La Morale de la Beauté et de l’Amour, selon le mysticisme contemporain

La Morale de la Beauté et de l’Amour, selon le mysticisme contemporain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 401-435).
LA MORALE
DE
LA BEAUTE ET DE L'AMOUR
SALON LE MYSTICISME CONTEMPORAIN

Félix Ravaisson : la Philosophie en France au XIXe siècle.

La morale esthétique est celle qui identifie le bien avec le beau. Elle peut prendre deux formes différentes : l’une scientifique, l’autre mystique. La réduction scientifique de la beauté et de la moralité à de communes lois, — réduction que nous ne voulons pas tenter ici, — n’a point encore été sérieusement entreprise par les philosophes. Métaphysiciens et moralistes s’en tiennent de préférence à une sorte de mysticisme esthétique : ils cherchent l’origine de la beauté en général, et de la beauté morale en particulier, dans un « principe supérieur tout ensemble à la raison et à la nature, » conséquemment « surnaturel, » selon l’expression familière au représentant le plus autorisé de cette doctrine en France.

M. Ravaisson procède volontiers, dans l’exposition de ses idées, par une méthode d’intuition et de synthèse qui fournit des vues d’ensemble, des échappées sur les profondeurs des choses, plutôt qu’une analyse rigoureuse et précise. De plus, sa belle imagination métaphysique est prodigue d’hypothèses. Ce n’est pas nous qui lui en ferons un reproche, car nous croyons à la nécessité et à la fécondité des hypothèses en philosophie. Elles ressemblent à ces phénomènes de réfraction qui peuvent rendre tout d’un coup visibles des objets éloignés et inconnus. Parfois, sur la côte ligurienne, on voit les montagnes lointaines de la Corse, situées au-delà de l’horizon et ordinairement invisibles, dresser par-dessus la mer leurs pics éblouissans de neige : c’est comme une vision chimérique, et cependant c’est une réalité ; on peut traverser la mer pour vérifier leur présence. Le métaphysicien, lui, ne peut traverser l’océan qui le sépare de la terre inconnue ; peut-être pourtant en aperçoit-il les plus hautes cimes dans les momens où l’atmosphère intérieure est d’une transparence inaccoutumée. Peut-être aussi est-il la dupe d’un mirage. En tout cas, il ne doit pas donner ses hypothèses pour des certitudes ; c’est là, peut-être, ce qu’il nous sera permis de reprocher à M. Ravaisson, qui présente les spéculations les plus problématiques de la philosophie comme un objet de science, « d’expérience » et même de « conscience immédiate. » Il n’a d’ailleurs fait que résumer en traits rapides, mais saillans, la morale esthétique telle qu’il la conçoit. Ce serait, peut-on dire, une réconciliation entre la morale antique de la beauté et la morale chrétienne de la grâce. M. Ravaisson, en effet, propose d’abord de « définir le bien, comme le firent les Grecs, par le beau, puis le beau par l’harmonie et l’unité, ou encore par ce qui détermine l’amour, ou, par l’amour lui-même. » Ensuite, à l’exemple de Pascal, de Biran et de Schelling, M. Ravaisson considère l’amour du bien ou, pour mieux dire, tout amour véritable, Comme constituant un règne de la grâce, une vie proprement « éternelle ; » et c’est cette vie mystique qui, à ses yeux comme à ceux de Biran, est la véritable vie morale. « Ce qu’on nomme en nous le cœur étant un sens spécial et supérieur des affections dont l’amour est le fond, Pascal a pu dire : — La vraie religion est Dieu sensible au cœur. Leibniz a cru que les vertus avaient toutes la leur plus profonde origine, et c’est cette même croyance que saint Augustin avait exprimée avant lui lorsqu’il disait, non comme si l’amour dispensait de toutes les vertus, mais comme si elles devaient en jaillir toutes immanquablement : Aimez et faites ce que vous voudrez[1] ! » Aussi M. Ravaisson blâme-t-il, avec les. théologiens, « la philosophie qui se tient tout à fait à part de la religion, la philosophie réparée ; » il voit « une morale incomplète et, à beaucoup d’égards, plus étroite que celle de l’Évangile, que celle de l’Ancien Testament, que celle même du bouddhisme, » dans toute morale qui, « ne dépassant en rien le cercle de la nature et de la raison, n’irait point chercher sa racine où la nature et la raison ont la leur. » La racine commune de l’esthétique et de la morale, ajoute-t-il, est « le principe surnaturel et supra-rationnel qu’exprime, dans l’ordre religieux et moral, la loi d’amour et de sacrifice connue déjà des religions de l’Orient et que le christianisme a mise dans une si grande lumière. » Ce principe du bien et du beau peut s’appeler l’Amour absolu. A en croire M. Ravaisson, nous en avons en nous-mêmes la « conscience » toujours présente : la plus haute moralité et la plus haute beauté impliquent « l’expérience » de l’absolu. Telle est la théorie par laquelle M. Ravaisson rattache sa morale esthétique à la mystique orientale, comme l’avaient fait avant lui les alexandrins et Schelling. Il n’accepte pas la critique kantienne qui, rejetant l’intuition de l’intelligible admise par les platoniciens, réduit l’absolu à une pure idée dont la réalité en dehors de notre esprit est un objet de doute scientifique et de foi morale. Selon M. Ravaisson, nous connaissons l’absolu par « la plus positive » des expériences ; on peut même dire avec Thomassin, et le père Gratry que nous le sentons, avec Aristote que nous le touchons par une sorte de tact intérieur. En un mot, en ayant conscience de nous-mêmes, nous avons aussi la conscience de « la cause ou raison dernière. » Dés lors, l’absolue perfection n’est pas seulement un objet de croyance, elle est un objet de connaissance. Comme Fichte et Schelling, M. Ravaisson est donc, malgré les dates, un prékantien. L’intuition d’un objet, selon Kant, ne peut atteindre que le sensible ; M. Ravaisson, au contraire, admet une intuition de l’intelligible. D’autre part, la réflexion du sujet sur soi, selon Kant, ne peut atteindre que le sujet lui-même, c’est-à-dire la pensée ; M. Ravaisson, au contraire, admet avec Aristote que la réflexion atteint l’être et l’être absolu. La conscience vraie, qui enveloppe à la fois l’intuition de Platon et la réflexion d’Aristote, est donc, comme l’enseignait Schelling, une conscience du sujet-objet, une conscience de l’absolu, une conscience absolue. Réfléchir sur soi, c’est écarter ces ombres ou nuages qu’on nomme les phénomènes pour retrouver au-dessous le ciel empli de lumière.

Ce retour à la métaphysique et à la morale du mysticisme, en même temps qu’à l’esthétique des philosophes grecs, est une tentative du plus haut intérêt, quoique son auteur l’ait laissée inachevée. Dans une précédente étude, nous avons essayé de faire voir que le mysticisme esthétique ; , par sa philosophie de la nature, est en opposition avec la science moderne, qui ramène « l’art de la nature » en apparence spontané aux nécessités les plus profondes et les plus primordiales de la mécanique : il importe maintenant d’examiner si le mysticisme sera plus concluant dans la philosophie des mœurs. De là les questions suivantes, à la fois morales et métaphysiques, dont il serait superflu de montrer la gravité : — En premier lieu, l’idée de l’absolu est-elle un fondement intelligible pour l’esthétique ou pour la morale, et explique-t-elle la nature du beau ou du bien ? En second lieu, « l’Amour absolu et parfait » est-il l’origine de tout amour, de toute pensée, de toute existence ? Enfin, est-ce à la réalité de cet amour absolu, de ce « bien surnaturel, » qu’est nécessairement liée la destinée de l’humanité et du monde ?


I

Si nous essayons, avec le mysticisme esthétique, de ramener à la notion d’un absolu « transcendant » l’idée de bonté ou de beauté, nous sentons d’abord entre les deux termes une secrète opposition. — Qui dit beauté dit avant tout forme saisissable à l’intelligence, saisissable à l’intuition ; ce qui suppose à la fois, selon la formule antique, variété et unité. Il faut, dans l’objet beau, que la variété des élémens ne soit ni trop grande ni trop hétérogène pour échapper entièrement à notre imagination et à notre pensée ; il faut d’autre part que l’unité ne soit pas trop simple, trop générale, trop indéterminée pour être saisissable. La beauté proprement dite suppose une appropriation de l’objet à nos moyens de connaître et de sentir, qui en permet l’exercice à la fois énergique et facile, conséquemment agréable. Il semble alors que l’objet ait été disposé tout exprès par quelque intelligence pour exercer ainsi nos facultés et par cela même pour nous plaire : il offre dans sa forme l’apparence de ce que Kant appelait une adaptation à notre pouvoir de connaître et de sentir, une « finalité formelle. » En réalité, c’est nous qui nous sommes peu à peu adaptés à la variété et à l’unité des choses ; lorsque cette variété et cette unité ne dépassent pas notre mesure, l’harmonie du dehors avec le dedans produit un sentiment de plaisir. Telles sont, au point de vue de la science positive, les principales conditions du beau. Or aucune n’est applicable à l’idée d’absolu. Cette idée est au-dessus ou peut-être au-dessous de toute forme sensible et intelligible : elle échappe à la connaissance comme à l’imagination et à la sensibilité. Le pur absolu, à parler avec rigueur, ne peut donc être beau.

De même, le pur absolu, au sens propre des termes, n’est pas bon. En effet, l’idée du vrai bien, du bien moral, ne renferme pas seulement une conception vide et métaphysique « d’existence absolue, » « d’être par soi, » de « substance ou de cause première. » Elle ne se ramène pas même à la notion déjà plus déterminée et plus psychologique de puissance absolue, ou, si l’on préfère, de volonté voulant ce qu’elle veut parce qu’elle le veut, c’est-à-dire de liberté absolue. Un tel absolu peut être en lui-même mauvais tout comme il peut être bon : selon Schopenhauer, par exemple, la volonté absolue qui engendre le monde est déraisonnable, absurde de sa nature et, sans même le savoir, produit naturellement le mal en produisant le pire des mondes. Absolu et bien ne sont donc pas immédiatement identiques. Peut-être même l’absolu, s’il y a quelque chose de tel, est-il précisément le plus bas degré de l’existence, la matière la plus voisine du néant, l’être le plus nu parce qu’il est le plus immédiat et exige le moins grand nombre de conditions, la nécessité primordiale d’où toutes les autres dérivent et qui, invincible comme puissance, est ce qu’il y a de plus pauvre comme perfection, de plus étranger à nos idées humaines de moralité ou de bonté. C’est là du moins une des hypothèses plausibles sur la nature de l’absolu ou, comme dit Kant, du « noumène », justement nommé par M. Spencer « l’inconnaissable. » Rien ne nous assure donc qu’il ne soit pas contradictoire au fond d’associer, comme le spiritualisme et le mysticisme ont coutume de le faire, l’idée d’absolu avec celles d’amour, de pensée, de conscience, de perfection, qui perdent tout sens pour nous quand elles ne désignent pas des relations, des rapports au moins idéaux entre plusieurs termes. Ou bien il faut laisser l’absolu dans une complète indétermination, et alors il n’a plus rien ni d’esthétique, ni de moral ; ou bien il faut le déterminer par la totalité de ses effets visibles, et alors on sera obligé d’y introduire le principe premier du mal comme du bien, du laid comme du beau, de la douleur comme de la joie, de l’impuissance comme de la puissance, de la nécessité comme de la liberté. Il y a des siècles que la pensée des théologiens se perd en cet abîme, et nous ne voyons pas comment la morale pourrait trouver un fondement positif, ainsi que le croit M. Ravaisson, dans ce qui est sans fond. Le mysticisme est un effort, selon nous impuissant, pour attribuer une portée surnaturelle à des idées ou à des sentimens tout naturels, comme la beauté, l’amour et la bonté.

Ce qui donne lieu au mysticisme, c’est un fait purement psychologique dont il propose abusivement une interprétation théologique. Ce fait consiste en ce que le sentiment du beau, comme celui du bien, fait naître dans l’esprit un sentiment plus ou moins obscur d’infinité. Ce n’est pas seulement le sublime, comme on l’admet d’ordinaire, c’est le beau lui-même, quoique à un moindre degré et d’une manière différente, qui éveille la notion d’infini et fin devient pour nous le symbole. Voilà le fait d’expérience qui sert de point de départ au mysticisme esthétique et moral. Mais, pour expliquer ce fait, est-il nécessaire d’admettre, avec M. Ravaisson, une réelle « conscience » de l’absolu et de l’infini sous le fini même ? Nous allons voir, au contraire, que le sentiment de l’infini a son explication toute psychologique dans les lois d’association qui régissent les idées, les images et les sentimens.

