La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines/1




ÉPICURE




LIVRE PREMIER

LES PLAISIRS DE LA CHAIR

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CHAPITRE PREMIER

LE PLAISIR, FIN DE LA VIE ET PRINCIPE DE TOUTE MORALE


Caractère positif et utilitaire de l’épicurisme.

I. — Comment Epicure pose le problème moral : recherche de la fin. — Solution d’Epicure : 1° chez tous les êtres la nature poursuit le plaisir indépendamment de la raison et antérieurement à la raison. Force et subtilité de cet argument naturaliste. Qu’Epicure cherche l’infaillibilité non dans la raison, mais dans la nature. — 2° La raison, en vertu de sa constitution même, ne peut concevoir de bien abstrait et sans élément sensible. Valeur de cet argument contre l’idéalisme antique. Que le plaisir et la peine, selon Epicure, sont les seules forces capables de mouvoir l’être et de le porter à agir.
II. — Recherche des moyens pour atteindre la fin désirée, à savoir le plaisir. La vertu n’a de valeur que par le plaisir qu’elle procure. La vertu est identique à la science ; comment Epicure arrive à cette identité. Eloge de la philosophie, non pour elle-même, mais pour le plaisir. Définition de la philosophie. La pensée subordonnée à la sensibilité. — Une remarque de Kant sur les philosophies antiques.

Ce qui frappe tout d’abord chez le vrai fondateur de la morale utilitaire, chez Epicure, c’est le caractère pratique, positif de sa doctrine. Aristote avait dit : « La science est d’autant plus haute qu’elle est moins utile. » Epicure prendra juste le contre-pied de cette maxime. On sent qu’en se donnant à la philosophie, il s’est demandé d’abord : « A quoi sert-elle ? »

Ce n’est pas ainsi qu’on voit dans l’histoire procéder l’esprit humain. On le sait, les peuples qui commencent à philosopher font presque toujours de la spéculation pure ; ils pensent, ils cherchent pour penser et pour chercher ; plus tard seulement, quand les philosophes s’aperçoivent qu’ils ont cherché pendant fort longtemps pour trouver fort peu et qu’ils sont en désaccord les uns avec les autres, ils finissent par s’inquiéter, ils craignent d’avoir perdu leur peine : les sceptiques, les Pyrrhon, en voyant leur impuissance et leurs contradictions rient et raillent, mais les utilitaires, plus sérieux, au lieu de condamner l’esprit humain, condamnent la spéculation, ramènent la pensée vers le moi, prétendent qu’avant de poursuivre la vérité absolue, il faut chercher la vérité relative et l’utilité, et qui plus est la trouver. Ainsi fit Épicure en Grèce : on peut considérer son système comme une tentative pour arracher l’esprit humain aux écarts des Héraclite, des Platon et des Aristote, en un mot pour régler la pensée humaine sur l’utilité. Platon et Aristote cherchaient le vrai afin d’en déduire le bien ; par réaction, Épicure cherchera le bien pour nous avant le vrai en soi ; il rejettera donc, comme nos positivistes modernes, toute spéculation sur l’abstrait, toute substilité vaine ; point de détours dans la marche vers le bien : il lui faut une voie unie, facile, droite[1], de la précision dans les paroles, de la clarté[2]. Ce que nos philosophes appellent métaphysique, il semble le haïr ; néanmoins il sera bien forcé d’en faire lui-même, il en fera trop parfois ; obéissant au développement même de son système et à la nécessité des choses, il s’élèvera à des considérations toutes métaphysiques et accueillera à la fin comme une amie la spéculation désintéressée qu’il avait commencé par repousser en ennemie.

I. — Le premier problème qu’Épicure a dû se poser, c’est le problème pratique par excellence : Que faire ? quel est le but de nos actions, la fin de la vie[3] ?

Dans la solution de ce problème, on peut suivre deux voies différentes, celle de l’expérience ou celle du raisonnement. D’après l’expérience, quelle est la fin que nous poursuivons et que poursuivent autour de nous tous les êtres vivants ? — C’est le plaisir, avait déjà dit Aristippe, le prédécesseur bien connu d’Epicure ; Epicure à son tour le répète : « Il faut bien que la fin (τέλος) soit pour tous les êtres le plaisir (τὴν ἡδονήν) ; car, à peine sont-ils nés que déjà, par nature et indépendamment de la raison, ils se plaisent dans la jouissance, ils se révoltent contre la peine[4]. » Il y a une idée assez subtile dans cet argument d’Epicure. Qu’on ne vienne pas dire, en effet, qu’en poursuivant le plaisir les êtres font quelque chose de mauvais, car de quel droit pourrait-on les blâmer ? Ce ne pourrait être qu’au nom de la raison. Mais la raison, ici, a-t-elle autorité ? — Elle aurait prise sur eux, s’ils l’avaient choisie préalablement pour maîtresse et pour juge, si, en agissant d’une manière irrationnelle, ils avaient eu la prétention d’agir rationnellement, si en un mot ils ne voulaient le plaisir que d’après une raison. Vous pourriez alors leur opposer une raison meilleure. Mais Epicure a prévu cette objection : il fait son procès à l’intelligence, au lieu de l’admettre pour juge du plaisir. C’est naturellement, dit-il, sans raison (φυσικῶς καὶ χωρὶς λόγου), qu’on poursuit la jouissance des qu’on est né. « L’animal, dit-il encore, va vers le plaisir avant toute altération de sa nature : c’est la nature même qui juge en lui dans sa pureté et son intégrité[5]. » Et de nouveau, s’appuyant sur cette antique idée que le bien est ce qui est conforme à la nature, le mal ce qui lui est contraire, il ajoute avec une grande force : « La nature seule doit juger de ce qui est conforme ou contraire à la nature. » Epicure oppose ainsi, comme le fait plus d’un philosophe contemporain, la nature au raisonnement, les sens à la pensée et en définitive le monde animal au monde humain.

Le principe de cette théorie naturaliste, qui a sa profondeur, est le suivant : — Partout où la nature agit sans le calcul de la raison, elle ne peut se tromper : où il n’y a aucun raisonnement, il n’y a aucune erreur ; or, chez tous les êtres, l’objet que poursuit la nature est le plaisir : le plaisir, voilà donc bien la fin naturelle de tous les êtres. Ce doit être aussi la fin de l’homme ; ce dernier fera par réflexion ce que les animaux font par instinct : il apprendra de la nature à conduire sa raison.

Outre l’expérience de la nature, Épicure et les Épicuriens invoquent l’impossibilité pour la raison même de concevoir un bien abstrait, dépouillé de tout élément sensible[6]. En effet, comment l’intelligence humaine pourrait-elle, sans être le jouet d’une erreur, concevoir et poursuivre une fin différente de celle que poursuit la nature entière ? Une telle opposition, ne peut exister, selon Épicure, entre la nature et l’intelligence. L’homme qui sent et l’homme qui pense ne sont pas deux êtres, et c’est en réalité de la sensation même que la pensée est née[7] ; n’est-ce pas à force de poursuivre le plaisir et d’en jouir que son image a fini par pénétrer en nous, par s’y empreindre, par devenir une idée ? Et de même n’est-ce pas de la sensation de douleur qu’est née l’idée de la douleur ? Il en est ainsi pour toutes nos autres idées, qui se ramènent à des sensations, conséquemment à des plaisirs ou à des peines, car Épicure n’admet pas de sensations indifférentes ; on ne pense, au fond, que parce qu’on a joui et souffert. L’intelligence humaine, produit complexe de la sensation, se trouve pour ainsi dire toute pénétrée du plaisir et de la douleur : comment alors ne concevrait-elle pas naturellement le plaisir comme désirable et la douleur comme digne d’aversion ? Toutes les parties de nous-mêmes sont ici d’accord. C’est là une de ces idées qu’on pourrait appeler innées et universelles (προλήψεις) parce qu’elles proviennent de sensations universellement éprouvées et qu’elles fondent l’intelligence humaine[8].

Or toute idée de ce genre, toute πρόληψις, a pour caractère propre d'être évidente et claire par elle-même[9], de telle sorte qu’il suffit de l’appeler par son vrai nom pour qu’elle s’éveille en chacun de nous, de l’exprimer avec exactitude pour que nous en acquérions la pleine conscience[10]. Il suffira donc de nommer le plaisir pour que tous comprennent que c’est là le bien ; le vrai philosophe doit ici plutôt affirmer que raisonner[11] : il parle, et on découvre que sa parole, comme celle des hommes inspirés, se réalise, bien plus qu’elle est déjà réalisée, qu’elle l’était de tout temps, que jusqu’alors on avait été à côté du vrai. Le vrai, le bien, c’est le plaisir : « cela se sent, »[12] et cela se comprend tout ensemble ; c’est le point ou coïncident l’intelligence et les sens, qui au fond ne sont qu’un. « Il suffit d’avoir des sens et d’être de chair, et le plaisir apparaîtra comme un bien[13] ; » il apparaîtra ainsi, remarquons-le de nouveau, non-seulement aux sens mêmes et à la chair, mais à l’esprit, car l’esprit, au fond, c’est encore des sens, c’est encore de la chair. « En vérité, s’écrie Epicure, je ne sais comment je pourrais concevoir le bien (τάγαθόν) si j’en retranchais les plaisirs[14]. »

Il est intéressant d’examiner jusqu’à quel point les philosophes d’alors pouvaient répondre à cette affirmation d’Épicure : il n’y a point pour l’intelligence même d’autre bien réel que le plaisir. Si on n’oppose à Épicure que les principes de la philosophie antique, aura-t-il tort ? Kant lui eût donné raison. La philosophie antique se représentait le bien tantôt comme une chose sensible, tantôt comme, une idée abstraite et logique, presque jamais comme une bonté personnelle. C’est ce qu’indique déjà ce terme impersonnel et neutre : le bien. Les philosophes d’alors espéraient découvrir un bien (ἀγαθόν) ou le bien (τἀγαθόν), comme les alchimistes du moyen âge espéraient découvrir de l’or au fond de leurs creusets. Sur la fin de la philosophie grecque, chacun proposait son souverain bien, » et Varron en compta 288. Mais comment trouver une chose bonne qui ne se réduirait pas à une chose agréable ?

Hors de la pensée active et de la libre volonté (si elle existe), hors de la personne, il n’y a de bien réel et non abstrait que dans le plaisir. Or, les philosophes grecs, sauf Aristote, n’ont guère admis dans la volonté une libre puissance, et ils ont conçu la pensée elle-même d’une manière trop abstraite, trop purement logique. Platon employait encore, pour désigner la Bonté suprême, le terme neutre τάγαθόν. Quant à la Pensée d’Aristote, éternellement immobile, éternellement plongée dans la contemplation d’elle-même, son acte suprême semblait trop consister dans une suprême inaction. Cette conscience tout intellectuelle, où n’entrait nul élément moral, nul vouloir, semblait vide. Les anciens n’eurent donc une conception nette que du souverain intelligible, qui se ramène à la vérité, et du souverain désirable, qui se ramène au bonheur ; ils ne conçurent pas comme les modernes une souveraine obligation qu’une volonté libre s’imposerait à elle-même. Leur morale fut celle de l’intelligence ou celle des sens, plutôt que celle de la volonté.

Aussi, quand Épicure chercha un bien vraiment réel, vraiment vivant, qui fût à la portée de tous et dont personne ne pût douter, on comprend qu’il ait rejeté les doctrines de ses devanciers, et qu’il ait substitué à une fin lointaine, à demi cachée sous les abstractions de la pensée métaphysique, une fin si proche, si sûre, si réelle, semblait-il, et si universellement poursuivie. Selon lui, il faut simplement que l’homme s’abandonne de propos délibéré à l’élan qui emporte vers le plaisir tous les êtres de la nature ; il ne faut point qu’il essaie d’y faire obstacle, son intelligence doit se plier à la nature, non la plier à soi.

