La Morale de la guerre de la Prusse. — Kant et M. de Bismarck

La Morale de la guerre de la Prusse. — Kant et M. de Bismarck
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 577-594).
LA
MORALE DE LA GUERRE

KANT ET M. DE BISMARCK

Dans le tumulte des événemens qui nous emportent et confondent nos fragiles raisons, c’est un besoin de remonter vers ces régions qu’habitent les grandes intelligences et d’aller y recueillir, comme à leur foyer, ces clartés de la raison pure, qui parfois se troublent ou s’éteignent en nous. J’ai relu, pour me distraire de nos deuils et de nos misères, de nobles pages de Kant qui sont bien en situation d’ailleurs et dont l’impression est salutaire, puisqu’elles nous empêchent de désespérer de cette pauvre race humaine. On sort de cette lecture fortifié ; on se sent meilleur, moins prompt au découragement, plus résolu à reprendre l’œuvre si violemment interrompue du travail et de la civilisation. On se surprend à rêver encore de progrès même à travers le trouble des temps. Ce grand esprit, ce noble cœur, d’accord avec les génies bienfaisans de tous les âges, essaie d’amener l’humanité à civiliser la guerre, à l’adoucir, en attendant qu’elle soit en mesure de la supprimer. Pourquoi ses leçons n’ont-elles pas été mieux écoutées par les hommes de notre temps ? En vain la sagesse superficielle des sceptiques prétend que la guerre est toujours la barbarie, qu’elle n’a été et ne sera jamais que cela, et qu’il n’y a pas de bonne manière de faire une mauvaise chose. Kant répond et démontre qu’il y a des degrés jusque dans les mauvaises choses, qu’il y a une mesure dans l’usage et même dans l’abus de la force. Non, quoi qu’en puissent dire les sophistes armés qui nous écrasent, le droit des gens n’est pas une pure chimère des philosophes. Il existe, il est reconnu par les peuples civilisés et par les esprits vraiment grands qui les représentent. Il a son code, qui, pour n’être pas défini dans tous ses articles et sur tous les points avec une extrême rigueur, n’en est pas moins très clair dans ses plus larges applications. Il procède de ce principe, que les nations qui se piquent de n’être pas barbares doivent conserver entre elles, dans cet état violent de la guerre, des relations juridiques, certaines lois de l’équité naturelle, certains sentimens d’honneur qu’il faut à tout prix maintenir pour que la conscience humaine ne s’abîme pas tout entière dans cet immense chaos. Même lorsqu’ils se combattent les armes à la main, les hommes ne cessent pas d’être soumis aux lois de la morale et responsables de leurs actes devant la conscience et devant Dieu. Cela est bien vague sans doute, et l’application d’un pareil principe est sujet à des variations nombreuses selon les degrés fort inégaux de la culture morale des peuples ; mais avec beaucoup de raison et de bonne volonté il n’est pas impossible d’espérer que la guerre puisse s’y soumettre un jour et s’humaniser. C’était le ferme espoir de Kant. Il n’avait pas prévu le trouble que jetteraient dans le progrès des idées philosophiques ses terribles compatriotes, M. de Moltke et M. de Bismarck.

Il est intéressant, surtout par contraste avec ce qui se passe autour de nous, de voir avec quelle gravité, je dirai presque avec quelle onction sévère, le grand moraliste interprète cet esprit d’équité naturelle et d’humanité dans la guerre. Au premier aspect, il semble que cet état de choses ait précisément pour effet de suspendre tout droit, et qu’il ne comporte aucune espèce de lois, leges inter arma silent. La guerre est aux nations ce qu’est l’état de nature pour les personnes, l’opposé de l’état juridique ; mais il importe d’autant plus, dans cette situation violente qui est en dehors des lois, de concevoir une loi qui permette de rétablir les autres un jour. Cette loi, c’est de faire la guerre dans un esprit et d’après des principes tels qu’il reste toujours possible, à un moment donné, de sortir de cette situation extrême pour entrer dans un état juridique, l’idéal de tous les politiques dignes de ce nom. Or voici à quelles conditions on peut espérer que la guerre n’empêchera pas les nations de rétablir entre elles des relations régulières et stables : il faut pour cela, avant tout, que la guerre ne soit ni une guerre d’extermination, qui aurait pour effet l’anéantissement matériel d’un peuple, ni une guerre de conquête, dont le résultat serait son anéantissement moral, ni une guerre pénale (bellum punitivum), qui prétendrait se faire au nom de la morale outragée ou pour rétablir les mœurs dans une nation. En effet, dit très bien Kant, la punition n’est possible que de la part d’un supérieur vis-à-vis d’un inférieur, et ce rapport n’est pas celui des états entre eux. Ce qu’il condamne en y revenant à plusieurs reprises, parce que c’est le point où il sent le plus de résistance dans l’ambition des rois ou des peuples, c’est la guerre de conquête, comme essentiellement contraire à l’idée du droit des gens, qui a pour but, dans la fureur même des batailles, de sauver ce qu’il peut de la justice, d’abord en maintenant à chacun ce qui lui appartient, puis en empêchant l’accroissement immodéré de la puissance d’un état qui deviendrait une menace pour les autres et une cause permanente de conflits nouveaux[1].

Voilà les règles imposées au droit de guerre par Kant, interprète de la raison philosophique et de la conscience civilisée. Elles se résument en celle-ci : c’est que tout en faisant la guerre il faut se proposer pour but la substitution d’un état juridique à l’état de nature, de la loi à la force. La guerre entre les peuples honnêtes ne peut être qu’un moyen d’arriver à ce but. Cela seul peut excuser l’usage de la force, de s’en servir pour arriver à s’en passer un jour.

