La Morale de la vie chez les animaux

La Morale de la vie chez les animaux
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 745-772).
LA MORALE DE LA VIE
CHEZ LES ANIMAUX

Pendant que les philosophes dissertent, a dit Schiller, la faim et l’amour mènent le monde. Qu’est-ce que la faim et l’amour, sinon les deux principes essentiels de ce que le moraliste appelle l’égoïsme et l’altruisme ? Les plus récentes découvertes de la science ont apporté de nouvelles lumières sur la nature, le rôle, la relation réciproque de ces deux moteurs universels. La question est capitale non seulement pour la biologie, mais aussi pour la sociologie et la morale. En Allemagne, toute la lignée de philosophes qui devait aboutir à Nietzsche, en Angleterre, tous les disciples plus ou moins fidèles de Darwin ont prétendu que la faim insatiable, avec l’insatiable besoin de tout s’assimiler et de tout dominer, était la caractéristique même de ce qu’on appelle vivre. Les philosophes français, au contraire, avec MM. Espinas, Guyau, M. Tarde, M. Durckeim, — nous-même et d’autres encore, — n’ont cessé de protester contre la théorie qui ramène la vie entière à l’égoïsme et à la lutte.

Si la morale de la force était la seule naturelle et la seule vraie, c’est avant tout aux animaux qu’elle devrait s’appliquer. Leur « éthique » devrait être purement et simplement la concurrence universelle pour la vie, avec le droit du plus fort. Il importe donc d’examiner si l’étude de l’animal confirme cette hypothèse ou si, au contraire, on voit déjà apparaître, dans le monde inférieur à l’homme, une première aube de la moralité humaine. C’est le sens même de l’existence, et dans l’ordre individuel et dans l’ordre social, qui est ici en cause : il s’agit de savoir si la vraie loi de nature, avec laquelle les lois sociales et morales ne sauraient être en antinomie absolue et irrémédiable, est la lutte pour la vie ou l’accord dans la vie, — accord qui, chez les êtres raisonnables, peut avoir pour objet quelque chose de supérieur à la vie même.


I

Au XIXe siècle, deux théories biologiques ont principalement exercé leur influence jusque dans l’ordre moral : celle de Bichat, reprise par Schopenhauer, et surtout celle de Darwin. « Les observations de Bichat et les miennes, disait Schopenhauer, se corroborent mutuellement ; les siennes sont le commentaire physiologique des miennes ; les miennes sont le commentaire philosophique des siennes. Les unes et les autres sont le mieux comprises quand on les lit ensemble. » Quelle était donc l’idée fondamentale de Bichat ? C’est que l’organisme contient deux systèmes d’organes radicalement distincts, chacun ayant sa forme de vie différente. Considérez ensemble les organes internes, — estomac, ventre, foie, cœur, organes sexuels, etc., — voilà le domaine de ce que Bichat appelle la « vie organique, » siège des passions et appétits. Les organes extérieurs, — cerveau, sens, muscles volontaires, — voilà le domaine de la vie animale et des relations extérieures. Or, selon Bichat et selon Schopenhauer, cette seconde vie n’existerait que pour fournir aux besoins et appétits de la première, seule fondamentale. Et ces appétits, à leur tour, auraient pour unique fin la préservation de la vie individuelle et de la vie spécifique. C’est, selon le langage de la biologie, la subordination des organes de « l’ectoderme » à ceux de « l’endoderme. » Ainsi, en définitive, la faim et l’amour seraient essentiellement égoïstes ; l’amour même, sous sa forme première, ne serait qu’un besoin analogue à celui de la faim. Sur cette base de l’égoïsme physiologique, Schopenhauer essaiera sans doute d’élever la « pitié, » en la justifiant par des raisons de haute métaphysique ; mais la substance vivante demeurera toujours à ses yeux (comme à ceux de son disciple Nietzsche) radicalement égoïste et, au fond, impitoyable. Puis viendront les darwinistes, qui représenteront à leur tour la lutte pour la vie comme le drame universel. Celle morale de la nature, Victor Hugo l’avait résumée en ces vers :


Soit. Qu’importe la mort des autres ? J’ai la vie :
Je suis une faim vaste, ardente, inassouvie.


Dans cette hypothèse, toute l’éthique animale se réduirait à : — Manger et, au besoin, s’entre-manger. — Quant à la morale humaine, elle ne serait qu’une forme adoucie de la même morale, ou du même « immoralisme. »

La première question qui se pose est donc la suivante : — Est-il exact de définir la vie par la faim ou même, comme le soutient le philosophe allemand Rolph, par l’insatiabilité ? Théorie que Nietzsche n’a fait qu’emprunter à Rolph. — La cellule vivante travaille, se répare et se divise : voilà ses trois caractères essentiels. Or, c’est le travail qui est fondamental, et non pas la nutrition ; c’est le fonctionnement, c’est la synthèse chimique avec production de mouvement, non pas la restitution ultérieure d’énergie à l’organisme par la nourriture. Même pour la locomotive, l’essentiel est de fonctionner, non de recevoir du charbon dans son foyer, de l’eau dans sa chaudière. La nutrition n’est qu’un moyen de réintégration. Quant à la faim, elle est encore plus secondaire ; elle est un simple signe exprimant pour la conscience des animaux le besoin d’emprunter au milieu, pour pouvoir agir dans et sur le milieu. Chez la plante, il est difficile de constater la « faim. » L’être ne vit pas pour avoir faim ; il a faim pour pouvoir préserver sa vie avec ses fonctions essentielles. L’insatiabilité n’est donc que la conséquence d’une incessante activité, et ce n’est pas le besoin, c’est la fonction qui constitue la vie. Rolph, Stirner et Nietzsche ont confondu la conséquence avec le principe.

Considérez maintenant la nutrition au point de vue psychologique et moral, elle vous paraîtra sans doute en elle-même une fonction égoïste. Encore venons-nous de voir qu’elle a pour but une assimilation de substance et, en dernière analyse, une harmonie interne. Par malheur, son moyen est le plus souvent la destruction d’une autre harmonie, la subordination forcée d’une autre vie par le moyen de la mort même. La fonction nutritive est ainsi manifestement, pour parler comme Nietzsche, accapareuse et conquérante. Cependant cette fonction même, impliquant un certain travail pour être satisfaite, a fini par produire, entre les organes d’un même animal, la division du travail et la coopération, qui augmentent l’efficacité de la fonction nutritive. Comme les cellules bien nourries produisent d’autres cellules, qui leur sont accolées et qui ont des besoins analogues, ce voisinage entraîne déjà par lui-même un certain consensus, qui va en augmentant, jusqu’à division finale du travail avec collaboration. La solidarité pénètre ainsi dans la nutrition même et finit par faire retentir en chaque cellule le bien-être ou le malaise des autres cellules. Toutes accomplissent ensemble une série à la fois divisée et ordonnée de mouvemens. L’individu vivant différencie et ordonne ses propres organes par l’habitude, il finit par réaliser et fixer dans son corps la division même des tâches : l’œil aperçoit la proie, l’organe de locomotion permet de courir après elle, l’organe de préhension permet de la saisir. L’organisme « multicellulaire » réalise ainsi une association interne de cellules avec division des travaux et coopération ultime ; voilà déjà l’accord dans la vie et pour la vie.

Plus tard, — et c’est ici une loi importante, — la division et la coopération, après avoir été intra-individuelles, tendent à devenir inter-individuelles. Voici plusieurs êtres rapprochés dans l’espace et surtout rapprochés par la génération même, qui a fait sortir les uns des autres et, par conséquent, les a déjà associés jusqu’à un certain point avant même qu’ils eussent une pleine existence individuelle ; que ces êtres éprouvent simultanément des besoins analogues, ils en viendront à sympathiser mécaniquement et physiologiquement, puis à s’imiter l’un l’autre dans leurs actions en vue d’un même but. Et ces actions, d’abord indépendantes, tendront à se solidariser, à s’unir, parce que l’union est une multiplication de forces, par exemple devant un ennemi commun. Un seul n’eût pas résisté, plusieurs résistent et triomphent. Ils ont éprouvé un même sentiment de peur, une même impulsion défensive, et l’unité de l’objet a mécaniquement uni les divers efforts en les faisant converger vers un même point. Ainsi se produit derechef une division du travail et une coopération, non plus seulement au sein d’un même vivant, mais entre plusieurs vivans. Il y a accord, soit pour la nutrition, soit pour la lutte et la défense, soit pour l’action en général ; il y a donc, de plus en plus, entente pour la vie. Vous voyez poindre la morale animale.

