensemble par la jalousie et par le sentiment d’une sorte de droit acquis. Quelle sociologie, quelle « science des mœurs, » quelle « survivance d’idées religieuses » y a-t-il en tous ces sentimens animaux qui préfigurent les sentimens humains ? Chez les anciens Romains, le père avait le droit de ne pas reconnaître son enfant, de l’exposer, de le vendre comme esclave, de le mettre à mort après avoir assemblé un conseil de famille. Voilà le pouvoir paternel à son apogée. L’exagération légale d’une idée juste l’empêche-t-elle d’être juste ? Et si elle est juste, c’est en vertu des rapports psychologiques et physiologiques, non pas seulement sociologiques, qui existent naturellement entre le père elle fils.

Contre les théories exclusives des sociologues humanitaires, la morale doit admettre le caractère personnel en même temps qu’impersonnel de nos obligations, surtout de colles qui concernent la moralité individuelle. Selon nous, les vertus proprement sociales, justice et fraternité, sont en même temps une expansion des vertus personnelles. Il faut que la justice, il faut que la fraternité, avant d’être sociales, existent d’abord dans la pensée et dans le cœur de l’individu. Être juste, c’est avant tout être sage ; puisque la justice est de rendre à chacun ce qui lui est dû, ne faut-il pas d’abord comprendre ce qui est dû à chacun, réaliser dans sa pensée les vrais rapports des êtres, les « définir, » comme disait Socrate, selon leur vraie nature et leur vraie valeur ? Et qu’est cela, sinon la sagesse ? Thraséas n’est juste que parce qu’il est sage, courageux, maître de ses passions. Pour réaliser en actes la pensée de la justice, il faut de la « force d’âme » et de la « tempérance. » Les anciens avaient raison de dire, avec Cicéron, que la justice est le courage luttant pour l’égalité des droits. Ce caractère personnel des vertus sociales est encore plus visible pour la fraternité que pour la justice : aimer, c’est l’acte personnel par excellence, quoiqu’il consiste à se dépersonnaliser. Il faut avoir un moi vraiment digne de ce nom pour pouvoir en faire don à autrui. Allumerez-vous parmi les hommes un incendie d’amour, si vous n’avez pas d’abord mis au cœur de l’individu la petite flamme ardente qui embrasera tout le reste ?


III

Malgré les formes scientifiques dont s’enveloppe la sociologie des néo-positivistes, leur socialisme moral a pour fond une doctrine métaphysique et même religieuse. Pour les néo-positivistes, l’humanité, qu’adorait Auguste Comte, est aujourd’hui un idéal plutôt qu’une réalité, puisqu’elle n’est pas encore organisée. En revanche, les diverses sociétés qui composent le genre humain ont une organisation, qui en fait des « réalités sociales » et même des consciences sociales, ayant des représentations collectives et des impulsions collectives, exerçant du dehors une pression sur l’individu et lui imposant des règles de conduite.

Ecoutons le plus éminent représentant du néo-positivisme. « S’il y a une morale, dit M. Durkheim, elle ne peut avoir pour objectif que le groupe d’individus associés, c’est-à-dire la société : » « Mais, ajoute-t-il, en soulignant, sous condition toutefois que la société puisse être considérée comme une personnalité qualitativement différente des personnalités qui la composent. » La morale néo-positiviste se trouve ainsi suspendue à une hypothèse métaphysique : la personnification de la société comme qualitativement différente des personnes composantes. Il faut que la France soit une personne, que l’Autriche soit une personne, que l’Humanité puisse devenir un jour une personne, que la conscience collective ait une existence et une sorte de moi distinct de nos consciences propres. La fin morale, qu’on a refusé de reconnaître dans la conscience de l’individu et dans son pouvoir de concevoir l’universalité des consciences, le socialisme moral la reporte dans le groupe réalisé et hypostasié. La morale dite « positive » ne risque-t-elle point alors de tourner en ontologie idéaliste ? Nous allons voir, si nous ne nous trompons, qu’elle tourne aussi en une sorte de théologie socialiste. Il faut, — dit d’abord M. Durkheim, non sans raison, — il faut, pour être l’origine de toute morale, que la société soit investie d’une « autorité morale bien fondée. » Le mot d’autorité morale s’oppose à celui d’autorité matérielle, de suprématie physique. Selon M. Durkheim, « une autorité morale, c’est une réalité psychique, une conscience, mais plus haute et plus riche que la nôtre et dont nous sentons que la nôtre dépend ; » or la société présente en effet ce caractère d’être une conscience supérieure à la nôtre, « parce qu’elle est la source et le lieu de tous les biens intellectuels qui constituent la civilisation. » — La conclusion, selon nous, n’est pas contenue dans les prémisses. La « source » et le « lieu » ne constituent pas une « conscience. » La vraie source, d’ailleurs, le vrai lieu de la civilisation est dans les consciences individuelles qui, réunies en société, réagissent les unes sur les autres. Il ne s’ensuit pas que la société ait elle-même une conscience. C’est sans doute la société qui « nous affranchit de la nature ; » mais en résulte-t-il que nous devions nous la représenter « comme un être psychique supérieur à celui que nous sommes et d’où ce dernier émane ? » Cette théorie métaphysique de l’émanation sociale ne nous paraît guère plus soutenable que celle de l’émanation divine. « On s’explique, dit M. Durkheim, que, quand la société réclame de nous ces sacrifices petits ou grands qui forment la trame de la vie morale, nous nous inclinions devant elle avec déférence. Le croyant s’incline devant Dieu, parce que c’est de Dieu qu’il croit tenir l’être et particulièrement son être mental, son âme. Nous avons les mêmes raisons d’éprouver ce sentiment pour la collectivité[6]. » — Mais d’abord, demanderons-nous, si nous devons être reconnaissans à la société de ce que nous tenons d’elle notre « être psychique, » cet être psychique a donc une valeur par lui-même et pour nous ? L’intelligence, par exemple, a donc une valeur, le pouvoir d’aimer a une valeur ? Dès lors, n’est-ce pas cette valeur qu’il faut poser comme principe et que l’éducateur doit faire comprendre aux enfans mêmes, au lieu de chercher toute valeur dans la société ? De plus, n’est-ce pas une exagération de dire que nous tenons de la société notre être psychique, notre pouvoir de connaître, de sentir et de vouloir ? La société ne crée pas nos puissances psychiques individuelles ; elle en assure le développement par le concours des autres individus, non moins naturellement doués que nous, et non pas socialement doués. « Il n’y a qu’un être conscient qui puisse être investi d’une autorité comme celle qui est nécessaire pour fonder l’ordre moral. Dieu est une personnalité de ce genre, ainsi que la société. Si vous comprenez pourquoi le croyant aime et respecte la divinité, quelle raison vous empêche de comprendre que l’esprit laïque puisse aimer et respecter la collectivité, qui est peut-être bien tout ce qu’il y a de réel dans la notion de la divinité[7] ? » — Le croyant répondrait sans doute qu’il conçoit son Dieu comme une réalité vivante, tandis que la « collectivité » est une abstraction sans vie, ou qui n’a d’autre vie que celle qui lui est conférée par des individus et par leurs réactions mutuelles. A. voir cette déification de la société, qui sort du domaine de la science, on s’explique que, pour M. Durkheim, la morale soit simplement « un succédané de la religion. » C’est en effet une religion humanitaire qui nous est proposée par les néo-positivistes comme par les socialistes. La « science des mœurs » finit en théologie sociale. C’est, au sens propre du mot, la piété sociale qu’on exige de nous et de nos enfans envers la conscience collective, comme les prêtres nous commandent la piété envers Dieu.