En premier lieu, avons-nous dit, le plaisir du beau a pour origine le jeu à la fois fort et régulier de notre entendement, de-notre imagination et de notre sensibilité ; or, ce jeu énergique laisse nécessairement, selon les lois mises en lumière par la psychologie et par la physiologie modernes, un excédent de force et d'excitation nerveuse, qui se propage dans le cerveau en ondes de plus en plus faibles. Tout objet beau, — par exemple un paysage, une fleur, un visage, — a sans doute des formes déterminées, et il provoque en nous des idées ou des sentimens déterminés ; mais il éveille aussi par contagion et suggestion un nombre indéfini d'idées, d'images, de sentimens vagues, auxquels répond dans le cerveau ce que les physiologistes appellent une « excitation diffuse. » Ainsi le son d'une cloche, près de nous, ébranle l'air d'une manière distincte et engendre en même temps au loin des ondulations affaiblies, qui vont mourant pour l'oreille en un murmure indistinct ; même quand l'oreille n'entend plus, l'esprit écoute encore et prolonge indéfiniment par la pensée les sons qui viennent de s'éteindre. Tout sentiment d'infini dans l'ordre de la quantité et du nombre est un prolongement analogue ; une loi semblable régit aussi le beau et lui prête un caractère d'infinité. De là un triple effet du beau sur notre entendement, sur notre imagination, sur notre sensibilité. Dans l’entendement, la beauté véritable laisse deviner, sous l'unité de la forme visible, une complexité de fond intelligible, supérieure à tous nos calculs et à notre science bornée. Il n'y a, en effet, de vraie beauté que là où se trouve la vie, tout au moins l'apparence de la vie ; or, qu'est-ce qui distingue l'être vivant d'une machine artificielle ? C'est que, dans la machine, le nombre des rouages est déterminé, connu de nous ; et leurs relations sont pareillement définies, réduites à des théorèmes de mécanique dont la solution est trouvée. Tout y est à jour pour l'entendement ; tout y est décomposé en un nombre fini de parties élémentaires et de rapports entre ces parties. Dans l'être vivant, au contraire, chaque organe est formé d'autres organes qui, comme dit Leibniz, s'enveloppent les uns les autres et « vont à l'infini ; » par cela même, l'être vivant est un ensemble de rapports et une combinaison de lois qui dépassent toujours par leur nombre notre entendement ; d'où il suit que la vie est pour nous un infini numérique où se perd la pensée. D'autre part, les associations et relations d'idées sans nombre que l'objet vivant éveille en nous, ou qu'il nous fait entrevoir confusément sous l'idée actuellement dominante, sont comme l'image intellectuelle de sa propre infinité. Comparez un œil de verre et un œil vivant : derrière le premier, il n'y a rien ; le second est pour la pensée une ouverture sur l'abîme sans fond d'une âme humaine. En même temps que le beau agit ainsi sur l'entendement, il agit dans le même sens sur l'imagination. La perception précise de la beauté s'entoure d'un ensemble d'images vagues et échappant à toute mesure, qui en sont comme la pénombre intérieure. Une beauté qui n'éveillerait rien de semblable dans l'imagination aurait en ses contours quelque chose de trop arrêté, de trop dur et de trop géométrique : elle ne semblerait plus vivre. Aussi le clair-obscur et les demi-teintes, qui enveloppent la beauté vraie d’une sorte d’auréole progressivement dégradée, sont un des élémens essentiels de ce qu’on nomme la grâce. — Le beau produit enfin, dans la sensibilité, un effet parallèle. Autour de l’émotion centrale se répand en nous, sans limites précises, une quantité d’autres émotions indéfinissables. Émotions qui, sous leur douceur même, cachent le plus souvent une tristesse prête à venir : c’est, en effet, le propre de l’infinitude que de satisfaire et de trahir tout ensemble notre puissance de sentir, car, ne pouvant être saisie tout entière, en se donnant elle se refuse, en nous agrandissant elle nous montre notre petitesse, eu nous apportant la joie elle nous apporte le sentiment mélancolique de ce qui est au-delà et au-dessus de nous. Une grande émotion esthétique est ainsi un retentissement de tout notre être, d’abord heureux, puis plus ou moins douloureux. La grâce même, par exemple celle de la fleur ou de la femme, la grâce, cet épanouissement d’une vie au premier abord infiniment riche, est faite de fragilité autant que de force ; et qu’est-ce que sentir la fragilité de la vie, sinon entrevoir une infinité supérieure, celle de l’univers, qui engloutit en soi l’infinité de l’organisme vivant, et qui, par un changement soudain de point de vue, transforme l’infiniment grand en un infiniment petit, en un néant ? Ainsi, de toutes parts les bornes de la quantité, du nombre, de l’espace, semblent reculer et même disparaître dans l’objet beau, gracieux ou sublime. Tel est le premier élément d’apparence mystique qui entre dans le sentiment du beau et dont en réalité peut rendre compte la liaison psychologique des idées, des images ou des sentimens.

En second lieu, l’association des souvenirs étend pour ainsi dire l’émotion esthétique dans le lointain de la durée, comme les associations précédemment décrites retendaient dans le domaine du nombre et de l’espace. Un plaisir esthétique n’est jamais seul et réveille toujours de confuses réminiscences : il est même en grande partie composé de souvenirs plus ou moins inconsciens. C’est un fait que l’école anglaise a suffisamment mis en lumière. Pendant notre vie, par exemple, la couleur rouge, bleue, pourpre, verte, a été liée avec les fleurs, les jours lumineux, les scènes pittoresques de la nature et les plaisirs inséparables de toutes ces impressions : de là, selon la psychologie anglaise, provient le charme de cette couleur. De même, les sons dont le timbre nous émeut et nous touche sont liés le plus souvent au souvenir d’une voix sympathique, aimante ou aimée. Les sensations présentes et les souvenirs du passé se fondent ensemble, pourrait-on dire, comme la couleur principale avec les couleurs complémentaires, comme la note dominante avec les sons harmoniques qui l’accompagnent d’un sourd concert. Mais il est un fait psychologique auquel l’école anglaise n’a pas prêté attention ; c’est que nos sensations et mieux encore nos sentimens esthétiques, en ouvrant à nos regards des échappées sur tout un passé qui dormait dans l’inconscience, produisent par cela même en nous la conscience de l’indéfini dans le temps. Nos impressions actuelles s’entourent ainsi d’un sentiment confus de durée sans limites, qui est encore un mélange de douceur et de tristesse ; car, s’il est doux de sentir sa vie se prolonger dans le passé par le souvenir, il est triste de la sentir pour jamais perdue au moment même où nous paraissions la retrouver. Dans l’émotion du moment se résume et retentit la vie entière, avec ses joies sans doute, mais aussi avec ses peines. De là encore une naturelle transition de la beauté, d’abord à la grâce, puis à la sublimité. D’une part, en effet, le lointain du souvenir donne de la grâce à toutes choses, la grâce de ce qui est à demi enveloppé d’ombre, à demi disparu dans la nuit ; d’autre part, il donne à cette perspective ouverte sur le passé le caractère mystérieux et sublime de tout ce qui semble se perdre en un horizon sans limites.

Un troisième élément du beau tend à produire le même résultat : c’est le désir plus ou moins vague qui accompagne le plaisir esthétique. Tout plaisir tend à se prolonger et, comme il diminue en se prolongeant, à s’accroître pour pouvoir durer : il devient ainsi désir. De plus, il éveille sympathiquement d’autres désirs, en vertu de cette sorte d’ondulation intérieure qui, partant d’un point déterminé, se répand dans tout le système nerveux. Or, de l’association des désirs doit résulter, selon nous, une aspiration qui n’est jamais entièrement assouvie, une attraction vers l’avenir et vers un avenir sans limites, analogue à l’autre mouvement que nous avons vu l’association des souvenirs produire vers le passé. Le cœur oscille alors, pour ainsi dire, entre deux directions dont les bornes lui échappent, entre la série sans fin des choses qui ne sont plus et la série sans fin des choses qui ne sont pas encore. Par ce côté comme par les autres, l’émotion esthétique déborde et tend à franchir ses limites présentes. Notre idée de l’infini et surtout notre « tourment de l’infini » n’est que la traduction plus ou moins abstraite de ce désir inassouvi, de cette aspiration que rien ne peut entièrement satisfaire, de cette volonté qui rencontre partout des bornes et partout veut les dépasser. Tel est le fait psychologique qui a servi de texte aux métaphysiciens : « Partout, disait Plotin, où l’esprit voit encore une forme, il sent qu’il y a quelque chose au-delà à désirer. » Traduisez dans le langage de la science les effusions passionnées de la métaphysique, vous direz que la beauté, par l’émotion même qu’elle produit, éveille d’abord l’idée de la joie complète et sans bornes, c’est-à-dire de la félicité suprême ; puis, comme cette félicité nous dépasse et nous échappe, la joie même tend, au-delà de certaines limites, à se fondre en tristesse et le sourire en larmes :


: Les hauts plaisirs sont ceux qui font presque pleurer.


Enfin une quatrième conséquence, non moins importante, dérive de l’émotion esthétique. Cette émotion, provenant de ce que nous exerçons nos facultés pour elles-mêmes, sans but déterminé et immédiat, sans considération extérieure et sans calcul utilitaire, est en ce sens désintéressée, quoiqu’elle ait sa racine dans l’intérêt profond et primordial de vivre, d’agir et de penser. Par cela même, nous attribuons à l’émotion esthétique une valeur indépendante de notre individualité propre, et l’objet beau nous paraît devoir être beau pour autrui comme pour nous. Expansif et communicatif par essence, le sentiment du beau tend à se partager et nous enlève à la préoccupation exclusive du moi ; il semble donc supprimer les bornes de notre individualité et nous élever à un point de vue impersonnel. De là résulte encore un sentiment de l’infini sous une nouvelle forme, celle de l’universalité. En d’autres termes, la félicité même dont le beau éveille l’idée est un bonheur universel et non pas seulement égoïste. Mais, là encore, l’essor de la pensée et du cœur s’est à peine produit qu’il semble déçu : nous voudrions partager notre émotion avec l’universalité des êtres qui comme nous sentent et pensent : ils nous manquent, et la solidarité de leurs émotions, faisant défaut à la nôtre, laisse la place à cette ombre qui paraît nécessairement envelopper tout bonheur humain.

Les émotions esthétiques finissent ainsi par se rattacher aux émotions sympathiques causées en nous par le commerce avec nos semblables : joies partagées et aussi douleurs partagées, bonheurs et tristesses de la vie en commun, de la pensée en commun, de la mutuelle affection et de l’amour. Nous voyons donc l’émotion dominante, engendrée d’abord par un objet aux formes définies, s’étendre indéfiniment dans toutes les directions et susciter, en un frémissement de tout notre être, une quantité innombrable d’émotions secondaires. La sympathie entre les personnes, par un phénomène tout naturel, produit entre elles une réciprocité d’influence ; elle multiplie les sentimens de l’une par ceux de l’autre et les répercute à l’infini en images de plus en plus lointaines, conséquemment de plus en plus confuses et sans bornes distinctes. C’est ainsi que la sympathie et l’amour, qui sont le désir du bonheur d’autrui, paraissent, comme le bonheur même, envelopper l’universel, l’illimité, l’infini.