Il faut en même temps se garder de rien faire qui rende impossible d’arriver à ce but. Tous les moyens de défense et d’attaque sont permis, sauf ceux qui empêcheraient le retour des nations à cet état si désirable. Kant cite particulièrement, parmi les moyens interdits par le droit des gens, non-seulement l’assassinat et l’empoisonnement, que réprouvait déjà le droit antique, mais l’espionnage et les fausses nouvelles. Les raisons qu’il en donne ne manquent ni d’intérêt ni d’à-propos. D’une part, ces moyens perfides rendraient impossible de fonder dans l’avenir une paix durable entre les nations qui les auraient employés, en détruisant à tout jamais la confiance entre elles. D’autre part, ceux que l’on emploierait à cette œuvre de mensonge souilleraient leur conscience au point de se rendre indignes du rang de citoyens, même dans leur patrie, et l’état qui s’en servirait se rendrait également indigne de compter pour une personne morale dans les rapports des états entre eux. Enfin, car rien n’échappe à la perspicacité du moraliste, il faut bien reconnaître que la guerre donne le droit d’imposer à l’ennemi vaincu des fournitures et des contributions, mais non de piller le peuple, c’est-à-dire d’arracher aux particuliers leurs biens. Ce serait là une véritable rapine, puisque ce n’est pas le peuple vaincu, mais l’état, sous la domination duquel il était, qui a fait la guerre par son entremise. C’est un grand et beau principe, bien digne de passer dans la législation et la pratique des peuples, à savoir que les guerres ne se font pas de nation à nation, qu’elles se font uniquement entre les armées, qui représentent les gouvernemens.

À ces conditions, si parfois la guerre vient à interrompre l’œuvre de l’humanité, la civilisation et le progrès, on peut du moins espérer qu’elle ne l’arrêtera pas complètement. N’est-il pas piquant de relire, à la distance de quatre-vingts ans, ce beau chapitre de droit naturel écrit par un Allemand à l’usage de ses compatriotes ? Cet Allemand était le plus honnête et le plus scrupuleux des hommes, quoique Prussien. On sait d’ailleurs que ses leçons n’ont pas été perdues dans la doctrine des universités d’outre-Rhin. Elles forment la base de l’enseignement juridique, et nul n’a jamais songé à y contredire même sur les rives de la Sprée. Je me persuade que vers l’année 1832, quand le jeune Otto, alors baron de Bismarck, étudiait le droit à Berlin, il commentait ce chapitre sans y faire aucune objection. Si jamais, dans cette tempête de sang qu’il soulève autour de lui, l’illustre chancelier vient à penser à Emmanuel Kant et à sa Doctrine du droit, comme il doit rire à part lui des leçons naïves de son vieux maître, et comme l’ingénuité du bonhomme doit lui sembler plaisante ! Autour de lui cependant se presse toute une population de jurisconsultes, de lettrés et de savans qu’il faut contenter. Comment faire ? Sans doute il a réduit au silence des scrupules plus graves et des réclamations plus embarrassantes ; mais il est Allemand, et à ce titre il semble qu’il doive compter quelque peu avec le pédantisme de ses compatriotes. Son armée est remplie d’étudians en philosophie, en théologie, en droit, de professeurs de tous degrés et de toutes sciences, qui ont laissé les livres pour le fusil Dreyse. Comment le chancelier du nord s’y prendra-t-il pour rassurer toutes ces consciences scolaires, pour mettre d’accord ces étudians et ces professeurs avec leurs classiques, avec Kant surtout, le dieu de l’école ? Comment l’habile homme va-t-il régler ses comptes avec la philosophie et la science des universités ?

La difficulté est moindre que nous ne l’aurions supposé avant l’expérience qui vient d’être faite. Il y a deux morales ou, si l’on aime mieux, deux consciences à la disposition de la nation allemande : celle des universités et celle des camps, celle des livres et de la vie privée qui n’a aucun rapport avec celle de la politique. On pourrait même dire qu’il y a deux Allemagnes : l’une idéaliste et rêveuse, l’autre pratique à l’excès sur la scène du monde, utilitaire à outrance, âpre à la curée. Nous vivions depuis longtemps à cet égard dans un malentendu presque ridicule. L’épreuve a été rude ; mais nous en profiterons, et nous saurons maintenant ce que peut cacher de haines sourdes, de convoitises très matérielles, de passions tenaces, le cœur de ces spéculatifs, amoureux de Gretchen et voués au sanscrit.

C’est le cas de mesurer la distance qui sépare la théorie de la pratique d’un peuple. Rien n’égale la hauteur des déclarations scientifiques de l’Allemagne, la délicatesse de sa conscience esthétique et morale, la culture de son intelligence. A lire ses philosophes, tels que Hegel, ses historiens, tels que Gervinus et Mommsen, ses théologiens, tels que Strauss, on dirait que tout le mouvement des idées, depuis que l’humanité pense, aboutit à eux, que l’Allemagne est la raison finale de l’humanité, le point culminant de l’histoire, le foyer prédestiné d’où rayonnera un jour la transformation du monde par la raison pure, la civilisation par la science. Je comprends qu’en vivant presque uniquement dans l’atmosphère capiteuse de ces livres et de ces idées, un certain nombre de nos compatriotes se soient laissé gagner à cette contagion de l’idéalisme germanique, et qu’ils aient bu à longs traits l’ivresse dans les coupes enchantées que leur présentaient ces penseurs, ces philosophes, ces poètes, Schiller et Goethe, Lessing, Kant, Schelling, Hegel. Et déjà cependant, si l’on y réfléchit, que de mélanges d’erreurs et de vérités, quel trouble d’idée, quelle confusion de la morale et de l’histoire, du droit et du fait, dans les formules où se résume obscurément et dogmatiquement la pensée de Hegel ! Quelle tendance équivoque à démontrer que le fait a toujours raison, à faire évanouir les responsabilités morales dans l’ordre supérieur d’une dialectique qui les absorbe, à justifier l’événement par la formule de sa nécessité, à répandre enfin sur le succès l’infaillible amnistie des explications transcendantes qui démontrent l’accord de ce qui réussit avec la marche providentielle ou fatale de l’humanité ! Il y a là incontestablement le germe de la pire des corruptions, la corruption de ce qu’il y a de meilleur, la philosophie de l’histoire et celle du droit.