A la suite du positivisme de Comte, nous venons de voir le néo-positivisme de M. Durkheim fonder les obligations de l’individu sur une sorte de réalité u sous-jacente » qui le pénètre et le dépasse, sur une sorte de « grand Être » qui, en dernière analyse, est l’humanité. Nos jugemens de valeur sont venus se suspendre à nos jugemens sur la réalité de cet être. Si donc, sur cette question, nous ne sommes pas « réalistes, » comme on disait au moyen âge, si nous sommes simplement nominalistes ou conceptualistes, le soutien de la morale s’écroule avec l’idée de l’humanité comme être réel, comme conscience réelle.

« Si l’on ne parvient pas, dit excellemment M. Durkheim, à rattacher l’ensemble des idées morales à une réalité qu’il soit possible de faire toucher du doigt à l’enfant, l’enseignement moral est inefficace. Il faut donner à l’enfant la sensation d’une réalité, source de vie, d’où lui viennent appui et réconfort. Mais il faut pour cela une réalité concrète, vivante[8]. » Cette réalité, selon M. Durkheim, ne peut jamais être que la société où nous avons l’être, le mouvement et la vie. La société, dit-il, est « une puissance morale supérieure, jouissant d’une sorte de transcendance analogue à celle que les religions prêtent à la divinité. » Nous voilà de nouveau dans le domaine de la métaphysique. Il faudrait s’expliquer sur cette « sorte » de transcendance qu’on prête à une nation, par exemple, et qui ne saurait être la transcendance véritable d’une divinité indépendante du monde. Il faudrait nous dire pourquoi et comment une nation est un être véritable, distinct des individus et de l’organisation formée avec les individus, en quoi consiste la réalité propre de cet être, sa vie propre. Personne ne refusera à la nation, pas plus qu’à une armée ou simplement à un syndicat, « une puissance » supérieure au point de vue de la force, mais pourquoi cette puissance est-elle « morale, » non pas seulement physique ou même psychique ? M. Durkheim conclut : « S’il existe en dehors des individus quelque chose d’empiriquement déterminable qui les dépasse, quelle difficulté spéciale peut-il y avoir à leur en donner le sentiment[9] ? » La difficulté, croyons-nous, consistera à leur donner un sentiment de véritable obligation par rapport à une réalité collective qui ne les dépasse qu’empiriquement par sa puissance, par la pression qu’elle exerce, par la contrainte qu’elle peut exercer. En tout cela, il n’y a toujours rien de proprement moral. Si je suis fait prisonnier par une tribu sauvage, j’ai le sentiment « de quelque chose d’empiriquement déterminable qui me surpasse, » qui me contraint. Je n’ai pas pour cela le sentiment d’une puissance morale supérieure. Il reste donc toujours à caractériser le moral, par rapport au « tribal, » au national et même au mondial.

Mais une nouvelle difficulté se présente. Qu’est-ce que la société en général, sinon l’humanité entière ? Or, on nous a dit que l’Humanité, donc aussi la société, n’est pas encore organisée et réalisée, ni, par conséquent, douée d’une conscience propre. Quelle est donc la société dont on veut faire une conscience commandant à la autre ? Ce ne peut être que la société particulière et fortement organisée où nous vivons, par exemple la France. La morale humanitaire devient ainsi une morale toute nationale, un conformisme nationaliste. Nous voilà tiraillés entre le nationalisme et une sorte de socialisme internationaliste.

De plus, est-ce à la conscience de la France passée, de la France présente ou de la France à venir que nous. Français, nous devons conformer nos actes et nos consciences mêmes ? Nous voilà tiraillés entre le traditionalisme et le progrès. Évidemment, les néo-positivistes et socialistes humanitaires seront pour le progrès. Ils diront que, d’après le passé et le présent, on peut, en une certaine mesure, conjecturer l’avenir par l’emploi des méthodes sociologiques. Pourtant, l’embarras reste considérable. Supposons que, d’après les conjectures des sociologues ; la France de l’avenir doive abolir le mariage et la propriété, qui actuellement existent. Comment, entre le présent et le futur, faudra-t-il agir ? À quelle conscience sociale dominant la nôtre faudra-t-il nous référer ? La conscience humanitaire et mondiale est encore à l’état de nébuleuse ; la conscience de la France le venir est aussi passablement nébuleuse ; la conscience de la France présente, en supposant qu’elle soit une vraie conscience, un vrai moi, a seule quelque consistance. Pourtant, notre obéissance au présent ne saurait être aveugle et sans réserve. Comment faire ? Où trouver une vraie règle sociale de conduite qui ne soit pas un pur autoritarisme, ni un libéralisme outré ? L’individu que je suis, dit M. Durkheim pour développer la thèse exclusivement sociologique, « ne constitue pas une fin ayant par elle-même un caractère moral ; » dès lors, il en est nécessairement de même « des individus qui sont mes semblables et qui ne diffèrent de moi qu’en degrés, soit en plus, soit en moins. » — Non, répondrons-nous, l’individualité intelligente et aimante constitue par elle-même une fin. En outre, l’argumentation qui précède se retourne contre la conception purement sociale du bien. S’il est vrai, comme le prétend le socialisme humanitaire, qu’aucun individu n’ait par lui-même un caractère moral, les autres individus ne l’auront pas davantage, et la société humaine, composée d’individus dont aucun n’a par soi un caractère moral, n’en aura pas plus elle-même que n’en aurait une société d’animaux supposés sans aucun degré d’intelligence, de bonne volonté, d’altruisme. Une association de voleurs ou d’assassins, une maffia ou camorra, n’est pas plus morale que ses membres. Il faut donc toujours en revenir à l’individu pour chercher en lui le fondement premier de la moralité, qui est le pouvoir qu’a l’individu de se dépasser lui-même par la pensée et par la volonté de l’universel pouvoir que la société amplifie infiniment sans pouvoir le créer.