D’ailleurs, même en voulant se rendre indépendant du plaisir, y parvient-on dans le fait ? la morale rationaliste ne poursuit-elle pas l’impossible ? En croyant par exemple rechercher la souffrance, la peine pour elle-même, le stoïcien rechercherait encore une satisfaction délicate, celle de la vaincre, et, afin de désirer la douleur il commencerait par la transformer en jouissance[15].

On ne peut, d’une manière générale, rien désirer ni rien craindre qui ne nous offre l’image du plaisir et de la douleur. Or, le désir et la crainte sont les seules forces qui nous arrachent au repos. Tous nos mouvements et toutes nos actions se rapportent donc au plaisir. Mais ce à quoi tout se rapporte et qui ne se rapporte à rien, c’est le souverain bien. Le plaisir est donc le souverain bien[16]. « Nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie heureuse (ἀρχὴ καὶ τέλος τοῦ μακαρίως ζῇν) », s’écrie Epicure avec un vif accent de sincérité ; « nous savons (ἔγνωμεν) qu’il est le bien premier et naturel (ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικόν) ; si nous choisissons ou repoussons quelque chose, c’est à cause du plaisir (ἀπὸ τῆς ἡδονῆς) ; nous courons à sa rencontre (ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν), discernant tout bien par la sensation comme règle (ὡς χανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοτες)[17].

II. — Les principes posés, voyons les conséquences.

La jouissance étant au premier rang, la vertu, dans le sens où le vulgaire prend ce mot, tombera évidemment au second ; la jouissance étant une fin, la vertu ne pourra être qu’un moyen. « Sans le plaisir, dit Epicure, les vertus ne seraient plus ni louables ni désirables[18]. » L’honnête dépouillé de l’agréable n’est rien[19]. « Il faut, dit-il, priser l’honnête, les vertus et les autres choses telles, si elles procurent du plaisir ; si elles n’en procuraient pas (ἐὰν δὲ μὴ παρασκευάζη), il faudrait leur dire adieu[20]. » D’ailleurs, cette dernière hypothèse, comme nous le verrons plus tard, est irréalisable aux yeux d’Epicure.

La vertu épicurienne n’est donc qu’une sorte de monnaie avec laquelle on se procure le plaisir, comme on se procure avec l’or ou l’argent les choses utiles à la vie. On peut être riche de vertu comme on est riche d’argent, mais ces deux sortes de richesse, si elles étaient seules, ne suffiraient point à l’homme, pas plus qu’il ne suffisait à Midas, pour être heureux, de changer en or tout ce qu’il touchait.

Puisque les vertus sont des moyens par rapport au plaisir, il est nécessaire d’organiser rationnellement ces moyens et de les subordonner avec habileté à la fin désirable. C’est l’œuvre de la raison, c’est l’affaire de la science et de la sagesse, φρόνησις.

Epicure va revenir ainsi, par une voie détournée, à la vieille conception de Socrate : on ne peut être vertueux sans être savant; la vertu s’identifie avec la science, surtout avec la science suprême, la philosophie[21].

Aussi Epicure fait-il de la philosophie un superbe éloge ; ses paroles à Ménécée rappellent la réponse de Socrate au reproche que lui faisait Calliclès de s’attarder dans les études philosophiques : « Que le jeune homme, dit Epicure, n’hésite point à philosopher, que le vieillard ne se fatigue point en philosophant ! L’heure est toujours venue et n’est jamais passée où on peut acquérir la santé de l’âme. Dire qu’il est trop tôt pour philosopher ou trop tard, ce serait dire qu’il n’est pas encore ou qu’il n’est plus temps d’être heureux. Qu’ils philosophent donc tous deux, et le vieillard et le jeune homme ! celui-là afin que, vieillissant, il rajeunisse dans les vrais biens en rendant grâce au passé, celui-ci afin qu’il reste jeune, même pendant la vieillesse, par la confiance dans l’avenir. Méditons sur les moyens de produire le bonheur, car, si nous l’avons, nous avons tout, s’il nous manque, nous faisons tout pour le posséder[22]. » Mais, si Epicure vante en ce langage enthousiaste la philosophie, rappelons-nous bien que ce n’est point pour sa valeur propre, ni comme la plus haute spéculation de l’intelligence : pour lui la philosophie a un but exclusivement pratique.

En effet, « la chose la plus précieuse de la

philosophie, c’est la prudence (φρόνησις), d’où naissent toutes les autres vertus[23]», c’est la « raison tempérante » (νήφων λογισμός), en d’autres termes c’est l’art de la conduite, l’art de la direction spirituelle et matérielle. Ainsi la philosophie emprunte son prix à la sagesse pratique, qu’elle se charge de nous procurer. Cette sagesse si désirable a-t-elle donc quelque valeur en elle-même ? Nullement, sa valeur est encore toute relative, et elle perdrait bientôt son prix à nos yeux si, par une hypothèse inadmissible, elle cessait de nous conduire aux jouissances les plus pleines. Autant Socrate, Platon et Aristote abaissaient la sensibilité devant l’intelligence, autant Epicure abaisse l’intelligence devant la sensibilité ; il emprunte même à Platon plusieurs de ses comparaisons, en les retournant. « De même que nous n’approuvons pas la science des médecins pour elle-même, mais pour la santé ; de même que nous ne louons pas l’art de tenir le gouvernail pour lui-même, mais pour son utilité ; ainsi la sagesse, cet art de la vie, si elle ne servait à rien, ne serait point désirée ; si on la désire, c’est qu’elle est pour ainsi dire l’artisan du plaisir que nous recherchons et voulons nous procurer[24]. » En résumé, vertu, science, sagesse perdraient toute valeur, les unes comme les autres, si elles cessaient de procurer le plaisir. De là cette définition finale qu’Epicure donne de la philosophie : ce n’est pas une science pure et théorique, c’est une règle pratique d’action ; bien plus, elle est elle-même une action, « une énergie qui procure, par des discours et des raisonnements, la vie bienheureuse[25]. »

La pensée de l’artiste n’a pas plus de valeur intrinsèque que celle du philosophe : les arts doivent être embrassés pour le plaisir qu’ils procurent ; on fait des poèmes, on s’occupe de musique, de même qu’on commente les auteurs, pour passer le temps[26].

Ainsi, à mesure que nous voyons se développer le système d’Epicure, nous voyons aussi s’amoindrir le rôle de l’intelligence, de cette partie supérieure par laquelle l’âme, à en croire Socrate, participe au divin : μετέχει τοῦ Θείοῦ. La pensée et la science ont besoin de se justifier en montrant qu’elles mènent au plaisir ; notre intelligence, née des sens, doit être à leur service ou ne pas être. Nous voici loin des Platon et des Aristote. La pensée pure, la pensée sans la chair, n’est pour les Epicuriens qu’une image lointaine et décolorée, un tableau effacé où on n’entreverrait plus que des lignes vagues et indécises; encore la pensée nue, telle que la concevait Aristote, est-elle inférieure à cette esquisse même, car avec de simples traits plus ou moins effacés l’imagination pourrait reformer un visage et tout un corps ; mais, quand l’imagination elle-même est supprimée, que peut-il rester ? « Les sens une fois retranchés de l’homme, il n’y a plus rien[27]. »

La plupart des philosophes antiques, selon la remarque ingénieuse de Kant, avaient le mérite d’être très-conséquents avec eux-mêmes, plus conséquents peut-être que les philosophes modernes ; ils n’hésitaient point à mettre au grand jour tout ce que contenaient leurs principes; une fois engagés dans une voie, ils ne reculaient pas. Les Epicuriens vont nous en donner un exemple. Avançant lentement, mais sûrement, ils nous entraîneront de conséquence en conséquence sans que nous puissions leur résister, si ce n’est en contestant l’idée même qui fait le fond de leur système.



CHAPITRE II


LE PLAISIR FONDAMENTAL : CELUI DU VENTRE


Origine de tout plaisir : la chair. Valeur comparée des diverses espèces de plaisirs : qu’Epicure la mesure à leur nécessité. Opposition d’Epicure avec Socrate, qui mesurait la valeur des choses à leur généralité. — Quel est le plaisir fondamental. — Le ventre, racine de tout bien selon Epicure, et objet de la philosophie selon Métrodore. Vrai sens de ces expressions, mal comprises d’ordinaire. Analogie des conceptions naturalistes contemporaines avec ce principe d’Epicure.


Après avoir considéré les rapports du plaisir, fin de l’homme, avec la vertu, avec la science et la prudence, simples moyens pour y atteindre, analysons l’idée même de plaisir. Quel est, d’après Epicure, le contenu de cette idée ? Y a-t-il plusieurs sortes de plaisirs ; peut-on en distinguer d’honnêtes et de honteux, de beaux et de laids ?

Epicure, n’admettant rien au-dessus du plaisir, ne pouvait admettre sans contradiction une règle quelconque qui imposât au plaisir un caractère de beauté ou de laideur, de bassesse ou d’élévation ; toute jouissance est donc bonne, pourvu que ce soit une jouissance.

Demande-t-on ce qu’il faut entendre au juste par ces termes de plaisir, de jouissance, de volupté, Epicure, nous le savons, n’hésite point à le dire : c’est proprement le plaisir sensible, le plaisir de la chair (ἡδονὴ τῆς σαρκός). Il n’en connaît point d’autre ; c’est même lui qui, le premier des philosophes grecs, a prononcé ce mot expressif[28].

Voici l’énumération de ces plaisirs, sans lesquels Epicure « ne peut se faire aucune idée du bien » : ce sont ceux du goût, de l’ouïe, de la vue et ceux de Vénus ; hors de là, point de vraie jouissance, et partant point de vrai bien[29].

Maintenant, ces trois ou quatre biens auxquels on peut ramener tous les autres, classons-les, pour les ramener eux-mêmes autant qu’il est possible à l’unité.

Des plaisirs de la vue ou de la forme (τὰς διὰ μορφῆς) n’est pas absent tout sentiment esthétique ; quant aux plaisirs de l’ouïe, encore plus purs, ils touchent de plus près à l’âme ; ne sont-ils pas produits par une simple vibration, par un mouvement d’atomes ? Or, le mouvement est peut-être dans la matière ce qu’il y a de moins matériel. Aussi, dans les formes et les sons, Épicure ne peut trouver des plaisirs assez épais, assez chargés de matière ; il ne peut laisser ces plaisirs sur le même rang que les autres. Voir, entendre, — jouissances complexes, déliées, et qui, à mesure qu’elles se développent, se spiritualisent, perdent le caractère de la nécessité physique et brutale ; on peut choisir entre ces jouissances, prendre l’une comme fin à l’exclusion de l’autre : elles ne nous offrent point l’unité à laquelle tend toujours la pensée humaine, et qui, une fois connue, exclut le choix. Le plaisir du goût (τὰς διὰ ξυλῶν) a déjà un caractère de plus franche brutalité, mais on peut encore se passer des saveurs ; il faut trouver quelque chose dont on ne puisse point se passer, quelque chose d’assez simple pour être nécessaire, une fin assez basse pour être fin exclusive.