Chez les animaux supérieurs, la nutrition aboutit à s’approprier et à mettre de côté des provisions. Elle aboutit même, par un progrès plus grand encore, à une production de nourriture, comme chez les abeilles qui élaborent le miel. Il en résulte que la division de travail et la coopération vont croissant. Les deux mobiles de cet accroissement sont, au point de vue objectif, l’utilité réelle qui en résulte ; au point de vue subjectif, la sympathie. Sans avoir besoin de calculer leur intérêt, les animaux, en sympathisant, atteindront leur plus grand intérêt. L’oubli même de l’utilité deviendra une condition pour l’assurer : plus les membres d’une association seront unis par une sympathie spontanée, capable de leur faire faire abstraction de toute représentation de l’utile, plus ils coopéreront de fait à l’œuvre objective d’utilité commune. Leur « altruisme » individuel sera le meilleur moyen de bien collectif, ou, si l’on veut, d’égoïsme collectif ; mais ce mot d’égoïsme implique un calcul dont La Rochefoucauld et Nietzsche n’ont compris ni ! a superfluité ni même le danger. Il n’y aura pas vraiment égoïsme intentionnel, même chez la collectivité, mais il y aura réel progrès de sympathie mutuelle, d’utilité collective et de bonheur collectif. De la tendance à vivre, sinon pour soi (ce qui implique un calcul ultérieur), du moins en soi, sera sortie peu à ce peu la tendance à vivre en autrui, puis, par un progrès dernier de la faculté représentative et de la faculté sympathique, la tendance à vivre pour autrui. La vraie morale de la vie, même animale, se dessine de plus en plus : elle n’est pas celle de La Rochefoucauld, ni celle de Nietzsche.

Si, en partant de la nutrition, où semblait devoir dominer à jamais le féroce égoïsme de la faim, adoré de Hobbes, nous avons fini par rencontrer l’amour ; que sera-ce si nous prenons pourpoint de départ la génération même ?


II

La provision fournie à la faim du « protoplasme, » dans le cours de la vie, est le plus souvent supérieure aux nécessités du moment ; il reste donc, après la réparation, un excédent de matériaux pour une construction nouvelle. Cette construction constitue la croissance, essentielle à l’acte même de la vie. Mais la croissance de la cellule a une limite. Quand cette limite est atteinte, la cellule se divise et forme ainsi un être nouveau, une nouvelle cellule. Chez les « métazoaires, » cette division des cellules entraîne une chaîne d’êtres en coopération, une vraie colonie de cellules, une association rudimentaire qui constitue le corps. Chez le « protozoaire, » de simples conditions d’équilibre mécanique et chimique font que, après avoir acquis une taille déterminée, l’être vivant ne peut dépasser cette taille ; et, comme l’assimilation continue cependant d’augmenter en lui la quantité des « substances plastiques, » il faut bien que sa masse se divise naturellement en deux masses plus petites, dont chacune contiendra, en moindre quantité, toutes les substances constitutives du protozoaire primitif. Ces substances étant, par cela même, douées de vie élémentaire, on a désormais deux masses vivantes au lieu d’une. On dit alors que le protozoaire s’est reproduit, à peu près « comme une goutte d’huile qui, en vertu de certaines conditions mécaniques d’équilibre, se divise en deux gouttes d’huile[1]. »

Si maintenant nous revenons au métazoaire, nous voyons que certains élémens de son corps, les germes, peuvent être séparés du corps sans être atteints de mort : ces germes conservent leur vie élémentaire en dehors des conditions de milieu spécial qu’entretenait, dans le tout dont ils faisaient partie, la vie même de ce tout. En cas de parthénogenèse, ces élémens peuvent se suffire et reproduire un corps analogue au premier. En cas de fécondation, ils sont des plastides incomplets qui ont besoin d’être complétés par un autre plastide incomplet, mais de nature complémentaire (ovule ou spermatozoaire).

Si on recherche la nature ultime de la reproduction, on voit que celle-ci est aussi primitive que la nutrition, surtout dans l’être multicellulaire, et que la nutrition peut être représentée elle-même comme une reproduction continuelle du protoplasme « Toute nutrition, dit Hutschek, est reproduction. » Dans cette sorte de conjugaison égale qu’on a nommée isophagie, la faim et l’amour deviennent impossibles à distinguer : les deux êtres s’unissent et se dévorent tout ensemble. A vrai dire, les quatre grandes opérations vitales, — soustraction de substance, addition de nouvelle substance, division, multiplication, — sont différens momens d’une même histoire et se comprennent les unes par les autres.

Entre la croissance et la multiplication, entre la nutrition et la reproduction, entre la faim et l’amour, primitivement confondus, il ne s’en produit pas moins à la fin une antithèse, qui se traduit par un rythme dans la vie des organismes. Les naturalistes nous montrent, à ce sujet, la plante ayant d’abord une longue période de croissance végétative, puis florissant soudain et parfois s’épuisant dans sa fleur, comme le lis tigré ou l’agave. La fleur occupe d’ailleurs le bout de l’axe végétal, qui est le plus loin de la source de nourriture, si bien que, en exagérant un peu, on pourrait l’appeler « le point de la famine[2]. » Au moins est-il vrai de dire, croyons-nous, qu’elle est le point de la plus forte et active dépense. Chez certains animaux, comme le saumon et la grenouille, les périodes de nutrition active sont suivies de temps de jeune, au bout desquels a lieu la reproduction. La pondaison et la mise à fruit, les périodes de nutrition et les crises de reproduction, la faim et l’amour doivent être interprétés, a-t-on dit, comme des flux et reflux de vie, expression du rythme fondamental entre la construction et la dépense, le repos et le travail, le sommeil et la veille. Ces flux et reflux, du côté du protoplasme, se traduisent en « anabolisme » (ou processus d’assimilation) et « catabolisme » (ou processus de désassimilation). Ce sont les balancemens du pendule de l’organisme.

Considérée psychologiquement et moralement, la génération a son côté, sinon égoïste, du moins individualiste ; mais, comme nous l’avons vu, elle donne naissance à un autre être, qui est relié au premier : 1° dans l’espace ; 2° dans le temps ; 3° dans l’ordre de la causalité, puisque le premier se sent plus ou moins vaguement producteur du second ; 4° dans l’ordre de la similitude, puisque le premier se reconnaît encore lui-même dans le second ; 5° dans l’ordre de la finalité, puisque beaucoup de besoins leur sont communs. Il en résulte immédiatement une tendance toute particulière à la sympathie et, par cela même, à la synergie.

En outre, le fait essentiel de la reproduction est la séparation d’une partie de l’organisme parent, destinée à commencer une vie nouvelle ; or, cette séparation suppose une rupture, une sorte de crise et, matériellement, de sacrifice. La division cellulaire, qui est parfois le résumé de l’acte de la reproduction et qui l’accompagne toujours, est un abandon d’une partie de soi, comme une mort de cette partie au profit du reste. Parfois même, la reproduction entraîne une mort totale : on sait combien les naturalistes insistent sur les intimes relations de l’amour et de la mort, qui ont fourni un thème poétique à Leopardi. En quelques heures, les libellules, émergeant en liberté ailée, dansent leur danse d’amour, déposent, leurs œufs, et meurent avec leurs compagnons. Weissmann et Gœthe ont fait voir qu’il en est de même pour beaucoup d’autres insectes. Chez les nématodes, les jeunes vivent aux dépens de la mère, jusqu’à ce qu’elle soit réduite à rien. Dans beaucoup d’espèces, la mère est sacrifiée ; dans d’autres, le père. Le faux bourdon qui, dans le vol nuptial, atteint l’abeille-reine au plus haut des airs, paie de sa propre vie les millions de vies qu’il a données en un instant d’amour. Le « balancement de pendule » qui va vers la génération d’êtres nouveaux n’a donc plus, pour le spectateur, la direction objectivement égoïste de la faim primitive. L’être qui aime et se reproduit finira par avoir lui-même conscience de la direction nouvelle et « altruiste » qui est inhérente au fond de l’amour. Ce n’est donc plus là le bellum omnium contra omnes auquel on veut réduire l’éthique animale.