Comment donc croire que les « valeurs » soient toutes « sociales » et qu’aucune ne soit inhérente à la personnalité comme telle ? De l’aveu de M. Durkheim comme de tous les moralistes, si les valeurs morales, telles que la dignité humaine, s’imposent à nous et prennent la forme obligatoire, c’est qu’elles sont incommensurables, incomparables avec les autres valeurs : « Cela est d’un autre ordre, » disait Pascal ; cela est c hétérogène, » dit-on aujourd’hui. C’est pour cela que la personne humaine a une valeur proprement dite, non un « prix ; » c’est pour cela qu’elle est sacrée : homo res sacra homini. Les partisans de la science des mœurs reconnaissent ce caractère du « moral, » mais ils croient l’expliquer historiquement par le caractère sacré que les religions attribuent à certains objets « séparés » des choses profanes, « mis à part, » et auxquels on ne peut toucher sans les profaner. C’est toujours le tabou. Selon nous, quelque mêlées que soient les idées religieuses aux idées morales, celles-ci ne sont pas celles-là. Si le sacré fut d’abord tel ou tel objet de religion ou même de superstition, il a fini par être et il est de nos jours la conscience même de l’homme, en tant que posant 1° sa primauté par rapport à toute autre valeur, 2° son universalité possible. De là l’idée de l’infini ; de l’incommensurable, de l’inestimable qui est dans la conscience. Nous n’admettons donc nullement que le caractère sacré ait été « surajouté » à l’individu « par la société. » Analysez la constitution de l’homme, dit M. Durkheim, et vous n’y trouverez rien « de ce caractère sacré dont il est actuellement investi et qui lui confère des droits. » C’est la société qui a « consacré l’individu, » c’est elle qui en a fait la chose respectable par excellence[10]. » Nous trouvons, au contraire, dans la constitution même de l’intelligence, de la sensibilité, de la volonté, le vrai principe de la valeur appartenant à la personne et sans laquelle l’ensemble des personnes, la société serait 1° sans réelle valeur, 2° sans idée de valeur, 3° sans aucun pouvoir de conférer une valeur et une dignité. Le sacré se réalise en se concevant et il ne se conçoit que chez la personne. La valeur morale et sociale est une valeur qui s’engendre elle-même par la pensée. L’obligatoire, dans les religions et dans les corps sociaux, n’est pas toujours identique au sacré, mais, dans l’ordre vraiment moral, les deux idées sont connexes. La forme impérative de l’obligation est sans doute due en grande partie à des conditions tout empiriques dont la plupart sont sociales, mais le fond persuasif de l’obligation est une conséquence du caractère de primauté qui, appartenant à la conscience, la consacre en face de tout le reste et lui confère une valeur relativement infinie, impossible à calculer et à mesurer objectivement. En tout cas, quelles que soient les origines historiques du sacré, l’homme doit faire aujourd’hui ce que fit Napoléon à son sacre : de ses propres mains, l’empereur victorieux mit sur sa tête le diadème ; l’homme doit se sacrer lui-même par sa pensée.


IV

Guyau a déjà dirigé contre la religion humanitaire des critiques qui nous paraissent capitales. Il examine l’idée du « genre humain » au double point de vue de la causalité et de la finalité, et il trouve qu’elle ne satisfait pleinement aucun de ces deux grands besoins de l’esprit. Au point de vue des causes, dit-il, « l’Humanité est un simple chaînon dans la série des phénomènes. » Elle est un point perdu dans l’espace, un point perdu dans le temps. Si Guyau eût connu la théorie nouvelle qui attribue à l’Humanité, tout au moins à la société une véritable « transcendance, » il eût sans doute refusé d’admettre qu’un chaînon de la série universelle puisse être « transcendant » par rapport à un autre chaînon, également attaché à cette chaîne et en faisant partie. Au point de vue de la finalité, l’Humanité, selon Guyau, constitue une fin inexacte pratiquement et insuffisante théoriquement. Elle est pratiquement inexacte parce que « la presque totalité de nos actions se rapportent à tel ou tel petit groupe humain, non à l’humanité tout entière. » C’est d’ailleurs ce que reconnaissent aujourd’hui les néo-positivistes, qui parlent seulement de « la société » et qui, quand on les presse, finissent par parler de « telle société, » comme la société française ou allemande. L’Humanité, ajoute Guyau, est une fin théoriquement insuffisante, parce qu’elle nous apparaît comme peu de chose dans le grand Tout. « Elle constitue un idéal borné, et en somme, à regarder de haut, il est aussi vain de voir une race se prendre elle-même pour fin suprême qu’un individu. On ne contemple pas éternellement son propre nombril, et surtout on ne l’adore pas[11]. » Guyau ajoute une remarque profonde. « On ne peut pas espérer former une religion en alliant simplement la science positive et le sentiment aveugle. » C’est là, en effet, la contradiction intime qui travaille le positivisme. D’une part, il a le culte de la science positive, qui résout toutes choses y compris l’Humanité ou les sociétés humaines en faits observables et en lois, et qui, par cette analyse, leur enlève tout caractère sacré. D’autre part, le positivisme veut que nous conservions une sorte de sentiment aveugle qui nous pousse à adorer le genre humain comme une réalité transcendante, inexplicable, irréductible au déterminisme des faits et des lois, au mécanisme universel de la Nature. Mais ce positivisme et ce mysticisme s’excluent. Quand vous aurez décomposé une montre en ses rouages et expliqué par la mécanique le mouvement de l’aiguille, il ne vous viendra jamais à l’idée d’adorer l’aiguille indicatrice et bienfaisante. Guyau était de ceux qui croient à la force des idées pour dissoudre comme pour construire. Un sentiment qui cesse d’être aveugle pour se rendre compte à lui-même de ses propres raisons subsistera si ces raisons lui apparaissent comme vraies et bonnes, mais il se dissoudra si elles lui apparaissent comme illégitimes et illusoires. Il faut donc justifier le culte du genre humain, si on veut que le sentiment instinctif qui l’anime ne disparaisse pas devant la « science positive. » Auguste Comte, remarque Guyau, semble croire que nous aurons toujours besoin d’adresser un culte au moins à une personnification imaginaire de l’Humanité, à un Grand Être, à un Grand Fétiche ; ce serait faire du fétichisme une sorte de catégorie d’un nouveau genre, s’imposant à l’esprit humain comme les catégories kantiennes. Le fétichisme ne s’est jamais imposé à nous de cette manière. Au point de vue intellectuel, il s’appuie sur des raisonnemens dont on peut démontrer la fausseté ; au point de vue sensible, sur des sentimens déviés de leur direction normale et qu’on peut y ramener. Si parfois l’amour s’adresse à des personnifications, à des fétiches, c’est seulement à défaut de personnes réelles, d’individus vivans : — telle nous semble être, en sa plus simple formule, la loi qui amènera graduellement la disparition de tout culte fétichiste[12]. » Aussi bien les néo-positivistes sont-ils loin de vouloir prêcher un tel culte ; ils s’efforcent, comme nous l’avons vu, de nous montrer dans la société une « réalité » expérimentale qui nous dépasse expérimentalement. Mais ils ne réussiront pas, selon nous, à faire de la société un être réel, surtout un être conscient, distinct expérimentalement des personnes et consciences personnelles qui la composent. Dès lors notre sentiment de respect et d’amour va, derrière la personnification de la société, aux personnes vivantes et conscientes qui la forment, ou aux grandes idées que poursuit le groupe de ces personnes passées, présentes et à venir.