Lorsque Socrate, dans ses définitions, assignait à chaque chose sa place et son rang, il prenait pour critérium de la valeur des choses leur généralité, et faisait consister la sagesse à classer les choses par genres, dans la pensée et dans l’action, λόγῳ και ἔργῳ διαλέγειν κατὰ γένη[30] ; chaque bien était donc pour lui plus ou moins bon, plus ou moins utile, suivant qu’il était plus ou moins général, et le souverain bien n’était autre chose à ses yeux que l’universel. Et en effet, comme il considérait tout à un point de vue rationnel, il trouvait dans le général la raison du particulier, dans le supérieur la raison de l’inférieur ; pour la question qui nous occupe, il eût évidemment accordé plus de valeur aux plaisirs de l’œil ou de l’ouïe qu’aux autres plaisirs du corps, parce que ce sont les plus généraux, les plus larges ; il eût trouvé en eux tout ce qui existe dans les plaisirs inférieurs, plus quelque chose qui n’y est pas, le sentiment esthétique et la pensée ; il eût dit, par exemple, que le plaisir de la vue est meilleur que celui du tact, parce qu’il en est comme l’agrandissement. Épicure, au contraire, qui se plaçait à un point de vue non plus rationnel et intellectuel, mais purement sensible, devait naturellement aboutir à des conséquences tout opposées. Ce qui est premier dans l’ordre intellectuel devient dernier dans l’ordre sensible ; là, on est toujours forcé de passer par un plaisir inférieur pour aller à un plaisir supérieur, par un plaisir très restreint pour aller à un plaisir plus général. Dans cette sorte de progrès ou de dialectique ascendante, chaque degré auquel on est parvenu n’existerait pas sans le degré par lequel on a passé. En ce sens, l’inférieur précède le supérieur et le soutient, il en est la condition, il est plus nécessaire que le supérieur. Aussi Épicure, cherchant à ramener tous les plaisirs à un seul principe, devait aboutir au plaisir le moins compréhensif, à celui qui est déjà par lui-même si réduit qu’on ne peut plus le réduire. Or, quel est le plaisir qui offre le plus de nécessité parce qu’il a le moins de dignité, sans lequel tous les autres pourraient exister et qui pourrait exister sans eux ? Plaisirs de l’ouïe, des yeux, tous ces plaisirs, encore une fois, sont le superflu, parce qu’ils sont le supérieur. Le plaisir de la bouche (διὰ χειλῶν ou ξυλῶν) n’est pas encore le premier des biens : on peut se passer de la bouche, qui mâche les aliments, pourvu qu’on ait ce qui les digère ; le ventre, — voila, en même temps que l’organe de la vie, l’origine de tout plaisir, et, partant, de tout bien. « Le principe et la racine de tout bien, dit Épicure avec précision, c’est le plaisir du ventre, αρχη και ρίζα παντός αγαθού η της γαστρος ηδονη[31]. »

Le plaisir du ventre est bien, en effet, la racine de tous les autres plaisirs sensibles. Les modernes naturalistes de la France ou de l’Angleterre admettraient volontiers la doctrine du philosophe grec. Épicure ne veut nullement dire que la jouissance produite par la nutrition soit la jouissance la plus parfaite, la jouissance épanouie pour ainsi dire ; mais c’en est le germe, la racine (ῥίζα), c’en est le principe et le commencement (ἀρχή). Ainsi Démocrite disait que le sens du tact est le principe de toute connaissance, sans vouloir dire pour cela que les sensations tactiles constituassent la connaissance suprême. Le plaisir du ventre est le plaisir le plus étroit, mais aussi le plus solide, base de tous les autres, base de toute vie sensible et conséquemment, d’après la doctrine épicurienne, de tout bien. « Les choses sages et excellentes, dit encore Épicure, ont relation avec ce plaisir »[32]. Il ne s’ensuit pas qu’un tel plaisir constitue à lui seul la sagesse et le bien, et qu’Épicure s’y arrête comme à la fin suprême ; non, il n’est pas la fin suprême, mais encore une fois il est la condition nécessaire de tout autre plaisir, de toute autre fin ; c’est le germe fécond d’où Épicure fera naître et surgir tous les biens, toutes les voluptés.

Si c’est au « plaisir du ventre » qu’on peut ramener les autres et par lui qu’on peut les expliquer, comme on explique tous les corps par une agglomération d’atomes, c’est aussi en lui qu’on peut trouver le principe primordial de cette science qui a pour objet le bien ou le plaisir même, je veux dire la philosophie. Dès lors, en effet, qu’on identifie bien et plaisir, fin morale et intérêt sensible, on doit aboutir à cette conséquence : le plaisir de la nutrition, développé, agrandi, diversifié de mille manières, finalement transformé en d’autres plaisirs, comme ceux du goût ou de la vue, voilà l’objet de la morale. Aussi Métrodore, expliquant la pensée de son maître et lui donnant une forme paradoxale qu’elle n’avait pas tout d’abord, s’écrie : « C’est dans le ventre que la raison se conformant à la nature a son véritable objet (περί γαστέρα ο κατά φύσιν βαδίζων λόγος τὴν ἅπασαν ἔχει σπουδήν)[33]. » Cette pensée est très-claire lorsqu’on la compare avec la précédente ; le tort de la plupart des interprètes est de l’avoir considérée seule, et d’avoir essayé de comprendre les paroles du disciple avant de s’être attachés à celles du maître. Gassendi passe sous silence ces passages importants ; cela prouve qu’il avait l’esprit moins vigoureux et moins systématique qu’Épicure ; Brucker, favorable aussi à l’épicurisme, essaie d’en contester l’authenticité ; mais l’authenticité en est, a priori, évidente : c’est une conséquence parfaitement logique des principes épicuriens, c’est un moment nécessaire, sinon définitif, dans la pensée d’Épicure, comme dans celle de tous les philosophes empiristes et utilitaires. Le principe de tous les plaisirs n’est-il pas le plaisir de vivre et, conséquemment, de renouveler et de nourrir sans cesse cette vie ? Le principe de tous les intérêts n’est-il pas l’intérêt de vivre, et conséquemment de conserver les moyens les plus immédiats de la vie, les aliments ? On peut donc dire, avec Métrodore, que toute philosophie utilitaire, aussi bien celle de Hobbes, d’Helvétius, de Bentham ou de Stuart-Mill que celle d’Épicure, a son dernier objet dans le ventre (σπουδὴν περὶ τὴν γαστέρα).

Rappelons à ce sujet les conclusions auxquelles aboutit, avec M. Herbert Spencer, la philosophie anglaise contemporaine. Selon M. Spencer, nos sciences, nos arts, notre civilisation, tous ces phénomènes moraux et sociaux si compliqués qui constituent actuellement l’existence humaine, se réduisent en dernière analyse à un certain nombre de sentiments et d’idées. Ces sentiments et ces idées se ramènent aux sensations primitives, aux données des cinq sens. Les cinq sens se ramènent au toucher, et Démocrite avait raison de dire : « Tous nos sens sont des modifications du toucher. » Enfin le toucher lui-même a sans doute son origine dans ces phénomènes d’intégration et de désintégration qui sont la base de toute vie et qui distinguent la matière organique de la matière inorganique. Ainsi, à l’origine, intégration et désintégration, concentration et dispersion des forces, assimilation et désassimilation, tel est le phénomène primitif qu’on découvre et d’où sont sortis tous les autres, tel est le « germe » et la « racine » de toute vie et de

toute science[34].

CHAPITRE III


RÈGLE DU PLAISIR : l’UTILITÉ. — LE BONHEUR, SOUVERAIN BIEN


I. — Règle du plaisir : l’Utilité. — Considération de la douleur à venir introduite dans la considération du plaisir présent. L’idée du temps jointe à l’idée du plaisir. Point ou commence la divergence d’Aristippe et d’Epicure. Que ce point marque la naissance de la morale utilitaire.
II. — Le Bonheur, achèvement des plaisirs et souverain bien. — Opposition de l’épicurisme avec le cyrénaïsme. Supériorité d’Epicure. 1o Part plus grande faite à l’intelligence ; idéal d’ordre et d’harmonie dans le bonheur. 2o Part plus grande faite à la liberté : possibilité de choisir entre les plaisirs et d’anéantir la force du plaisir présent par la pensée du bonheur futur. 3o Part plus grande faite à la beauté et à la moralité.


Nous sommes descendus aussi bas qu’on peut descendre dans le système épicurien, mais la pensée, après avoir suivi cette sorte de dialectique descendante, aspire à remonter. A présent que nous tenons fortement le premier anneau de cette chaîne par laquelle Epicure s’efforce de rattacher la vertu au plaisir, examinons l’un après l’autre tous les anneaux intermédiaires ; comment pourrons-nous, en partant du plaisir le plus bas, le plaisir du ventre, parvenir au sentiment moral et à la dignité du sage qu’Epicure s’efforce de conserver dans son système ?

I. — Jusqu’à présent nous n’avons guère considéré dans notre analyse que le plaisir, fin unique du désir. Il nous reste à introduire un élément avec lequel chacun doit compter dans la réalité, la douleur.

Tout plaisir, quel qu’il soit, est en lui-même un bien (καθ᾽ ἑαυτήν)[35]; c’est là le principe de la philosophie utilitaire, principe que semble d’ailleurs forcé d’admettre quiconque n’attribue pas un caractère distinctif et sui generis aux notions de liberté et de dignité morales. D’où viendrait, en effet, qu’une jouissance, prise en elle-même ou par rapport à ses antécédents, fût un mal ? Si on ne tient pas compte de la dignité morale et du sentiment de révolte intime qui accompagne toute action basse, Epicure a raison. Aussi, selon Epicure, il est inutile de considérer la série des circonstances, des actes justes ou injustes qui précèdent la jouissance d’un plaisir ; il est inutile d’examiner par quelle voie cette jouissance est obtenue : elle est, cela suffit, et par cela même elle est bonne, elle est fin, elle rend bons tous les moyens[36].

La considération du passé écartée, reste celle de l’avenir. Or, si tout plaisir et tout moyen en vue d’un plaisir sont bons, toutes les conséquences de ce plaisir ne sont pas bonnes : l’intempérance, par exemple, produit la maladie. Voici donc un grave changement apporté dans l’idée de plaisir par celle de douleur ; il ne reste plus à Epicure que le choix entre deux alternatives : ou persister à dire que toute espèce de plaisir, non seulement en lui-même, mais par rapport à ses conséquences, est un bien, une fin ; ou dire qu’il faut vouloir non plus tel ou tel plaisir actuel, mais la somme future de plaisirs la plus grande possible. C’est ici que se produit une divergence considérable entre Epicure et le vieil Aristippe, dont les deux systèmes se développaient jusqu’à présent en harmonie l’un avec l’autre.