Qu’est-ce maintenant que la félicité universelle, sinon le bien même, objet de la morale, et qu’est-ce que la sympathie universelle, sinon la bonté, fond de toute moralité ? Comme d’ailleurs le bien idéal est irréalisable en sa perfection, tout être dont nous voulons et poursuivons le bonheur nous apparaît en même temps comme incapable de le ressentir tout entier. Aussi peut-on dire, avec Schopenhauer, que la bonté enveloppe en soi la pitié, comme la joie enveloppe la tristesse. Pitié, sympathie, bonté, amour, ce sont des noms divers du bien moral. Nous voyons donc le beau se rapprocher du bien. La grâce esthétique touche à ce qu’on pourrait appeler la grâce morale par son caractère de désintéressement et de sympathie. En même temps, elle touche au sublime moral par l’idée qu’elle éveille d’une bonté sans limites, qui, ne pouvant entièrement se satisfaire, devient une pitié infinie. L’objet beau, en tant qu’il nous cause de la joie, est le symbole de l’amour universel ; en tant qu’il peut nous causer de la tristesse, il devient symbole de la pitié universelle. La psychologie peut donc accorder à Platon et à ses disciples, sans pour cela faire appel à la métaphysique du mysticisme, que c’est en définitive le bien, sous les formes les plus diverses et principalement sous la forme supérieure de la bonté, qui donne à l’objet désiré ses grâces, comme à l’être qui désire ses amours. Mêmes pensées dans Schiller et dans Schelling. La grâce, pourrait-on ajouter, est comme le cœur des choses : là où il ne se fait pas deviner, la beauté perd son charme. Si la fleur est gracieuse, c’est qu’elle semble non-seulement vivre, mais sentir et aimer ; en effet, n’est-elle pas l’organe même de l’amour, et, pour le poète, n’est-elle pas de l’amour visible ? La pierre, au premier abord, manque de grâce, parce qu’elle est inanimée ; et pourtant, si je viens à songer que cette pierre est un témoin des plus anciens âges de notre terre, qu’elle a en quelque sorte vécu de la vie même du globe, qu’elle renferme en raccourci les périodes innombrables de siècles qui ont passé en elle, la pierre même alors s’anime à mes yeux : elle s’embellit de cette grâce qui, à divers degrés, se retrouve chez tout être vivant. Bien plus, en me parlant du passé, en rappelant à mon esprit la fuite infinie des temps dont elle garde la marque, elle peut, comme la montagne même dont elle est un fragment détaché, éveiller dans mon esprit le sentiment du sublime. Toute vraie beauté est donc, soit par elle-même, soit par ce que nous mettons de nous en elle, une infinitude sentie ou pressentie.

Nous pouvons maintenant comprendre ce qu’il y a de réel, pour le psychologue, dans l’élément mystique que semblent renfermer le beau et, à un plus haut degré encore, le sublime et la grâce, qui selon nous se retrouvent, au moins en germe, dans toute véritable beauté.

Mais autre chose est d’admettre, comme nous venons de le faire, que la beauté est le symbole du bien et que le vrai bien est l’universel amour, autre chose de réaliser le principe de la beauté ou de la bonté dans un monde transcendant et d’en faire, avec Pascal et tous les mystiques, un être « surnaturel, » identique à l’absolu. L’absolu, comme le noumène de Kant, n’a en morale et en esthétique qu’un rôle négatif et, selon l’expression de Kant lui-même, limitatif. La notion d’absolu, notion d’ailleurs tout indéterminée et indéterminable en elle-même, exprime simplement ce fait que toutes les choses par nous senties et connues comme belles ou bonnes ont des limites, des bornes nécessaires, et par conséquent ne sont pas tout. Le grand inconnu est peut-être meilleur que tout ce qui nous semble bon et plus beau que tout ce qui nous semble beau, mais peut-être aussi n’est-il ni bon ni beau. L’unique avantage moral et esthétique de cette notion, c’est d’humilier en quelque sorte notre pensée et notre volonté, de nous inspirer, avec une certaine tristesse, le détachement de ce qui est humainement bon ou beau. Encore faut-il que ce détachement n’aille pas trop loin et n’aboutisse pas à l’indifférence du quiétisme. Pour éviter cet excès, il suffit de remarquer qu’en définitive l’absolu est un simple x, dont nous ne savons rien, et qu’en lui sacrifiant toute beauté ou bonté réelle, nous risquerions de laisser la proie pour l’ombre. Le pur absolu est la nuit où la lumière de la pensée n’a pas pénétré encore : quand on veut le penser, il fuit, comme l’ombre quand on veut la voir avec une lampe allumée.

Le nouveau dogmatisme de M. Ravaisson n’accepte pas cette conception de l’absolu, qui le laisse, selon l’expression de Kant, à l’état de problème pour la pensée. M. Ravaisson ne nous attribue rien moins qu’une « conscience de l’absolu » dont le sentiment du beau et celui du bien seraient de simples formes, et que la moralité aurait pour but de dégager en nous affranchissant des désirs inférieurs. La morale esthétique vient ainsi se rattacher à la morale théologique et même mystique. « On est fondé, dit M. Ravaisson, à douter qu’une théorie morale puisse se constituer, sinon sur la base mobile et fragile de l’intérêt matériel, en dehors de toute conception de cet idéal moral que représente le nom de Dieu[2]. » Et cet idéal, nous ne pouvons le concevoir que comme réel ; bien plus nous le sentons réel dans notre conscience, principalement dans notre conscience morale. C’est là, suivant M. Ravaisson, la seule solution possible des deux grands problèmes métaphysiques d’où, à son avis, la morale entière dépend : le problème des origines et celui des destinées. Morale et religion sont à ses yeux inséparables : bien plus, la vertu même a son type dans l’acte divin de la création. Suivons donc M. Ravaisson dans ce retour à la métaphysique qui précéda Kant, et examinons d’abord si, dans la question des origines, il réussira mieux que ses devanciers à opérer le difficile passage du point de vue purement naturel à un principe de moralité supranaturel, qui serait à la fois et indivisiblement la racine de toute existence, de toute conscience, de toute volonté.


II

Puisque le problème moral nous ramène aux problèmes métaphysiques qui constituent, selon le mot de Kant, la « métaphysique des mœurs, » rendons-nous d’abord compte du caractère que doit offrir toute tentative pour expliquer l’origine de l’être, de la pensée et du vouloir. Si on en croit trouver l’explication en dehors de l’humanité et de la nature dans un être supérieur, ce ne peut être qu’en vertu d’un certain rapport qu’on établit entre l’univers et son principe ; mais alors ce rapport, qui est la seule raison pour admettre un principe transcendant, ne doit être ni une simple traduction en termes nouveaux de la difficulté qu’il s’agit de résoudre, ni une contradiction dans les termes mêmes. Si donc, dans nos apparentes solutions du problème, subsiste le problème tout entier, et si, en outre, il y a incompatibilité entre l’univers à nous connu et le principe par nous supposé, il n’y a plus de motif pour admettre ce principe qui, au lieu d’expliquer, ne fait que compliquer. N’est-ce point le défaut que nous pourrons reprocher à l’idée du bien surnaturel, comme explication de cet effort incessant, de cet universel désir que l’homme trouve d’abord en lui-même et transporte ensuite par analogie dans la nature entière ?

Si on coordonne les raisons en faveur d’un bien surnaturel éparses dans les ouvrages de M. Ravaisson, on les verra se ramener aux argumens traditionnels du spiritualisme et se grouper en trois classes : elles sont tirées du principe de causalité, du principe de finalité, et enfin du concept même de perfection ou de bien infini. M. Ravaisson s’efforce d’abord de montrer que la nature et l’humanité ont nécessairement une cause supérieure à elles-mêmes et surnaturelle. En effet, ce qui constitue selon lui l’essence même de la nature comme de l’homme, c’est la tendance, l’effort, quelque chose d’analogue à ce que nous trouvons en nous-mêmes, à ce vouloir que la morale entreprend de régler. Admettre que le monde a sa cause en soi, ce serait donc admettre, selon lui, que l’effort est le dernier mot des choses. Or, c’est ce qu’il est impossible de soutenir, dit M. Ravaisson, car l’effort ne se comprend que comme « l’action arrêtée, empêchée, suspendue. » Il implique donc opposition mutuelle des êtres, et conséquemment dualité, multiplicité de causes ; mais l’intelligence a besoin d’unité. Voilà pourquoi, au-dessus de l’effort qui fait la vie de l’homme et de la nature entière, M. Ravaisson propose d’admettre une cause supérieure et vraiment une, dont l’action, par conséquent, ne rencontre aucune limite et aucun obstacle.

À ce premier argument on peut répondre d’abord que la conclusion n’est point contenue dans les prémisses. L’effort est une résultante, une composition de forces ; or la composition des forces suppose assurément les forces composantes, mais suppose-t-elle une seule force ? Tout au contraire. L’unité est ici dans le résultat, non dans les causes. La simplicité (d’ailleurs tout abstraite) de la ligne suivie par un char que traînent deux chevaux tirant en divers sens, suppose les actions combinées de deux forces motrices ; mais il est inutile, pour expliquer cette unité de résultante, d’imaginer au-dessus des deux premiers moteurs un troisième moteur absolument un et, qui plus est, absolument immobile. En un mot, la relation des effets implique la relation des causes ; mais implique-t-elle une cause absolue ? Elle en semble au contraire la négation. La pensée ne peut que par un artifice isoler la force appliquée de l’objet résistant auquel elle s’applique et, conséquent)ment, isoler la puissance de la résistance : tout levier suppose les deux termes ; semblablement, toute pensée qui veut concevoir une puissance absolue est un levier qui prétend sans point d’appui soulever le monde. Pour parler avec exactitude, il ne faut pas dire seulement que l’intelligence a besoin d’unité ; il faut dire qu’elle a besoin tout ensemble de multiplicité et d’unité, car la pensée disparaît aussi bien dans l’unité absolue que dans la multiplicité absolue. M. Ravaisson ne gagne donc rien à supposer, par-delà l’homme et le monde, une unité qui, si elle est absolue, supprime la pensée au lieu de la satisfaire, et qui, si elle enveloppe encore une multiplicité, n’est plus que la reproduction, l’image affaiblie, l’ombre de la nature même. De plus, en admettant que le besoin d’une unité absolue soit légitime, satisfait-on vraiment ce besoin quand on imagine, au-dessus de l’effort et du devenir « immanens » au monde, une perfection transcendante et immuable ? Non, car on est toujours obligé de replacer en elle, sous une forme quelconque (décorée du nom de forme éminente) le devenir, la dualité et même le mal, comme nous le verrons tout à l’heure. Ni Platon ni Leibniz n’ont échappé à cette difficulté, et tous deux ont dû supposer en Dieu une matière idéale, un principe même de mal. Dès lors, la difficulté qui semblait levée n’est que reculée. Une métaphysique plus économe d’hypothèses se contentera donc de constater l’activité et la sensibilité présentes en nous, et dont l’effort n’est qu’une conséquence, puis de les transporter par induction dans la nature ; mais elle ne reportera pas encore les mêmes choses dans un monde surnaturel, où elles ne font que prendre une forme plus subtile sans que le fond change. Subtiliser une difficulté, ce n’est point, vraiment la supprimer. Si vous coupez un aimant en deux avec l’espoir de faire disparaître la dualité des pôles, vous serez déçu, car vous retrouverez encore vos deux pôles dans chaque fragment. Vous auriez beau arriver à des fragmens indivisibles pour nos yeux, à des unités apparentes, ces fragmens seraient encore polarisés, ils seraient doubles. Telle est l’unité prétendue de la théologie ; si elle paraît une, c’est que l’œil de l’esprit finit par perdre la vision distincte des choses au milieu des entités. En croyant franchir, comme dit M. Ravaisson, a les bornes de la nature et de l’humanité, » la théologie y demeure en réalité enfermée, immanens. Au lieu de remplacer, dans l’équation à résoudre, les inconnues par des valeurs connues, elle ne fait que porter le problème plus haut, elle transpose pour ainsi dire le même air dans un ton si aigu que nos oreilles ont peine à percevoir les relations des sons. Il y a plus, ces relations mêmes s’altèrent et se faussent. En d’autres termes, on n’aboutit pas seulement à des notions plus abstraites, on aboutit, à des rapports contradictoires entre ces notions : à une unité multiple, à une immutabilité enveloppant le devenir, à une action parfaite dont le résultat est imparfait, etc. Tautologie ou contradiction, tel est le dilemme dont aucune théologie n’a réussi à sortir. Et ce dilemme est logiquement inévitable. Dans le domaine de la science, en effet, on explique une chose par une autre qui, sans être ni identique ni absolument contraire à celle qu’il s’agit d’expliquer, nous est connue par expérience comme différente ; dans la théologie, ne pouvant connaître directement les attributs positifs et différentiels du principe surnaturel et surhumain, nous sommes réduits à nous le représenter d’après la nature et l’humanité, ou comme simplement semblable, ou comme simplement contraire ; c’est donc une inconnue x affectée d’un signe soit négatif, soit positif. Dans le premier cas, nous nions de la cause suprême ou unité suprême tout ce qui appartient à la nature et à l’humanité, et alors ; nous n’avons plus qu’une notion vide de pur absolu ; dans le second, nous nous contentons de transporter dans la cause suprême la nature et l’humanité, par exemple quand nous l’appelons l’amour absolu, la moralité absolue ; non-seulement alors le problème n’est pas résolu, mais il devient insoluble en ses termes mêmes, par la contradiction de l’existence absolue et des attributs relatifs, termes entre lesquels il n’y a aucun milieu.