Littré et, après lui, MM. Arréat et Guyau, ont rattaché l’égoïsme aux besoins de la conservation individuelle, l’altruisme aux besoins de la reproduction spécifique. L’égoïsme, en d’autres termes, c’est la sauvegarde de l’individu ; l’altruisme, c’est la sauvegarde de l’espèce. Il est certain qu’il faut admettre une gravitation sur soi et une gravitation vers autrui.

Guyau a montré comment, grâce à la génération, l’organisme individuel cesse d’être isolé psychologiquement : son centre de gravité moral se déplace par degrés, dans le passage de la génération asexuée à la génération sexuée, « qui inaugura une nouvelle phase pour le monde en produisant un premier groupement des organismes, germe de la famille[3]. » Vainement Nietzsche objecte à Guyau que la génération est simplement l’impuissance de l’être générateur à étendre sa domination sur toutes les cellules de son organisme, si bien que certaines cellules le quittent et fondent ailleurs des colonies. Guyau aurait pu répondre que, là où s’est brisé le lien primitif entre l’organisme parent et l’organisme enfant, un lien nouveau prend place, non plus matériel, mais moral. Sans doute il ne faut pas confondre, d’une manière générale, l’altruisme avec l’amour sexuel ; mais, de tous les faits qui précèdent, on n’en peut pas moins conclure que la faim proprement dite n’est pas vraiment le fond de l’existence, que la direction vers soi n’est, ni objectivement, ni subjectivement, l’orientation unique de l’être vivant ; que, dans les organes internes eux-mêmes et dans la vie « organique » de Bichat ou de Schopenhauer, il y a déjà place pour les relations à autrui ; que la biologie, en un mot, ne justifie nullement les conclusions immorales qu’on en veut tirer, mais nous montre plutôt l’effort universel des êtres pour franchir l’égoïsme.


III

C’est un point important, dans la morale de la vie, que de savoir comment naît la société entre les animaux, si elle a pour origine l’égoïsme ou, au contraire, la sympathie. Nous avons déjà d’avance répondu à cette question, mais il faut préciser davantage. Les animaux semblables sont l’un pour l’autre l’objet de représentations où chacun, à la fin, reconnaît quelque chose d’analogue à lui-même, à ses parens, à ses frères, à ses premiers camarades. Or, toute idée ou représentation, selon la loi des idées-forces, tend à s’exprimer dans les organes et est une action commencée ; elle enveloppe, en outre, un sentiment agréable, d’autant plus grand que l’action est plus facile et qu’il y a augmentation finale d’activité. Donc, pour un animal, la représentation d’un animal semblable sera plus facile et plus familière, conséquemment plus agréable, plus voisine d’une sorte de miroir où le moi se retrouve et se reconnaît. De là résulte, dès l’origine, cette sympathie du semblable pour le semblable que nous avons rappelée tout à l’heure. C’est un point que M. Espinas a magistralement démontré. Ses remarques sur les sociétés animales nous semblent une éclatante confirmation de la loi des idées-forces. Par une conséquence de la même loi, un animal a d’autant plus de peine, parlant, de déplaisir à se représenter un autre animal, que celui-ci est plus éloigné de lui dans l’échelle (pourvu que la comparaison reste possible) ; ainsi, dit M. Espinas, un singe, en présence d’un caméléon, montre la terreur la plus comique. Entre les divers membres du groupe d’animaux semblables, l’unisson sensitif étant plus facile et plus rapide, la vue du plaisir de l’un engendre le plaisir de l’autre. De même, un cri de douleur éveille un sentiment de douleur et d’effroi. De là résulte la sympathie proprement dite, fondement des sociétés animales. C’est un plaisir, pour tout être vivant, d’avoir présens autour de lui des êtres semblables à lui, « et ce plaisir, fréquemment ressenti, ne peut manquer de créer un besoin. Plus ce besoin sera satisfait, plus il deviendra impérieux, et la sympathie se développera davantage à mesure qu’elle sera plus cultivée[4]. » Comme on le voit, pour tous ceux qui raisonnent et observent scientifiquement, c’est la sympathie instinctive, non l’intérêt, qui joue le premier rôle dans la vie sociale des animaux. L’utilité ne fait que cimenter ultérieurement les liens spontanés du début. Elle présuppose, en effet, l’expérience des avantages de la vie sociale, qui eux-mêmes ne peuvent que suivre l’établissement de la vie sociale. Les deux phénomènes fussent-ils simultanés, comme cela est possible, la vue de l’utilité est une représentation « trop analytique, trop abstraite en quelque sorte, pour influer d’une manière durable sur l’activité d’êtres aussi prime-sautiers que les animaux[5]. » On voit combien est fausse scientifiquement l’interprétation de la biologie, aujourd’hui à la mode, qui voit partout utilitarisme et égoïsme.

Une fois produite, la sympathie engendre la « synergie, » qui n’est d’abord qu’une imitation mutuelle, mais devient ensuite une aide mutuelle. En vertu de cette même loi des idées-forces, qui veut que toute représentation ait une force de traduction spontanée en actes et tende ainsi à réaliser son objet, un animal ne peut voir un animal semblable courir pour jouer ou, au contraire, courir pour éviter un danger, sans éprouver lui-même une tendance à réaliser la représentation de la course joyeuse ou craintive. Le seul fait de voir un acte entraîne un commencement d’exécution de cet acte ; nous ne pouvons nous le représenter sans l’imiter et le refaire en nous-mêmes. De là, dit M. Espinas, l’inévitable extension, au sein d’un groupe quelconque d’êtres vivans, du mode d’action inauguré par l’initiative consciente ou inconsciente d’un individu. C’est, selon nous, la véritable origine de l’imitation, sur laquelle M. Tarde a tant insisté, mais qui n’est, à nos yeux, qu’une loi secondaire.

La société, chez les animaux comme chez l’homme, est un concours permanent que se prêtent pour une même action des êtres vivans séparés. Elle est donc bien à la fois un lien naturel et un lien volontaire, dont l’idéal est ce que nous avons appelé un « organisme contractuel. » M. Espinas a donné maint exemple, chez les animaux, de cette réciprocité habituelle de services, entre activités plus ou moins indépendantes, qui est la caractéristique de la vie sociale[6]. La permanence n’est même pas nécessaire pour les formes inférieures : il y a certaines sociétés temporaires qui diffèrent totalement de ces agrégats hétérogènes, fortuits, momentanés, qu’on nomme les foules. Réciprocité, dit M. Ribot[7], et solidarité, telles sont les deux seules conditions fondamentales. Le « parasitisme, » où il n’y a pas de réciprocité, n’est qu’une forme mitigée de la lutte pour la vie ; lutte qui est précisément, pourrait-on ajouter, insociabilité, non sociabilité. Le « commensalisme, » où les animaux se réunissent pour manger, ne comporte aucune action nuisible, mais n’implique non plus aucun service : il n’est pas encore une vraie société. Le propre de la société véritable, dit avec raison M. Espinas, est de procurer à tous ceux qui la contractent un perfectionnement réciproque.

Ces diverses lois se vérifient d’abord dans la famille. Considérez des formes inférieures de la vie animale, par exemple les poissons qui peuplent la mer. Il y a des espèces qui ne prennent aucun soin de leur progéniture ; dès lors, elles sont obligées, pour se maintenir, à une fécondité énorme et à un excès de dépense génératrice ; en outre, les petits, abandonnés à eux-mêmes, sont plus exposés à la mort et moins capables de progrès : ils n’ont pas le temps de recevoir aucune éducation ni de développer leur intelligence. Aussitôt nés, il faut qu’ils se suffisent à eux-mêmes comme s’ils étaient déjà grands. Au contraire, quand le poisson prend soin de sa progéniture, la dépense génératrice devient beaucoup moindre ; un nombre de petits moins considérable suffit pour assurer la préservation de la race, et les petits ont le temps de développer davantage leur intelligence. Le même raisonnement s’applique aux animaux supérieurs : plus ils sont haut dans l’échelle, plus ils ont l’amour familial développé. Le soin des enfans produit donc le progrès de deux manières : 1° en amoindrissant, chez les parens, le drainage qu’entraîne la reproduction ; 2° en assurant aux jeunes une plus longue enfance, pendant laquelle les facultés mentales peuvent se développer, s’élever bien au-dessus du niveau qu’atteignent des espèces plus humbles et trop rapidement développées. Chez les animaux à sang chaud, le soin des parens, qui n’était d’abord qu’une attention instinctive, se transforme en sollicitude consciente, en affection. Dans l’humanité, qu’est-ce qui caractérise les races les plus inférieures ? Une faible sollicitude des parens pour les enfans, la maturité précoce des enfans (forcés de mûrir le plus tôt possible et par eux-mêmes, si bien que disparaissent ceux qui s’attardent trop et se montrent moins bien doués pour un développement immédiat), enfin l’éducation défectueuse, conséquence dernière de tout le reste. Chez les races supérieures, au contraire, la sollicitude des parens est très forte et le résultat est un progrès sous tous les rapports[8]. Les biologistes arrivent ainsi eux-mêmes à cette conclusion capitale : le développement de l’altruisme, notamment de l’altruisme des parens, est une condition nécessaire non seulement du progrès moral, mais tout aussi bien du progrès intellectuel et matériel.