Aristippe avait réduit tout plaisir à l’instant actuel : qui sait si l’avenir sera pour nous ? Le présent seul est nôtre[37]. Jouissons donc sans calcul et efforçons-nous de resserrer notre idée de la vie entre des bornes plus étroites, afin d’emplir plus aisément et plus complètement de jouissance l’instant fugitif que nous plaçons seul devant nos yeux. Faisons abstraction du temps, de la succession, de la durée ; oublions cette douleur que la jouissance traîne après elle, de même que la douleur d’après Platon traîne après elle la jouissance ; au lieu de poursuivre une seule fin, — la somme future des plaisirs, c’est-à-dire le plaisir auquel on a ajouté l’élément abstrait du temps, — poursuivons autant de fins particulières qu’il y a de plaisirs particuliers. Le souverain bien n’est pas le plaisir, le bonheur, mais les plaisirs. « La fin diffère du bonheur : τέλος ευδαιμονίας διαφέρει ; en effet, la fin est le plaisir partiel du moment, tandis que le bonheur résulte de l’assemblage des plaisirs partiels, auxquels on ajoute ceux du passé et ceux de l’avenir. Le plaisir partiel est vertu par lui-même ; le bonheur ne l’est pas par lui-même, mais par les plaisirs partiels qui le composent[38]. » Ainsi la doctrine du plaisir aboutit, chez Aristippe, à poser pour fin de l’homme la multiplicité et la variabilité mêmes. Chaque action doit se prendre à part et avoir en elle-même, abstraction faite de toutes les autres, sa fin particulière, à savoir le plaisir particulier qui en résultera[39]. Tout point fixe (ὡρισμένον) auquel on puisse rattacher la série indéfinie des actes est donc enlevé ; non-seulement hors de nous, dans les plaisirs que nous devons vouloir, règne un mouvement et un changement perpétuel (ἡδονάὶ ἐν κινήσει), mais nous sommes obligés de réaliser ce changement en nous-mêmes, de rendre notre volonté aussi mouvante et aussi fugitive que les plaisirs qu’elle veut, de la fractionner entre mille fins sans pouvoir relier à aucune unité tous ces fragments dispersés de bonheur qui constituent la vie. (ἐκ τῶν ἡδονῶν μερικῶν σύστημα). La prévoyance qui présiderait aux actions, les soumettrait à une règle et les subordonnerait à une fin supérieure, semble à Aristippe une gêne et, selon sa propre expression, une servitude. Mais il ne s’aperçoit pas qu’en voulant se rendre indépendant de l’avenir il se rend esclave du présent ; il ne s’aperçoit pas que, dans cette petite république qui est nous-mêmes, l’harmonie, la poursuite commune à travers le temps d’une même fin, produit une liberté plus grande que le désordre et l’empiétement des passions les unes sur les autres[40]. Limiter la volonté au présent, lui défendre de regarder en avant et en arrière, lui défendre, en un mot, de se retrouver dans le passé et de se projeter dans l’avenir, n’est-ce donc pas lui ôter toute sa liberté d’action ? C’est aussi enlever toute portée à la vue de l’intelligence que de placer devant et derrière elle la nuit ; c’est, pour ainsi dire, rendre toute action opaque, que de ne pas vouloir qu’on regarde en elle et comme à travers elle le passé qui l’a produite et l’avenir qui en sortira. L’intelligence à courte vue et la volonté instable, telles que nous les dépeignent Aristippe et ses disciples, ne peuvent donc satisfaire l’homme, qui aspire sans cesse à dépasser les bornes du présent et à posséder ces deux choses : d’une part l’unité, de l’autre la fixité.

C’est ce qu’a compris Épicure, et il importe de voir le changement que produit dans sa doctrine du plaisir, identique pour le fond à celle d’Aristippe, l’introduction de l’idée d’avenir.

Le premier résultat de cette idée, c’est une classification des différentes jouissances. Aristippe soutenait que tous les plaisirs se valent : la volupté, disait-il, ne peut différer de la volupté, et le mot agréable n’admet point de comparatif[41]. Mais Épicure trouve un moyen bien simple d’établir des degrés entre les diverses jouissances ; au lieu de les prendre en elles-mêmes, considérez-les par rapport à leurs conséquences, par rapport à l’ensemble de la vie. Il est évident qu’il y a beaucoup de plaisirs que suit la douleur, parfois même une douleur supérieure à eux ; ces plaisirs, nous les laissons de côté, nous passons par dessus (ὑπερβαίνομεν) pour aller chercher au-delà des plaisirs moins dangereux[42]. Car le sage s’impose avant tout pour loi d’être conséquent avec lui-même, d’étendre sa pensée assez avant dans le futur pour éviter qu’elle ne se contredise, de gouverner assez ses désirs pour empêcher qu’ils ne se tournent contre eux-mêmes et que, par un élan irréfléchi vers la volupté ou le bien, ils ne produisent la douleur ou le

mal[43]. Ainsi ces plaisirs qui, dans la doctrine d’Aristippe, variables et multiples, entraînaient l’âme au hasard, nous les voyons, dans le système d’Epicure, se disposer naturellement en vue d’une fin qui n’est autre chose qu’eux-mêmes, mais eux-mêmes dépouillés de tout élément étranger et inférieur. Déjà, au point de vue logique, il y a progrès évident : la pensée ne s’épuise pas dans chaque plaisir particulier, la volonté ne se morcelle pas et ne se divise pas entre eux ; on entrevoit, à travers le temps, une unité que l’on peut poursuivre et en laquelle on peut espérer.

Ce moment ou Epicure et Aristippe commencent à différer d’opinion et à s’écarter l’un de l’autre, mérite notre attention ; car c’est à ce moment que naît et se manifeste pour la première fois une doctrine qui jouera dans l’histoire de la philosophie morale un rôle de plus en plus marquant. Dès que le plaisir, au lieu d’être considéré comme fin immédiate, devient, fécondé par l’idée de temps, une fin vraiment dernière et finale, proposée pour but et pour terme à la vie entière, il prend un nom nouveau, et la doctrine de la volupté se change en doctrine d’utilité.

II. — Nous avions vu précédemment un rapport de moyens à fin s’établir entre la vertu d’une part et les plaisirs de l’autre ; un rapport analogue de moyens à fin va s’établir entre les plaisirs mêmes. Chaque plaisir est, il est vrai, comme Epicure se plaît à le redire, un bien par lui-même ou en lui-même, δι αὑτήν ou καθ αὑτήν ; mais pourtant, si on compare le bien que certains plaisirs renferment avec le mal qu’ils produisent, il est sage de les rejeter comme des moyens imparfaits, comme de mauvais instruments : tout en étant bons par eux-mêmes, ils cessent d’être fins pour eux-mêmes ; c’est là une apparente contradiction, qu’acceptent pourtant Epicure et tous les utilitaires.

On peut faire encore un pas de plus : de même que certains plaisirs produisent la douleur, certaines douleurs produisent le plaisir ; on rejette les premiers, pourquoi ne choisirait-on pas les secondes ? « Toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur n’est pas toujours à éviter : ἀλγηδῶν πᾶσα κακόν οῦ πάσα δὲ φευκτὴ ἀει[44]. » Bien plus, les douleurs même de longue durée, il nous les faut supporter, τολὺν χρόνον ὑπομένειν, à condition, naturellement, qu’elles soient suivies d’un plaisir supérieur. On voit combien s’accuse la divergence du système épicurien et du système cyrénaïque. Voici la formule qu’emploie Épicure pour résumer sa pensée et qui est l’expression subtile, mais fidèle, de la doctrine utilitaire : Nous en usons avec le bien, à certains moments, comme avec un mal, et de nouveau nous nous servons du mai comme d’un bien[45]. »

Seulement, comment nous y prendre pour distinguer avec netteté, dans notre pensée, le plaisir et la peine, le bien et le mal, alors qu’on les confond dans l’action ? Vous me promettez ce plaisir si je souffre cette douleur ; mais comment établir dans mon esprit une balance assez juste pour peser avec exactitude les deux sensations agréables ou désagréables que vous me proposez, et pour voir laquelle remporte sur l’autre ? Ajoutez à cela que ces deux sensations, je puis seulement les imaginer dans l’instant actuel : il me faut donc, avant de les comparer, les construire l’une et l’autre à l’aide des données de l’expérience et des efforts de l’entendement. La moindre erreur de mesure et de calcul peut me rendre heureux ou malheureux, et en certains cas influer sur ma vie entière. Voilà donc une importance extraordinaire attribuée tout à coup, dans la doctrine utilitaire, à l’intelligence ; celle-ci conserve toujours, il est vrai, son rôle de moyen ; mais, sans ce moyen, on ne peut plus en aucune manière atteindre la fin. Non seulement, comme nous l’avons vu, la pensée humaine, διάνοια, la sagesse, φρόνησις, ont pour œuvre de diriger toutes les actions de l’homme vers le plaisir, mais elles doivent aussi organiser les plaisirs mêmes et, bien plus, les douleurs, en vue du suprême plaisir ; par là, elles se trouvent rehaussées, et le bel éloge qu’ Epicure faisait de la philosophie ou de la sagesse semble désormais mieux justifié. Quoi de plus important, en effet, que l’art de mesurer ensemble les choses, συμμέτρησισ, d’embrasser d’un même coup d’œil celles qui sont utiles ou nuisibles, συμφερόντων καὶ ἀσυμφόρων βλέψις[46] ?

Maintenant, de ce nouveau degré auquel la doctrine épicurienne nous a conduits dans sa marche ascendante, retournons-nous pour ainsi dire en arrière, et jetons un coup d’œil sur le chemin parcouru. La morale d’Epicure met devant nos yeux, sinon un idéal proprement dit et un bien supérieur à nous, du moins quelque chose de supérieur au présent, un bien qui dépasse et englobe tous les biens particuliers, un tout. Par là, la morale utilitaire donne en elle-même une place à ce sentiment qu’Aristippe voulait et ne put éteindre, la tendance à dépasser tout objet particulier, tout bien particulier, toute fin en un mot qui n’est pas vraiment finale, c’est-à-dire au fond infinie. En effet, étant donnés une douleur ou un plaisir présents, la doctrine utilitaire d’Epicure nous laisse doués d’une certaine liberté en face d’eux ; nous pouvons regarder en deçà et au-delà ; nous pouvons les anéantir par l’idée d’un plaisir supérieur. Chacune de ces tendances et de ces passions qui, restreinte au moment actuel, était absolument maitresse en nous, nous la dominons lorsque nous la faisons entrer dans le tout de la vie (ὁ ὄλος βίος) : nous sommes libres de la suivre ou de la retenir, suivant que nous regardons plus ou moins loin devant nous. Et de même qu’il y a en nous plus de liberté, il y a aussi plus d’ordre, plus d’harmonie : les passions ne se heurtent plus dans un indescriptible tumulte[47] ; comme les atomes d’Epicure ont l’espace devant eux pour opérer dans un ordre éternel leurs mouvements spontanés, de même les instincts et les passions de l’âme ont devant elles la durée : restreintes, emprisonnées, elles s’irriteraient et gronderaient en désordre, mais, répandues à travers le temps, elles se calment et, n’étant plus gênées par nul obstacle, elles ne se gênent plus l’une l’autre.

Voyant ainsi s’ouvrir devant nous un avenir sans terme fixe, nous ne pouvons plus avoir qu’une pensée : préparer et ordonner toutes choses en vue du bonheur de cette vie entière ; c’est là l’œuvre de la sagesse[48]. Le bonheur, voilà un élément nouveau dans la doctrine du plaisir ; Aristippe ne voyait dans la vie que des instants détachés de jouissance et comme des tronçons de bonheur (η κατά μέρος ηδονή) ; Epicure seul peut prononcer dans sa plénitude ce mot de bonheur (εὐδαιμονία) ; bien plus, il ne s’arrête pas là ; ce n’est pas assez d’être heureux, il veut que le sage soit bienheureux (μάκαρ). Les anciens poëtes réservaient ce nom divin aux habitants du ciel, et lorsqu’ils disaient : les bienheureux (οἱ μάκαρες), il fallait que leurs auditeurs, — dépassant la terre, séjour du bonheur variable et de la bonne fortune (εὐτυχία), dépassant l’homme, qui n’est heureux que par la volonté capricieuse des démons bons ou méchants (εὐδαιμονία, κακοδαιμονία), — allassent chercher dans le ciel des êtres surnaturels auxquels pût sans contradiction s’appliquer ce mot : μακαρία, μακαρίωτης. Mais Epicure ramène le ciel sur la terre et la félicité des dieux chez les hommes : le sage, voilà le vrai bienheureux ; la vie du sage, voilà la réalisation vivante de la félicité[49].