Serons-nous plus heureux en nous appuyant sur le principe de finalité que sur celui de causalité ? De même que la tendance et l’effort impliquent une cause, de même, selon M. ftavaisson, ils impliquent une fin. Or tendre à une fin, c’est vouloir ; vouloir, c’est désirer : désirer, c’est aimer ; aimer, c’est sentir en soi un bien ; sentir un bien particulier, c’est sentir quelque chose du bien absolu et avoir conscience de sa présence intime. La finalité ne se comprend donc pas sans le bien absolu ; le vrai nom de la finalité est amour ; l’esthétique et la morale, qui fournissent des lois à l’homme et contiennent la dernière explication des lois mêmes de la nature, sont deux aspects de cette science suprême des fins que Socrate appelait science de l’amour. Tels sont, si on les ramène à un ordre systématique, les degrés de cette analyse toute platonicienne et péripatéticienne, par laquelle M. Ravaisson essaie de montrer successivement sous la volonté le désir, sous le désir l’amour, sous l’amour humain l’action de l’amour divin. Il importe de suivre et d’apprécier ces divers degrés de l’échelle dialectique, afin de voir si, après avoir pris sur terre un solide appui, elle ne se brise pas tout à coup et ne nous laisse pas dans le vide au moment où elle semblait atteindre le ciel intelligible.

D’abord, quelle est la nature de la volonté, qui, pour le psychologue et le moraliste, est le point de départ nécessaire ? M. Ravaisson montre excellemment que la volonté a pour fond le désir, dont elle est en quelque sorte la forme intellectuelle. Pour vouloir, dit M. Ravaisson, il faut concevoir comme possible un certain objet qui est une fin à atteindre, un bien à réaliser ; or nous ne concevrions pas un objet comme un bien si nous n’avions pas « le sentiment qu’il est désirable. » Pour que la volonté réfléchie « se détermine par l’idée abstraite de son objet, il faut donc, ajoute M. Ravaisson, que la présence réelle nous en ébranle déjà secrètement. Avant que le bien soit un motif, il est déjà dans l’âme, comme par une grâce prévenante, un mobile, mais un mobile qui ne diffère point de l’âme même. Avant d’agir par la pensée, il agit par l’être et dans l’être, et c’est là jusqu’au bout ce qu’il y a de réel dans la volonté… La volonté a sa source et sa substance dans le désir, et c’est le désir qui fait le réel de l’expérience même de la volonté[3]. » M. Ravaisson exprime ici un simple fait d’observation intérieure, à savoir qu’une idée abstraite, non accompagnée de sentiment et de désir, ne saurait nous mouvoir. Mais c’est là, au fond, le principe même du déterminisme et, en général, de tout système qui nie le libre arbitre : c’est la traduction psychologique du mécanisme physiologique selon lequel la réaction du dedans au dehors, ou volonté, suppose une excitation du dehors au dedans, ou un sentiment agréable. La volonté, au point de vue physiologique, se ramène ainsi à une action réflexe d’ordre supérieur accompagnée de conscience. Passons maintenant au second degré de l’échelle et demandons-nous avec M. Ravaisson si le désir, fond de la volonté, n’a pas lui-même dans la conscience un fond plus reculé. Si l’objet du désir, dit M. Ravaisson, c’est-à-dire le bien « qui le touche et qui le tire, » était « étranger, extérieur à lui, » il n’irait jamais « atteindre l’âme dans ses profondeurs et en remuer les puissances. » Le désir suppose donc une première possession et une première jouissance de l’objet, du bien désiré. Ici encore, M. Ravaisson exprime en langue métaphysique des faits élémentaires d’expérience, On ne veut que ce qu’on connaît comme bon, on ne connaît comme bon que ce qu’on sent comme tel, et on ne sent que ce qui est présent, que ce qu’on possède au moins en partie. Si donc nous résumons les prémisses précédemment posées par M. Ravaisson, elles se réduiront aux définitions suivantes de la volonté, du désir et de la jouissance : 1° la volonté est le désir conscient de soi et concevant d’avance la jouissance plus complète d’un objet déjà possédé en partie ; 2° le désir est la tendance à persévérer dans la jouissance de l’objet et à l’accroître ; 3° cette jouissance même ne peut être éprouvée en l’absence de l’objet et en présuppose une première possession. Physiologiquement, la réaction nerveuse a pour condition le contact d’un objet agréable, d’où la jouissance, une fois produit, le courant nerveux tend à suivre la ligne de la moindre résistance, qui est pour la conscience la ligne du plus grand plaisir, d’où le désir, — pure question de pente, de lit tracé d’avance dans le cerveau, simple application du parallélogramme des forces ; — enfin, la conscience du plaisir actuel jointe à la conception du plaisir futur, conséquemment la conscience de la direction suivie par le désir, produit la volonté[4]. Jusqu’ici, rien de mystique : c’est un simple mécanisme mental et cérébral. Maintenant, veut-on convenir d’appeler amour, comme le fait M. Ravaisson, la possession d’un objet causant de la joie, possession qui tend à se maintenir quand elle est complète ou à s’achever quand elle est incomplète, par cette simple raison qu’elle est un bonheur déjà accompli ou seulement commencé ; on pourra alors conclure avec M. Ravaisson que l’amour est la condition du désir, qui est lui-même la condition de la volonté. Mais il y a là, d’abord, un certain abus du mot amour, pris arbitrairement comme synonyme de possession et de jouissance. En outre, ce mot n’a désigné jusqu’ici dans l’argumentation de M. Ravaisson que l’amour de soi, c’est-à-dire la tendance naturelle de l’être à persévérer dans la jouissance de son être, d’où il suit que, si la jouissance est pour lui soumise à certaines conditions extérieures, il tendra à persévérer aussi dans ces conditions ou à les rétablir quand elles seront dérangées. De quel droit M. Ravaisson change-t-il ces conditions extérieures en une sorte de personnage présent à la conscience, en un objet d’amour, ou, pour mieux dire, en un second sujet aimant qui serait uni au premier ? En outre, comment cette personne, en union d’amour avec nous-mêmes, devient-elle tout d’un coup l’amour absolu ou Dieu ? Dans cette transformation inattendue du mécanisme psychologique et physiologique en une finalité morale et théologique, il y a, selon nous, une double solution de continuité. En premier lieu, M. Ravaisson n’a pas justifié le changement soudain de l’amour de soi en amour d’un autre, de l’égoïsme initial et spontané en « altruisme, » conséquemment du désir en véritable amour. Le moyen terme qu’il intercale, à savoir la jouissance résultant de la présence d’un bien quelconque, n’implique nullement que ce bien soit une autre personne et qu’en désirant continuer de jouir, nous aimions réellement un être différant de nous-mêmes. C’est pourtant à cette conclusion que M. Ravaisson aboutit, par une sorte de changement à vue qui transforme tous les degrés de l’amour de soi en degrés de l’amour d’autrui. Ces degrés, la théologie mystique des saint Bonaventure, des Richard de Saint-Victor, des Gerson, les avait désignés sous les noms d’amor complacentiœ, benevolentiœ, unionis ; le premier qui nous fait trouver du plaisir et nous complaire dans l’objet aimé, le second qui nous fait vouloir le bonheur de cet objet, le troisième qui nous unit à cet objet et nous rend heureux de son bonheur. M. Ravaisson, par l’analyse psychologique que nous avons précédemment résumée, croit avoir montré dans tout désir ces trois degrés de l’amour : « Pour désirer, dit-il, il faut que, sans le savoir, on se complaise par avance et se repose dans l’objet de son désir (amor complacentiœ), qu’on mette dans lui en quelque manière son bien propre et sa félicité (amor benevolentiœ) qu’on se pressente en lui, que l’on s’y sente au fond déjà uni, et qu’on aspire à s’y réunir encore (amor unionis) ; c’est-à-dire que le désir enveloppe tous les degrés de l’amour. » M. Ravaisson identifie donc les degrés de l’amour de soi avec ceux de l’amour d’autrui. Le rapport du désir à son milieu, du sujet à l’objet, devient subitement une relation entre deux personnes. Il y a là une première solution de continuité. Il ne serait peut-être pas impossible de la supprimer en montrant que l’universelle réciprocité d’action entre tous les êtres a pour conséquence une solidarité fondamentale entre eux, d’où résulte un rapport fondamental entre l’amour de soi et l’amour d’autrui. Supposons ce rapport établi, nous n’aurons toujours qu’une relation naturelle, et non surnaturelle, entre les êtres de la nature ou entre les membres de l’humanité ? c’est le déterminisme mutuel qui fait qu’un être, surtout un être conscient et raisonnable, ne saurait être complètement heureux sans le bonheur des autres. M. Ravaisson, lui, ne se contente pas de ce point de vue et passe sans transition à l’existence d’un principe surnaturel ; la joie produite en nous par la-possession d’un bien quelconque se change en une « grâce prévenante. » Étendant ensuite à la nature entière ce qu’il croit avoir trouvé dans la conscience humaine,. M. Ravaisson aboutit à cette définition générale de l’existence : « Une tendance ou désir qui se détermine incessamment, comme une loi vivante, à une suite réglée de manifestations extérieures, du fond de l’éternel amour. » La solution de continuité, ici encore, est évidente. Entre le désir et l’amour éternel, il y a une distance que M. Ravaisson franchit sans aucun intermédiaire. L’échelle dialectique manque toujours sous nos pieds » et, quoique M. Ravaisson présente ses conceptions comme un objet de conscience et de science, il semble que, pour s’élancer vers ces hauteurs, il ne reste que « les ailes de la foi. »

Si pourtant nous essayons de combler le vide laissé ici par le raisonnement entre la nature et le surnaturel, nous n’avons d’autre ressource, semble-t-il, que la théorie de l’amour platonique. Malgré la vive critique que M. Ravaisson a faite du platonisme, c’est au fond sur les argumens platoniciens qu’il s’appuie dans sa doctrine de l’amour absolu. On n’aime un bien moindre, selon lui, que parce qu’on aime un bien plus grand dont il est l’amoindrissement, et, de degrés en degrés, parce qu’on aime un bien infini, une beauté infinie ; d’où Platon inférait que l’existence de la beauté parfaite est démontrée par notre amour même de la beauté imparfaite ; Par malheur, la conclusion dépasse les prémisses : : si toute limite à un plaisir éveille en nous le désir de franchir cette limite pour accroître le plaisir, il ne s’ensuit pas qu’il existe actuellement un objet illimité, lequel serait la parfaite réalisation du bonheur. De plus, la conséquence contredit le principe. Que conclure, en effet, de l’insatiabilité même du désir, sinon que tout le bien possible, seul objet capable de rassasier le désir, n’est pas éternellement réalisé ? Les platoniciens, au contraire, concluent que cet objet existe déjà. Pourtant, de ce qu’un amant se complaît dans la vue de celle qu’il aime (complacentia), de ce qu’il veut son bien (benevolentia), de ce qu’il désire s’unir à elle (unio), on n’en infère pas qu’il la possède déjà, ou, qui plus est, qu’il est déjà uni à une beauté éternelle et à une bonté incréée. — Les platoniciens répondent : « La bonté infinie existe en soi, sinon en nous. » Mais une bonté vraiment infinie ne peut réaliser en soi tout le bien possible que si elle le réalise aussi au dehors : quand il s’agit de bonté absolument infinie sous tous les rapports, les bornes extérieures sont aussi contradictoires que les bornes intérieures, sans compter que la distinction de l’extérieur et de l’intérieur, appliquée à l’infini, est inintelligible. La bonté n’est parfaite que si elle se donne parfaitement sans obstacle et est parfaitement possédée. La puissance transitive est ici la condition de la puissance intérieure. — Mais, ajoutent les platoniciens, le sentiment et l’amour de la partie impliquent le sentiment et l’amour du tout, c’est-à-dire du bien infini. — Encore ici, il y a confusion et contradiction. On confond un tout idéal avec un tout réel, le terme non encore atteint et simplement conçu auquel tend le désir avec le principe initial d’où il dérive. De plus, en réalisant ainsi le bien total, on se contredit ; car il est au fond contradictoire de posséder incomplètement le bien complet, d’être uni d’une manière finie à un objet infini.