Ils aboutissent à la même conclusion en partant de l’altruisme conjugal. Là où l’amour mutuel est plus fort entre les deux sexes, la coopération est plus grande et plus durable, la division des travaux mieux déterminée, l’intelligence plus perfectionnée et plus variée, les enfans mieux élevés et plus intelligens, enfin le bien-être matériel plus considérable[9].

Mais c’est dans la vie sociale proprement dite que se produit surtout le perfectionnement et l’élargissement de la vie individuelle, qui finit par déborder les limites étroites du moi. Les représentations ou idées 1o d’animaux semblables, 2o de sentimens semblables par eux éprouvés, 3o d’actes semblables par eux accomplis finissent par former une sorte de représentation générique, qui fait partie intégrante de la conscience animale et y produit ses effets propres. La conscience de chacun enveloppe donc un moi individuel et un moi collectif, tous deux en rapport constant, si bien que le second même devient un élément essentiel de la vie personnelle.

Si les différens individus qui composent les sociétés n’étaient pas ainsi « présens à la pensée les uns des autres, » ils ne vivraient pas agglomérés ; « l’idée, dit M. Espinas, est la force qui tient unis ces élémens épars. » « Une société, ajoute-t-il, est une conscience vivante ou un organisme d’idées. » La société même la plus humble « ressemble plus à la conscience qu’à toute autre chose. » Des êtres vivans peuvent s’unir sans y être contraints, comme ils y sont dans la famille, par les insuffisances mutuelles de leurs organismes, mais à une condition, « c’est que les êtres ainsi unis soient de même espèce ou d’espèces voisines, c’est-à-dire puissent reconnaître et embrasser en autrui leur propre image, et jouir d’eux-mêmes en la contemplant. » Telle est la plus durable et la plus étendue des barrières opposées à la concurrence vitale. Elle est fondée encore, sans doute, sur l’amour de soi, mais plutôt sur l’amour de sa propre idée que sur l’amour de son organisme, bien que les avantages qui en résultent ne manquent pas de la consolider. Mais s’aimer dans son image, « c’est aimer tous ceux qui la reproduisent, tous ceux du moins en qui on peut la reconnaître. » Tous les membres de la peuplade font donc partie du moi de chacun, ou plutôt il n’y a pas de moi distinct pour eux, il n’y a qu’un nous[10].

La « conscience de l’espèce, » proposée par M. Giddings comme base de la sociologie et aussi de la morale, n’est qu’une faible expression et une vague généralisation de cette reconnaissance de soi dans autrui. Depuis longtemps, Hegel avait assigné à la connaissance d’autrui sa place légitime dans le développement de la conscience de soi ; il déterminait du même coup le rôle nécessaire des relations sociales dans l’évolution de l’esprit individuel.

Avec le développement de l’idée-force du groupe, on voit se développer aussi l’impulsion à agir comme le groupe et pour le groupe. Selon le principe spinoziste, être et vouloir persévérer dans son être ne font qu’un. D’où l’on peut conclure avec raison que « être collectivement et vouloir persévérer dans son existence collective, vouloir en un mot le bien de la société, ne font également qu’un seul et même acte. » L’amour de soi, dit encore M. Espinas, loin d’être exclusif de l’amour des autres, comprend donc naturellement cet amour (dans des limites définies, bien entendu). Une action pour autrui n’est possible que un ou plusieurs moi sont fondus en un seul. Nous voyons donc la conscience psychologique se changer, même chez les animaux, en une sorte de conscience morale, parce qu’elle y devient une conscience sociale. La volonté suit la même évolution et s’élève au dévouement plus ou moins spontané. L’attachement jusqu’à la mort serait impossible chez les animaux, « si le moi de chacun n’embrassait véritablement celui de tous les autres, si le sentiment que chacun a de lui-même n’était dominé par le sentiment qu’il a de la communauté[11]. » Ce qui revient à dire que l’idée-force de la communauté, avec le sentiment et la tendance à la réalisation qui en sont inséparables, finit par dominer l’idée-force de l’individu. La doctrine des idées-forces nous semble le meilleur correctif du darwinisme.

Innombrables sont les exemples de ce que peut produire l’idée-force d’autrui chez les animaux. L’autruche même, en dépit de son apparence stupide, a assez de cœur, dit Romanes, pour mourir d’amour, comme le prouve la mort d’un mâle du Jardin des Plantes qui avait perdu sa femelle. Ces cas s’expliquent par une fusion de représentations mutuelles assez complète pour que l’idée d’un compagnon fasse partie intégrante de la conscience qu’un autre compagnon a de lui-même : c’est un moi à deux, et le second moi devient plus essentiel au premier qu’un des membres de son corps : l’un ne peut donc vivre sans l’autre.

La lutte mutuelle des représentations, ainsi que des impulsions qui les accompagnent, est visible chez les animaux. L’idée-force ou, plus exactement, l’image-force de l’acte sympathique et social se trouve en conflit avec celle de l’acte égoïste et peut prendre ainsi, même chez l’animal, la forme impérative. Ce n’est pas une impulsion toujours irrésistible, car l’animal lui résiste parfois et, en tout cas, peut donner le spectacle d’une hésitation. Il y a donc là comme une préfiguration de ce qui, chez un être raisonnable, prendra la forme du devoir. Il se produit une opposition plus ou moins consciente entre deux représentations impulsives dont les objets diffèrent en généralité. Ce n’est pas encore, assurément, « l’universalité » dont parle Kant, l’animal n’ayant pas la faculté d’abstraire et de généraliser ; c’est pourtant la conscience plus ou moins obscure d’une nécessité d’agir en vue d’un groupe dont la représentation est permanente et, dans le cas particulier, prend une apparence concrète. Le chien forme avec son maître une véritable société, où l’un des compagnons se sent inférieur à l’autre, gouverné par l’autre, et a la conscience plus ou moins nette d’une obligation envers le maître et l’ami. Aussi bien des faits peuvent-ils simuler et annoncer des tendances ou des actes qui, chez l’homme, auraient un caractère de moralité[12].

Arago racontait un jour à Ampère l’histoire du chien qui refusait de tourner la broche parce que ce n’était pas son tour, et qui n’y consentit que lorsque son compagnon eut accompli régulièrement l’opération : « Ne résulte-t-il pas de là, mon cher Ampère, que des chiens peuvent avoir le sentiment du juste et de l’injuste ? » Ce jour-là, dit Arago, Ampère modifia son opinion sur l’instinct et admit « que les êtres animés offrent dans leur ensemble tous les degrés possibles de l’intelligence, depuis son absence complète jusqu’à celle dont les confidens du Très Haut, selon l’expression de Voltaire, doivent être jaloux[13]. »

M. Thauziès, colombophile bien connu, a cité dernièrement un curieux trait de mœurs qu’il avait observé dans son colombier. Un gros pigeon mâle, en travail de nid, volait et revolait, quêtant par les prés, cours et jardins du voisinage des fétus et des brindilles, qu’il venait déposer ensuite dans le coin par lui choisi. M. Thauziès remarqua qu’un second pigeon, aposté derrière un pilier, guettait les allées et venues de son congénère et, au fur et à mesure, dérobait clandestinement chaque brindille, pour la porter dans un autre coin où il construisait ainsi sans fatigue son propre nid. Le pigeon exploité donnait à chaque retour des signes de surprise, regardait autour de soi, cherchait en vain son bien disparu ; puis, à court d’expédiens, il recommençait. Après quelques instans de ce manège, il lui vint une idée. Il déposa dans l’emplacement toujours vide la brindille qu’il tenait ; puis, feignant de repartir, il alla se mettre en observation à quelques pas de là. Le voleur aussitôt d’accourir et de s’emparer du fétu. Le légitime propriétaire fondit sur lui et, du bec et de l’aile, lui administra une furieuse correction. L’autre ne se défendit que mollement et se sauva tout penaud. Peut-on, demande le naturaliste, méconnaître, chez le premier sujet, un sentiment très net du droit de propriété, chez le second, une conscience non moins nette de la violation de ce droit ?