Mais c’est surtout lorsqu’on quitte les hauteurs de la formule, où chaque chose se transfigure et s’évapore, pour descendre dans la réalité, que l’on voit éclater le désaccord entre la conscience théorique du peuple allemand, celle qui se forme avec les livres, et sa conscience pratique, celle qui s’exprime par sa manière d’agir à travers le monde. En vain fera-t-on valoir à nos yeux la force d’invention dans la philosophie et dans la science par laquelle l’Allemagne prétend dépasser depuis longtemps la France, sa puissance d’application, sa vaste et profonde érudition, cette instruction répandue dans toutes les classes et à tous les niveaux de la société, la sollicitude religieuse pour les intérêts spirituels et moraux des populations, la capacité politique que l’on réclame au détriment de notre pauvre pays éternellement agité. Je ne conteste aucun de ces titres, que la complaisance du patriotisme allemand aime à mettre en lumière, et que notre naïveté accepte si docilement ; mais je cherche avec une profonde tristesse à quoi donc servent ces magnifiques efforts de l’esprit humain et cette instruction si largement répandue sur tout un peuple, si tout cela n’aboutit pas à un progrès moral, à un adoucissement des passions brutales, à une transformation de l’état de nature, si tout cela n’a pas pour conséquence de dompter la bête féroce prête à rugir dans le cœur de chaque homme, si le premier résultat n’est pas précisément de tempérer la dureté de la victoire antique et d’humaniser la guerre ? Qu’est-ce donc que la civilisation, si elle n’est qu’un peu plus de connaissances théoriques, si elle n’est pas en même temps plus de justice et de charité ? Et que vaut toute notre science humaine, si la conscience n’en profite pas ?

Or nous venons de voir sur un grand et tragique théâtre les mœurs de la guerre que nous ont apportées ces populations lettrées et scientifiques. Je le demande aux plus modérés, aux admirateurs de cette littérature et de cette philosophie, que je tiens pour mon compte en si haute estime, de cette civilisation qui nous faisait entrevoir quelque chose comme l’aurore d’un monde nouveau ; je le demande à ces intelligences que la poétique élévation de l’esprit allemand avait séduites, à ces âmes nobles qu’avait ravies l’innocence patriarcale de ces peuples : qu’avons-nous vu dans cette effroyable guerre ? Quelle race nous est apparue ? Quelle notion du droit public a-t-elle fait prévaloir ? Est-elle restée fidèle aux préceptes de son grand moraliste, d’Emmanuel Kant ? S’est-elle montrée digne d’avoir produit de son sein de si belles et de si hautes leçons de morale ?

Il ne faut pas confondre, il est vrai, dans un jugement précipité des nationalités distinctes et qui méritent de rester distinctes, bien qu’elles aient eu le tort grave de se laisser engager au-delà d’une guerre défensive, et que l’esprit satanique de conquête les ait trop facilement entraînées. Les élémens divers de cette grande confédération, plus militaire encore que politique, unis pour nous détruire, Bavarois, Wurtembergois, Hanovriens, Saxons, ont paru à plusieurs reprises vouloir et mériter qu’on leur fît une place à part dans nos appréciations. Eux-mêmes réclament (c’est leur point d’honneur) le droit de n’être pas confondus avec les Prussiens. Cette distinction est de toute justice. Elle tient compte des tentations subies, des complicités par intimidation, de ces résistances difficiles qui auraient coûté cher à certaines nationalités trop faibles, à ce qu’il paraît, pour rester honnêtes devant l’ordre ou la menace de la Prusse.

C’est contre l’esprit de la Prusse que l’histoire instruira ce grand procès. Cet esprit a été dans cette guerre ce qu’il a été depuis près de deux siècles, l’esprit de conquête par la force ou par la ruse. L’histoire de ce peuple n’est qu’une longue série de coups obliques ou droits, d’une moralité plus que douteuse, portés sur ses voisins ou ses alliés. On a appelé la Prusse la Macédoine des temps modernes. Le mot est juste. C’est la même ambition à froid, la même politique astucieuse, calculatrice et tenace, servie par l’instinct ou le génie militaire de ses rudes souverains. Toute cette grandeur de la Prusse s’est composée laborieusement, pièce à pièce, d’acquisitions violentes aux dépens des états voisins, de concessions imposées à des principautés plus faibles, de portions de larcins faits en commun avec des puissances peu scrupuleuses, comme il advint pour les trois démembremens de la Pologne, dont la Russie jeta dédaigneusement une part à la convoitise prussienne. Cette histoire pourrait porter pour épigraphe ce mot qui vient si naturellement aux lèvres du chancelier du nord quand une discussion le gêne ou qu’un obstacle s’élève : la force prime le droit. On pouvait croire cependant, on pouvait espérer que la Prusse, devenue la tête politique et militaire de l’Allemagne, aurait changé ses sentimens et ses mœurs, comme il arrive parfois aux parvenus qui veulent faire honneur à leur fortune. Non ! malgré les progrès scientifiques et intellectuels dont elle est si fière, en dépit des leçons de ses philosophes, au fond, elle n’a pas changé. Elle est restée la même avec plus de politesse dans les formes, mais sans rien abandonner de ses instincts primitifs, de sa dureté et de sa rapacité.

C’est bien une guerre de conquête qu’elle nous fait, on le voit clairement aujourd’hui. En outre et malgré les apparences, c’est la Prusse qui a voulu cette guerre. Ce qui nous empêche de voir juste en France dans les responsabilités de la lutte, c’est le souvenir du gouvernement imprévoyant qui l’a commencée ; mais oublions un instant, si c’est possible, la série de fautes sans nom et de défaillances sans excuse par lesquelles ce pouvoir s’est perdu et a manqué perdre la France avec lui. Essayons de discerner les choses dans leur origine et de déterminer pour chacune des deux nations sa responsabilité et son rôle. La part de la France est assez lourde sans qu’on l’aggrave encore. Elle porte le poids des duplicités malheureuses d’un gouvernement qui passait son temps à jouer au plus fin, à ce jeu où le malheur voulut qu’il ne fût pas le plus habile. Elle a épuisé tout ce que peuvent produire d’humiliations et de désastres la légèreté et l’infatuation poussées au-delà du vraisemblable. Elle a été punie par la malveillance de l’Europe d’une déclaration de guerre inopportune. Elle a failli périr pour avoir abandonné en des circonstances si graves la direction de ses affaires à des esprits légers ou à des volontés inertes ; mais la faute de la France est d’avoir souffert qu’on déclarât la guerre à contre-temps et sans l’avoir préparée. Le crime jusqu’ici impuni et triomphant de la Prusse est de l’avoir voulue et poursuivie avec l’astuce et la ténacité de gens froidement passionnés qui, ayant résolu de tuer un homme, ont l’art de se faire provoquer par leur victime. En vérité, aucune fatalité ne nous aura été épargnée dans cette guerre. A tous nos malheurs nous avons joint toutes les maladresses, la pire de toutes, celle de paraître les agresseurs quand nous ne l’étions pas.