A ceux qui, pour ces raisons, considèrent la fin suprême du désir comme un pur idéal, M. Ravaisson objecte que l’idéal ne pourrait mouvoir l’homme et la nature entière s’il n’avait lui-même de réalité que « dans la pensée de l’homme. » Selon nous, c’est là poser la question de manière à y introduire gratuitement une pétition de principe, qu’on reproche ensuite à ses adversaires. La question doit être présentée de la manière suivante : — Est-ce le désir qui suppose un idéal préconçu, une fin préexistante dans une intelligence, ou n’est-ce pas au contraire l’idéal qui présuppose le désir dont il ne serait que l’extrait ou le dérivé, la formule abstraite, l’expression dans la langue de l’intelligence ? En un mot, l’idéal est-il créateur, ou est-il une création des êtres pensans ? — Ce qu’on nomme l’idéal, esthétique ou moral, n’est eu dernière analyse que la conception tout humaine d’une puissance, d’une science, d’un bonheur auxquels on ne pourrait plus rien ajouter, conséquemment d’un bonheur non égoïste, où le bien de chacun serait réconcilié avec le bien de tous, conséquemment encore d’un amour universel et universellement satisfait. Or, en ce sens, il n’est nullement nécessaire que l’idéal préexiste : c’est lui, au contraire, qui n’est que le prolongement par la pensée de la félicité présente dans l’avenir, et du bonheur individuel dans l’universalité des êtres. Tel un jet de lumière, sortant d’un foyer déjà ardent, étend ses reflets dans le lointain de la nuit : ce n’est pas la sphère lumineuse qui produit le foyer, mais, au contraire, le foyer qui produit la sphère. Le cercle vicieux attribué par M. Ravaisson au naturalisme n’est donc pas réel : les partisans de ce système ne prétendent point que la nature soit mue dès l’origine par un idéal qui n’arriverait cependant à l’existence que dans la pensée humaine : ils admettent comme ressort primitif le plaisir intérieur directement attaché à l’être, comme second ressort la peine dérivée des obstacles extérieurs, d’où résulte la réaction appelée désir, et enfin, comme dernier ressort, comme moteur de la volonté réfléchie, l’idéal d’amour conçu par l’intelligence, lequel n’est lui-même que la conception d’une félicité suprême et universelle. En revanche, le spiritualisme s’enferme dans un cercle vicieux au moment où il voudrait y enfermer ses adversaires, car il admet que la fin idéale est déjà entièrement réelle. Or, si le bien total et idéal était réel dès le principe, si le terme et le but du désir existaient dès l’origine, le désir n’aurait plus de raison d’être.

Admettons cependant que ce but existe, que le bien parfait, objet de l’esthétique et la morale, soit déjà réel en soi ; au moins n’existe-t-il pas en nous-mêmes, pour notre expérience et dans notre conscience[5]. D’abord, si nous avions la conscience du bien parfait et de la moralité parfaite, nous n’aurions plus rien à désirer ni à vouloir ; or, en fait, nous désirons et voulons ; nous avons donc seulement conscience d’un bien fini, dont nous concevons l’accroissement par une induction toute mathématique, dont nous désirons l’accroissement par une réaction toute mécanique contre nos limites extérieures. Si le flot qui vient échouer au rivage pouvait penser, il envahirait en idée la terre qu’il ne peut conquérir en réalité, sans qu’il fût besoin pour cela d’admettre l’existence actuelle d’un océan infini et d’en prêter la conscience à chaque flot qui, pour un instant, se soulève à la surface. De plus, la conscience de la perfection absolue chez un être relatif et imparfait est contradictoire. La seule représentation possible d’une telle conscience consisterait à admettre, avec Platon, que la conscience d’un bien imparfait est la conscience d’une partie du bien parfait, conséquemment la conscience partielle du bien parfait. Et c’est en effet cette théorie platonicienne de la « participation » que M. Ravaisson semble reproduire après l’avoir lui-même réfutée à la suite d’Aristote. « L’opération simple et indivisible de la haute philosophie, nous dit M. Ravaisson, c’est la conscience immédiate, dans la réflexion sur nous-mêmes et, par nous-mêmes, sur l’absolu auquel nous participons, de la cause ou raison dernière. » Ce n’est pas là seulement une métaphore poétique, c’est une conception toute métaphysique. Or, il y a une première contradiction entre une conscience simple, indivisible, et la conscience d’une participation à l’absolu, c’est-à-dire d’une division de l’unité absolue en parties, d’une « dispersion, » d’une « réfraction, » d’une relation dans l’absolu. Il y a, de plus, une seconde contradiction entre la conscience de la perfection et la conscience d’une participation imparfaite à la perfection, car on aboutit alors à la conscience d’une perfection imparfaite. En un mot, si nous sommes parfaits, comment sommes-nous en proie au désir, et si nous sommes imparfaits, comment pouvons-nous avoir « la conscience, l’expérience » de la perfection ?

La perfection, et surtout la seule digne de ce nom, la perfection morale, est donc, au moins pour notre pensée, un simple idéal ; aucune « expérience, » ni extérieure ni intérieure, ne nous apprend si cet idéal est en lui-même une réalité. Dès lors, il ne reste plus aux spiritualistes qu’une ressource : c’est de prétendre que, pour la raison et a priori, l’idée même de la perfection implique l’existence. M. Ravaisson semble l’admettre, lorsqu’il oppose à ceux qui conçoivent la perfection comme un simple idéal l’éloquente interrogation de Bossuet : « Pourquoi l’imparfait serait-il et le parfait ne serait-il pas ? Est-ce à cause qu’il est parfait, et la perfection est-elle un obstacle à l’être ? » Mais à cette vague idée de perfection substituons le nom plus précis que M. Ravaisson lui donne, et la question deviendra la suivante : « Pourquoi l’amour relatif et imparfait serait-il et l’amour absolu ne serait-il pas ? » Sous cette forme, nous saisissons encore mieux les difficultés du problème telles que Kant les a montrées. Pour prouver l’existence d’une chose, il ne suffit pas d’une simple interrogation : — Pourquoi n’y aurait-il pas des hommes dans Sirius ? Pourquoi la terre ne tomberait-elle pas demain sur le soleil ? — Il faut prouver d’abord la possibilité, puis la réalité de ce qu’on affirme. En ce qui concerne la possibilité, Kant l’a fait voir, autre chose est l’absence de contradiction d’une idée avec soi, qui en rend la conception possible pour nous, autre chose sont les conditions qui rendent l’objet même réellement possible en soi. Or M. Ravaisson n’a pas fait voir que l’idée d’amour absolu n’implique aucune relation, aucune contradiction, et soit réellement possible à concevoir pour nous d’une conception qui ne se détruise pas elle-même. Quant aux conditions qui rendent possible en soi l’amour infini, nous ne les connaissons pas ; nous ne savons donc si un tel amour est possible ou impossible en réalité. En revanche, en supposant que l’amour absolu ne soit ni contradictoire pour nous ni impossible en soi, n’est-il pas en contradiction avec notre expérience de la nature ? Peut-on concilier la perfection actuelle d’un amour infini avec l’imperfection non moins actuelle d’un monde livré au mal et à la douleur ? Telle est la grande question qui finit par se poser devant nous. Et remarquons-le, cette question n’intéresse pas seulement la métaphysique : elle intéresse la morale ; bien plus, on peut dire qu’elle est essentiellement morale, car il s’agit au fond d’apprécier la moralité de l’amour créateur, notre modèle et notre type de conduite, d’après l’œuvre qu’on lui attribue.


IV

M. Ravaisson, après bien d’autres philosophes, s’est efforcé de résoudre l’éternel problème de l’existence du monde et de nous représenter comment l’amour infini a pu produire une œuvre qui diffère de lui encore plus qu’elle ne lui ressemble. Son hypothèse métaphysique mérite un examen attentif, car elle fait le fond de sa morale et n’est pas étrangère à son esthétique même. En effet, c’est à la théorie du « sacrifice » divin qu’d a rattaché ce sacrifice humain dont le nom est vertu ou dévoûment ; et par cela même il a considéré comme le suprême du beau ou le plus haut degré de la sublimité le « sublime du sacrifice. » S’inspirant, comme l’avaient fait déjà Schelling et Lamennais, de la théologie hindoue, grecque, hébraïque, chrétienne, où l’idée de sacrifice joue un rôle prédominant et semble figurée dans tous les rites des mystères, il croit que l’amour éternel, pour produire l’univers, « s’est sacrifié lui-même, afin que de ses membres se formassent les créatures. » Tel est, selon lui, le poème du monde, dont notre vie morale doit être l’imitation et dont les plus grandes œuvres d’art elles-mêmes nous présentent une lointaine image.

La théorie de l’amour créateur donne lieu à une objection capitale. Si l’amour illimité, supérieur à tout dualisme et à tout obstacle, a une action que rien n’entrave, que rien n’arrête, son effet ne saurait être précisément un état de choses où tout est entravé, arrêté, borné, car d’où viendrait cette borne ? La cause transcendante invoquée pour rendre compte de l’effet est donc, ici encore, ou identique à l’effet même et comme lui imparfaite, ou en radicale opposition avec l’effet qu’elle avait pour unique but d’expliquer. Dans le premier cas, elle est inutile, dans le second, elle est contradictoire, selon le sort commun à toutes les notions théologiques.

M. Ravaisson est bien forcé de reconnaître lui-même que l’action de l’amour infini ne peut rencontrer devant soi un obstacle qu’elle n’aurait pas elle-même créé, car cet obstacle contredirait son infinité prétendue : « Si l’on remonte, dit M. Ravaisson, à la cause première, à l’infini de la volonté libre, comment comprendre que quelque chose qui serait hors d’elle, qu’un rien, un néant par conséquent, pût en quoi que ce soit l’empêcher et suspendre un seul instant son action ? » Mais M. Ravaisson espère lever la contradiction de l’effet avec la cause en disant que c’est l’amour infini qui se pose à lui-même un obstacle, une borne, pour pouvoir donner l’existence à un monde imparfait et borné : « Il semble, dit-il, qu’on ne saurait comprendre l’origine d’une existence inférieure à l’existence absolue, sinon comme le résultat d’une détermination volontaire, par laquelle cette haute existence a d’elle-même modéré, amorti, éteint pour ainsi dire quelque chose de sa toute-puissante activité… Ainsi, de ce que l’amour absolu a annulé en quelque sorte et anéanti de la plénitude infinie de son être (se ipsum exinanivit), il a tiré, par une sorte de réveil et de résurrection, tout ce qui existe. » — Selon nous, « cette nouvelle forme de la participation platonicienne ne fait qu’élever à son plus haut degré la contradiction de la cause parfaite et du monde imparfait, en faisant dériver cette contradiction d’un acte volontaire du premier principe. Le mal et l’imperfection, au lieu d’être subis, sont voulus par le bien parfait, par ; « l’éternel amour, » par la moralité absolue. En ce cas, la contradiction est imputable à la volonté divine et non plus à la puissance divine, elle passe du pouvoir exécutif au pouvoir législatif ; mais une contradiction volontaire, qui vient du dedans et non plus du dehors, n’en demeure pas moins une contradiction et n’en est que plus choquante ; dès lors, à quoi bon supposer cet absolu qui ne se manifeste que comme s’il était relatif, cet amour sans bornes qui agit comme si, pour une raison ou une autre, volontaire ou involontaire, il était borné de toutes parts ? C’est assembler des notions incompatibles entre elles que de répondre : l’amour suprême a annulé une partie de son être sans parties pour produire notre être, une partie de son bonheur sans limites pour produire la souffrance, une partie de sa lumière infinie pour produire les ténèbres de l’ignorance, une partie de sa bonté pour engendrer le mal. Bien plus, il l’a fait volontairement, nous dit-on, puisque aucune condition extérieure ne pouvait lui imposer une nécessité ; il a donc fait volontairement des malheureux ; il a ainsi introduit librement la contradiction et la dualité dans son unité en voulant son contraire. Puisqu’il était à ce point au-dessus des lois de la logique, puisque ces lois ont été par lui produites et non imposées à sa volonté, comment n’en a-t-il pas profité pour produire une infinité d’autres êtres heureux comme lui, aimans comme lui, tout au moins plus aimans et plus heureux que ceux qui s’agitent ici-bas et s’entre-dévorent dans la lutte pour la vie ?