Selon les naturalistes, dans un grand nombre d’espèces animales, l’indépendance de la conduite individuelle est limitée par la nécessité de faire concorder sa conduite avec celle des autres membres de la société[14]. Il semble bien que les divers membres ont la conscience plus ou moins vague de cette limitation nécessaire en vue du groupe, de celle subordination du moi individuel à un moi collectif qui en est chez eux inséparable. Aussi l’intérêt personnel accepte-t-il un « retard » dans la compensation qui lui est due par autrui. Quand la compensation du service rendu subit un retard indéfini ou même devient irréalisable, il y a sacrifice, parfois de la vie, pour aider un autre. Les naturalistes citent des cas de ce genre chez les animaux. M. Houssay, qui a choisi les canards pour sujets de nombreuses expériences, jette de petites pierres à des canards prenant leurs ébats sur une pièce d’eau, jusqu’à ce qu’il en atteigne un derrière la tête. Complètement étourdi par le coup, le canard perd l’équilibre et bascule, de façon à flotter sur le dos, la tête sous l’eau et les deux pattes en l’air. Les autres, qui jusqu’à ce moment n’avaient songé qu’à fuir de tous côtés en évitant les projectiles, ne s’en soucient plus maintenant ; on peut continuer à faire pleuvoir les pierres autour d’eux et sur eux sans qu’ils s’en émeuvent. Chacun à tour de rôle approche de la victime, la pousse de la patte, la pousse de l’aile, plonge en dessous et la soulève jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son aplomb, « et cette résurrection est accueillie avec une satisfaction manifeste et manifestée[15]. » Qu’est devenue ici la prétendue loi universelle de la lutte égoïste pour la vie, ou encore pour la « puissance ? » Les membres d’une même bande de canards ont toujours beaucoup d’affection les uns pour les autres et ne s’abandonnent jamais dans les cas critiques. M. Houssay raconte que, si l’on sépare l’un d’entre eux et qu’on lui enveloppe la tête d’un sac en papier ou en toile, ses amis, dispersés par le premier émoi, l’aperçoivent dans son embarras et, malgré la peur que cause la présence du mauvais plaisant, tirent, lacèrent papier ou toile, jusqu’à ce qu’ils aient délivré leur camarade. Au contraire, le même tour joué à un chat devant ses commensaux fera simplement détaler ceux-ci, préoccupés uniquement de leur danger personnel. « On voit des oiseaux, dit M. G. Leroy, lorsque leurs petits sont menacés de périr par le froid et la pluie, les couvrir constamment de leurs ailes au point qu’ils en oublient le besoin de se nourrir et meurent souvent sur eux[16]. »

Dans les sociétés animales, les diverses qualités morales, telles que l’obéissance, la fidélité, la sympathie mutuelle, l’abnégation, le sentiment du devoir, etc., sont plus ou moins généralisées selon que l’organisation est plus ou moins définie. Chez les abeilles et les fourmis, les diverses vertus sociales ont acquis un haut degré de développement. La fourmi ouvrière est à tel point consciencieuse dans l’exécution des travaux, qu’elle s’y use très vite : sir John Lubbock a vu des ouvrières travailler plus de seize heures par jour. Aussi ne vivent-elles qu’environ six semaines, lorsqu’elles pourraient vivre facilement une ou même plusieurs années. Lubbock a vu des fourmis captives dépasser l’âge de huit ans et même de douze[17]. Les fourmis n’hésitent pas à risquer et à sacrifier leur vie pour défendre des camarades, ou pour sauvegarder l’intérêt de la communauté. On les voit souvent se jeter à l’eau et se noyer volontairement afin de faire de leur corps un pont pour leurs compagnes. L’assistance mutuelle est la règle dans les fourmilières. Une fourmi s’épuise-t-elle à traîner un trop lourd fardeau, une compagne qui était légèrement chargée s’arrête, dépose son propre fardeau, saisit une des extrémités de la charge trop lourde, aide au transport, puis revient à sa propre charge. Des ouvriers travaillant ensemble ne feraient pas autrement. On connaît aussi tous les exemples de secours aux fourmis blessées ou infirmes. Un jour, Belt observait une colonie de fourmis (Eceton humata) et plaça une petite pierre sur l’une d’elles. Dès que la fourmi la plus voisine s’en fut aperçue, elle retourna en arrière, très excitée, et avertit les autres fourmis. Toutes vinrent à la rescousse et finirent, en unissant leurs efforts, par délivrer la prisonnière. Une autre fois, Belt couvrit une fourmi de terre, ne laissant dépasser que la tête. Une autre fourmi, qui passait, aperçut la patiente et, ne pouvant la tirer d’affaire, s’éloigna. Belt croyait qu’elle avait abandonné sa compagne ; elle était seulement allée à la recherche de renfort. « Elle reparut bientôt avec une douzaine de compagnons, tous évidemment au courant de la situation, car ils vinrent droit au prisonnier et l’eurent bientôt délivré. Il me semble qu’il y avait là plus que de l’instinct. » Selon Huber, quand il s’agit de défendre la république, abeilles et fourmis atteignent les limites extrêmes de l’héroïsme : « On sait qu’on peut partager les fourmis en deux par le milieu du corps sans leur ôter l’envie de défendre leurs foyers. La tête et le corselet marchent encore et portent les nymphes dans leur asile. » J. Franklin rapporte que deux éléphans indiens, poursuivis par des chasseurs, étant tombés dans une de ces fosses couvertes de branches que l’on creuse pour leur capture, l’un des animaux parvint à se hisser hors du trou et ne songea pourtant pas à fuir avant d’avoir porté secours à son compagnon, qu’il aida à sortir en lui tendant sa trompe. On connaît le cas d’une mère abeille qui, ayant failli se noyer, fut ranimée grâce aux soins empressés que lui prodiguèrent les ouvrières accourues à son aide. Une fourmi que le naturaliste Latreille avait privée de ses ailes fut soignée par ses congénères, qui couvrirent ses blessures de leur salive. Dans leurs batailles, les fourmis emportent les blessées et les soignent. Plusieurs espèces animales ont l’habitude d’adopter les orphelins. Le singe, — le mâle aussi bien que la femelle, — adopte et élève toujours les petits orphelins avec la plus grande sollicitude.

L’obéissance aux chefs, aux plus forts ou aux plus expérimentés, est strictement observée dans plusieurs communautés animales. Les éléphans, par exemple, vivent en troupes sous la conduite d’un chef choisi parmi les plus sagaces et les plus prudens. Celui-ci règne par la confiance qu’il inspire et par la douceur. Vient-il à commettre quelque faute qui a mis la troupe en péril, on le remplace immédiatement par un autre. La notion de justice existe chez les abeilles, les fourmis, les cigognes, l’éléphant et chez quelques singes ; l’éléphant la possède même à un degré remarquable. Cette notion, sans laquelle la conservation et le progrès de l’association seraient impossibles, est d’ailleurs « une des premières à se former. » On sait que, si un troupeau de bœufs sauvages s’éparpille dans une plaine herbeuse, des sentinelles veillent à la sûreté commune. Au sommet d’un dôme de termites, sur un tronc d’arbre abattu, ces sentinelles scrutent l’horizon, prêtes à donner l’alarme si elles voient ou sentent quelque fauve. « En un clin d’œil, les vaches et les bœufs se réunissent alors, et les taureaux prennent place alentour, présentant à l’agresseur un rempart de cornes menaçantes. » Ces vigies, renonçant pour un temps à satisfaire leur appétit, font à l’intérêt général un sacrifice. A leur tour, d’autres viendront occuper le poste de surveillance, afin que les premiers satisfassent à loisir leur faim. C’est un exemple de mutualité. Les buffles en troupeaux se défendent contre le tigre, se le renvoient à coups de cornes et le tuent rapidement. Les chevaux en société repoussent aussi les carnassiers, auxquels ils ne pourraient qu’avec peine résister individuellement. Les hirondelles, les grues, tous les oiseaux migrateurs ne peuvent traverser d’immenses espaces qu’en s’aidant mutuellement et en faisant le voyage par grandes bandes. Les perroquets, les antilopes, les grues se protègent d’une manière analogue ; les bandes de corneilles, grâce à la perspicacité et à la conscience de leurs gardes, ne se laissent presque jamais approcher[18]. M. Edwards a décrit les sociétés de corbeaux dont les colonies occupent, dans certains bois, une étendue considérable et dont les membres s’élèvent à plus de 200 000 individus. D’après Abbott, les corbeaux auraient vingt-sept manières de crier, chacune ayant un rapport certain avec une manière d’agir.