De même que la conception d’Epicure est plus complète et plus grande que celle d’Aristippe, elle est aussi plus belle et dejà plus morale. Au point de vue esthétique, n’y a-t-il aucune beauté dans cette disposition raisonnée de la vie, dans cette subordination des parties au tout, dans ce bonheur qui, se substituant aux plaisirs et les complétant, les purifie par la même ? La vie devient une sorte de cadre aux contours indéterminés, sur lequel le sage, cet « artiste de bonheur, » groupe ses émotions à venir, place les unes au second plan, les autres au premier, fait ressortir celles-ci, jette sur les autres l’oubli et l’ombre. Il contemple et admire cette œuvre à la fois si belle et si rationnelle, qui n’a point, comme tant d’autres, sa fin hors d’elle même, mais qui au contraire est sa propre fin et son propre bien. « La fortune a peu de prise sur le sage : sa raison a réglé les choses les plus grandes et les plus importantes, et, pendant toute la durée de la vie, elle les règle et les règlera[50]. »

Celui qui, oubliant cette fin suprême de la nature, le bonheur, se détourne vers des fins particulières, se contredit lui-même : en effet, il ne peut réellement chercher que le plaisir ; mais si ce plaisir laisse après lui une douleur plus grande que lui-même, il aura dans sa pensée cherché le plaisir et par son action trouvé la douleur. « Si, à toute occasion, tu ne rapportes pas chacun de tes actes à la fin de la nature, si tu t’en detournes pour rechercher ou éviter quelque autre objet, tes actes ne seront point d’accord avec tes

raisonnements[51]. »

CHAPITRE IV


LE DESIR. — BUT DERNIER DU DESIR : LE REPOS, LA JOUISSANCE DE SOI


Le bonheur est-il réalisable, ou le désir qui le poursuit doit-il être toujours déçu ? Importance de cette question dans une morale qui veut mettre le souverain bien à la portée de tous. Contradiction qui semble se présenter dans toute doctrine utilitaire entre la fin poursuivie, qui est le plaisir, et les moyens pour y atteindre, qui sont l’effort, la peine, la souffrance. Comment Epicure résout cette difficulté.
I. — Classification des désirs. Comment Epicure en vient à bannir la volupté, le raffinement et la variété des plaisirs. Plaisir unique qui subsiste : celui des aliments. Du pain et de l’eau. — Objections : vide du bonheur épicurien.
II. — But suprême du désir et essence dernière du bonheur : l’ataraxie. — Distinction du « plaisir en mouvement » et du « plaisir constitutif. » — Le souverain bien est l’absence de peine. — Cette absence de peine n’est-elle qu’un repos et un sommeil semblable à la mort, comme l’ont cru les interprètes ? Que l’absence de la douleur met à nu la félicité inhérente à l’harmonie et à la santé de l’être. — Que le plaisir suprême est le plus indépendant, celui où la part du sujet sentant est la plus grande et la part de l’objet senti la moindre.


La doctrine utilitaire s’est élevée, avec Epicure, au-dessus de la morale du plaisir, mais elle donne encore lieu à une foule d’objections qui vont la forcer à s’éclaircir et à se développer.

D’abord, pour proposer une fin au désir de l’homme, encore faut-il démontrer que cette fin est réalisable ; or, le bonheur, dans une foule de cas, échappe aux prises de l’homme. Rien de plus facile que de trouver la douleur ; nous n’avons pas même besoin de la chercher ; il suffit de rester immobile et d’attendre, elle vient toute seule. Mais le plaisir, dans certains cas, est complètement hors d’atteinte : L’esclave bien enchaîné, par exemple, ne peut pas jouir du plaisir d’être libre. Dans d’autres cas, fût-il possible d’atteindre le plaisir, il faut pour cela des moyens, et ces moyens sont des efforts plus ou moins pénibles. Le travail, la tension de la volonté et des muscles, en un mot la peine (πόνος), dont les Stoïciens faisaient le souverain bien et dont les Epicuriens font le mal, se présente donc de tous côtés, alors qu’on voudrait la bannir. Dès lors, il peut arriver que la recherche même du bonheur par des moyens trop pénibles, fasse fuir l’objet qu’elle poursuit. Dans la doctrine d’Epicure comme dans toute doctrine utilitaire, il existe souvent un rapport de position entre la fin donnée et les moyens. Toute fin devrait pouvoir s’atteindre à l’aide de moyens sans que ces moyens produisissent de changement dans la fin même ; ainsi, si je prends pour fin de ma marche le sommet d’une montagne, quelle que soit la voie par laquelle j’y arrive, ce sommet sera toujours fixe et aussi élevé. Mais c’est que, dans ce cas, la fin sera extérieure à moi. Si la fin devient intérieure, si, par exemple, au lieu de prendre pour but le sommet de la montagne, chose étrangère à moi, je prends pour but de mes efforts le plaisir de parvenir au sommet, il deviendra nécessaire de ne plus considérer la fin toute seule, mais aussi les moyens pour y atteindre, car la peine que je me serai donnée pour gravir la montagne pourra influer sur mon plaisir même. Pourtant, même dans ce dernier exemple, la fin conserve toujours relativement aux moyens une certaine indépendance : j’éprouverai toujours un certain plaisir en atteignant le sommet, quels que soient le travail et la peine dépensés précédemment. Mais qu’arrivera-t-il si au lieu de prendre pour fin un plaisir particulier, comme celui d’arriver au sommet d’une montagne, on prend pour fin avec Epicure la somme des plaisirs présents et passés de l’existence, le bonheur de la vie entière ? C’est un but extrêmement complexe et qui exige des moyens encore plus complexes : pour atteindre un tel but, ne faudra-t-il point dépenser une somme d’efforts, c’est-à-dire de peines, supérieure à la somme totale des plaisirs qu’on aura recherchés ? Les bénéfices couvriront-ils jamais les dépenses ?

Voici Epicure contraint, pour laisser le bonheur « à la portée de tous, » d’en exclure tout élement difficile à se procurer, comme les richesses, le luxe, les honneurs, le pouvoir. Pour rendre plus facile l’accès de la fin suprême, il va dégager de plus en plus de tout élément matériel la conception du plaisir ; il va, en voulant faire plus de part à la liberté dans la conquête du bonheur, faire aussi plus de part à la moralité.

I. — « Parmi les désirs, dit Epicure, les uns sont naturels et nécessaires, φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖα, les autres naturels et non nécessaires, les autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, mais naissent d’après une vaine opinion, παρὰ κενὴν δόξαν. Sont naturels et nécessaires ceux qui tendent à l’apaisement d’une douleur, comme la boisson dans la soif, naturels et non nécessaires, ceux qui varient seulement la volupté, ποικίλλουσαι, mais n’apaisent point une douleur, comme les mets délicats ; enfin ni naturels ni nécessaires ceux qui, par exemple, ont pour objet des statues ou des couronnes[52]. » On voit l’importance de cette division des désirs, dont le germe se trouvait déjà dans Platon et dans Aristote. Parmi les désirs ceux-là seuls qui sont naturels et nécessaires, ceux-là seuls qui entraînent avec eux la souffrance si on ne les satisfait pas, doivent être en tout temps écoutés du sage ; par bonheur, si ces désirs sont les plus pressants, ils sont aussi les moins exigeants : pourvu que le sage les apaise, comme on apaisait Cerbère en lui jetant un gâteau de miel, il peut poursuivre sa vie sans autre peine. Quant à ces désirs qui résultent d’opinions creuses, δόξαι κεναί, Epicure, aussi ennemi que Socrate et Platon de l’opinion variable, veut qu’on les bannisse à jamais. Les autres enfin, qui tiennent le milieu entre les deux extrêmes, et qui nous viennent de la nature, mais sans nous contraindre par la nécessité, on doit juger s’il faut les satisfaire ou les rejeter ; et ce jugement est l’oeuvre de la sagesse pratique, φρόνησης, de la raison tempérante, νήφων λογισμός, si importante dans la doctrine utilitaire. Les désirs de ce genre sont en effet bénévoles, faciles à calmer, εὐδιάχυτοι ; le sage les acceptera sous réserves, mais sans mettre beaucoup d’ardeur à les satisfaire, car, par cette ardeur même, il les changerait soudain en désirs nécessaires et se créerait vis à vis d’eux un esclavage ; il doit donc toujours avoir pour ainsi dire l’œil sur eux, ne lâcher les rênes qu’à la condition de les reprendre bientôt, et faire en sorte que le superflu ne devienne jamais le nécessaire.

Comme on voit, l’accès du bonheur est singulièrement facilité pour tous les hommes, et en même temps l’idée du bonheur est purifiée d’un élément matériel : la volupté proprement dite, c’est-à-dire le raffinement et la variété du plaisir, ποικίλμα[53]. Le plaisir n’a pas besoin d’être raffiné ou embelli ; sa beauté naturelle lui suffit. « Le plaisir dans la chair ne peut s’accroître, dit Epicure, une fois disparue la douleur causée par le besoin ; il peut seulement être varié, ποικίλλεται[54] ; » mais cette variation dans les formes du plaisir, ne correspondant point à une intensité plus grande dans la jouissance, n’offre point au désir un attrait solide ; elle n’est pas indispensable pour atteindre la fin désirable, le bonheur total de la vie. Une seule condition est donc nécessaire à la présence de ce bonheur, c’est la présence des objets qui sont eux-mêmes absolument nécessaires à la vie sensible, les aliments.

Ici, nous sommes revenus à notre point de départ, à ce « plaisir du ventre » que nous savons être le principe et la racine de tous les biens ; il nous apparaît aussi comme le moyen indispensable du bien suprême. Si vous l’avez, vous pouvez tout avoir ; et de même que c’est le plaisir le plus nécessaire, c’est aussi le moins rare. Comment, dit Epicure, pourrait-on ne pas se procurer la nourriture et la boisson suffisantes à l’entretien de la vie ? On le peut sans peine, surtout dans ce chaud pays de la Grèce qu’habitait notre philosophe, et à une époque ou la misère était encore si peu répandue. Eh bien ! cela suffit au bonheur ; qu’on donne à Epicure du pain d’orge et de l’eau, il est prêt « à disputer de bonheur avec Jupiter même (καὶ τῷ Διὶ ὑπὲρ τῆς εὐδαιμονίας διαγωνίζεσθαι)[55]. » Du pain et de l’eau, voilà la richesse de la nature. « Cette richesse-là est définie (ὥρισται) et facile à se procurer ; mais celle des vaines opinions tombe dans l’indéfini (εἰς ἄπέριον ἐκπίπτει)[56]. Paroles remarquables, et qui répondent à certaines objections superficielles dirigées contre la morale de l’intérêt : les plaisirs des vaines opinions sont insaisissables comme les opinions elles-mêmes, et l’instabilité de la δόξα, que Platon comparait aux statues mouvantes de Dédale, est aussi le caractère distinctif des jouissances qu’elle produit. L’ambition, par exemple, croît à mesure qu’on la contente ; c’est une sorte de faim artificielle qu’on excite en la rassasiant, qu’on creuse en la comblant. Elle consiste à poursuivre un objet qu’elle anime elle-même de son propre mouvement, qu’elle éloigne à mesure qu’elle en approche et qui s’évanouit dans l’infini, εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει. La nature, plus prévoyante que l’opinion, n’excite jamais, selon Epicure, un désir qu’elle ne puisse satisfaire et satisfaire à peu de frais (ὡρισμένος καὶ εὐπόριστος) ; contre ces désirs pleins de fixité, principes inaltérables de bonheur, on ne peut plus diriger les objections qu’on tirait de la variabilité et de l’insatiabilité des passions.