M. Ravaisson nous arrêtera par l’argument classique, selon lequel un monde parfait constituerait un second dieu. Nous répondrons que la prétendue démonstration de l’unité de Dieu est à nos yeux sophistique et que notre éducation monothéiste nous empêche seule de le reconnaître. En effet, on imagine un être absolu et cependant on l’asservit à la loi du nombre, qui est la relativité même, en l’obligeant à ne pouvoir être qu’un plutôt que deux ou une infinité. Tel est le vice caché qui rend le monothéisme aussi inintelligible que le polythéisme. Les Indous, pour expliquer l’univers, prétendent que, du fond de la solitude, l’être infini poussa un jour ce soupir : « Oh ! si j’étais plusieurs ! » et de là naquit le monde. — Mais si l’être parfait ne peut produire que des êtres imparfaits, si la bonté ne peut produire que le mal sous toutes ses formes, Dieu ne réussit nullement à être plusieurs : à l’appel de l’être souverainement heureux ne répond dans l’immensité qu’un gémissement universel. La conception de nos modernes philosophes est moins poétique et n’est pas plus rationnelle. Ils se contentent de répéter avec Leibniz : « Plusieurs dieux se confondraient. » — Qu’en peut-on savoir, et pourquoi les êtres seraient-ils discernables uniquement par leurs imperfections ? Autant revenir à l’argument populaire selon lequel il ne peut y avoir plusieurs dieux « parce qu’ils lutteraient entre eux. » Le nombre un auquel, selon le préjugé hébraïque, on réduit et condamne la perfection, et qu’on impose ainsi à la bonté suprême, est aussi bien une idole que les dieux multiples des païens ; quant au principe des « indiscernables » que la théodicée leibnizienne érige en vérité absolue, il oblige l’Amour sans limites à ne pouvoir produire un être autre que soi et à ne pouvoir l’aimer qu’en donnant à cet être pour attribut distinctif le mal et l’imperfection ; or, un tel être cesse d’être aimable précisément en tant qu’il se distingue de l’amour infini et qu’il a une individualité ; l’amour, en essayant d’enfanter son objet, avorte donc. Ainsi, le spiritualisme traditionnel a beau changer de voie, il aboutit toujours à élever je ne sais quel fatum au-dessus d’une volonté qu’il déclare à la fois absolument libre et absolument aimante : l’arithmétique et la logique se dressent devant la bonté infinie pour lui défendre d’aller plus loin.

Il est, au fond, dans cette conception, une essentielle immoralité, puisqu’on fait dériver de la moralité suprême une loi de mal et de misère : involontaire, cette loi la fait déchoir de sa prétendue toute-puissance ; volontaire, de sa prétendue bonté. Voilà le dilemme dont la théologie n’est jamais sortie et ne semble pas devoir jamais sortir. C’est pourtant cette négation de toute moralité pour nous intelligible qu’on érige en principe absolument nécessaire de la morale et en type suprême de moralité. C’est un amour générateur de la discorde et de la guerre qu’on appelle l’Amour infini et qu’on représente s’incarnant pour racheter le mal dont il est le premier, le volontaire auteur. De toutes parts, du sein des images et des symboles poétiques, comme des formules métaphysiques sous lesquelles on le déguise, éclate le désaccord de la pensée avec elle-même. Le résultat est la destruction implicite et inconsciente, en son principe, de la moralité même qu’on s’efforce de fonder.

Concluons qu’en résumé, si la perfection de la bonté existait quelque part, elle existerait partout ; qu’il y ait un seul instant où existe un amour parfait et parfaitement puissant, et il y aura éternellement une infinité d’êtres semblables. La perfection n’est donc conçue comme réelle qu’à la condition de devenir imparfaitement puissante ou imparfaitement bonne : la réaliser, c’est la nier.

Pour pallier ce grand scandale de la bonté agissant comme pourrait le faire la méchanceté, le seul refuge est cet optimisme esthétique qui, avec Malebranche et Leibniz, se console de la souffrance universelle par la régularité, la symétrie, l’harmonie et la beauté de l’univers. Le supplice de la vie est si savamment dirigé par les voies « les plus courtes, » par les moyens « les plus simples, » par les règles les plus « immuables, » qu’il devient beau et bon : les cris de douleur, entendus de loin, se fondent en une sublime symphonie. L’éternité même des peines était, pour Leibniz, un résultat nécessaire de cette harmonie générale où tout se suit et se lie suivant d’immuables lois. « Pour choisir d’autres hommes ou autrement, dit l’auteur de la Théodicée, il aurait fallu choisir une tout autre suite générale, car tout est lié dans chaque suite… Dieu choisit le meilleur absolument. Si quelqu’un est méchant et malheureux avec cela, il lui appartenait de l’être[6]. » En lisant ces dures paroles, on comprend l’indignation de Schopenhauer devant ce qu’il appelait « l’optimisme monstrueux de Leibniz. » M. Ravaisson a l’esprit trop élevé pour admettre de telles conséquences ; aussi, quelque soin qu’il prenne d’ordinaire de concilier sa pensée avec la tradition théologique, il espère, sur cette question, que la théologie elle-même admettra un jour le salut universel. « S’il est vrai, dit M. Ravaisson, que toute créature soupire vers le Seigneur, que c’est l’esprit même du Seigneur qui prie en nous avec des gémissemens ineffables, peut-il y avoir un soupir vers le Seigneur qui, tôt ou tard, ne soit exaucé[7] ? » Mais, admît-on que l’hérésie d’aujourd’hui, condamnée depuis des siècles, deviendra pour la théologie le dogme de demain, la philosophie n’aurait pas pour cela résolu le problème. On pourra toujours demander comment le soupir universel, le gémissement des créatures n’est pas encore exaucé, depuis des myriades d’années qu’il monte vers le ciel, comment même il se fait que ce soupir et ce gémissement aient pu être l’œuvre de la bonté, le moyen de la beauté, l’expression de l’amour créateur.

La véritable moralité ne saurait ici s’accommoder d’une esthétique admirative ni d’une morale complaisante, et il y a, en réalité, un sentiment religieux plus profond dans les révoltes du pessimisme que dans les adulations de l’optimisme. C’est ce qui fait, selon nous, que le pessimisme n’est pas seulement, comme l’admettent MM. Janet, Caro et peut-être M. Ravaisson lui-même, une maladie passagère ; c’est au contraire un indestructible élément de la vérité métaphysique et morale, une juste réaction contre toute doctrine qui fait de la beauté l’excuse d’un manque de bonté, ou qui justifie chez la bonté suprême ce qui semblerait odieux au point de vue de la seule bonté à nous connue, de la seule qui nous regarde et nous intéresse, de la seule qui puisse être notre loi : je veux dire la bonté humaine. Avant de prétendre au divin, soyons humains. De deux choses l’une : ou la moralité absolue peut être en opposition avec la nôtre, et alors ne la prenons pas pour modèle ; ou elle n’est que la nôtre agrandie, purifiée, idéalisée, et alors ses œuvres ne peuvent être en contradiction formelle avec ce que les nôtres seraient à nous-mêmes, au cas où nous aurions la toute-puissance et la toute-science avec la parfaite bonté. Si la charité « surnaturelle » de Pascal ne ressemble pas plus à la nôtre « que la constellation du chien à l’animal aboyant, » comme le disait Spinoza de son dieu, elle n’est plus qu’un vain nom semblable à ceux que nous prêtons aux constellations célestes, et l’influence qui lui est attribuée sur la marche du monde est aussi mythologique que l’influence des astres sur la destinée humaine. Quant à son influence sur la moralité, elle est ou nulle ou nuisible. N’est-ce point, sans s’en apercevoir, altérer dans la conscience morale l’idée de l’amour, n’est-ce point en profaner involontairement le nom, que de l’attribuera un principe qu’on représente comme ayant produit ou permis la haine ?


V

Si des prémisses générales de la morale esthétique et mystique, qui se résument dans l’optimisme absolu, on voulait déduire avec rigueur les applications particulières, on verrait se dérouler successivement les diverses conséquences que cette doctrine a toujours entraînées avec elle chaque fois qu’elle s’est produite dans l’histoire. La première de ces conséquences logiques, à laquelle les théologiens n’ont jamais pu échapper alors même qu’ils la repoussent, est la prédestination, — l’une des formes du fatalisme radical, que les théologiens s’efforcent vainement de concilier avec la liberté qu’ils admettent. Le fatalisme théologique représente nos actions comme prédéterminées par une volonté supérieure. Leibniz croyait réconcilier la liberté avec cette doctrine en admettant, comme mode d’action du principe suprême, non une impulsion mécanique, mais un attrait esthétique ; de même, pour Aristote, la beauté absolue meut le monde comme cause finale et non comme cause efficiente. Telle est aussi l’idée par laquelle M. Ravaisson s’efforce de rendre l’action divine compatible avec sa conception de la liberté humaine. — Mais, peut-on objecter, qu’importe la nature du moyen employé par Dieu pour mouvoir le monde, — attrait esthétique ou impulsion physique, finalité ou mécanisme, — si le résultat demeure toujours et nécessairement prévu et, en conséquence, prédéterminé ? Bayle demandera avec raison : — Supposons qu’un homme en entraîne un autre à un meurtre par un attrait et une séduction quelconque, sensuelle ou intellectuelle, au lieu de le forcer à prendre une arme et à frapper : cesse--t-il, pour cela, d’être l’auteur ou le complice du meurtre ? Il en est de même quand l’attrait détermine au bien, non au mal : c’est toujours un attrait séducteur, et la prédestination est égale dans les deux cas. La délectation victorieuse des théologiens, qui incline par un charme irrésistible, est donc un fatalisme plus agréable, mais non moins sûr et non moins absolu que celui de l’impulsion brutale et matérielle. Au reste, impulsion et attraction ne sont que les noms divers et relatifs d’une même nécessité : que les particules de fer se précipitent sur l’aimant par impulsion ou par attraction, peu importe, s’il est finalement certain qu’elles s’y précipiteront. L’attrait, pour un être doué de sentiment, est même une nécessité plus profonde et plus irrésistible encore que l’application d’une force mécanique à ses bras ou à ses jambes, car le lien pénètre alors en lui au lieu de lui demeurer extérieur ; bien plus, ce lien devient sa nature, son caractère, il devient l’homme lui-même, et l’homme ne peut pas plus s’en séparer que de soi. M. Ravaisson aura beau dire qu’en ce cas, en obéissant à ce lien, nous nous obéissons à nous-mêmes et que s’obéir, c’est être libre, nous répéterons que l’obéissance à notre nature, c’est-à-dire en définitive à notre constitution morale et à notre tempérament physique, combinés avec l’influence du milieu, ne saurait constituer ce que les spiritualistes appellent liberté. Tout, dans l’univers, obéit à sa nature, qui, par une analyse plus complète, se rattache à la nature entière et est, au fond, la nature même. Il ne suffit donc pas de donner à la nature le nom plus doux et plus esthétique de grâce pour pouvoir admettre en même temps la nécessité et la liberté. Cette idée même de grâce entraîne logiquement, comme seconde conséquence de la morale mystique, l’arbitraire et le hasard, qui sont encore des formes déguisées du destin. « La grâce, dit M. Ravaisson, la grâce qui, selon la doctrine chrétienne, vient en aide à la volonté malade de l’idolâtrie de soi, c’est l’amour que Dieu met en nous ou y réveille, et cet amour est lui-même[8]. » Mais alors les objections se pressent, touchant l’efficacité et la justice de la grâce. — L’amour suprême, dit-on, meut les êtres et les rend libres par l’amour même qu’il leur inspire. — Comment donc ne sommes-nous pas déjà tous aimans et libres, tous guéris de nos misères, tous réveillés de notre sommeil, tous remplis de joie par le même don du même amour ? Comment y a-t-il des places diverses dans la maison du Seigneur, c’est-à-dire dans le cœur même de Dieu ? Pourquoi les uns sont-ils plus haut, les autres plus bas, les uns bons, les autres méchans, les uns heureux, les autres malheureux, puisqu’en définitive c’est la bonté sans limites qui produit l’être et tous les degrés de l’être ? A cela il n’y a d’autre réponse que la formule théologique de l’élection arbitraire, que M. Ravaisson aime à reproduire : « L’esprit souffle où il veut. » Il semble cependant que l’esprit universel, quand il est l’universel amour, devrait souffler partout et remporter partout la victoire, d’autant plus qu’il n’a devant lui, nous a dit M. Ravaisson, qu’un obstacle volontairement créé par lui-même dans son propre sein, un simple amoindrissement volontaire de sa « toute-puissante activité, amortie, détendue, obscurcie, » à cette seule fin d’introduire des ombres et des distinctions individuelles dans l’être universel. Depuis une éternité que l’univers existe, on attend encore l’absorption des ombres dans la lumière et le retour des malheureux à la félicité : une éternité est un temps bien long. La grâce divine est donc en premier lieu inefficace, en second lieu irrationnelle et moralement injuste. En un mot, si tous les êtres sont élus, d’où viennent les différences des destinées, et s’ils ne le sont pas tous, d’où viennent les différences de l’amour infini ? De quelque côté qu’on tourne ou retourne ces questions, la morale mystique ne peut échapper soit à la nécessité, soit au caprice divin.