On compte sur le socialisme pour amener l’avènement d’une religion sociale et humanitaire. À cet égard, il est intéressant de connaître encore la pensée de Guyau, esprit aussi clairvoyant que libre et sincère. Il fait d’abord remarquer que l’histoire nous offre des exemples de l’idée sociale mêlée à l’idée religieuse et contribuant à lui communiquer une force d’expansion extraordinaire. Les grandes religions à portée universelle, le christianisme, le bouddhisme, ont eu au plus haut degré, à leur début, le souci des misères sociales et des remèdes qu’elles réclament, elles ont prêché le partage des biens et la pauvreté pour tous ; c’est une des raisons pour lesquelles elles se sont propagées avec tant de rapidité parmi la peuple. Mais, dès que la période d’établissement succède à la période de propagation, ces religions tendent à une sorte d’individualisme : « elles ne promettent plus l’égalité que dans le ciel ou dans le Nirvana. » Guyau n’en admet pas moins qu’un certain mysticisme peut s’allier au socialisme, « lui empruntant et lui communiquant de la force. Un socialisme mystique n’est nullement irréalisable dans certaines conditions et, loin de faire obstacle à la libre pensée religieuse, il pourra en être une des manifestations les plus importantes. » Mais, selon lui, ce qui a rendu jusqu’ici le socialisme impraticable et utopique, c’est qu’il a voulu s’appliquer à la société tout entière, non à tel ou tel petit groupe social. « Il a voulu être socialisme d’État, de même que toute religion rêve de devenir religion d’État. » L’avenir des systèmes socialistes et des doctrines religieuses, selon Guyau, c’est de s’adresser à des groupes, plus ou moins délimités, non à des masses confuses, « de provoquer des associations très variées et multiples au sein du grand corps social. » Comme le reconnaissent ses partisans les plus convaincus, le socialisme exige de ses membres, pour sa réalisation, « une certaine moyenne de vertus qu’on peut rencontrer chez quelques centaines d’hommes, non chez plusieurs millions. » Il cherche à établir « une Providence humaine qui ferait très mal les affaires du monde, mais peut encore veiller assez bien sur quelques maisons. » Le socialisme veut plus ou moins faire un sort à chaque individu, « fixer ses destinées, donner à chacun une somme de bonheur même en lai assignant une petite case de la ruche sociale. » C’est « un fonctionnarisme idéal » et « tout le monde n’est pas né pour être fonctionnaire, » c’est la vie prévue, assurée, « sans mésaventures et aussi sans grandes espérances, sans les hauts et les bas de la bascule sociale, existence quelque peu utilitaire et uniforme, tirée au cordeau comme les planches d’un potager, impuissante à satisfaire les désirs ambitieux qui s’agitent chez beaucoup d’entre nous. » Le socialisme, soutenu aujourd’hui par les révoltés, aurait besoin au contraire pour sa réalisation, dit Guyau, « des gens les plus paisibles du monde, les plus conservateurs, les plus bourgeois. » Gabriel Tarde, dans sa Psychologie économique, cite, en les approuvant, ces appréciations du socialisme. On sait que Guyau a donné, en morale et en sociologie, une importance toute nouvelle à l’idée du « risque » et qu’il en tire les considérations les plus originales. Il l’applique également au problème, de la morale et de la religion socialistes. Le socialisme, dit-il, « ne donnera jamais un aliment suffisant à cet amour du risque, qui est si vif en certains cœurs, qui porte à jouer le tout pour le tout, — toute la misère contre toute la fortune, — et qui est un des facteurs essentiels du progrès humain. » La même idée devait se retrouver chez Nietzsche, l’apôtre de la « vie dangereuse, » l’ennemi du terre à terre bourgeois ou philistin, l’ennemi du train de vie uniforme et monotone dont certains systèmes socialistes semblent nous menacer.

Peut-être Guyau et Nietzsche ont-ils exagéré l’absence d’idéal et la routine bureaucratique à laquelle une société collectiviste serait vouée. L’avenir est le livre aux sept sceaux, comme dit Marx. Mais il faut convenir que la foule n’a guère le culte des lettres et des arts, de la haute poésie et de la haute philosophie. La foule est volontiers utilitaire, d’autant plus qu’elle est obligée de songer à ses intérêts matériels. En outre, elle ne voit guère que l’utilité immédiate et présente. Le vice des démocraties fut toujours l’absence de vues lointaines et désintéressées. Enfin ce fut toujours aussi la tendance à étouffer les élites au profit de la médiocrité, qui forme la majorité. Le peuple confond aisément les aristocraties naturelles, dues au talent et au mérite, avec les aristocraties artificielles et castes sociales ; il confond l’égalité brute avec l’égalité des droits et ne demande qu’à tout niveler sous prétexte d’égalité. Comment se comporterait, à l’égard de l’enseignement supérieur et des professions libérales, à l’égard de la haute littérature et du grand art, une démocratie socialiste gouvernée par la classe ouvrière ou paysanne, c’est ce qu’il est difficile de savoir, mais ce qui n’est pas sans inspirer des inquiétudes. Il est à craindre que poètes et métaphysiciens ne soient un jour bannis, même sans être couronnés de fleurs, de telle ou telle république collectiviste. D’autre part, si l’on veut un exemple du peu de cas que font les foules de l’intérêt général, actuel et surtout à venir, quand des intérêts personnels et immédiats sont en jeu, qu’on se souvienne des récens troubles du Midi à propos des vins et des troubles de la Champagne à propos de la « délimitation. » Devant certaines considérations pécuniaires, l’idée même de la patrie semble prête à s’obscurcir et à sombrer dans certains cerveaux ; que serait-ce de l’idée, plus lointaine et plus vague, d’humanité ? La religion humanitaire aurait peu de prises sur les vignerons du Nord ou du Midi.

Les idées syndicalistes et les idées coopératives aboutissent à des sentimens plus désintéressés en vue du groupe ; mais ce n’est encore qu’un groupe, dont les intérêts particuliers sont érigés en chose sacrée, intangible, objet d’un dévouement absolu. Et ces intérêts, au fond, se résolvent en intérêts individuels, auxquels on sacrifie théoriquement et pratiquement l’intérêt de la nation, à plus forte raison celui de l’Humanité.

