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LES ARTS ET LA FORCE

Jusqu’en 1890 nous considérions les Japonais comme un peuple essentiellement artiste. Ses essais d’industrie, ses tentatives de culture scientifique parurent fâcheuses. Pourquoi donc ne se contentait-il pas d’être le frère glorieux des Hokusaï et des Outamaro, de tous ceux qui, scrupuleusement, merveilleusement, avaient peint les estampes, martelé le bronze, ciselé l’argent, fouillé l’ivoire, cuit et incrusté les laques, brodé les paravents, afin de fixer les moments complexes et fugitifs de la nature la plus réelle ? Ce long passé d’esthétique et d’héroïsme légendaire nous semblait la preuve de l’inaptitude certaine à devenir une force positive, telle que les Occidentaux pussent la considérer comme une égale redoutable. Aujourd’hui le talent stratégique des états-majors qui opèrent en Mandchourie montre d’une façon manifeste que ce long culte des arts n’avait pas amoindri la vitalité guerrière du pays. Cette leçon devrait être, pour le monde, très précieuse. Ordinairement nos professeurs enseignent que les États où florissent les coutumes raffinées énervent dans la mollesse les principes de leur énergie, que la décadence les mine et qu’ils sont condamnés à devenir la proie de barbares ignorants, frugaux, cruels, musclés.

L’exemple actuel nous indique l’erreur d’une pareille thèse. Ce que les Japonais acquirent jadis d’adresse pour obtenir le sens esthétique, les servit parfaitement pour s’assimiler en trente ans, les problèmes de la mécanique, du génie militaire, de l’intendance, et leurs solutions. Contre les Russes, qui possèdent seulement certaines survivances de l’orfèvrerie byzantine et une littérature toute récente, ces vieux travailleurs d’ivoire, ces horticulteurs de plantes naines, ces dessinateurs au pinceau, ces traditionnels doreurs de laque dépensèrent soudain une vigueur militaire et une ardeur scientifique incomparables. Après avoir berné la diplomatie de leur adversaire et rendu manifeste l’infériorité par ignorance des officiers moscovites, ils les battent grâce aux astuces de leurs talents scrupuleux.

En effet, dans la pratique des arts, l’intelligence des ancêtres s’était infiniment exercée, accrue. Avec leur sang, les pères communiquaient à leur progéniture la possibilité de leurs vertus mentales qu’ils développaient par l’éducation du goût. Éveillé devant le spectacle d’objets exquis, d’images subtiles et harmonieuses, l’esprit des enfants apprenait vite à contempler la nature avec des yeux perspicaces, De bonne heure, il prenait coutume d’observer, de découvrir, de comparer, d’imiter. Ingénieux, l’écolier promptement s’amusait au jeu de faire l’artiste. On ne peut feuilleter les albums de gravures japonaises représentant la vie des simples, celle des rues, des intérieurs, sans remarquer le narquois, le sagace et le railleur des physionomies dessinées. Quelques lignes aux coins des paupières, un point relevant les commissures de la bouche, indiquent presque toujours la clairvoyance et la malice des personnages. Ayant appris ce que les arts réalistes dénoncent du caractère exact caché par l’hypocrisie de la mine, les adolescents s’évertuaient à mieux atteindre la vérité de toutes choses. Quand, à leur tour, ils burinaient le cuivre, sculptaient l’ivoire, coulaient le bronze, étalaient l’or sur les laques, ou bien éditaient dans leur menu jardin une carte de la province avec ses montagnes, ses forêts, son fleuve, réduits à l’échelle de quelques mètres carrés, cette coutume d’application augmentait le talent général de la race. Elle s’orientait vers le difficile, elle s’habituait à le vouloir vaincre. Cette obstination engendrait les chefs-d’œuvre de l’élite, et façonnait le caractère opiniâtre de la foule.

L’obstination dans la recherche curieuse des formes, des couleurs, un entrain pour imiter le ciel sur le papier de riz et le vol des hérons sur les étoffes brodées, une émulation afin de provoquer la surprise joyeuse, l’émotion admirative, ou simplement le sourire de l’aise : ce furent les qualités values par la pratique des arts et qui préparèrent les Japonais à l’extraordinaire effort historique réalisé depuis trente ans. De l’estampe exacte à l’épure correcte, du calcul empirique aux algèbres théoriques, du tour de main habile en usage parmi les brodeurs aux gestes mathématiques des ajusteurs mécaniciens, la transition fut commode lorsque les missions envoyées en Amérique et en Europe eurent rapporté les théorèmes essentiels, les modèles, les livres didactiques.