Une troisième conséquence de la morale mystique, c’est de tendre à remplacer en nous-mêmes la justice et le droit par un principe d’amour vague qui risque fort, dans la pratique, de se montrer arbitraire comme la grâce divine. « Aime et fais ce que tu voudras[9]. » M. Ravaisson a beau ajouter, en des termes de la plus haute éloquence, que l’amour ne dispense pas des autres vertus, mais les produit toutes immanquablement, il est difficile qu’un amour qui souffle où il veut trouve en soi sa propre règle. L’homme, en vertu de ce principe d’amour et de grâce qu’on représente comme supérieur au droit, s’est cru trop souvent, autorisé à imposer sa volonté aux autres par amour de leur perfection et de leur bonheur[10].

Si, pour échapper à l’arbitraire du mysticisme théologique, le moraliste essaie de faire appel à des considérations esthétiques, plus humaines, plus concrètes et plus sensibles, on n’aura encore pour critérium de la moralité qu’un sentiment du beau susceptible d’interprétations contraires. Il y aura, dans l’art de la vie comme dans les autres arts, des idéalistes et des réalistes ; les uns feront consister le beau et le bien dans l’impalpable, les autres dans le palpable. Il y aura aussi des contemplatifs et des actifs, et les premiers seront plus nombreux que les seconds, l’art étant de sa nature une contemplation. Il existe une sorte de quiétisme esthétique qui se rallie facilement à l’optimisme métaphysique. Pour éviter ces divers écueils et arriver à un critérium plus sûr, il faudra en revenir tôt ou tard à des raisons d’ordre expérimental, qui réduiront alors à une sorte de sinécure, dans la science des mœurs, le rôle de l’absolu, de la beauté incréée et de l’amour transcendant. Ce sont là des questions que M. Ravaisson, dans sa rapide esquisse, n’a pu aborder. Ce qui est certain, c’est que les idées d’amour surnaturel et de sacrifice, portées jusqu’au mysticisme, ont toujours produit dans l’histoire l’intolérance religieuse, un simple amour de « protection » chez les puissans et un amour de « soumission » chez les petits, plus souvent encore l’oppression des petits par les grands, enfin, comme dit M. Renan, le renoncement à son droit et en définitive le sacrifice de la personnalité.

Sacrifice, tel est le dernier mot de cette morale comme de cette métaphysique. Nous avons vu tout à l’heure que le monde s’explique par le sacrifice volontaire de Dieu ; la vertu s’explique maintenant pas le sacrifice volontaire de la personnalité humaine. Examinons donc si le second sacrifice peut vraiment se déduire du premier.

Déjà Lamennais, déjà le père Gratry avaient dit que « le sacrifice est la méthode morale elle-même. » — « Le sacrifice est l’unique voie qui nous rapproche de Dieu ; il est la relation nécessaire de la vie finie à la vie infinie. » M. Ravaisson croit aussi que la vraie méthode philosophique et morale consiste « à retrouver en notre conscience, au-delà de notre propre personnalité, immolée, sacrifiée, ce qui est meilleur que nous[11]. » A notre avis, il faut faire ici la même distinction que plus haut. La loi du sacrifice est vraie quand on l’interprète en un sens immanent et scientifique, c’est-à-dire quand on y voit l’expression morale de la loi mathématique de dépense qui régit le monde. En effet, le budget de force disponible étant invariable dans un univers où rien ne peut se créer ni se détruire, il faut bien que nous donnions et dépensions de nos propres forces pour conserver ou accroître la force et le bonheur de tous ; mais cette même loi, justifiée par la connaissance de la nature, devient injustifiable quand on la rattache aux spéculations transcendantes sur le sacrifice éternel de Dieu, s’incarnant dans tous les êtres pour y mourir et y ressusciter. Toute analogie disparaît alors entre les deux termes. En amour de sacrifice, s’il produit la souffrance chez l’être qui aime, est en contradiction avec la béatitude d’un être parfait ; et s’il ne la produit pas, en quoi ressemble-t-il au sacrifice douloureux que l’on nous demande par imitation de l’amour éternel ? Ne pouvant se faire souffrir lui-même, l’être absolu nous passe le rôle qu’il ne peut personnellement remplir, et c’est en nous seulement qu’il souffre ; c’est donc dans la personne d’autrui qu’il se sacrifie, et, en dernière analyse, il sacrifie les autres. Si l’homme pratiquait ce genre de sacrifice, ce serait plus que jamais l’analogue de la haine et non de l’amour.

La vérité est que toutes les hypothèses, appliquées à l’absolu sont également irrationnelles et que l’idée de l’amour, comme nous l’avons vu déjà pour celle de la beauté, perd toute signification dès qu’on veut lui en donner une a surnaturelle » et « transcendante. » Le point de vue immanent, — c’est-à-dire phychologique, social et cosmologique, — est ici le seul vrai, tout au moins le seul intelligible et le seul utile. Le reste est affaire de foi individuelle, et il ne faut pas confondre la foi avec la science ou, qui plus est, avec la « conscience immédiate. »


VI

Selon M. Ravaisson comme selon le spiritualisme traditionnel, s’il n’existe pas au-dessus de la nature et de l’homme une perfection actuelle, le progrès futur est impossible pour l’univers. M. Ravaisson appuie ce recours au surnaturel, dans la question de la destinée du monde comme dans celle de son origine, sur une importante formule métaphysique qu’Auguste Comte lui-même proposa et développa dans sa seconde philosophie. On sait que le fondateur du positivisme, sous l’empire de préoccupations esthétiques et religieuses, finit par chercher dans l’amour, lui aussi, non-seulement le principe de l’art et de la morale, mais celui même de la cosmologie. « Le supérieur, disait-il, ne saurait provenir de l’inférieur et l’explique au contraire. » M. Ravaisson adopte cette formule, selon lui « profonde. » Il n’a pas de peine à y reconnaître, d’abord le principe de finalité esthétique et morale, admis par les Platon, les Aristote, les Leibniz, puis le principe de causalité, selon lequel il ne saurait y avoir plus dans l’effet que dans la cause. Le progrès est un perpétuel passage de l’inférieur au supérieur ; il semble donc que tout espoir de vrai progrès soit interdit au monde, s’il n’existe pas déjà une perfection éternelle, source à laquelle le monde même puise ce qu’il acquiert de beauté et de bonté.

Quelle est l’exacte valeur de la formule toute platonicienne proposée par A. Comte et dont le livre entier de M. Ravaisson est comme le développement ? — Au sens propre des termes, cette formule nous paraît inadmissible et pour l’expérience et pour la raison. En premier lieu, à consulter l’expérience, les faits semblent la démentir sans cesse. La nature fait continuellement du supérieur avec de l’inférieur, de la vie avec de la matière, du sentiment et de la pensée avec de la vie. Le moindre mouvement, le moindre changement implique déjà une supériorité acquise et réalisée, ne fût-ce que sous le rapport de la force motrice et de la puissance, puisque tout mouvement suppose une force en excédent sur les autres forces. De plus, comme chaque force est déjà elle-même une composition de forces, on peut dire qu’elle est déjà une organisation ; or, dans la lutte des êtres organisés pour la vie, toute supériorité est une condition sine qua non de durée et même de simple existence ; car, pour être et persévérer dans l’être, il faut se subordonner les forces inférieures, les entraîner par quelque moyen dans son propre courant et se faire comme leur centre de gravitation. La vie même, étant une adaptation croissante au milieu, est donc un progrès perpétuel ; ce progrès se transmet et s’accélère par l’hérédité ; enfin, sous la loi de la sélection naturelle, l’inférieur est comme forcé, pour subsister, de devenir supérieur ; la nature enferme chaque être dans ce dilemme : Progresse ou disparais. Ainsi se développent, par une sélection graduelle, toutes les formes d’organisation supérieure, non-seulement la puissance motrice, mais encore la sensibilité, l’intelligence, la volonté, l’amour. — En second lieu, à consulter la raison, le changement serait encore plus difficile à expliquer qu’il ne l’est déjà, si le supérieur ne provenait pas de l’inférieur, car pourquoi l’être changerait-il ? L’évolution implique un besoin non satisfait, une existence incomplète et conséquemment inférieure, d’où peut sortir une meilleure distribution des choses et une meilleure accommodation ; en d’autres termes, elle implique un équilibre encore incomplet entre l’être et son milieu ; de là résulte une souffrance, par cela même une tendance à un état de jouissance supérieure, et cette jouissance, d’abord égoïste, finit par être liée à la jouissance d’autrui.

On objecte, avec Platon et Descartes, qu’il ne peut y avoir dans la cause plus que dans l’effet et que de rien ne peut sortir quelque chose : De nihilo nihil. — Mais cet axiome n’a de sens que s’il exprime l’équivalence universelle des forces ; il n’implique pas que l’effet ou la résultante des forces ne puisse contenir rien de nouveau, rien de meilleur, car alors l’effet, étant de tout point identique à la cause, se confondrait avec elle ; il n’y aurait plus aucun effet, et tout serait immobile. L’axiome de causalité deviendrait la négation de la causalité. Il peut donc y avoir dans l’effet plus que dans la cause, sous le rapport de la qualité et de la relation, c’est-à-dire de l’effet même ; mais il ne peut y avoir plus sous le rapport de la quantité de force. Ce qui revient à dire qu’il ne peut surgir aucune cause nouvelle, mais seulement des effets nouveaux. En un mot, il ne peut exister plus de causes qu’il n’en existe, mais il peut y avoir plus d’ordre dans les effets. Ce n’est pas tout. Si nous pouvons accorder en un sens que rien ne vient de rien, il m’est pas moins vrai, d’autre part, que rien ne retourne à rien : In nihilum nihil. Or les partisans de ce qu’on pourrait appeler l’évolution renversée, qui, comme M. Ravaisson, font sortir l’imparfait du parlait, l’inférieur du supérieur, par une sorte « d’abaissement, » de « chute, » de « sacrifice » volontaire, semblent supposer eux-mêmes une limitation, un anéantissement au moins partiel de la perfection préexistante. Aussi avons-nous vu M. Ravaisson expliquer le monde par une « mort » partielle de la divinité. Mais cette supposition renverse le principe de causalité et d’équivalence des forces encore bien plus que l’autre hypothèse.

A la formule de Comte et de M. Ravaisson nous opposerions volontiers, en terminant, une formule toute contraire, qui résulte de ce que nous avons plus haut essayé d’établir : le supérieur, dirions-nous, ne peut produire l’inférieur quand sa supériorité est assez grande et digne de ce nom ; un être ne produit jamais quelque chose d’inférieur que par impuissance, conséquemment par une infériorité sous le rapport de la puissance, sinon sous les autres rapports. L’inférieur seul, en dernière analyse, produit donc l’inférieur. Ce principe posé, si on imagine une toute-puissance jointe à la science et à la bonté absolues, la production de quelque chose d’inférieur ne pourra plus s’expliquer ni par une supériorité ni par une infériorité dans la cause première ; elle ne s’expliquera donc par rien, et voilà de nouveau le principe même de causalité renversé. — Mais alors, dira-t-on, si le progrès fait naître le supérieur de l’inférieur, comment la quantité de force ne s’accroît-elle pas dans l’univers ? La réponse est contenue dans ce qui précède : autre chose est la quantité de force, autre chose est la qualité des résultats par rapport à la satisfaction esthétique et morale des êtres pensans, c’est-à-dire de l’intelligence, de la sensibilité, de la volonté, — satisfaction que nous appelons précisément supériorité, perfection, beauté, moralité. La même quantité de force disponible peut, avec le temps, être organisée et en quelque sorte orientée différemment par rapport à ce centre de perspective : le bonheur des êtres sentans et pensans. L’architecte ne crée pas des pierres nouvelles, mais il les dispose d’une nouvelle manière. L’idéal est la réalité redistribuée dans l’ordre le plus propre à satisfaire la pensée et le sentiment. La perfection ici, au lieu d’être l’existence même comme dans l’autre doctrine, est un développement, une évolution, se traduisant dans la conscience par une plus grande somme de satisfaction et de bonheur. Considérez la société : quand l’état de paix succède à l’état de guerre, quand les hommes et les peuples s’aiment et s’aident au lieu de se haïr et de se faire obstacle, le supérieur est né de l’inférieur ; y a-t-il eu pour cela création mécanique de force ? Non, mais une répartition et une circulation meilleure, une harmonie de consciences au lieu d’une lutte. Étendez la loi du progrès au monde : elle ne supposera pas nécessairement une violation des lois mécaniques. Il faut transformer le plus de matière possible en pensée et en sentiment ; or, cela n’est pas inconcevable, puisqu’en fait le fond quelconque de l’existence, — la matière, si l’on veut, ou, si l’on aime mieux, l’activité qui est en toute chose, — pense et sent en nous. Peut-être, dans l’univers, les forces qui s’ignorent encore arriveront-elles peu à peu à se connaître, puis à s’entr’aider et à s’organiser. Que de forces ou de combinaisons possibles des forces qui ne sont pas encore parvenues à la conscience d’elles-mêmes ? C’est seulement depuis cent ans que l’électricité (qui, pourrait-on dire, avait dormi des siècles dans l’inconscience) est arrivée à se connaître par l’intermédiaire du cerveau humain ; de découverte en découverte, on peut espérer une croissante domination de l’esprit sur la nature et une croissante union des volontés aujourd’hui aveuglément divisées.