Ajoutons que la forme du socialisme qui est aujourd’hui la plus en honneur est le marxisme, qui constitue presque toute la morale et toute la religion d’un nombre considérable de travailleurs. Or, les trois grands principes de cette morale, les trois dogmes de cette religion sont, en premier lieu, le matérialisme économique ; en second lieu, comme conséquence, la lutte de classe ; en troisième lieu, comme conclusion dernière, la théorie des crises et de la « catastrophe » finale. Le dogme du matérialisme économique aboutit à soutenir que ce sont les intérêts matériels qui dominent tout le mouvement social. Mais les intérêts matériels, loin de rapprocher les hommes dans l’idée et l’amour de l’humanité, sont le principal facteur des divisions, haines et guerres : intérêt matériel et égoïsme sont inséparables. Aussi le second dogme de la religion marxiste est-il la lutte des classes, dogme de haine et de guerre sociale, qui fait bon marché des considérations humanitaires. Nous sommes ainsi amenés par le marxisme à ne voir dans le mouvement économique et social qu’une série de crises, révolutions et catastrophes, aboutissant à la grande catastrophe de la fin : passage de tout le capital aux mains du prolétariat. Alors, alors seulement reparaît l’idée d’Humanité, car, selon Marx, le prolétariat se confond avec l’Humanité même, et celle-ci triomphera de son triomphe. Mais, en attendant l’avènement lointain de l’Humanité, la morale est une morale de classe, la religion est une religion de classe.

Au reste, le socialisme matérialiste n’est pas le seul ; il existe, il a existé autrefois un socialisme idéaliste, objet des sarcasmes de Marx ; mais ce socialisme n’existe plus guère. Il peut renaître, il faut espérer qu’il renaîtra » S’il renaît, ce sera sous l’empire d’idées morales et religieuses qui sont indépendantes du socialisme, qui ont leur source ailleurs que dans la « science sociale des mœurs » ou dans l’ « économie sociale. » Mais il est douteux que l’idéalisme fasse de grands progrès élans les masses, surtout si on leur prêche la « violence » comme étant leur premier droit et leur premier devoir.

Heureusement, une puissance se développe qui s’impose à tout et s’imposera de plus en plus : la science. Comme les résultats scientifiques sont visibles et palpables, la foule elle-même s’en émerveille : on voit grandir la religion de la science et même la superstition de la science ; ce qui est à craindre, ici encore, c’est que la domination des masses n’aboutisse à une orientation de la science vers les résultats pratiques et techniques, à l’exclusion des hautes théories, qui sont précisément l’âme de la science. Voyez l’engouement démesuré des foules pour les expériences d’aviation et les prouesses aériennes, qui, en dehors de résultats militaires plus ou moins aléatoires, sont loin de nous promettre, quoi qu’on en dise, la « conquête de l’air. » Les masses se passionnent pour ces entreprises qui frappent leurs yeux. L’amour du risque reparaît ici, et cet amour est si vivace que, malgré les craintes de Guyau, il ne disparaîtrait pas, croyons-nous, de la plus sage république collectiviste. Les fonctionnaires mêmes de la bureaucratie sociale encourageraient et entretiendraient aux frais du public les entreprises aériennes les plus risquées, pourvu qu’on ne les obligeât pas eux-mêmes à courir les risques. Sous tous les régimes, les merveilles visibles de la science auront toujours le don de transporter les esprits. Et il faut s’en féliciter.

La science, avec le savoir, donne le pouvoir sur la nature. qu’elle permet de soumettre aux fins humaines. On sait que les deux grands fondemens des religions primitives furent la magie et l’animisme. La magie était la science des premiers peuples, l’animisme était leur philosophie. L’homme ne pouvait concevoir les choses extérieures qu’à sa propre image et ressemblance : il leur prêtait donc la vie et leur donnait une âme. La foudre qui tombait sur sa tête lui paraissait avoir des intentions hostiles ; le soleil qui venait l’éclairer chaque matin avait des intentions bienveillantes. Or, tout étant animé dans les forces de la nature, il s’ensuivait logiquement que le moyen de se concilier ou de se soumettre les forces naturelles était de les traiter par des prières ou des menaces, pas des incantations, par des paroles ou gestes d’une vertu magique. La magie et l’animisme réunis ont formé les religions antiques ; puis, peu à peu, de la magie est sortie la science, de l’animisme est née la philosophie. Dans les sociétés à venir, ces deux élémens subsisteront sous une forme ou sous une autre ; au sein des masses, la forme de la science gardera quelque chose du merveilleux qui frappe l’imagination ; la forme de la philosophie populaire conservera aussi quelque chose de l’animisme antique. L’humanité a toujours modelé les puissances naturelles ou surnaturelles sur les formes de sa propre pensée et de sa propre vie, comme Hélène, pour honorer la déesse de la Sagesse, lui offrit une coupe d’ambre moulée sur son sein.


V

Dans son livre intéressant et sincère sur la Morale scientifique, M. Albert Bayet a très logiquement tiré les conséquences du système qui ramène entièrement la morale à la science des mœurs, à la sociologie et à la religion sociale. Ces conséquences ne sont autres que la réduction des idées morales, comme telles, à des illusions dont la société profite. Ces idées ne sont plus d’ailleurs, selon lui, que des « idées mortes, » et c’est le titre même de son dernier ouvrage. M. Durkheim, rejetant de telles conséquences, a répondu : — Qu’est-ce qui empêche « de considérer les obligations qui s’imposent à nous comme des faits, aussi définis et aussi réels que les faits de la nature matérielle ? C’est un fait que nous nous sentons, que nous sommes obligés, et obligés de telles et telles façons. Il n’est rien de plus contraire à l’esprit scientifique que de nier les faits[13]. — Sans doute, mais il serait également contraire à l’esprit scientifique de passer d’un sens à l’autre du même mot. « Or, nous nous sentons obligés » ne permet pas de conclure : « Nous sommes obligés. » La seconde proposition, à notre avis, ne découle nullement de la première, car le sentiment d’obligation, quoique universel, peut être subjectif, partiellement ou totalement illusoire, tout comme peut être subjectif, selon Spinoza, le sentiment vulgaire du libre arbitre, auquel le sentiment d’obligation est lié.

Il faut nécessairement, dit M. Durkheim, considérer comme des choses objectives, comme des réalités fondées et normales, des croyances et pratiques morales que l’on observe de tout temps dans toute espèce de sociétés. « Car si l’universalité n’est pas le signe de la normalité, — où trouver ce signe ? Si un fait qui se retrouve partout n’est pas objectif, qu’est-ce qui mérite d’être appelé de ce nom[14] ? » — Eriger ainsi en réalités objectives des croyances universelles, est-ce vraiment légitime ? Ces croyances sont réelles comme croyances et faits subjectifs, mais leur objet est-il réel ? Tout est là Que de gens croient au « hasard » à la « chance ? « Il fut un temps où l’humanité entière était convaincue que le soleil tourne autour de la terre : cette croyance naturelle et normale était-elle objective ? Si vous posez en principe que des croyances et pratiques qui s’observent en tous lieux et en tous temps sont « des réalités fondées et normales, » vous aboutirez à légitimer toutes les superstitions, car quoi de plus universel que la superstition ? Il y a encore aujourd’hui bien des « incrédules » qui croient à la vertu néfaste du treize à table ou de la salière renversée. La foi à la magie, à la sorcellerie, a été universelle dans les sociétés humaines. Aujourd’hui encore on fait tourner des tables et on interroge les esprits[15]. L’emploi constant et à double entente des mots réalité, faits, choses, n’a de scientifique que l’apparence ; il déguise les difficultés sans les résoudre. A vrai dire, ne laisser à la morale qu’une objectivité sociale, c’est précisément lui enlever son objectivité interne et spécifique.