On nous assure que la Prusse n’a pas désiré la lutte, seulement qu’elle l’a prévue inévitable, qu’elle l’a vue venir avec une patriotique tristesse. Que ne laissait-on l’Allemagne se constituer à son gré, accomplir pacifiquement son mouvement providentiel d’harmonie et d’unité, l’orbite prévue par tous les astronomes de la politique et marquée d’avance par la mathématique éternelle qui régit l’histoire comme elle règle les cieux ? On reconnaît à ce discours les hégéliens de Berlin et ceux même de Paris. Dans un langage plus précis, M. de Bismarck nous dit que l’unité allemande était une œuvre purement allemande, que nous n’avions aucun droit à nous en mêler, même à nous en inquiéter, que Sadowa ne nous regardait pas. Certes nous n’aurions rien à répondre, si cette unité s’était faite toute seule, spontanément, s’organisant sans effort dans les institutions et dans les faits, transformant le sol et l’histoire d’un grand pays, s’il était vrai enfin que la France fût venue troubler l’opération mystérieuse. Est-ce bien ainsi que les choses se sont passées ? Tout le monde sait que, pour achever le grand œuvre, il a fallu que l’alchimiste versât des flots de sang allemand au fond du creuset où la fusion devait s’accomplir. Si jamais le compelle intrare trouva son application, c’est dans cette sombre histoire qui va de 1864 à 1866, qui commence au Slesvig usurpé, qui finit au roi de Hanovre dépossédé, à l’Autriche vaincue et rejetée hors du giron allemand. On a dit avec raison qu’une pareille unité ressemblait fort à l’union des travaux forcés sous le sceptre du bon roi Guillaume. Là est la vraie cause de la guerre, et non ailleurs. L’œuvre de l’unité était si bien une œuvre artificielle qu’elle n’aurait jamais pu s’accomplir par la simple terreur prussienne. Il y fallait joindre la terreur française pour consommer l’opération et réduire les élémens réfractaires. C’est ce que fit avec un art supérieur M. de Bismarck, recueillant avec soin, fomentant cette semence vivace de haine et de vengeance qu’avaient laissée les conquêtes du premier empire, et que ravivaient les maladresses menaçantes et la politique cauteleuse du second empire. Depuis 1866, il devint visible que la guerre avec la France était l’unique ressort de la politique prussienne, l’objectif proposé à tous les peuples de la confédération du nord et du sud, en vain séparés par les traités et se réunissant au-dessus des rives diplomatiques du Mein dans la crainte du même péril et dans la même espérance de vaincre.

Et l’on vient nous parler de l’inqualifiable agression de la France ! Il y a encore des naïfs pour prétendre que la Prusse était de bonne foi dans l’étonnement qu’elle a si bien joué au mois de juillet dernier ! On s’attendrit à la peinture du roi Guillaume se jetant dans les bras du prince royal et versant des larmes d’émotion douloureuse ! C’étaient bien des larmes en effet, mais de joie. Le roi de Prusse se voyait empereur d’Allemagne, le tour était joué.

Plaçons en regard de ces royales comédies les idylles chantées dans les universités et les temples allemands à l’occasion de cette guerre. Parmi plusieurs morceaux empreints d’une mansuétude infinie, on a remarqué le discours de M. Du Bois-Reymond, recteur de l’université de Berlin, savant distingué d’ailleurs, le même qui s’excusait un jour, avec un goût exquis, de l’affront involontaire qu’il faisait à ses auditeurs berlinois en portant devant eux un nom français. « Comment avons-nous mérité l’infortune de cette guerre, disait-il d’une voix qui voulait être émue le 3 août dernier, nous, — le peuple le plus modéré, le plus équitable, le plus patient, le plus pacifique, le plus laborieux que la terre ait jamais porté ? Depuis le roi sur son trône jusqu’au dernier manœuvre, nous pouvons tous lever les bras au ciel et nous écrier : Soyons desséchés si nous avons la moindre part à ces crimes… Nous ne demandions qu’à demeurer en paix… Jamais nous n’avons eu l’audace de convoiter un pouce de sol étranger ; que dis-je ? lorsque nous songions à cette Alsace que les Mémoires de Goethe ont comme rapprochée de nos cœurs, ce n’était jamais qu’en nous résignant à la voir à jamais perdue par notre faiblesse passée ! » À ce tableau d’innocentes félicités, on se sent pleurer de tendresse. Et maintenant qu’une politique implacable prétend nous ravir nos chères provinces, ces lambeaux saignans de l’âme de la patrie, la voix de ce bon peuple, « le plus modéré, le plus équitable, le plus pacifique que la terre ait porté, » va sans doute se faire entendre. Erreur : le bon peuple ne veut plus rendre, maintenant qu’il a pris. Il a reçu pour cela des ordres d’en haut. La voix divine lui a parlé par l’organe de M. de Bismarck. C’est un pieux pasteur qui le déclare dans la Nouvelle gazette évangélique de Berlin. « Depuis qu’une plume qui ne se trompe pas a écrit que la paix ne se ferait pas avant que la possession de l’Alsace et de la Lorraine nous fût garantie, tous les cœurs allemands se réjouissent, car ils ont le sentiment que le sang n’a pas coulé en vain… Que Dieu nous aide en ceci, car la paix comme la victoire vient de lui ! »

Voilà enfin démasqué, dans les aspirations du peuple comme dans la politique du souverain, le vrai but de la guerre : écraser la France, la ruiner au profit d’une nation jalouse, d’un peuple haineux et rapace ! C’est précisément ce que la théorie de Kant flétrit sous le nom de guerre d’extermination. Cette guerre, elle a été préméditée avec la plus patiente obstination, étudiée d’avance dans tous ses détails avec une précision infaillible, préparée avec toutes les ressources de la science. C’est quelque chose comme un guet-apens gigantesque soumis aux lois infaillibles du calcul. Lutter à outrance qui n’a de mesure de la part de nos ennemis que la possibilité de vaincre toujours ; lutte qui réalise, par ses proportions, ce mot farouche du prince Frédéric-Charles : « nous irons partout, partout ! » Guerre implacable non-seulement en vue de la conquête mais contre une race, résultant de jalousies séculaires, de haines accumulées pendant des siècles, passionnée par des revendications d’un prétendu droit à la suprématie germanique ! C’est la teutomanie en un mot, si vertement raillée par Henri Heine, et qui sévit avec une égale violence chez les hobereaux et chez les démocrates de Berlin, chez les savans comme Gervinus et Mommsen, et chez les généraux comme le prince Frédéric-Charles et M. de Moltke !