L’apparition de la pensée réfléchie et de la volonté morale marque, dans l’histoire du monde, le moment critique où le monde prend conscience de ce qu’il devrait être et commence par là sa propre transformation, car l’idée du mieux est déjà une première réalisation du mieux et elle est le moyen d’une réalisation plus complète. Produit de la nature, l’homme peut trouver des raisons toutes naturelles et morales de croire que sa pensée et sa volonté réfléchies expriment la pensée et le vouloir spontanés de la nature entière. C’est, en définitive, à cette foi morale et naturelle que la foi mystique vient se réduire. Un des premiers savans de l’Allemagne terminait un discours resté célèbre sur les limites de la science par cette formule d’humilité intellectuelle, — aveu un peu découragé d’ignorance invincible : — Ignorabimus. Sans méconnaître les bornes, de la pensée, les êtres intelligens que l’univers a produits (et l’homme n’est sans doute pas le seul) peuvent cependant espérer de reculer toujours ces bornes, et, par l’intermédiaire de la pensée même, de porter toujours plus loin la subordination de la nature à l’idéal moral et social, par conséquent le progrès de l’inférieur au supérieur. Il nous semble donc que, si la devise de la science devant l’énigme des origines du monde est : Ignorabimus, la devise de la morale devant l’énigme des destinées du monde peut être : Sperabimus.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Discours prononcé à Louis-le-Grand en août 1873 ; p. 11.
  2. La Philosophie en France, p. 222.
  3. Voyez la profonde Étude sur la philosophie d’Hamilton, publiée jadis ici même par M. Ravaisson (année 1840).
  4. M. Ravaisson se borne à exprimer les mêmes choses en formules plus abstraites lorsqu’il dit : 1° La volonté réfléchie est l’union en idée, l’union idéale avec un objet encore séparé d’elle, encore opposé au sujet qui veut ; la volonté implique donc « l’opposition idéale du sujet (moi) et de l’objet (non-moi) ; » 2° La volonté ainsi conçue a « pour condition immédiate l’union imparfaite, demi-idéale et demi-réelle en quelque sorte, du sujet et de l’objet dans le désir ; » enfin, 3° a elle a pour fond leur unité réelle » dans une première possession ou jouissance.
  5. Cette conscience, dont M. Ravaisson fait la condition même de la moralité, ne peut être que l’une de ces trois choses : ou l’intuition d’un objet, ou la réflexion du sujet sur lui-même, ou la conscience d’une absolue identité entre le sujet et l’objet. Ces trois conceptions se rencontrent chez M. Ravaisson. Or aucune ne satisfait l’esprit. D’abord, l’intuition ou le sentiment du bien parfait et absolu, comme d’un objet différent de nous, supposerait une action extérieure de cet objet sur nous, conséquemment un état passif de nous-mêmes par rapport à lui, une modification subie, un phénomène interne correspondant à la cause externe, ce qui changerait le « sentiment du divin » en une sensation du divin. L’être parfait et absolu ne serait plus alors, dans notre conscience, que a le phénomène de lui-même, » selon l’expression de Kant, c’est-à-dire une apparition, une apparence ; cette apparence serait toujours elle-même imparfaite, inadéquate à son objet et, finalement, incertaine : car nous pourrions toujours nous demander s’il y a hors de nous un objet conforme à notre modification intérieure. Le bien absolu et parfait peut se définir « celui qui est, » soit ; mais non celui qui apparaît ; il ne peut être en aucune manière, malgré la parole de Thomassin et du père Gratry que M. Ravaisson approuve, « un objet de sens. » Passons donc à la seconde hypothèse, celle de la réflexion atteignant l’être absolu. De deux choses l’une : ou le sujet moi et l’objet Dieu sont différens, ou ils sont identiques. Dans le premier cas, la réflexion du sujet pensant sur lui-même n’atteindra que le subjectif, n’atteindra que ma pensée, ses conditions d’exercice, ses formes nécessaires, les lois que lui imposent sa nature propre et la nature du cerveau. Qu’en pourrai-je conclure, et conclure a priori ? Que tout objet doit se soumettre à ces conditions de ma pensée pour pouvoir être pensé, de même que je puis dire : — La condition de la vision étant l’entrée des rayons lumineux dans le globe de mon œil, tout ce qui ne pourra pas y pénétrer sous la forme de rayons lumineux sera pour moi invisible. — Mais de cela même il résulte que l’idée d’un objet absolument parfait demeurera une simple forme de ma pensée, comme l’a montré Kant ; le sujet ne pourra, par la réflexion sur soi, que se saisir lui-même, non saisir un objet différent. Prétendre atteindre par la conscience un être hors de sa conscience, c’est ressembler à quelqu’un qui, du rivage où il a un point d’appui, voudrait jeter un pont mobile sur une mer dont l’autre rive est à l’infini. Il faut donc que les deux rives et la mer même soient dans la conscience. Nous sommes ainsi amenés à la troisième et dernière hypothèse, celle d’une conscience où le sujet et l’objet coïncident, où l’absolu est à la fois pensant et pensé : c’est la pensée de la pensée admise par Aristote, c’est la conscience absolue admise par les Allemands. Et telle est, semble-t-il, la vraie doctrine de M. Ravaisson. Selon lui, la pensée saisit en soi l’absolu de son existence et, en même temps, de toute existence, c’est-à-dire sa substance. On n’a pas besoin de chercher au-delà ni au-dessous de la pensée quelque autre substance qui la soutiendrait : elle se soutient seule. Ainsi, pourrait-on dire pour rendre l’idée de M. Ravaisson plus sensible, le monde se soutient dans l’espace sans avoir besoin pour support ni de la tortue ni de l’éléphant imaginés par certains Hindous. — Mais, si l’éminent métaphysicien est autorisé à rejeter l’idée d’un support « inerte et stupide » pour la pensée, support qui serait « comme une pierre pensante, » a-t-il démontré pour cela que la pensée se suffit à elle-même, sans le cerveau et sans le monde extérieur ? Quand on se demande si nous avons bien conscience de notre substance et de notre existence absolue, il ne s’agit pas, comme semble le croire M. Ravaisson, de savoir si notre pensée est liée à une sorte de matière nue dont elle serait la forme superficielle ; il s’agit de savoir si elle est liée ou non à toutes les autres choses dont se compose le monde, sous la loi de l’universelle solidarité ou de l’universel déterminisme. Or, quoi de plus contesté et de plus contestable que la conscience d’une pareille indépendance, c’est-à-dire d’une existence isolée et se suffisant à elle-même ? En nous l’attribuant, M. Ravaisson nous enlève non pas seulement l’inutile support d’une substance abstraite, mais le plus réel et le plus incontestable des supports, à savoir cet univers, où nous sommes une simple partie impuissante à se suffire sans le tout. Admettons cependant cette conscience d’une indépendance absolue, cette conscience de l’absolu que M. Ravaisson nous prête sans preuves. S’il est encore plausible de nous attribuer cette conscience tant qu’il s’agit simplement de l’absolu métaphysique, — c’est-à-dire de je ne sais quelle activité primitive et obscure, de je ne sais quelle existence première et immédiate qui est peut-être la plus indéterminée et la plus pauvre des existences, de je ne sais quelle unité primitive des contraires où le bien et le mal semblent encore à l’état d’équilibre et de neutralité, — pourra-t-on vraisemblablement nous attribuer cette conscience quand il s’agit, comme l’entend M. Ravaisson, d’un absolu de perfection, de beauté, de bonté, de moralité ?
  6. Théodicée Ire partie, p. 84, IIe partie, p. 122.
  7. La Philosophie en France, p. 49.
  8. Discours prononcé à Louis-le-Grand, en août 1873, p. 11.
  9. Ibid.
  10. La morale de M. Ravaisson n’est pas sans de curieuses analogies avec celle de M. Renan. On a pu voir dans les doctrines de ce dernier, surtout dans celles qu’il professait naguère, un exemple des conséquences pratiques auxquelles aboutit ce principe peu sûr de la charité, de la grâce, de l’inégalité providentielle : morale de renoncement au droit, d’absorption en autrui, de sacrifice, de dévoûment à ses « supérieurs, » en qui seuls on jouit ; enfin, dédain des vertus juridiques, « plébéiennes et démocratiques. » Quand M. Renan, en 1872, rêvait pour la France, une restauration politique et un retour à la royauté traditionnelle, il ne prêchait pas d’autre doctrine dans son livre sur la Réforme intellectuelle et morale. A l’esprit de la révolution française, fondée selon lui sur l’égoïsme, il semblait alors préférer les vertus chevaleresques du moyen âge, fondées sur l’amour. C’est en des termes semblables et presque à la même époque que M. Ravaisson opposait au culte de la « personnalité, » qui fut celui de la révolution française, l’idéal chevaleresque du dévoûment, « Idéal, trop souvent démenti sans doute par la réalité, disait-il, mais que n’en réalisèrent pas moins, dans toute sa hauteur, les Boucicaut, les Bayard, tant d’autres Boucicaut et Bayard que nos pères ont vus et que nous voyons encore. » (Discours prononcé au lycée Louis-le-Grand en août 1873, p. 5. ) « Quand la révolution française, ajoutait-il, renversa l’ancienne société, beaucoup la comprirent comme l’inauguration, en vertu du droit, jusque-là méconnu, d’une ère où, désormais, les gens n’auraient enfin à vivre que pour eux-mêmes. Au nom d’une nouvelle science sociale, suivant laquelle il suffirait pour faire le bien de tous que chacun songeât à soi, — et ce serait là pour l’humanité aussi bien que pour la nature tout le secret de la Providence, — la personnalité se crut autorisée à décréter sa propre apothéose. De là sont issus, dans notre pays, plus de désordre et de maux qu’en nul autre. » À ces « théories plébéiennes » devaient succéder, selon M. Ravaisson, « les pensées généreuses qu’on peut appeler royales et divines. » — « Si la France doit renouer la tradition de son antique gloire, ce sera lorsque, pour conduire la foule, dont c’est le premier intérêt de n’être pas livrée, ignorante, à sa propre conduite, une nouvelle élite se sera formée, digne d’une telle fonction, c’est-à-dire ayant pour maxime, comme tous ceux à qui il fut donné de fonder ou de relever sur des bases solides des cités ou des empires, de n’amasser que pour répandre, de n’être riches que pour faire des largesses, forts que pour secourir et grands que pour élever » (Discours à Louis-le-Grand, p. 5, 14 et 15). — Quelque haut que pût être l’idéal proposé par M. Ravaisson à la nouvelle aristocratie ou à la royauté nouvelle, il est permis de se demander s’il n’y a pas aussi de la grandeur et plus de sûreté dans les vertus démocratiques, qui se ramènent au culte du droit, de la personnalité individuelle, de l’égalité entre les personnes. Le droit, tel que l’a compris la révolution française, ne consiste nullement, comme le soutiennent MM. Renan et Ravaisson, à ne « songer qu’à soi, » à ne vivre « que pour soi ; » il consiste au contraire à considérer ce qui est dû aux autres aussi bien que ce qui nous est dû à nous-mêmes, à respecter en eux comme en nous cette « personnalité » que l’on nous représente à tort comme un principe d’égoïsme, inférieur à l’impersonnalité de l’amour et de la grâce.
  11. La Philosophie en France, p. 139.