Marquons le point où nous voici arrivés dans le développement continu du système épicurien. Le plaisir vraiment désirable semble n’être plus autre chose que la sensation produite par le strict contentement d’un besoin. Aristippe nous montrait l’homme assailli par des désirs innombrables : Epicure l’en a délivré ; il ne reste plus en lui que deux désirs, et, partant, que deux plaisirs, celui de manger et celui de boire. Mais alors quel vide ne se produit pas soudain dans la vie ? Comment combler tout l’intervalle de temps qui sépare l’un de l’autre ces plaisirs ? La faim et la soif, par cela même qu’elles sont sans cesse renaissantes, s’éteignent sans cesse ; avec elles s’éteindra donc toute jouissance ? Epicure voulait nous délivrer des nécessités physiques : mais, comme il n’a point placé le vrai bonheur au-dessus de ces nécessités mêmes, à force de nous délivrer, ne nous a-t-il pas dépouillés ? Deux plaisirs, semés d’une main avare à travers la succession infinie de la durée, voilà donc, semble-t-il, ce qui reste du bonheur ! Au moins ces intervalles vides qui séparent les instants de plaisir, Aristippe avait essayé de les remplir ; il pressait l’un contre l’autre, dans l’étroit espace situé entre le passé et l’avenir, tous les désirs et tous les plaisirs. Peut-être il entreprenait une tâche impossible ; peut-être Socrate, moitié plaisant et moitié grave, avait raison de le comparer à ces infortunés, cachés par la fable au fond de l’Orcus et ramenés par lui sur la terre, qui essayaient éternellement de remplir un tonneau percé. Mais Epicure, semble-t-il, fait moins encore que les disciples d’Aristippe : il n’essaie même pas, il s’avoue impuissant et, faute de pouvoir remplir jusqu’aux bords l’insatiable tonneau, il le met à sec.

II. — Pour prévenir toutes ces objections, Epicure va modifier encore une fois sa théorie et lui imprimer une direction inattendue. Pénétrons avec lui dans l’analyse psychologique de ces désirs à la satisfaction desquels tous les utilitaires ont attaché les jouissances ; nous ne les avons encore examinés qu’à un point de vue extérieur, et nous les avons classés suivant leur caractère d’exigence et de nécessité ; il nous reste à pénétrer plus avant dans leur essence intime, et à découvrir la tendance unique qui se cache sous leur diversité. Aristippe ramenait toute jouissance et en général toute sensation à un mouvement : la douleur était un mouvement rude, le plaisir, un mouvement doux ; le repos, qui succède toujours aux mouvements et qui les sépare l’un de l’autre, c’était la non-jouissance, l’absence de douleur ou de plaisir, le vide. L’analyse d’Epicure aboutit à des résultats bien différents.

Le mouvement, — Epicure ne le nie pas, — est le point de départ du plaisir. Mais tout mouvement a un but. Le but de ce mouvement qui produit le plaisir ne serait-il pas précisément le contraire du mouvement, un repos ? En fait quand l’organisme, réparé par la nourriture, a retrouvé ainsi les atomes qu’il avait perdus, il y a équilibre entre la perte et la dépense, il y a donc repos ; il y a aussi absence de peine (ἀπονία), santé (ὑγίεια). Mais voilà que l’organisme a épuisé ses réserves de force et l’équilibre se dérange ; aussitôt cesse le plaisir, qui n’était peut-être autre chose que cet équilibre lui-même. Avec le changement et le mouvement, qui sont une rupture d’équilibre, commence la douleur. Toutefois, à cette douleur, à ce mouvement venu du dehors et dirigé contre nous, notre nature répond en réagissant par un mouvement en sens contraire : c’est là le désir. Le désir, voilà bien ce mouvement dont parlait Aristippe ; mais il n’a rien en lui-même de « doux » ou d’agréable, il ne devient doux que lorsqu’il est satisfait ; et quand est-il satisfait, demandent les Epicuriens, si ce n’est lorsque tout va rentrer dans le repos, lorsque l’équilibre rétabli de nouveau va produire l’apaisement, l’absence de peine (ἀπορία) ? Ainsi, au début et au terme, au principe et à la fin de tout désir, on trouve le repos ; le mouvement ne vaut que par ce repos qui le précède et le suit, il n’a lieu qu’en vue du repos : c’est un état intermédiaire, un moment fugitif où le plaisir perdu n’est pas encore entièrement retrouvé.

Loin donc que le repos soit, comme le pensait Aristippe, la non-jouissance et le vide, c’est selon Epicure le contraire qui est vrai[57]. Dès qu’il y a absence de peine, il y a présence du plaisir[58]; le plaisir remplit immédiatement la place laissée vide par la douleur, comme l’air remplit dans un vase la place de l’eau qui s’écoule. C’est donc bien à tort qu’Aristippe admettait un milieu entre le plaisir et la douleur, des moments où nous serions à la fois délivrés de toute souffrance et privés de tout plaisir, des instants d’insensibilité, de vide dans la vie. Epicure rejette comme contradictoire une telle hypothèse : pour l’être sentant, l’absence de toute douleur et de tout plaisir, c’est-à-dire de toute sensation, est impossible : « Cet état même, qui paraît « à quelques-uns un état moyen, comme il serait (par hypothèse dépourvu de toute douleur, constituerait non-seulement un plaisir, mais même le plaisir suprême. Tout être sentant, en effet, de quelque manière qu’il soit affecté, se trouve nécessairement dans le plaisir ou dans la douleur[59]. » C’est là une alternative dont on ne peut sortir : ou bien le plaisir est supprimé, et alors on a la douleur ; ou la douleur est supprimée, et alors comment n’aurait-on pas le plaisir ? Dans le bonheur de la vie, plus de vide ni d’hiatus ; le seul vide, c’est l’instant pris par la peine. Encore ce vide n’est-il pas complet. La douleur en effet n’est jamais pure ; d’une part celle qui est la plus intense est aussi la plus courte ; d’autre part celle qui, moins vive, est plus tenace, est forcée de céder souvent la place au plaisir. Dans les longues maladies même, dit Epicure, la douleur ne peut chasser entièrement le plaisir, qui, lui, la chasse au contraire dès qu’il paraît ; aussi, tout compté, les longues maladies renferment plus de jouissances que de peines[60], et ce qu’on regarde avec raison comme le plus grand des maux ne peut entièrement détruire le bonheur. Pour être heureux il suffira de ne pas toujours souffrir, et combien courts sont en somme les instants de souffrance dans la totalité de la vie ! Alors le bonheur n’a plus rien d’inaccessible : on le retrouve toujours au fond de soi dès que la peine a disparu. Epicure revient sans cesse sur cette idée, et l’insistance qu’il y apporte prouve l’importance qu’il y attache. Diogène de Laërte nous le montre, dans son livre Περὶ Αἱρέσεως καὶ φυγῆς, dans son grand traité Περὶ τέλους, dans son traité Περὶ βίων, et enfin dans sa Lettre aux philosophes de Mitylène, distinguant sans cesse le plaisir du mouvement, qui n’est que le remède à une douleur, et qui vient « chatouiller les sens[61], » du vrai et pur plaisir, qui est le plaisir stable et constitutif, καταστηματική. Moins exclusif que son prédécesseur Aristippe, il admet à la fois ces deux formes du plaisir ; mais, s’inspirant sans doute d’Aristote[62], et d’ailleurs ne faisant que suivre la marche naturelle de sa pensée, il subordonne clairement la jouissance fugitive et intermédiaire, produite par le mouvement, au plaisir durable et définitif, produit par le repos. « Le terme de la grandeur des plaisirs, dit-il, est l’exemption (ὑπεξαίρεσης) de tout ce qui cause de la « souffrance[63]. » Si c’est là le plaisir le plus élevé, c’est aussi, en quelque sorte, le plus final : nous conserver dans le plus grand repos possible, c’est-à-dire dans l’équilibre intérieur le plus complet, dans la plus grande harmonie, voilà le but dernier de tous nos efforts. Puisque tel est le souverain bien, le pire mal sera le trouble, le désordre produit par l’intervention de toute cause extérieure. Eviter ce mal, désirer ce bien, voilà ce que nous voulons.

Ce bien, à vrai dire, nous ne le désirons pas comme on désirerait une chose étrangère, hors de portée ; il est en nous, il se produit naturellement et immédiatement dès que les causes de trouble sont supprimées ; ce que nous désirons donc plutôt, c’est simplement la suppression de ces causes de trouble. De là ces paroles d’Epicure : « La fin, c’est de ne pas souffrir dans son corps et de ne pas être troublé dans son âme (τέλος εἶναι μήτε ἀλγεῖν κατὰ σῶμα μήτε ταράττεσθαι κατὰ ψυχήν). Nous faisons toutes choses dans le but de ne pas souffrir et de ne pas être troublés[64]. » La non-souffrance, en effet, fait apparaître la jouissance ; l’ἀπονιά, l’ἀταραξία, sont des moyens tellement efficaces et immédiats du bonheur, que, aussitôt donnés, ils le donnent : « Dès qu’une fois est née en nous la santé du corps et l’ataraxie de l’âme, aussitôt s’apaise tout orage de l’âme, car l’être n’a plus à marcher comme à la poursuite de ce qui lui manque (ἐνδέον τι), il n’a plus à chercher rien autre chose par quoi soit rempli (συμπληρωθήσεται) le bien de l’âme et du corps (τὸ τῆς ψυχῆς καὶ τὸ τοῦ σώματος ἀγαθών)[65]. »

Nous arrivons ainsi à cette conséquence que le souverain plaisir et le souverain bien, c’est l’absence de peine et de trouble, ἀπονιά, ἀταραξία ; c’est le repos en soi-même et la tranquillité, κατάστημα.

Faut-il donc croire, avec la plupart des critiques[66], qu’Epicure entendit par la l’absolue impassibilité, un état entièrement semblable au sommeil et à la mort ? — L’idée de trouble, qu’Epicure a si fortement conçue et développée, a pour principe naturel l’idée d’harmonie ; on ne trouble que ce qui est harmonieux, on ne craint le trouble que pour conserver l’harmonie. Aussi le dernier mot de l’épicurisme ne doit-il point être l’ἀπονιά, l’absence de peine, mais plutôt la conservation du plaisir : c’est en vue de cette conservation qu’il faut éviter tout changement, tout mouvement venu du dehors, qu’il faut se réduire par rapport à l'extérieur à l’impassibilité ; cette impassibilité n’est elle-même qu’un dernier moyen, — un moyen, il est vrai, infaillible, — à l’aide duquel on se conserve, on se maintient, on persiste dans l’être et dans l’harmonie de l’être.

En résumé, le bien, selon Aristippe, consiste à se mouvoir, à se changer, à courir de plaisir en plaisir, à accroître la jouissance passée par une jouissance nouvelle. Posséder le bien, dit au contraire Epicure, c’est demeurer immobile en soi ; c’est, au lieu de s’occuper à acquérir, faire tous ses efforts pour ne rien perdre ; c'est restreindre toutes les jouissances fugitives et superficielles à une seule, mais impérissable et profonde, celle de la vie : le bien est la sérénité. Qu’on le remarque, Aristippe, qui ne voulait pas entendre parler d’abord du temps et de la durée, finit par faire consister tous les plaisirs dans le changement et le mouvement perpétuels, par conséquent dans le temps ; Epicure, qui voulait organiser et disposer pour le mieux le tout de la vie, le passé, le présent et l’avenir, finit, dans ce but, par sortir du temps, par chercher au fond de tous les plaisirs le durable et le même. Le dernier précepte d’Aristippe est celui-ci : Change, c’est-à-dire : Vis dans le temps. Le précepte d’Epicure est le suivant : Reste le même, c’est-à-dire : Autant que possible, vis hors du temps.