Oui, l’art est le meilleur excitant des intelligences paresseuses. Un enfant rebelle à toute étude peut s’intéresser cependant aux tableaux d’un musée, aux chansons des opéras, aux histoires contées par les littératures. Tel qui refuse de connaître la syntaxe, d’abord, finira par en être curieux si le nombre et la variété de ses lectures l’induisit à comparer les styles des auteurs, leurs manières. À considérer les tableaux historiques, le plus sot des paysans veut savoir ce qu’ils représentent ; il requiert des explications, des leçons, tandis qu’à l’école il ne veut rien apprendre sur les rois de France, leurs guerres, leurs chronologies. L’art convie à la science.

J’ai connu plusieurs jeunes gens presque illettrés, en dépit des pensums à eux prodigués durant les époques du collège, mais qui, devenus amoureux de jolies filles, aimèrent chercher dans les musées les femmes peintes ressemblant à leurs maîtresses. Ils s’accoutumèrent là, s’y plurent, apprirent tout naturellement à discerner les œuvres des maîtres, leurs façons de travail, celles des écoles. Amusés, ils discutèrent entre eux les gloires et, pour se convaincre, parcoururent les articles de l’Encyclopédie. La vie des maîtres tenta leur curiosité. Ils lurent les biographies, ensuite les annales des temps où ces écoles florissaient. Aujourd’hui, ces messieurs forment une grave société qui rassemble les documents inédits sur la Renaissance, qui fouille les bibliothèques, correspond avec les académies italiennes, allemandes, espagnoles, anglaises et publie de volumineux mémoires que primera l’Institut. Sans le savoir, ils ont fait de la science historique parce que leurs maîtresses avaient la taille des anges que le Pérugin colora.

L’emprise de l’art est sournoise, mais tenace. D’autres se laissent séduire par la chanson de la rue. Ils écoutent volontiers le duo de l’opérette, puis l’ouverture d’un opéra, enfin les thèmes du drame lyrique. Les voilà dilettantes et soucieux de déchiffrer les partitions de Wagner, parce qu’ils ont fredonné tout un mois, jadis, les Blés d’Or. Celui-ci, que captiva le feuilleton du journal, s’intéresse tout à coup aux romans de Flaubert, de Balzac, aux poèmes de Vigny, aux œuvres de Villiers de l’Isle-Adam et de Laforgue. Alors les philosophies mystérieuses l’attirent. Du goût plastique à la science des couleurs, à la chimie, à la physique, le chemin est direct. Quiconque étudie l’harmonie s’oblige à connaître la théorie des ondes sonores, des vibrations, du mouvement biologique. L’amateur de lectures ne satisfera toute son envie de vivre les mille et les mille existences narrées dans les romans que s’il effleure l’ethnographie, la psychologie des individus, puis des peuples, leurs religions, leurs métaphysiques, leurs lois.

Or rien n’initie aux arts comme le voyage. Lorsque le cycle ou l’auto nous emportent à travers les monts et les plaines, malgré nous, les aspects du paysage s’imposent. Ils émeuvent. Tout de suite nous comparons aux gravures et aux tableaux les campagnes que le soleil accable, que la pluie nuance, que les nuages endeuillent. Aux arrêts dans les villes de province, par les chaleurs, il n’est pas d’endroit plus frais que les vieilles églises, les châteaux anciens, les demeures archéologiques. Si l’orage ou la pluie nous confinent quelques heures à l’auberge, il faut bien lire le volume écrit par un magistrat en retraite ou l’archiviste sur l’histoire de la cité, à moins que ce ne soit le roman dont l’action se passe dans le décor de la province. Il ne faut même pas un effort pour s’intéresser à l’architecture d’autrefois. Les toiles anciennes nous montrent les occupations et les allures des citoyens défunts par qui la contrée prospéra. Les monuments nous touchent de leurs saillies. Les pierres nous crient leur histoire. Les magnificences des champs mûrs, les contours des collines bleuâtres, les frémissements des bois, collaborent avec la lumière pour nous présenter, d’instant en instant, une nouvelle et magnifique effigie des forces qui dirigent nos passions et nos pensées. Le vent nous chante ses poèmes tragiques ou bénins. Les paysans nous rappellent par le geste libre de leurs travaux toute la longue épopée des peuples qu’ensanglantèrent les désirs de richesse et de liberté. Les amours soupirent derrière les haies propices. Les haines et les intérêts guettent dans l’ombre des porches. Ainsi tous les arts se précipitent au-devant de notre course. Ils se livrent à nos imaginations fécondes.

Ô voyageurs ! ne nous dérobons jamais à leur invite ! Soyons asservis à nos yeux esthétiques, à nos oreilles musiciennes, à notre mémoire littéraire. Ce n’est pas nous seulement que nous accroîtrons en jouissant de cet heureux esclavage ; ce n’est pas seulement mille vies neuves que nous ajouterons à nos vies quotidiennes, ce sera la force future de la patrie et de l’humanité que nous préparerons en améliorant davantage la vigueur de nos esprits et la solidité de nos caractères. Alors viendra vers nous le salut de la victoire.