Mais cette guerre même pourrait se faire, je ne dis pas avec des sentimens chevaleresques, — ce serait trop demander à ce peuple, — du moins avec quelque notion de ce droit des gens qui empêche la victoire de tomber au-dessous d’elle-même, ce droit que chaque nation a intérêt à respecter quand elle est la plus forte, puisqu’elle peut être la plus faible à son tour. Le droit a cela d’admirable en effet, que ce qu’il obtient de la force triomphante, il le lui rend au jour qui ne manque jamais où cette force succombe. Le frein que le droit impose à chacun devient pour tous une garantie. Je ne sais, à vrai dire, quand ce jour arrivera pour la Prusse ; mais ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il arrivera pour elle comme il est arrivé pour le vainqueur d’Iéna. Or ce jour-là quel principe du droit des gens pourra-t-elle invoquer à son profit, elle qui les aura tous violés contre les autres ?

Nous avons montré la préméditation, le dessein arrêté, le but de la guerre que l’on nous fait. La manière dont on la fait est en rapport avec l’honnêteté du but. Quelle triste et repoussante peinture on pourrait tracer des procédés prussiens employés dans cette campagne, comme supplément aux moyens matériels, et que M. de Bismarck appelle les moyens moraux, par la plus cruelle des antiphrases ! On croyait jusqu’ici que les moyens moraux à la guerre, c’était l’unanimité d’un peuple, son empressement à se lever en armes, sous l’impulsion de sa conscience nationale menacée, sa solidité dans le combat, son calme devant la mort, acceptée comme la forme suprême du devoir accompli. Je reconnais volontiers qu’aucun de ces moyens n’a manqué à nos ennemis ; mais non, il s’agit d’une autre manière de vaincre ou du moins d’aider la victoire, et de celle-là précisément que répudiait l’honnêteté de Kant. L’espionnage, voilà un des procédés familiers, un des moyens préparatoires de la victoire prussienne. Et ce n’est pas seulement, on le sait, l’art fort légitime et trop peu pratiqué en France de s’éclairer à la guerre, de chercher à surprendre l’ennemi et surtout à n’être plus surpris par lui. Kant entendait autre chose sous ce mot déshonoré, bien qu’il ne connût pas à son degré de perfection cet art qui consiste à tendre sur tout un pays un vaste réseau d’inquisitions secrètes, à envelopper dans ses trames non-seulement la politique et les lois, les forces productives, le travail national, l’industrie d’un peuple, mais encore ce qu’il y a de plus intime, la partie réservée de sa vie, le secret de ses foyers, le bilan exact des fortunes privées, — plus que cela, les aspirations, les sympathies, les haines, tout ce qu’on livre à un ami, mais ce qu’un patriotisme délicat cacherait avec un soin jaloux à la curiosité de celui qui peut être l’adversaire du lendemain. Qu’aurait-il dit, l’austère moraliste, de ces fanatismes choisis pour pénétrer lentement, par degrés, en y employant de longues années et des soins infinis, dans la conscience d’une nation et en violer les plus intimes secrets ? Une fonction de ce genre veut être relevée par le péril couru ; elle s’avilit par l’impunité assurée. M. de Bismarck demandait un jour avec cette ironie hautaine, pire qu’une injure, de quelle essence particulière était fait l’honneur français et en quoi il pouvait différer de celui des autres nations. C’était là une question imprudente. Il faut bien que l’honneur français soit d’une autre nature que l’honneur prussien, puisque le nôtre se soulève à de pareilles peintures. Le dernier des soldats français repousserait avec dégoût cette sorte d’emplois prisés si haut dans vos états-majors. La différence des deux peuples se marque là. Ah ! certes nos défauts sont grands. Nous sommes bien légers, d’une vanité souvent ridicule, d’une ignorance infatuée : il y a eu à certaines époques de la fanfaronnade dans notre courage, nous sommes trop sujets aux abattemens dans l’insuccès ; mais au moins que le chancelier du nord nous laisse la grâce et le mérite de cette loyauté chevaleresque que le plus obscur soldat, paysan de la veille, pratique d’instinct, cette vertu charmante et insensée par laquelle nous avons failli périr, mais qui nous eût valu, dans notre chute, la sympathie des peuples désintéressés et l’amnistie de l’histoire ! Parmi nos pauvres mobiles bretons, il y en a qui ne savent pas le français ; mais ceux-là même, comme ils sont français par le cœur, par leur manière honnête et loyale de combattre ! Ce n’est pas eux qui lèveraient la crosse de leur fusil en l’air sur le champ de bataille pour prendre l’ennemi au piège de sa générosité et le fusiller à bout portant ! Ce n’est pas eux qui auraient jamais cette méchante et lâche idée d’abriter sous le drapeau des ambulances des convois de poudre et de munitions. — Vous nous avez jusqu’ici vaincus, monsieur le comte ; mais quand même vous nous réduiriez aux dernières extrémités, quand vous nous écraseriez sous vos canons Krüpp, il y a une chose dont vous ne pourrez pas orner votre victoire. Ni vous, ni ces peuples que vous entraînez à votre suite, vous ne pourrez ajouter à votre sanglante auréole ce rayon d’une flamme immatérielle qui éclaire et console nos défaites en attendant qu’il décore nos tardifs succès : l’honneur.