Pour exprimer l’ineffable jouissance qu’Epicure ressent en s’élevant ainsi au-dessus de l’accidentel et du variable, il trouve impuissant le mot d’εὐφροσύνη, dont l’étymologie est εὖ-φρήν, et qui exprime encore une disposition fortunée de l’âme, une sorte de hasard fugitif ; il place l’εὐφροσύνη, parmi les plaisirs inférieurs du mouvement. Bien plus, il rejette même la χαρά, c’est-à-dire la joie, l’allégresse, comme ayant sa source dans le mouvement (κατά κίνησιν) et dans la tension des muscles ou énergie (ἐνεργείᾳ). Le seul vrai plaisir, le plaisir constitutif, c’est, nous l’avons vu, celui qu’engendre l’absence de peine et de trouble : l’ἀπονία et l’ἀταραξία[67]; le sage épicurien ne se réjouit pas, il jouit. – Si Epicure écarte ainsi du bonheur tout ce qui semble comporter le mouvement et le changement, il ne se borne cependant pas, pour exprimer sa conception, à des termes purement négatifs. En premier lieu, le terme ἡδονη καταστηματική, qui revient sans cesse dans ses écrits, exprime autre chose que l’absence de trouble et l’impassibilité absolue ; il semble désigner un plaisir à la fois stable et profond, inhérent à notre nature, à notre constitution sensible. Epicure se sert du terme plus positif encore d’εὐσταθὲς κατάστημα σαρκός. Nous l’avons vu tout à l’heure employer une autre expression non moins frappante : συμπληρωθήσεται τὸ τῆς ψυχῆς καὶ τὸ τοῦ σώματος ἀγαθόν. Cette plénitude de bien ne peut être le vide de l’insensibilité. Epicure se sert, en outre, des mots πίστης βέβαιος, πίστομα βεβαιότατον, qui ne sont rien moins que négatifs : l’assurance inébranlable du sage n’est point le laisser-aller de l’apathie. Nous le verrons parler plus loin de la lutte courageuse engagée par le sage contre la fortune, τύχῃ ἀντιτάττεσθαι : cette lutte consciente est-elle donc la résignation passive et vide qu’on a souvent prêtée aux Epicuriens ? Enfin, un autre terme fort positif qu’emploie Epicure vient confirmer cette interprétation : c’est le terme d’ὑγίεια : l’état sain et bien proportionné de l’être tout entier, du corps et de l’âme, l’ordre et l’harmonie, voilà sans doute ce que le sage épicurien retrouvait en lui-même avec bonheur lorsqu’il avait écarté de lui le trouble[68]. Le bonheur qui naît de la santé morale et physique, de l’harmonie non altérée, ce plaisir délicat, tout ensemble profond et subtil, que les Cyrénaïques ne connaissaient ni ne comprenaient et qu’ils appelaient un vrai « sommeil » ou encore une véritable « mort[69] », ce plaisir qu’Epicure déclare au contraire la volupté souveraine, a un caractère tout particulier : c’est son indépendance.

En analysant profondément l’idée même de plaisir, Epicure a fini par s’apercevoir que les choses extérieures n’avaient pas dans le plaisir la plus grande part et que cette part prépondérante appartenait à l’être sentant. C’est nous qui faisons notre plaisir, encore plus que les choses ne le font. Ce qui nous vient du dehors, c’est la douleur ; là, notre activité se sent heurtée par un obstacle[70] ; la part de l’objet est plus grande, celle du sujet sentant est moindre : la douleur est dépendance, assujettissement. Dans le plaisir en mouvement (ἡδονὴ ἐν κινήσει), la part de l’activité est déjà plus importante ; c’est elle qui se meut vers l’objet désiré et cherche à en prendre possession. Mais supprimez cet objet même, tenez-vous-en au sujet sentant ; est-ce que le plaisir sera par là supprimé ? Si le plaisir est essentiellement délivrance des obstacles et indépendance, s’il nous vient surtout de nous-mêmes, il ne pourra que gagner à ce qu’on supprime tout objet ; l’être n’a qu’à se replier sur soi, et c’est de soi, c’est de sa propre conscience qu’il tirera le plaisir à la fois le plus indépendant et le plus profond : « Lorsque nous sommes affranchis de la douleur, nous jouissons de la délivrance même et de l’exemption de toute gêne[71]. » Vivre ainsi en liberté, en repos et en harmonie avec soi-même, et se sentir intérieurement vivre, tel est le plaisir suprême, dont les autres ne sont que des formes changeantes, et qui, à jamais le même, peut subsister sans eux et au-dessus d’eux.