On rabaisse la moralité élémentaire des animaux en la réduisant à une sorte d’instinct automatique et aveugle, où l’intelligence n’aurait aucune part. L’animal est plus intelligent qu’on ne croit. On ne saurait même refuser aux animaux supérieurs un certain sens de la finalité et une certaine réflexion, qui sont des conditions élémentaires de la moralité. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire raconte qu’un chimpanzé, récemment arrivé au Jardin du Muséum, se suspendait à une corde portant un nœud dans sa longueur ; il voulut d’abord défaire ce nœud au-dessus de sa tête, tandis que son poids, tirant au-dessous, tendait à le serrer. Après quelques efforts, il remonta le long de la corde, au-dessus du nœud, et se tenant renversé, la tête et les bras en bas, il parvint à dénouer la corde en faisant passer dans le lacs le bout de la corde demeuré libre. M. Renouvier reconnaît qu’il y a là un talent de tirer des conclusions, mais objecte qu’il n’y a pas conception d’un syllogisme ou d’une suite de syllogismes. — Certes, répondrons-nous, le singe aurait été bien embarrassé de mettre son action sous forme syllogistique ; mais un membre de l’Académie des sciences, suspendu à une corde et ayant à la dénouer, pourrait être tout aussi embarrassé que le singe, s’il lui fallait n’agir qu’à la condition de mettre son action sous forme de syllogisme : — Tous les corps sont pesans ; or, j’ai un corps, donc mon corps est pesant ; un corps pesant suspendu au bout d’une corde nouée serre le nœud par sa pesanteur, or, mon corps est suspendu à une corde nouée, donc il serre le nœud par sa pesanteur ; un corps suspendu au-dessus du nœud d’une corde n’exerce plus de pression sur ce nœud, or, je nie suspends au-dessus de la corde, donc, je n’exerce plus de pesanteur sur le nœud, etc., etc. Un membre de l’Académie des sciences ne syllogise pas plus que le singe, quoiqu’il ait la parole, condition essentielle pour mettre un raisonnement en forme, comme les lettres sont essentielles pour faire de l’algèbre.

Certains anthropoïdes sauvages cassent des rameaux et s’en servent pour chasser les mouches. Le gorille poursuivi par le chasseur brise une grosse branche et s’en fait un formidable bâton. Darwin a vu un jeune orang qui eut de lui-même l’idée de faire d’un bâton un levier. Une troupe de babouins, poursuivie par Brehm, se réfugia sur une hauteur et, de là, fit tomber sur l’agresseur une grêle de projectiles. Certains singes savent choisir les pierres les plus aiguës et s’en servir pour ouvrir les huîtres. Ils savent aussi se servir de pierres pour casser les noix. M. Romanes a vu un cebus apprendre tout seul, après bien des efforts, à dévisser et à revisser une vis, puis appliquer sa découverte à d’autres vis et devenir assez habile à cette opération. M. Romanes a appris à un singe la numération jusqu’à cinq : demandait-on au hasard deux, trois, quatre, cinq pailles, le singe présentait le nombre demandé. L’homme a des « concepts » et des signes de concepts, qui sont les noms ; la conception des qualités générales et les signes de valeur dénominative manquent à l’animal. Celui-ci, dit M. Romanes, n’a que des signes « dénotatifs, » c’est-à-dire s’appliquant à des objets particuliers, à des actes particuliers, à des qualités particulières. Quand un perroquet appelle un chien ouaou-ouaou (ce qui s’apprend aisément à un perroquet comme à un enfant), l’on peut dire en un sens qu’il nomme le chien ; mais, dit Romanes, il n’y a pas là « prédication » de caractères appartenant au chien. — Si fait, peut-on répondre, il y a là reconnaissance du caractère aboyant et de la voix appartenant au chien. — Mais « il n’y a pas énonciation d’un jugement à l’égard du chien. » — Il y a eut implicite jugement : voilà la bête qui fait ouaou-ouaou[19]. Le perroquet et l’enfant très jeune sont à peu près au même point. Si j’appelle un chien par son nom et que je lui donne un ordre, il comprend parfaitement mon langage ; donc il parle lui-même intérieurement dans son imagination ; donc, s’il avait le larynx fait comme moi, il pourrait lui-même prononcer son nom ou le mien et il ne se [20]. tromperait pas dans l’application de ces noms ; il ne me prendrait pas pour lui ni lui pour moi. Il ne confondrait pas manger avec boire et, ayant faim, il pourrait lui-même substituer le mot manger à ses petits cris d’appel supplians en face d’un bon morceau. En tout cas, le singe le ferait, et il est impossible ici da méconnaître des jugemens encore grossiers, concrets sans doute, mais que la possession de signes pourrait rendre plus abstraits et plus subtils. L’énorme infériorité du singe par rapport à l’homme est dans son langage ; il en a un cependant. Le gorille, en marchant à l’ennemi, pousse un cri perçant qui rappelle le cri de guerre du sauvage, et, comme les athlètes, il se frappe la poitrine avec les poings. On sait qu’un récent observateur, M. Garner, a phonographié les cris et articulations des singes et y a cru découvrir une langue rudimentaire. Il y aurait, par exemple, un mot particulier pour boire, un pour manger. Certains cris spéciaux annoncent le danger ; les compagnons comprennent parfaitement ces cris et accourent à la défense de la communauté. Darwin raconte qu’un gibbon savait moduler une octave. Les chimpanzés noirs se réunissent parfois en certain nombre pour donner une sorte de concert bruyant ; ils font alors de la musique en tambourinant avec des bâtonnets sur des bois creux, comme font certains nègres d’Afrique ; De l’instinct musical à l’instinct de la parole il y a une distance que l’homme seul a su complètement franchir. Les chimpanzés, gorilles, orangs et autres grands singes vivent seulement en familles ou en petites bandes, parfois isolés. Ils n’ont pas l’esprit de sociabilité large qui distingue l’homme ; c’est probablement une des causes qui ont arrêté leur développement ; mais, dans de meilleures conditions, plus favorables à la sociabilité, ils auraient pu atteindre un état mental, social et moral beaucoup plus élevé. La sensibilité du singe, par la conscience et parfois la réflexion qu’elle implique, a des traits humains. Un jeune chimpanzé du capitaine Pagne, en arrivant à bord, tendit de lui-même la main à quelques marins qui lui plurent et la refusa à d’autres. Les anthropomorphes caressent et embrassent les êtres qu’ils affectionnent ; le vieux gorille punit les jeunes en les souffletant. On a vu des femelles sauvages du genre gibbon laver soigneusement le visage de leurs petits dans l’eau de la rivière. La femelle du gorille chasse les mouches qui s’approchent de son enfant endormi. Une guenon anthropoïde du jardin zoologique de Dresde avait une grande affection pour M. Schœpf, le directeur ; quelques instans avant de mourir (elle était phtisique), « elle entoura de ses bras le cou de M. Schœpf, regarda longuement son ami, l’embrassa trois fois, lui tendit une dernière fois la main, et expira. »

James Malcolm, « observateur exact » selon Romanes, avait embarqué avec lui deux singes sur un bateau. Un jour, le plus jeune tombe à la mer ; à cette vue, son compagnon s’agite fiévreusement, saisit d’une main le bord du navire, et de l’autre tend à son camarade le bout d’une corde qu’il avait enroulée autour de son corps. La corde n’était pas assez longue ; mais les matelots, témoins étonnés du fait, en jetèrent une autre à laquelle le noyé put s’accrocher Leur action secourable ne faisait que continuer celle du singe. Au Brésil, Spix a vu une femelle de singe Stentor Niger qui, blessée d’un coup de feu, rassembla ses dernières forces pour lancer son petit sur les rameaux voisins ; ce devoir maternel rempli, elle tomba de l’arbre et expira. Le capitaine américain Hall fut témoin d’un fait analogue à Sumatra : « Le premier coup de feu, dit-il, brisa le grand orteil de la mère, qui poussa un cri horrible. Puis, soulevant à l’instant même son enfant aussi loin que ses grands bras lui permettaient d’atteindre, elle le lâcha vers les dernières branches, qui semblaient trop faibles pour la supporter elle-même… A partir de cet instant, la pauvre mère sembla s’oublier pour ne plus songer qu’au sort de son enfant. Jetant, de moment en moment, un coup d’œil vers l’extrémité de l’arbre, elle exhortait son petit avec la main à s’échapper au plus vite. Elle semblait lui tracer la route qu’il devait suivre pour gagner, de branche en branche, les parties sombres et inaccessibles de la forêt. La seconde décharge étendit l’animal à terre[21].