Parlerai-je de ces autres moyens moraux que l’on dirige d’une main si sûre, de cette conspiration permanente avec l’émeute dans les pays que l’on mine sourdement ou dans les villes que l’on assiège, de ces menées et de ces intrigues avec le désordre qui sont un crime, non pas seulement contre un état, mais contre l’humanité ? — Il y a surtout un procédé où nos ennemis excellent, c’est celui des fausses nouvelles. Il faut croire que ce procédé avait de profondes racines dans la tradition du pays et l’instinct de la race, puisqu’il est l’objet tout spécial de l’honnête indignation de Kant. Cette méthode vraiment prussienne de la mauvaise foi appliquée à la guerre, le prince Frédéric-Charles pourrait l’appeler l’art de combattre les Français aussi justement que la tactique qui nous a valu plus d’une sanglante défaite. Personne n’ignore combien nous sommes faciles aux impressions, nerveux, impatiens d’événemens. exaspérés par la séquestration morale qui nous isole du reste du monde. Que fait-on ? On ne nous prive pas entièrement des nouvelles du dehors ; on nous les ménage, on les choisit, on les fait passer par le filtre de la haine la plus clairvoyante ; les mauvaises passent d’emblée ; on les exagère à plaisir, au besoin on les invente. A Metz, à Verdun, on obtient des capitulations par d’odieux mensonges. Nous les avons vus ici même, nous les voyons tous les jours à l’œuvre, ces artisans de fourberies. Nous savons comment on pratique cet art de démoraliser son adversaire, comment on agit sur nos avant-postes crédules, comme on ébranle ces bravoures prêtes au combat et à la mort, mais non à une mort inutile, en les leurrant de la perspective d’un armistice déjà conclu, d’une paix prochaine. Dans ces attentes vaines, le courage se détend, l’esprit d’une grande cité se déshabitue de la lutte ; on oublie vite les résolutions prises, les habitudes de la vie nouvelle acceptées avec un sombre enthousiasme. — Il se produit comme un affaissement des volontés et des cœurs, et cette défaillance vaut pour l’ennemi plus qu’une victoire sur le champ de bataille. — Un jour, ce sont des catastrophes inattendues que l’on nous annonce et qui, viennent ruiner les restes chancelans de nos espérances. — Un autre jour, c’est un retour inouï de fortune, une grande victoire dont la nouvelle éclate comme une fanfare dans nos rues, sur nos places, dans notre ciel, dans nos cœurs, partout à la fois. Perfidie pire que toutes les autres ! d’où est-elle venue cette nouvelle ? qui l’a donnée ? qui l’a garantie ? On ne sait ; on commence à douter : à la fin de la journée, il se trouve que c’était encore une déception. La réaction est terrible ; la colère d’abord, l’abattement ensuite et d’autant plus profond que l’esprit public tombe de plus haut. — Jamais ce mortel engin de la fausse nouvelle n’a été manié par des mains plus redoutables. Autour de Mayence, en 1793, les ancêtres de ceux qui nous assiègent aujourd’hui faisaient passer à nos généraux des exemplaires d’un Moniteur de la république française fabriqués pour la circonstance. En 1870, n’avons-nous pas vu à Versailles un puissant ministre se faire journaliste pour exercer plus à son aise cette honnête industrie à jour fixe ?

D’autres fois c’est l’intimidation, la terreur qui est à l’ordre du jour. On veut ainsi décourager nos malheureux paysans, coupables de combattre sur le seuil de leur maison ou derrière la haie de leur jardin sans un uniforme sur le dos ni une commission régulière dans leur poche. On se plaint dans les gazettes allemandes du fanatisme français, qui, en se défendant comme il peut, impose aux envahisseurs l’obligation de frapper des coups si durs pour ceux qui les reçoivent, plus durs, nous assure-t-on, pour ceux qui les donnent. C’est qu’en effet ces villages brûlés, ces populations entières expropriées par la flamme et les baïonnettes de leurs foyers et de leurs champs, ces abominations qu’on n’avait pas vues depuis les bas siècles de l’histoire, il était réservé à notre temps de les voir se multiplier sur tous les points du territoire envahi, sous la main d’une armée qui est moins une armée qu’une nation, et d’une nation qui se prétend la plus morale et la plus civilisée du monde ! Ce qui restera le trait caractéristique de cette guerre, c’est l’esprit méthodique qui y préside et en règle tous les détails. Il y a tout un code de la destruction où les incidens sont prévus, les formes de la résistance passive ou active analysées, classées, punies en ordre et par degrés, depuis la réquisition simple jusqu’à la réquisition double, depuis le bon illisible laissé au cultivateur de la Beauce en échange de son troupeau de bœufs jusqu’au pillage pur et simple autorisé et recommandé dans certains cas. C’est la ruine d’un pays codifiée et réduite en formulés. Bien d’autres armées en marche, la nôtre même, on nous l’assure, dévastent trop souvent les pays qu’elles traversent ; mais ne confondons pas la maraude qui se cache et qui est le crime de quelques-uns avec ce pillage officiel, en plein jour, plus terrible mille fois, parce qu’il est la légalité appliquée au vol, le larcin sans appel. Une province ennemie où d’autres soldats ont passé a la chance de n’être appauvrie que pour quelques semaines. Là où la méthode prussienne a passé, elle a fait scientifiquement son œuvre, et l’œuvre est bien faite : tout est vide dans la chaumière et dans le village, tout est détruit ou pris. C’est la glorieuse différence d’un peuple méthodique avec ces nations étourdies qui font tout au hasard, au mépris des règles et des formalités !

Les Anglais eux-mêmes, témoins si stoïques de nos premiers malheurs, commencent à s’émouvoir d’un pareil spectacle. L’un d’eux déclarait l’autre jour qu’il est bien difficile de juger aujourd’hui, d’après de tels actes, « que la Prusse porte l’étendard de la moralité… Ce sont en tout cas de singulières leçons que nous donnent ces pionniers de la civilisation… Malheur à eux, ajoutait-il, s’ils ont un revers ! Ils ont peu de merci à attendre des propriétaires de maisons détruites, de villages ruinés par des contributions forcées, de familles réduites au désespoir par la misère, des pères de francs-tireurs tués de sang-froid. Tôt ou tard il y a une Némésis pour la cruauté. »

Nous avons affaire à des Attilas lettrés, savans, philosophes et jurisconsultes. Est-ce une consolation, et qu’y gagnons-nous ? Est-il plus doux pour nos paysans de tomber au coin de leur chaumière incendiée, frappés à mort sous la formule d’un droit de fantaisie, que massacrés simplement et sans phrase par la hache d’un barbare ? Ce qui est triste pour l’histoire de l’humanité, c’est qu’en nous faisant cette guerre inexpiable, nos ennemis ont semé derrière eux une haine éternelle. Cela ne s’était jamais vu au même degré. Nous avons été, dans ce siècle, en guerre avec les Anglais, les Russes, les Espagnols, les Autrichiens. Pas une rancune sérieuse n’a survécu à cette nécessité sanglante de la politique qui a eu son jour, qui n’a pas eu de lendemain dans le ressentiment des peuples. Ici combien tout diffère ! On dirait que nos ennemis le sentent, et c’est pour cela sans doute qu’ils veulent nous écraser. Ils ont peur, s’ils se retirent avant de nous avoir détruits, de laisser vivre derrière eux la vengeance.