Les sociologues pourraient admettre, en raisonnant comme ils le font, et ils admettent en effet une réalité religieuse, composée de tous les faits religieux reliés entre eux, parmi lesquels se trouvent ce qu’on pourrait appeler le « fait mahométan, » le fait bouddhiste. Mais ils auraient beau nous dire, comme pour la morale : « La religion mahométane « n’a pas plus besoin d’être fondée que la nature... Toutes deux ont une existence de fait… et leur objectivité ne peut être contestée ; » nous leur répondrions que le terme religion est un mot général, désignant un ensemble de croyances, de mystères et de rites, peu comparables à la nature, depuis les sacrifices à Moloch jusqu’aux cérémonies des Mormons, Et nous demanderions si, pour se faire mahométan plutôt que bouddhiste, il n’est pas besoin de fondemens, c’est-à-dire de raisons commandant l’adhésion intellectuelle et volontaire. Ces raisons seront ou des faits historiques vraiment établis, ou un système d’idées philosophiques et morales, de sentimens relatifs à ces idées, etc. Le tout devra être soumis à une critique attentive, et personne ne se retranchera derrière des affirmations aussi imprécises que celle-ci : La religion n’a pas besoin d’être fondée, ou, plus particulièrement, le mahométisme n’a pas besoin d’être fondé, puisqu’il existe hors de nous. Toute religion, encore une fois, est une réalité « objective, » en ce sens qu’elle est l’expression d’une collectivité sociale, de ses besoins d’union, des idées par lesquelles et dans lesquelles ses membres s’unissent ; mais s’ensuit-il que le mahométisme ou le bouddhisme soient objectifs autrement que comme ensembles de faits sociaux ? Ne reste-t-il pas à savoir si Mahomet ou Bouddha ont réellement opéré tels ou tels miracles et si le surnaturel auquel ils ont cru est vraiment objectif, et même naturel ? Toute l’histoire des mœurs et institutions religieuses remplacera-t-elle la critique directe et scientifique ? Mœurs et institutions, à elles seules, ne sont pas plus la religion et la morale que l’Arc de Triomphe de l’Etoile n’est le génie de Napoléon,


VI

Parmi les sociologues épris de l’humanité, nous voyons subsister de nos jours, à côté des disciples d’Auguste Comte, les utilitaires de l’école de Stuart Mill. On sait combien le principe de l’utilité est ambigu et propre à engager dans les directions les plus diverses. Dans toute théorie purement utilitaire, on doit faire abstraction de la valeur intrinsèque appartenant à la conscience personnelle, à toutes les fonctions mentales de la personne ; comment alors motiver le sacrifice de la personne à un intérêt qui n’est plus qu’une somme d’intérêts particuliers, compliqués par leur combinaison ? Nous admettons fort bien, pour notre part, que l’idéal social, grâce à une bonne éducation morale, puisse déterminer la volonté de l’individu ; mais c’est parce que l’individu mettra dans cet idéal social des valeurs fondées sur la nature même de l’homme intelligent et aimant, sur sa constitution comme être conscient, capable de concevoir les autres et le tout en même temps que lui-même. Si, au contraire, dans l’idéal social, il n’y a que des intérêts, cet idéal ne pourra logiquement me déterminer que quand il sera d’accord avec mon intérêt propre. Intérêt, au fond, c’est jouissance, et l’individu seul peut jouir, non la société, quelque collectiviste ou communiste qu’elle devienne ; si donc il n’y a dans l’idéal social qu’un idéal de jouissance en commun, je ne pourrai respecter et aimer cet idéal lorsque les jouissances de la communauté seront l’anéantissement de mes jouissances propres. Certes, nous n’avons pas l’ingénuité de croire que « ce serait Platon et Kant qui auraient inventé le désintéressement et l’auraient inspiré à l’humanité[16]. » Il n’en est pas moins vrai que le désintéressement, quand il est réfléchi et se rend plus ou moins compte de lui-même, — ce qui est inévitable dans les grandes occasions où il exige un effort, — repose, en fait et en droit, sur des croyances autres que celles des utilitaires, sur des idées autres que celles de la pure utilité, même sociale. Le désintéressement n’est sans doute, en pratique, la propriété de personne ; mais, théoriquement, l’appel au désintéressement n’est logique et vraiment scientifique que chez les moralistes et les éducateurs qui, en voulant l’expliquer, n’en détruisent pas consciemment ou inconsciemment le principe. La Rochefoucault, par exemple, pouvait être un homme fort désintéressé, mais la doctrine de La Rochefoucauld explique le désintéressement de façon à en détruire l’idée et, par la force de l’idée, à en détruire la pratique chez ceux que cette doctrine aurait pleinement convaincus. Vous voyez d’ici l’effet que produirait sur la jeunesse un catéchisme selon La Rochefoucauld, où toute moralité se résoudrait en égoïsme et toute vertu en vice. L’idée d’intérêt est précisément ce qui divise les hommes, malgré les rapprochemens qu’elle peut produire lorsqu’il y a convergence d’intérêts sur certains points.

— Croyez-vous donc, demande M. Belot, que nous ne soyons pas capables d’aimer ou de respecter la société humaine pour elle-même, sans appel à la divinité, à la raison, etc. ? Le croire, c’est une illusion analogue à celle des Hindous : « Qui soutient la terre ? C’est l’éléphant. Si vous retirez l’éléphant, la terre va s’effondrer. » — Pour notre part, nous sommes loin de prétendre que l’homme, que l’enfant même soit incapable de respecter et d’aimer la société pour elle-même ? Seulement, il faut des raisons, à qui réfléchit, pour motiver ce respect et cet amour, pour le commander ou pour le persuader. Nous doutons que les doctrines purement utilitaires trouvent ces raisons dans la société comme telle, sans les chercher avant tout dans la personne humaine. C’est alors que nous demanderons à notre tour : « Qui soutient la terre et la société ? Pourquoi voulez-vous que j’aime et respecte la société humaine si elle n’est qu’un ensemble de pauvres animaux souffrans tout préoccupés de vivre, en lutte ou en concours pour l’existence, en lutte ou en concours pour l’intérêt ? La société vaut ce que valent les personnes qui la composent ; si donc vous ne « divinisez » pas la société (et M. Belot s’y refuse avec raison), il faut d’abord montrer en moi, en vous, en tous, ce qui rend la personne humaine respectable et aimable, pour que je puisse ensuite transporter à la société mon respect et mon amour. Je ne demande pas un « éléphant » pour soutenir la société, mais je demande des consciences individuelles qui aient en elles-mêmes une valeur autre que celle qui résulte des besoins sociaux. Réclamer un appui psychologique de la morale, ce n’est pas réclamer un appui mythologique. On ne saurait donc nous prêter l’illusion de ceux qui s’imaginent, selon les expressions de M. Belot, « avoir mis hors d’atteinte et en quelque sorte taboué une manière d’être, de penser et d’agir, parce qu’on aura réussi à la placer sous le vocable Raison, tandis que tout serait perdu si l’on s’attache plus aux choses ainsi étiquetées qu’à l’étiquette même[17]. » Ce qui est une véritable étiquette, si nous ne nous trompons, c’est le mot social par lequel on croit fonder, au moyen de rapports entre les hommes, ce qui n’aurait pas d’abord son fondement dans l’homme même ; ce qui est un par «vocable » c’est la société, dont on finit par faire une entité ; ce qui est un véritable tabou, à notre avis, c’est le Noli tangere Societatem, qu’on impose à la personne individuelle sans lui avoir montré, au fond même de sa conscience, la raison qui établit à la fois sa dignité et celle des autres, son inviolabilité et celle des autres. Auguste Comte parlait de Grand Fétiche et voulait nous faire adorer le Grand Être ; prenons garde de substituer au « fétichisme mythologique » une sorte de fétichisme social.