Bien connus sont les dévouemens des singes cynocéphales qui vivent en grandes troupes. Les mères, dans le danger, n’abandonnent point leurs petits et s’exposent à la mort pour les défendre. On a souvent cité, d’après Bœhm, le cas de ce vieux mâle qui, voyant un jeune attardé et près d’être saisi par les chiens, marcha au-devant d’eux, prit dans ses bras le jeune menacé et l’emporta en triomphe.

Le sentiment maternel est très développé chez la femelle d’une multitude d’animaux. Parmi les volatiles, il est bien souvent poussé jusqu’à l’héroïsme. Une cigogne blanche, surprise avec ses petits dans un incendie qui éclata à Delft, et se voyant incapable de les emporter, se laissa brûler avec eux.

Les chasseurs d’ours blancs, de lions, de phoques, etc., savent comme la femelle est toujours prête à se sacrifier pour défendre sa progéniture. Des femelles d’éléphans étaient poursuivies par des chasseurs, qui avaient mis le feu aux broussailles au milieu desquelles elles se cachaient avec leurs petits ; elles puisèrent, tant qu’il leur resta de vie, de l’eau et du sable et en couvrirent leurs petits pour les protéger contre les flammes. A Montpellier, un théâtre fait de bois brûlait ; une chatte tout effarée parvint à grand’peine à s’en échapper. Sitôt en sûreté, elle se rappela ses petits, que la frayeur lui avait sans doute fait oublier, et on la vit s’élancer de nouveau au milieu des flammes. Bientôt elle reparut tenant un petit dans la gueule ; les pompiers apitoyés la secoururent de leur mieux avec l’eau des pompes ; malheureusement l’incendie était trop violent : la chatte, victime de son dévouement maternel, périt dans les flammes. M. Milne-Edwards raconte, dans les Annales, le fait suivant dont il a été témoin : dans une volière, parmi des oiseaux de différentes espèces, vivaient deux mésanges. L’une d’elles, un jour, se prit de querelle avec un oiseau à gros bec, qui eut tôt fait de casser l’aile à la pauvrette et de la plumer en outre presque à moitié. Dans cet état, la mésange ne put remonter sur le perchoir, elle resta couchée à terre. L’autre mésange, alors, d’apporter tout ce qu’elle put trouver de doux pour faire une sorte de nid à la blessée ; puis, comme la nuit était fraîche, elle couvrit de son aile le dos déplumé de sa compagne. Elle la soigna ainsi pendant huit jours, lui apportant à manger, la réchauffant le soir de son aile étendue. Mais la mésange blessée ne put guérir et la seconde mésange ne lui survécut que huit autres jours. M. Milne-Edwards demande s’il faut ici prononcer le mot d’instinct ou celui de bonté.

Chez une personne de ma connaissance, un serin vénérable, de dix-huit ans, voyant les moineaux du jardin voltiger autour de sa cage pour recueillir avidement les grains qui en tombaient (c’était l’hiver), se mit à arracher de grosses miettes du pain qu’on lui donnait et dont il était très friand ; puis, à travers les barreaux, délicatement, il les passa, les déposa dans le bec même des affamés. Désormais le serin charitable eut ses pauvres. Parmi les oiseaux et les insectes, il est beaucoup d’espèces qui servent habituellement les vieux avec empressement et soignent les malades. Blyth a vu des corbeaux indiens nourrir généreusement leurs compagnons aveugles. Des fourmis observées par sir John Lubbock soignèrent pendant cinq mois une compagne estropiée. M. Letourneau a vu une vieille serine impotente nourrie bec à bec, pendant plusieurs années, par ses descendans. On voit que chez les animaux, il y a déjà de l’humanité et de la pitié. Ils n’ont pas lu Zarathoustra !


IV

En somme, grâce à la vie en commun, la moralité se développe chez les animaux : divers sacrifices, l’accomplissement accidentel ou régulier de certains devoirs, deviennent nécessaires. Il se produit une restriction des actes, chacun ne pouvant plus se livrer sans frein, au sein de la communauté, à ses passions et appétits[22]. De plus, à la justice élémentaire se joint une sorte de charité instinctive, qui peut aller jusqu’au dévouement. La morale des animaux est, comme la nôtre, la lutte contre la lutte pour la vie ; elle est l’organisation en société, le dévouement à la cause commune. La question sociale a été posée par le monde animal comme par le monde humain, « avec cette différence, a-t-on dit, que, dans le premier, elle a été déjà résolue. » La morale des pseudo-darwinistes et des nietzschéens n’est pas même vraie des bêtes, et on voudrait en faire la règle des hommes !

Toutes les théories qui prétendent justifier l’égoïsme exclusif et absolu au nom de la biologie reposent sur une interprétation inexacte des faits. Si vivre, c’est agir, il n’en résulte pas que ce soit toujours agir pour soi, comme le soutient Nietzsche, en opposition avec Guyau. Remarquons que les idées de division et d’union sont toutes deux essentielles à l’idée même de l’existence concrète et finie ; mais ces deux idées ne doivent pas être mises sur le même plan : c’est l’union qui est la loi supérieure et finale de l’existence même. La monade isolée et sans fenêtres ne pouvant exister, le prétendu « atome » des physiciens est composé de parties qui, sans doute, diffèrent et, par là même, s’opposent en une certaine mesure, mais qui n’en sont pas moins unies, grâce à la synthèse finale des élémens.

Au point de vue physique, le mouvement est tantôt centripète, tantôt centrifuge, ce qui suppose attraction et répulsion. C’est une remarque ancienne que l’attraction, à elle seule, concentrerait l’univers en une masse immobile ; que la répulsion, à elle seule, l’éparpillerait dans l’infini. Quelle que soit l’explication dernière de ces deux grandes directions du mouvement, toutes les deux subsistent comme faits. Ce n’est pas sans raison que les philosophes français du XVIIIe siècle et ceux de la première moitié du XIXe, notamment Fourier, Pierre Leroux et Auguste Comte, ont vu une naturelle analogie entre l’attraction astronomique et l’attraction sociale, comme entre les forces centrifuges de l’astronomie et les forces de dissolution qui agissent au sein des sociétés. Le même contraste se retrouve dans cette société en petit qu’est l’être vivant. Ce dernier manifeste, lui aussi, des directions centrifuges et des directions centripètes, des oppositions et des harmonies, des antithèses et des synthèses ; mais nous avons vu que, en définitive, c’est la synthèse finale qui constitue la vie même. La loi fondamentale est donc sympathie et synergie.

Le fonctionnement vital consiste d’ailleurs, du côté physique, en une action et réaction de la cellule et du milieu ; l’idée de milieu est, dès le début, inséparable de celle d’être vivant : celui-ci, en conséquence, ne saurait être conçu d’une conception en quelque sorte isolée et objectivement égoïste. Fausse et abstraite idée de la vie que de se la figurer uniquement, avec Nietzsche, comme une sorte d’autonomie et de suffisance interne ! Selon nous, la vie est une existence dont les parties et les phases successives ne sont définissables que dans et par le tout auquel elles appartiennent. Dès lors, la vie implique une corrélation de toutes les parties entre elles et avec le tout ; ce qui n’est autre chose que la solidarité. L’organisme unicellulaire est celui qui dépend, pour sa vie et sa croissance, d’une « interaction chimique », non pas encore avec d’autres cellules, mais seulement avec un milieu où ses conditions de vie sont réalisées ; l’organisme multicellulaire est celui qui, s’élevant à un degré de solidarité supérieure, dépend d’une « interaction chimique » avec d’autres cellules. Dans l’être unicellulaire, il y a déjà toute une organisation, puisqu’il y a un noyau et du protoplasme. Dans l’être pluricellulaire, il faut en outre que chaque partie ressente à quelque degré ce qui arrive aux autres et qu’elle réagisse de concert avec les autres. Chez les êtres de ce genre, tout développement exagéré ou toute insuffisance d’un organe compromet la vie de l’ensemble. Aussi les animaux sont-ils d’autant plus forts que la synergie est plus considérable dans l’intimité de leur organisme.