Cet esprit prussien, dans ce qu’il a à la fois de sophistique et d’intraitable, semble s’être incarné dans un homme. Ce sera pour l’historien de l’avenir un type curieux à étudier que celui du chancelier de la confédération du nord. Qu’il réussisse ou non dans son œuvre monstrueuse, qu’il laisse après lui dans sa patrie le renom d’un homme de génie (à quel prix, grand Dieu !) ou celui d’un homme funeste, auteur des catastrophes terribles qu’il s’expose à déchaîner sur son pays, il restera comme un des problèmes les plus irritons proposés à la psychologie et à l’histoire. Cet homme-là est vraiment un phénomène dans l’ordre moral. Les correspondans des journaux anglais, groupés autour de l’état-major prussien, l’étudient avec une obstination où perce déjà comme une vague inquiétude. Ils nous représentent dans leurs familières peintures ce Prussien massif de carrure, colonel et diplomate, on ne sait trop, autant soldat qu’homme d’état, prompt à la colère et à la riposte, grand abatteur de besogne, doué d’une puissance extraordinaire d’application, connaissant à fond tous les pays de l’Europe, se servant de sa vaste mémoire comme d’un magasin où sont tenus en réserve, classés, étiquetés, les innombrables casiers de la statistique universelle. C’est là l’homme extérieur ; mais qui pourra pénétrer dans les replis de cet esprit étrangement complexe ? Qui pourra peindre ce mélange de souplesse et de hauteur, ce sceptique empressé jusqu’à la flagornerie auprès des puissances dont il n’a pas bien mesuré encore la profondeur ou le vide, insolent et rodomont dans le triomphe ? Obstination invincible, arrogance implacable, glaciale ironie, vrai Méphistophélès de cour, se servant indifféremment selon l’heure du vrai et du faux, mentant presque toujours, et parfois, pour mieux tromper son monde, disant même la vérité, employant à propos au service de sa cause l’intempérance calculée de son langage, raisonneur à outrance, dialecticien sans vergogne entreprenant de démontrer à M. Thiers que personne plus que lui ne désire l’armistice, puisqu’il n’y met qu’une condition, c’est que Paris consente à mourir de faim ! Tout cela revêtu de vives saillies et d’une familiarité charmante, sauf à certaines heures où la discussion se serre, où sa mauvaise foi est à la gêne, et où éclatent enfin avec une sorte de joie barbare, comme si elles avaient été trop longtemps contenues, l’infatuation de la force et l’impertinence du succès ! Ces jours-là, ce sont les jours de sincérité de l’illustre chancelier ; mais il arrive alors à cette terrible sincérité de commettre des fautes irréparables, comme à Ferrières, où l’on a laissé voir ce qu’on avait dans le cœur de haine contre la France. C’est un tort. Un diplomate peut manquer de sens moral, cela s’est vu ; il n’a jamais le droit de manquer de goût, même à l’égard d’un vaincu. L’homme réel s’est montré cette fois, et cet homme, c’est le génie même de la Prusse, âpre et implacable.

Voilà pourtant ceux qui veulent nous régénérer ! C’est leur grande prétention à tous. Je doute que M. le comte de Bismarck ait une foi bien profonde dans la Providence ; elle se résume pour lui en beaucoup d’artillerie. N’importe : lui aussi, il accepte sans rire son rôle providentiel, comme toute la Prusse, revêtue, pour punir nos péchés, du glaive de justice. En vérité, à tous nos malheurs il ne manquait plus que ce ridicule. — Être vaincu par eux était dur ; mais être châtié par eux ! être moralisé par eux ! c’est bien la guerre pénale (bellum punitivum) dont Kant se moquait avec une spirituelle bonhomie. Que voulez-vous ? ces gens-là, du plus humble au plus puissant, sont tous des pédagogues. Ils sont les maîtres d’école de l’humanité. Lisez les déclamations puériles de M. Mommsen ou de M. Du Bois-Reymond, et comparez-les aux déclarations du roi Guillaume. Tous, ils veulent « nous rendre des mœurs. » Le mot est consacré. C’est pour nous rendre des mœurs qu’ils viennent incendier nos fermes, dépeupler nos campagnes par la terreur. C’est pour nous faire expier les crimes de Mme Bovary et les folies de M. Offenbach qu’ils sont venus mettre à feu et à sang l’Alsace et la Lorraine. C’est pour châtier les oisivetés de notre jeunesse dorée, les légèretés de Paris, sa littérature de mauvais boudoirs et de journaux malsains, les corruptions publiques et secrètes de la cour et de la ville, qu’ils sont venus traînant à la suite de leurs hordes ces honnêtes chariots allemands sur lesquels s’accumulent les dépouilles de nos provinces, et qu’ils renvoient chez eux avec les bénédictions du prévoyant père de famille, le vaillant soldat de la landwehr !

Justiciers, ils le sont tous ; mais le grand justicier, c’est le roi Guillaume. Ce souverain est moins un homme qu’un principe. Il est la justice et la miséricorde, il est la loi vivante et l’amour, il est le châtiment et la bénédiction. Par nature, il est le plus doux des hommes ; sa piété et sa tendresse n’aspiraient qu’à se répandre sur le monde. Il aurait voulu passer sa vie à parcourir la Prusse, bénissant, édifiant ses sujets, ses enfans ; mais une mission terrible lui a été donnée d’en haut. Il faut qu’il fasse la guerre aux ennemis de la Prusse, qui sont les ennemis du ciel. Soldat de Dieu, il exécutera sa consigne. Et comme son cœur va souffrir ! Un jour, c’est le Slesvig qu’il prend ; un autre jour, c’est le Hanovre, puis c’est Francfort qu’il occupe. Il pleure, mais il prend. Il pleure encore, mais il prend toujours. Survient la guerre avec « son bon frère Napoléon. » Il est le plus fort, c’est tout simple : il combat pour Dieu, Dieu combat avec lui ; entre Dieu et lui, c’est à la vie et à la mort. Aussi comme il répare les mœurs partout où il passe ! Oui, en faisant le vide ! Quelle douceur dans ses moyens de vaincre ! Il fait bombarder Strasbourg à seule fin d’abréger pour cette pauvre ville le temps de l’épreuve : l’incendie de la bibliothèque, la destruction de la cathédrale, ne sont que des artifices de sa générosité. Ici, à Paris, la même générosité lui dicte une conduite contraire. Il lui répugne « de verser la mort et l’incendie sur la plus belle cité de l’univers. » Croyons aussi, pour être justes, que l’artillerie de nos forts aide puissamment ces touchans scrupules. Avec une sollicitude paternelle, il expose à tous les postes de péril ses bons alliés les Saxons et les Bavarois ; c’est pour réhabiliter leur vaillance dans l’opinion de l’Europe, qui semblait en douter. Le témoignage le plus flatteur qu’il puisse leur rendre, c’est de les faire exterminer en ménageant ses propres soldats, qui n’en sont plus à faire leurs preuves. Ainsi dévoué à ses alliés, fier de son armée, pieux et prêt à rendre grâce à Dieu pour les milliers de braves gens qu’il fait massacrer chaque jour, du reste, tout le monde le sait, tendre père, époux fidèle, que voulez-vous de plus ? Guillaume de Prusse est le modèle des rois. »