Sous aucune de ses formes, en définitive, l’utilité ne nous semble pouvoir fonder la moralité. L’éducateur moralise dans la mesure même où il s’élève au-dessus des conditions d’intérêt, fût-ce celui de la société. Parmi les adeptes des sciences dites psychiques, il en est qui espèrent qu’on arrivera un jour à lire si bien les pensées que les consciences humaines seront transparentes l’une pour l’autre. En vous parlant, je lirai dans votre pensée comme vous lirez dans la mienne. Plus de mensonge possible : tout sera à nu. Et ces adeptes des sciences psychiques en concluent que la morale sera enfin fondée sur une base scientifique, on n’osera plus mal faire ni mal penser puisqu’on saura qu’il y a des yeux qui voient au fond de nous-mêmes, comme l’œil qui regardait Gain. Ce serait, à coup sûr, une curieuse transformation de rapports sociaux que cette mutuelle vision des cerveaux diaphanes ; certains crimes deviendraient sans doute impossibles, mais le fond des rapports moraux ne serait point changé. Quant aux moralistes, ils ne sauraient se bercer de ces rêves. En les supposant réalisés, la moralité ne serait pas pour cela mieux fondée, car elle consiste à bien agir non pas parce que les autres lisent dans votre conscience, mais parce que vous y lisez vous-mêmes, non par crainte d’autrui, mais par respect de soi.


VII

D’après ce qui précède, tous les devoirs, quels qu’ils soient, offrent un triple aspect : au point de vue de la morale privée, ils sont tous personnels, même quand ils ont pour objet les autres hommes ; au point de vue de la morale publique, ils sont tous sociaux, même quand ils ont pour objet le moi ; enfin, au point de vue de la morale philosophique, ils sont tous universels, quelque particuliers que leurs objets puissent être. Une éducation vraiment complète doit mettre en relief ces trois caractères inséparables qu’offre tout devoir ; mais on peut accorder aux sociologues que, dans l’enseignement de l’État, donné au nom de la société entière, c’est le côté social des devoirs qui doit être surtout mis en lumière[18].

Maintenant, dans l’enseignement, donné par les représentans de la société, quelle est la meilleure méthode à suivre pour assurer l’efficacité de l’éducation morale et sociale ? Rien de plus curieux, dans l’éducation, que l’antithèse entre le culte français de la raison et le culte anglais du sentiment ou de la volonté. En France, un récent congrès d’instituteurs demandait que « la méthode rationnelle, qui consiste à ne laisser entrer dans la conscience de l’enfant ni une idée, ni une opinion, ni une croyance qui n’ait été au préalable contrôlée par la raison, fût employée par l’éducateur à l’exclusion de toute autre. » En Angleterre, résumant la méthode et la tradition de ses compatriotes, un Spencer vous dira, par une affirmation non moins absolue : Identifier la vie avec la raison c ce serait désapprendre à être honnête et noble » (Façts and comments, 1902).

Voilà donc en présence deux opinions aussi extrêmes et aussi unilatérales l’une que l’autre ; le moraliste doit les rejeter toutes les deux. D’une part, il y a une intempérance de rationalisme dix-huitième siècle à vouloir, par réaction contre la morale religieuse, qu’aucune idée, qu’aucune croyance n’entre dans la tête d’un malheureux enfant sans avoir été au préalable démontrée rationnellement. C’est comme si l’on disait : aucun sentiment du beau ne devra être introduit dans l’enseignement de la littérature ou de l’art, aucune émotion esthétique ne devra être tolérée chez un élève sans qu’on lui ait « au préalable » démontré que cela est beau, par les « méthodes scientifiques » aujourd’hui en vogue à la Sorbonne. Nos maîtres de littérature seraient singulièrement embarrassés s’il fallait prouver scientifiquement que telle poésie d’un Racine ou d’un Victor Hugo est belle ou sublime. C’est ici que le raisonnement finirait par bannir la raison et que la raison même finirait par refroidir tout amour de la beauté. Il en est de même pour le sentiment du bien, qui n’est pas affaire de géométrie. A trop vouloir faire de casuistique rationnelle sur la morale, surtout avec les enfans, on finirait par brouiller toutes les idées.

D’autre part, nous n’admettons pas, dans les méthodes de l’éducation publique, l’empirisme de sentiment cher aux Anglais. Contre Spencer, nous avons toujours soutenu que l’idée enveloppe une force, que le sentiment, qui n’est pas sensation simple, implique lui-même des perceptions, des représentations, un ensemble d’idées tendant à leur propre réalisation, ensemble trop complexe pour être analysé. Sans l’idée, il n’y a plus de sentiment véritable, il n’y a que sensation et impulsion brutes. L’œil ne sert pas seulement à voir, mais à provoquer et à diriger l’action, et si on aperçoit un précipice à ses pieds, cette vision rend possible le rejet en arrière parce qu’elle révèle un danger soudain. C’est ce que Spencer a fini par nous accorder lui-même, il y a déjà longtemps, dans une lettre où il nous expliquait, en la rectifiant, la théorie de sa Statique sociale[19].

Selon nous, la morale est un ensemble d’idées régulatrices et les émotions éveillées par ces idées n’existeraient pas sans elles. Le sentiment du patriotisme a pour âme l’idée de patrie, idée parfaitement scientifique, justifiable à tous les points de vue par la science biologique, par la science sociale, par la science morale, par la science historique ; supprimez ou niez cette idée, comme le voudraient des sectaires, vous éteignez du coup le sentiment. Nous rejetons donc à la fois un sentimentalisme aveugle et un rationalisme glacé. L’éducateur public ne doit pas se contenter de sentimens vagues et obscurs ; mais il ne doit pas davantage se contenter d’idées abstraites, appuyées sur des raisonnemens sans fin. On ne doit pas avoir toujours à la bouche : « Qu’est-ce que cela prouve ? » ni mettre préalablement toutes choses en doute sous prétexte de les fonder rationnellement. C’est cet « au préalable » qui est faux. Nous dirions donc, pour notre part : — Tout sentiment spontané du cœur, toute idée de l’intelligence, toute opinion que la société enseigne doit pouvoir être soumise au contrôle ultérieur de la réflexion, quoique les raisons justificatives de nos sentimens moraux, comme celles de nos émotions esthétiques, soient trop multiples pour pouvoir être épuisées par l’analyse scientifique.