Pour réaliser cette synergie, il faut que les parties s’ajustent continuellement au tout, le tout au milieu extérieur. Cette double adaptation n’entraîne que secondairement et accessoirement la lutte. L’ « équilibre mobile, » qui constitue la vie, est une concordance d’élémens associés et, par conséquent, quoi qu’en puissent dire les partisans de Hobbes et de Nietzsche, il rentre sous l’idée d’union, non de division. La persistance du type, qui est la seconde caractéristique de la vie, et où les oppositions éventuelles avec l’extérieur ne sont qu’un moyen de développement interne, est un accord constant avec soi et avec toute la race, dans le passé, dans l’avenir. L’idée d’organe est celle d’un concert de phénomènes simultanés ; l’idée de fonction est celle d’un concert de phénomènes successifs. L’atrophie, le dépérissement, la mort sont partout la conséquence du désaccord. Physiologiquement, la vie est une série de mouvemens solidaires, supposant des organes solidaires, eux-mêmes réductibles à des cellules solidaires, à une société de cellules. De tout cela il résulte que l’idée de vie est inséparable de l’idée d’association ; et, comme toute harmonie d’êtres associés, pour peu qu’elle soit consciente et volontaire, devient moralité, nous avons le droit de conclure que les notions de vie, de société et de moralité recouvrent une identité profonde. C’est l’école française qui a raison contre les écoles anglaise et allemande. La lutte n’est, pour la philosophie française, qu’un mal dérivant des limites de la vie, des obstacles à la vie ; elle n’est pas, comme le soutiennent la plupart des philosophes anglais et allemands, l’essence même du vivre. Sous tous les rapports vraiment essentiels, l’idée de vie est celle d’un accord en voie de réalisation.

L’harmonie vitale ne tend pas seulement à s’établir entre les divers hommes ; même chez les animaux, nous l’avons prouvé, la vie dépasse le moi, et elle le dépasse d’autant plus que les animaux sont plus parfaits, d’abord en organisation individuelle, puis eu organisation sociale. Loin d’être, comme se l’imaginent les demi-savans, en opposition avec la morale, la science naturelle nous montre donc déjà, jusque chez les plus humbles animaux, les premiers linéamens de cette solidarité qui deviendra, chez l’homme, moralité consciente et volontaire.


Un concours, un concert, telle est en moi la vie.
Il est beau de sentir, dans l’immense harmonie,
Les êtres étonnés frémir à l’unisson,
Comme on voit s’agiter dans un même rayon
Des atomes dorés par la même lumière.
Je ne m’appartiens pas, car chaque être n’est rien
Sans tous, rien par lui seul, mais la nature entière
Résonne dans chaque être, et sur son vaste sein
Nous sommes tous unis, égaux et solidaires.
Je crois sentir la rose éclore dans mon cœur,
Avec le papillon, je crois baiser la fleur.
Il n’est peut-être pas de peines solitaires,
D’égoïstes plaisirs, — tout se lie et se tient.
La peine et le plaisir courent d’un être à l’autre,
Et le vôtre est le mien, et le mien est le vôtre,
Et je veux que le vôtre à vous tous soit le mien ;
Que mon bonheur soit fait avec celui du monde
Et que je porte enfin dans mon cœur dilaté,
— En dût-il se briser, — toute l’humanité[23] !


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voyez le livre très remarquable de M. Le Dantec, Théorie nouvelle de la vie, Paris, Alcan, 1899.
  2. Geddes et Thomson, l’Évolution des sexes, Paris, Reinwald, 1898.
  3. Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, livre II (7e édition, Paris, Alcan, 1901).
  4. M. Espinas, les Sociétés animales. Paris, Alcan, 2e édition.
  5. Id., ibid.
  6. M. Espinas, les Sociétés animales.
  7. Psychologie des sentimens. Paris, Alcan, 1896.
  8. V. Sutherland, the Origin and Growth of the moral instinct, Londres, 1898.
  9. Je lisais dernièrement dans une feuille socialiste que la famille est « une convention, » comme la propriété et la patrie. On voit ce qu’il faut penser de cette doctrine, au nom de la science naturelle elle-même, sans parler de la science morale.
  10. Ce qui est vrai de la peuplade est encore bien plus vrai de la nation ; la patrie n’est donc pas plus une « convention » que la famille, malgré les théories d’un certain socialisme, qui n’est assurément pas « scientifique. » Nous ne nions point pour cela la progressive subordination des patries à l’humanité.
  11. M. Espinas, les Sociétés animales.
  12. L’histoire du chien de Romanes est bien connue. Ce chien n’a jamais volé qu’une fois dans sa vie. « Un jour qu’il avait grand’faim, dit Romanes, il saisit une côtelette sur la table et l’emporta sous un canapé… J’avais été témoin de ce fait, mais je fis semblant de n’avoir rien vu, et le coupable resta plusieurs minutes sous le canapé, partagé entre le désir d’assouvir sa faim et le sentiment du devoir : ce dernier finit par triompher, et le chien vint déposer à mes pieds la côtelette qu’il avait dérobée. Cela fait, il retourna se cacher sous le canapé, d’où aucun appel ne put le faire sortir. En vain je lui passai doucement la main sur la tête, cette caresse n’eut pour effet que de lui faire détourner le visage d’un air de contrition vraiment comique. » Ce qui donne une valeur toute particulière à cet exemple, conclut Romanes, c’est que le chien en question n’avait jamais été battu, de sorte que ce ne peut être la crainte du châtiment corporel qui le fit agir.
    J’ai moi-même à Menton deux beaux chiens des Pyrénées fort intelligens, capables de réflexion et de calcul. Le sentiment de la propriété est développé au plus haut point chez tous les deux et chacun se bat avec acharnement pour défendre contre l’autre son écuelle de soupe. Mais les ruses pour voler autrui sont nombreuses et caractéristiques. L’un des chiens, sachant que sa compagne ne résiste jamais au désir d’aboyer et de faire tapage quand des chevaux passent, fait semblant d’entendre au loin quelque chose d’insolite, se précipite en aboyant, entraîne après lui la chienne, se laisse devancer par elle, puis, la plantant là, retourne en arrière et se hâte de manger la soupe. L’autre revient furieuse et lui administre une correction, mais se laisse bientôt reprendre au même tour. Si je surprends le chien en train de voler sa compagne et que je le gronde, il baisse le nez d’un air contrit. Il a bien conscience de voler, mais la gourmandise est plus forte. Comme il s’agit d’un bon tour fait à un compagnon, le remords semble nul ; s’il s’agissait de voler le maître, qui apparaît nettement au chien comme un supérieur, faisant la loi et ayant droit à l’obéissance, il est probable qu’une sorte de pré-remords se produirait.
    Franklin raconte qu’un terre-neuve et un mâtin se livraient un combat furieux sur la jetée de Bonahhadee ; ils tombent ensemble à la mer ; le mâtin, mauvais nageur, manque de se noyer ; mais le terre-neuve, oubliant sa colère et rappelé à ses instincts de sauveteur par le contact de l’eau, saisit le mâtin en péril et le ramène au rivage. (Franklin, Vie des animaux, t. I, p. 180.)
  13. Arago, Œuvres, partie II, p. 66.
  14. M. Houssay, Revue philosophique, mai 1893.
  15. Revue philosophique, mai 1893.
  16. Lettres sur les animaux, p. 68.
  17. Lubbock, Fourmis, guêpes et abeilles, 2 vol. Paris, 1880 ; F. Alcan.
  18. M. Houssay, Revue philosophique, mai 1893.
  19. Romanes, l’Intelligence des animaux. Paris, Alcan.
  20. Un perroquet, appartenant à une famille de ma connaissance, a l’habitude de dire, bonjour, monsieur, ou bonjour, madame, selon qu’il a affaire à un sexe ou à l’autre, sans se tromper jamais. Un jour, un prêtre en soutane s’approche ; le perroquet commence : bonjour, ma…, puis, devinant un autre sexe que le féminin, s’arrête décontenancé et muet.
  21. Franklin, Vie des animaux, t. I, p. 46.
  22. Voyez Vianna de Lima, l’Homme selon le transformisme. Paris, 1890 ; Alcan.
  23. Guyau, Vers d’un philosophe, la Solidarité. Paris, 1884 ; Alcan.