Certes je ne m’exagère pas les vertus de la France ; mais qu’on ne m’impose pas la tâche trop rude de reconnaître celles de la Prusse, d’admirer la magnanimité de son souverain et l’innocence de son premier ministre ! A propos de cette intolérable prétention de nos ennemis à se porter les justiciers de Dieu, on nous rappelle cette réponse de M. de Vendôme à qui l’on disait un jour qu’il était vaincu pour les péchés de la France et pour les siens : « Eh ! pardieu, vous me la baillez belle ! Est-ce que M. de Marlborough va à la messe ? »

Il connaissait bien cette race, ces souverains, ce peuple, le grand railleur et le grand poète de l’Allemagne moderne, Henri Heine. Avec quelle verve étincelante, avec quel fonds de raison, malgré la passion qui l’emporte, devenu l’hôte de la France, ce « Prussien libéré, » comme il s’appelait, démasque « ces soi-disant représentans de la grande idée allemande, ces faux patriotes dont l’amour pour la patrie ne consiste qu’en une aversion idiote contre l’étranger et les peuples voisins, et qui déversent chaque jour leur fiel surtout contre la France ! » Il ne cessait de nous avertir des progrès sourds et de l’explosion prochaine de la haine des teutomanes. « On ne vous aime pas en Allemagne, vous autres Français, ce qui est presque incompréhensible, car vous êtes pourtant bien aimables… Ce qu’on vous reproche au juste, je n’ai jamais pu le savoir. Un jour, à Gœttingue, dans un cabaret à bière, un jeune Vieille-Allemagne dit qu’il fallait venger dans le sang des Français le supplice de Konradin de Hohenstauffen que vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela depuis longtemps ; mais nous n’oublions rien, nous. Vous voyez bien que, lorsque l’envie vous prendra d’en découdre avec nous, nous ne manquerons pas de raisons d’Allemand. Ne riez pas de ces conseils, quoiqu’ils viennent d’un rêveur… Le tonnerre en Allemagne est bien à la vérité allemand aussi : il n’est pas très leste et il vient en roulant un peu lentement ; mais il viendra, et quand vous entendrez un craquement comme jamais craquement ne s’est fait encore entendre dans le monde, sachez que le tonnerre allemand aura enfin touché son but. » Il est venu, le tonnerre allemand ; il a frappé fort. C’est l’aigle prussien qui l’a apporté. Personne n’observait cet aigle d’un regard plus inquiet que notre poète, et « pendant que d’autres vantaient sa hardiesse à regarder le soleil, lui n’était que plus attentif à ses serres. » Les ambitions hypocrites et militaires de cette race et de ces durs souverains le révoltaient… « Non, s’écriait-il, je ne pouvais me fier à cette Prusse, à ce bigot et long héros en guêtres, ? glouton, vantard, avec son bâton de caporal qu’il trempe dans l’eau bénite avant de frapper. Elle me déplaisait, cette nature à la fois philosophe, chrétienne et soldatesque, — cette mixture de bière blanche, de mensonge et de sable de Brandebourg. Elle me répugnait, mais au plus haut degré, cette Prusse hypocrite, avec ses semblans de sainteté, ce Tartufe entre les états ! »

On dirait une page de pamphlétaire de génie, écrite à l’occasion de la guerre de 1870, — page prophétique en tout cas, à force de justesse dans l’observation des caractères et dans le discernement des causes lointaines. — Je ne voudrais cependant pas conclure cette étude sur un cri de colère. Tâchons d’élever nos âmes au-dessus de ce flot sanglant de haines et de violences qui sépare les deux pays, entraînés à cette lutte par des ambitions folles ou perverses. Gardons ce que nous pourrons préserver de cette noble et libérale sympathie qui devrait survivre entre les esprits cultivés des deux races, les deux grandes ouvrières de la civilisation moderne, et préparer le jour de leur réconciliation dans la justice et dans la paix. Cette réconciliation, je ne l’estime durable qu’à deux conditions : la première, c’est que l’Allemagne revienne aux nobles leçons d’Emmanuel Kant et désavoue à tout jamais celles qu’elle a reçues de M. de Bismarck. La seconde condition, c’est que l’unité, qui est, je le reconnais, dans la destinée de la race germanique et que nous ne devons ni entraver, ni troubler, se fasse par l’esprit allemand, non par l’esprit prussien. — L’esprit germanique, personne plus sincèrement que nous n’en a senti et reconnu l’honnête et naturelle grandeur. Tous nous rendons hommage, en France, à cette simplicité des mœurs de la famille chez nos voisins d’outre-Rhin, à cette sincérité de la vie, à cette profondeur de l’émotion poétique et du sentiment religieux. Il s’y joint, comme par surcroît, la plus grande liberté du travail intellectuel, la haute culture scientifique, et cette conscience réfléchie du droit qui se montre dans leurs livres, qui vient confirmer l’instinctive moralité du peuple, et qu’un dernier progrès réalisera, j’espère, un jour dans leur politique. — Avec cet esprit-là, notre réconciliation sera facile et douce ; mais, pour Dieu ! que ce fonds naturel d’honnêteté ne se laisse plus troubler par les génies malfaisans ! Que la race germanique ne livre plus les trésors de sa science, de son travail et de son cœur à cet esprit de conquête et de ruse qui est l’élément du génie et de l’histoire de la Prusse ! Avec l’unité allemande, la paix perpétuelle pourrait n’être pas un vain rêve. Avec l’unité prussienne, je crains qu’elle ne soit qu’une sanglante chimère.


E. CARO.

  1. Doctrine du droit, de Kant, traduction de M. Barni,