Malgré l’insuffisance de ce mot de cœur', cher aux mystiques, tous les philosophes croient, avec Platon, Plotin et Kant lui-même, que l’intelligence abstraite, celle qui mesure les choses dans le temps et l’espace, celle qui n’atteint nécessairement que les relations des choses entre elles, non leur essence et leur intime action, que cette intelligence-là, qui n’est d’ailleurs qu’une demi-intelligence et n’engendre qu’un savoir matériel, — n’est pas tout et ne peut pas être tout. Elle laisse subsister chez l’homme, plus profondément qu’elle-même, un ensemble d’impulsions et de sentimens, en partie consciens, en plus grande partie inconsciens, qui ont été déposés peu à peu par de longues actions à travers les âges. Le philosophe reconnaît là des lois constantes de la nature et de l’humanité, des instincts vivaces répondant à des réalités toujours vivantes, des habitudes innées qui ne sont pas pour cela du pur machinisme, mais qui constituent une sorte de science infuse, s’ignorant d’abord elle-même,, capable pourtant, par la réflexion, de se justifier elle-même, Pour les Auguste Comte comme pour les Pascal, le cœur a ses raisons que la raison raisonnante et abstraite ne connaît pas ; — mais ces raisons n’en sont pas moins des raisons philosophiques et sociologiques, fondées sur la nature, fondées sur l’expérience accumulée des générations. Philosophes et savans (je parle des vrais philosophes et des vrais savans) sont unanimes à démontrer qu’on n’a pas le droit de faire fi des tendances les plus élevées de notre nature, à nous, êtres pensans et aimans. Si les vérités morales et sociales ne se prouvent pas géométriquement ou physiquement, elles n’en sont pas moins valables pour le philosophe. Bien plus, elles sont l’objet même de la philosophie, qui doit en découvrir la nature, l’origine, le but, le fondement ultime dans nos sentimens les plus intérieurs, dans nos idées ou pensées les plus reculées et les plus vitales, qui sont aussi les vraies forces internes.

Les sciences positives, aujourd’hui envahissantes, ne sont pas, ne seront jamais tout. Et c’est précisément la philosophie qui démontre cette vérité, qui trace à la science ses méthodes et les bornes de ses recherches. C’est ce qu’on appelle la critique de la connaissance. Si la science positive était tout, il n’y aurait pas de philosophie. Sous prétexte de « populariser » la morale, comme on dit, il ne faut pas rabaisser, mais, au contraire, l’élever à ses plus hauts principes, qui sont à la fois les plus simples, les plus généraux, les plus généreux, les plus féconds. Ce sont les grandes idées de désintéressement qu’il faut répandre, non les petites idées d’intérêt. C’est en agissant sur les ressorts les plus moraux de la nature humaine, surtout chez l’enfant et le jeune homme, qu’on aura chance d’exercer une action à la fois profonde et durable.

L’éducateur donc doit s’adresser d’abord au sentiment et au cœur ; puis, à mesure que l’enfant grandit, il doit, pour en faire un homme sociable et un citoyen libre, lui faire comprendre les principales raisons de ses devoirs, y compris les devoirs envers ces hommes plus prochains qui sont nos compatriotes. Il doit ajouter que ces raisons constituent seulement une partie des raisons infiniment nombreuses qui lient notre conscience à autrui par une universelle solidarité. Il y a de l’infinité dans le cœur humain comme il y en a dans la nature.

Répandre ainsi chez tous des notions de plus en plus précises sur la société, sa constitution, ses conditions nécessaires, combattre ainsi l’utopie et la violence, voilà le grand besoin social de notre époque. De la lumière viendra la paix, de la paix viendra la lumière. Pour traduire notre pensée, imaginons cette devise :


De luce pax, de pace lux,


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 février 1911, notre étude sur la Morale libertaire.
  2. Voyez le Compte rendu de la sixième séance de l’Association philosophique américaine dans The Journal of philosophy (avril 1906).
  3. Westermarck, The origin and development of moral ideas, 1906. — Voyez aussi l’ouvrage de M. Hobbouse, Moral in Evolution. New-York, 1906.
  4. Deux seulement pour cent sont punis aux États-Unis, un peu plus en France, un peu plus en Allemagne.
  5. Voyez le livre de Guyau : l’Art au point de vue sociologique, dont Tolstoï s’est inspiré.
  6. Bulletin de la Société de philosophie, 1906, p. 192.
  7. M. Durkheim, Ibid., p. 192.
  8. Bulletin de la Société de philosophie, 1906, p. 227.
  9. Bulletin de la Société de philosophie, juillet 1909.
  10. Bulletin de la Société de philosophie, ibid., p. 187.
  11. L’Irréligion de l’avenir, étude sociologique, p. 315.
  12. L’Irréligion de l’avenir, p. 315.
  13. M. Durkheim, Année sociologique (9e année, p. 326). Compte rendu consacré au livre de M. Albert Bayet.
  14. Id., ibid., p. 325.
  15. Adolphe Franck m’a jadis raconté qu’il avait vu une table tourner et répondre fort intelligemment par des coups, à des savans qui interrogeaient Moïse ; ce que voyant, il posa ironiquement au prophète un interrogation en hébreu. Moïse ne put répondre ; il avait oublié l’hébreu et ne connaissait plus que le français ! Malgré l’expérience assez concluante du philosophe, les savans qui croyaient au spiritisme n’en continuèrent pas moins de soutenir que Moïse était présent.
  16. Voyez le beau livre de M. Belot, Études de morale positive, p. 201.
  17. M. Belot, Etudes de morale positive, p. 202.
  18. Il est curieux de remarquer que, dans les écoles japonaises, la morale est enseignée principalement sous la forme sociale et sociologique. On peut lire à ce sujet les programmes publiés dans les Documens du progrès (juillet 1911) par M. Yoshio Noda. « Devoirs envers la société. L’individu. La personnalité des autres hommes. La personne, les biens et l’honneur d’autrui. Secret et promesses. Reconnaissance, amitié entre les personnes d’âges différens. Relations entre supérieurs et inférieurs. Le public. Solidarité dans la société. L’ordre et le progrès dans la société. Organisation en commun. Devoirs envers l’État. La Constitution et les loi ». Le patriotisme, le service militaire et l’impôt. L’éducation. Les services publics. Les droits des citoyens. Relations internationales. Devoirs envers l’humanité, etc. »
  19. On peut voir à ce sujet la Critique des systèmes de morale contemporains.