  1. O apertam et simplicem et directam viam ! (Cic, De Fin., I, 18.)
  2. Lettre à Hérodote, init.
  3. On sait que le plus important ouvrage d’Epicure est son traité Περὶ τέλους, auquel Chrysippe le stoïcien répondit par un autre traité Περὶ τελῶν. Probablement Cicéron a beaucoup emprunté, dans son De finibus, au Περὶ τελῶν de Chrysippe.
  4. Diog. Laert, x, 129, 137. — Nous traduisons nous-même les textes cités.
  5. « Idque facere nondum depravatum, ipsà naturà incorrupte atque integrè judicante. Necesse est, quid aut ad naturam aut contra sit, a naturà ipsà judicari. Ea quid percipit aut quid judicat, quo aut petat aut fugiat aliquid, præter voluptatem et dolorem ? » De finibus, I, ix, 30.
  6. « Negent satis esse, quid bonum sit aut quid malum, sensu judicari, sed animo etiam ac ratione intelligi et voluptatem ipsam per se esse expetendam et dolorem ipsum per se esse fugiendum. » De finibus, I, ix, 31.
  7. « Quidquid porro animo cernimus, id omne oritur a sensibus. » De fin., I, xix, 64. – Καὶ γὰρ ἐπίνοιαι πᾶσαί ἀπὸ τῶν αἰσθήσεων γεγόνασι. D. L., x. 32.
  8. « Aiunt hanc quasi naturalem atque insitam in animis nostris inesse notionem ut alterum (voluptatem) esse appetendum, alterum (dolorem) aspernandum sentiamus. » De fin., I, ix, 31. Par notio quasi naturalis atque insita, Cicéron traduit le grec πρόληψις. Voir la définition de la πρόληψις dans Diogène de Laërte (x, 33) : Τήν δέ πρόληψιν ... έννοιαν καθολικήν νόησιν εναποχειμέν, τουτέστι μνημην τού πολλακις έξωθεν φανέντος.
  9. Έναργείς είσίν αί προλήψεις. Diog. L., x, 33. Cette clarte, cette certitude qu’elle possède, la πρόληψις l’emprunte à la sensation, dont elle n’est qu’une empreinte (τύπος), une image, un vivant ressouvenir (μνήμη). Voir Sext. Emp. Adv. Math., vii, 203.
  10. Voir le début de la lettre d’Épicure à Hérodote.
  11. « Negat opus esse ratione... satis esse admonere. » De fin., I, ix, 30.
  12. « Sentiri hoc, ut calere ignem, nivem esse albam, dulce mel. » De fin., I, ix, 30.
  13. Αίσθησιν δεί έχειν καί σάρκινον είναι, καί φανείται ηδονή αγαθόν. (Plutarque, Adv. Colot., 1122 a.)
  14. Diog. L., x, 6. Ού γάρ έγωγε έχω τί νοήσω τάγαθόν άφαιρών τάς ηδονάς … Athen., vii, p. 279, f.
  15. On peut voir d’après plusieurs chapitres du De finibus que les Epicuriens, sentant le besoin d’appuyer leur doctrine morale sur l’analyse psychologique, préludèrent aux ingénieuses analyses de sentiments que tenteront plus tard Hobbes, la Rochefoucauld, Helvetius et l’école anglaise contemporaine. Ils eurent même conscience de la force que leur système pouvait emprunter à ces « genèses » des sentiments moraux. « Hoc ratio late patet », dit dans le De finibus l’Epicurien à qui Ciceron laisse la parole. La louange qu’on prodigue au courage, le mérite qu’on attribue a la moralité, tout cela est renversé par l’analyse : « totum evertitur. » (I, x, 36). Il y a dans ces paroles une sorte de prévision des développements que recevra plus tard la doctrine épicurienne, et qui raffermiront en l’appuyant sur la psychologie.
  16. Diog. L., x, 128, 129.
  17. De fin., I, xiii, 42 : « Et appetendi, et refugiendi, et omnino rerum gerendarum initia proficiscuntur aut a voluptate aut a dolore... Quoniam autem id est vel summum vel ultimum vel extremum bonorum, quod Graeci τέλος nominant, quod ipsum nullam ad aliam rem, ad id autem res referentur omnes, fatendum est summum esse bonum jucunde vivere. »
  18. Cicer., De fin., I, xiii.
  19. Ibid., II, xv.
  20. Epic. ap. Athen., XII, 67. Τιμητέον τὸ χαλὸν καὶ τὰς ἀρετὰς καὶ τὰ οιουτότροπα, ἐὰν ἡλονὴν παρασκευάζῃ, ἐὰν δὲ μὴ παρασχευάζη, χαΐρειν ἐἑατέον. Cf. Senec, Ep., 85, 18 : « Ipsam virtutem non satis esse ad beatam vitam, quia beatum efficit voluptas quae ex virtute est, non ipsa virtus. »
  21. Rien d’étonnant à cet accord de deux systèmes en apparence aussi divergents que le sensualisme épicurien et le rationalisme socratique ; dès que le bien se trouve conçu comme une fin extérieure à nous, dès qu’il apparaît dans son essence comme rationnel, beau ou agréable, non comme purement et simplement moral, il ne suffit plus pour l’atteindre d’un acte de la volonté et d’une intention droite ; on peut se tromper, prendre une apparence de plaisir pour un plaisir réel, un vrai mal pour un vrai bien ; l’intention est peu de chose, le succès est tout. Or, pour réussir, le mieux est de savoir ; à ce qui n’est qu’erreur ou mal intellectuel, non mal moral et volontaire, le seul remède est la science : voilà sans doute pourquoi Épicure et Socrate s’accordent ensemble à reconnaître la nécessité de la science et son identité avec la vertu ; seulement, Socrate place dans la science même le bien, qu’il prend d’ailleurs en un sens trop neutre et trop impersonnel : Epicure subordonne la science au bien le plus concret et le plus palpable, le plaisir. L’Epicurisme sous ce rapport est la doctrine socratique retournée. Epicure pourrait, sur plus d’un point, accepter les idées socratiques, comme le faisait sans doute son prédécesseur Aristippe, le disciple même de Socrate. Entre autres choses il semble s’accorder avec Socrate pour distinguer l’εὐπραξία, ou le bien accompli en connaissance de cause et avec la sûreté de la science, de l’εὐτυχία ou du bien reçu par hasard, par chance. Cf. Plut., ad. Colot., 15, 4.
  22. « Μήτε νέος τις ὢν μελλέτω φιλοσοφεῖν, μήτε γέρων ὑπάρχων κοπιάτω φιλοσοφῶν. κ. τ. λ. Diog. Laërt., X, 122.
  23. Φιλοσοφίας τὸ τιμιώτερον ὑπάρχει ἡ φρόνησις, ἐξ ἧς αἱ λοιπαὶ πᾶσαι πεφύκασιν ἀρεταί. Diog. L., 132, 138, 140.
  24. « Sapientia non expeteretur, si nihil efficeret ; nunc expetitur, quod est tanquam artifex conquirendae et comparandae voluptatis. De fin., I, xiii. – Διὰ δὲ τὴν ἡδονὴν καὶ τὰς ἀρετὰς αἱρεῖσθαι, οὐ δι’ αὑτὰς, ὥσπερ την ἱατρικὴν διὰ τὴν ὑγίειαν. Diog. L., x, i38. Voir Plut., Adv. Col., 17, 3, et Alex. Aphr., De an., 156 b.
  25. Sext. Emp., Adv. Math., xi, 169. Τὴν φιλοσοφίαν ἐνέργειαν εἶναι λόγους καὶ διαλογισμοῖς τὸν εὐδαίμονα βίον περιποιοῦσαν.
  26. Ἀγωγὴν διαγωγήν. Diog. L., x, i38.
  27. « Detractis de homine sensibus nihil reliqui est. » De fin., i, ix, 30.
  28. Voir M. Ravaisson, Ess. s. l. Mét. d’Arist, 11,94, note et M. Zeller, Die philos. der Griechen.
  29. Diog. L. X, 6, Athen., VII, viii, xi. Cic. Tusc, III, xviii ; De fin., II, iii ; Plut., Non pos. s. viv. sec. Epic, 4, 5.
  30. Voir M. Fouillée, La philosophie de Socrate, t. I.
  31. Athen., XII, 67, p. 546.
  32. Ath., ibid. : τα σοφα και τα περιττα εις ταυτην έχει την αναφοράν.
  33. Ap. Athen., VII, ii ; Cicer., De nat. deor, I, 40 ; Plut., Non pos, s. v. s. Epicur., 4, 10 ; 5, 1 ; 16, 9. — Ritter, Hist. de la phil. anc., III, 379, traduit (d’après M. Tissot) : « La doctrine qui s’en tient à la nature ne doit avoir soin que du ventre. » C’est là une grave inexactitude, qui donne une portée toute pratique à une maxime théorique : on ne peut rendre le mot σπουδήν, qui a un sens très-large, par le mot soin, dont le sens est très-etroit.
  34. V. M. Herbert Spencer, Principles of psychology, § 39, et M. Ribot, La psychologie anglaise contemporaine.
  35. Diog. L., X, 129. Πᾶσα οὗν ἡδονὴ διὰ τὸ ἔχειν φύσιν οἰκείαν ἀγαθόν. Ib., 141 : Οὐδεμία ἡδονὴ καθ᾿ ἑαυτὴν κακόν.
  36. Epicure est ici d’accord avec Aristippe. Ή ἡδονή ἀγαθόν κἄν ἀπὸ ἀσχημονεστάτων γένηται. Diog. L., II, 88.
  37. Μόνον ἡμέτερόν ἐστι τὸ παρόν. Ælian. var. hist, xiv, 6.
  38. Aristip. ap. Diog. L., II, 87.
  39. Τοῦ μὲν ὅλου βίου τέλος οὐδὲν ὡρισμένων ἔταξαν ἑκάστης δὲ πράξεως ἴδιων ὑπάρχειν τέλος τὴν ἐκ τῆς πράξεως περίγινωμένην ἡδονήν. Clem. Alex., Strom., II, 417.
  40. Cf. De finibus, I, xvii, 57. « Neque enim civitas in seditione beata esse potest, nec in discordiâ dominorum domus, quô minùs animus a se ipse dissidens, secumque discordans, gustare partem lulam liquidæ voluptatis et liberæ potest. » — Voir aussi ibid. xiii, 44 : « Cupiditates non modô singulos homines, sed… totam etiam labefactant sæpe rem publicam. » Ce sont là des idées et des comparaisons empruntées par les Épicuriens à Platon.
  41. Diog. L. II, 87.
  42. Diog. L. x, 129.
  43. « Nec enim satis est judicare quid faciendum non faciendumve sit, sed stare etiam oportet in eo, quod sit judicatum... Qui ita frui volunt voluptatibus, ut nulli propter eas dolores consequantur, et qui suum judicium retinent, ne voluptate victi faciant id quod sentiunt non esse faciendum, ii voluplatem maximam adipiscuntur prætermittendâ voluptate. » De fin., I, xiv, 47, 48.
  44. Diog. L. x, 129.
  45. Ibid., 130. χρώμεθα τῷ μὲν ἀγαθῷ κατά τινας χρόνους ὡς κακῷ τῷ δὲ κακῷ τοὔμπαλιν ὡς ἀγαθῷ.
  46. Diog. L. x. 130.
  47. In animis inclusæ inter se dissident atque discordant. De fin., I, xiii, 44.
  48. Ἡ σοφία τὰ πράγματα παρασκευάζεται εἰς τὴν τοῦ ὅλου βίον μακαριότητα.
  49. Ζήσῃ δὲ ὡς θεὸς ἐν ἀνθρώποις. Lettre à Ménécée, à la fin.
  50. Diog. L., x, 144. Βραχεῖα σοφῷ τύχη παρεμπίπτει τὰ δὲ μέγιστα καὶ κυριώτατα ὁ λογισμὸς διῴκηκε καὶ κατὰ τὸν συνεχῆ χρόνον τοῦ βίον διοικεῖ καὶ διοικήσει. — L’édition Didot porte βραχέα τύχῃ, correction assez ingénieuse, mais qui n’est pas nécessaire et paraîtra évidemment fautive si l’on se reporte à Cicéron, qui traduit textuellement : exiguam fortunam. De fin., , xix, 63.
  51. Οὐκ ἔσονται σοι τοῖς λόγοις αἱ πράξεις ἀκόλουθοι. Diog. L., ibid.
  52. Diog. L., x, 149.
  53. On sait que, la plupart du temps, ἡδονή ne peut pas se traduire par le mot de volupté ou voluptas, qui exprime une idée trop sensuelle. Il est remarquable que les Latins n’avaient pas de terme pour rendre l’ἡδονή des Grecs : ce peuple encore grossier ne distinguait pas entre la volupté et le plaisir. De là les récriminations des Epicuriens contre la langue latine, qui fâchent un peu Cicéron (soleo subirasci). Voir De fin. II, iv, 12.
  54. Diog, L., x, 144. Ουκ επαύξεται η ηδονή εν τή σαρκι άπαξ το κατ ένδειαν αλγούν εξαιρεθή αλλά μόνον ποικίλλεται.
  55. Stob. serm., xviii, 30 ; Clem. Alex., Strom., II, p. 415.
  56. Diog. L., x, 144.
  57. Voir Diog. Laër., x, 128-136 ; De fin., I, x ; II, ii-x.
  58. In omni re doloris amotio successionem efficit voluptatis. De fin., I, x.
  59. « Itaque non placuit Epicuro medium esse quiddam inter dolorem et voluptatem : illud enim ipsum, quod quibusdam medium videtur, quum omni dolore careret, non modo voluptatem esse, verum etiam summam voluptatem. Quisquis enim sentit, quemadmodum sit affectus, euro necesse aut in voluptate esse aut in dolore. » (De Fin., I, 38). Cette phrase est telle qu’on la lit dans tous les manuscrits ; nous avons cru pouvoir rejeter les diverses corrections relatives à videtur ou à careret proposées successivement par tous les éditeurs depuis Orelli jusqu’à Boeckel. Voir notre édition des deux premiers livres du De finibus.
  60. Diog. L., x, 140.
  61. Titillare sensus. Le mot est d’Epicure, et il avait frappé Cicéron, qui aime à le répéter.
  62. Voir la Métaphys. d’Arist., I, 100 sq.
  63. Ὅρος τοῦ μεγέθους τῶν ἡδονῶν παντός τοῦ ἀλγοῦντος ὑπεξαίρεσίς. Voir De fin., I, xi, 37, 28, 39. « Non modo voluptatem, verùm etiam summam voluptatem. »
  64. Diog. L., x, 131 ; ibid., 128.
  65. Diog. L., x, 128.
  66. Principalement M. Ravaisson.
  67. Ἡ μὲν γὰρ ἀταραξία καὶ ἀπονία καταστηματικαί εἰσιν ἡδοναί, ή δὲ χαρὰ καὶ εὐφροσυνὴ κατὰ κίνησιν ἐνεργείᾳ βλέπονται. Diog. Laërt, x, 136.
  68. M. Ravaisson (Mét. d’Arist., II, 105) s’efforce de ramener l’ὑγίεια à l’ἀπονία, et l’ἀπονία à la simple absence de peine. S’appuyant sur cette assimilation, voici à quelles conclusions le savant historien aboutit : « Le mot de la sagesse, l’art de vivre (d’après Epicure), c'est d’arriver à ne plus rien sentir... L’Epicurisme met le souverain bien dans l’absolue impassibilité, une abstraction, une négation, un rien (105, 116). » — L’impassibilité par rapport à l’extérieur, peut-être ; mais l'insensibilité intérieure ? — Les textes que nous avons cités prouvent le contraire. L’ataraxie est sans doute la négation de tout ce qui est étranger à l’être ; mais reste encore l’être même qui s’affirme en face de l’extérieur : l’ineffable jouissance de l’harmonie intime, spirituelle et même matérielle, est-elle donc une abstraction, un rien ? Il semble beaucoup plus logique de ramener, en s’appuyant sur les textes, l’ἀπονία et l’ἀταραξία à l’ὑγίεια, que de réduire, sans aucune raison positive, l’ὑγίεια à l’ἀπονία. Epicure ne dit nulle part que l’absence de peine constitue par elle seule le plaisir, mais que le « plaisir est perçu dès que toute douleur a été enlevée, » percipitur omni dolore detracto (De fin., X, XI, 37). L’originalité d’Epicure sur ses prédécesseurs, — Aristippe d’une part et Hiéronyme de l’autre, — c’est précisément de nier l’existence d’un état purement négatif et neutre, où l’absence de peine serait seule ; cet état intermédiaire, ce medium quiddam, il le supprime (De fin., I, 38) ; ce n’est donc pas pour en faire son idéal. Ce qui réfute non moins évidemment M. Ravaisson, ce sont les conséquences mêmes qu’il tire de son hypothèse : « Si le terme extrême de la félicité est de ne souffrir et de n’appréhender aucune douleur, qui ne voit que ce qu’il y a de plus désirable pour l’homme, c’est de mourir et que ce qui eût mieux valu encore, eût été de n’exister jamais(113) ? » — Nous retrouverons le vers du poète auquel M. Ravaisson fait allusion blâmé précisément par Epicure. — « Le plaisir, dit ailleurs M. Ravaisson, n’est rien que la fin de la douleur, et toute douleur prend fin, ne fût-ce que par la mort (Disc. s. les St., Mém. de l’Ac. des inscr., août, 1850). » — Croire qu’Epicure ou n’a pas vu ces conséquences ou les a acceptées, c’est lui prêter soit une naïveté singulière soit une absurdité manifeste. Voici, d’ailleurs, un texte formel d’Epicure : « La mort nous est indifférente, car tout bien et tout mal réside dans l’action de sentir, et la mort est la privation de sens : μηθὲν πρὸς ἡμᾶς εἶναι τὸν θάνατον, ἐπεὶ πᾶν ἀγαθὸν καὶ κακὸν ἐν αἰσθήσει, στέρησις δ᾽ἐπτὶν αἰσθήσεως ὁ θάνατος. (Diog. L., X, 124.) » Comment soutenir encore, après cela, qu’Epicure faisait consister dans l’insensibilité et la négation, dans la στέρησις, l’achèvement, la perfection, la συμπλήρωσις du bien ? Ni l’insensibilité ni la mort ne sont des biens pour Epicure, et il répond ici nettement à ceux qui lui prêtent cette doctrine.
  69. Diog. L., II, 89; Clem. Alex. Strom., II, 417.
  70. Dolor, id quo offendimur. De fin., loc. cit.
  71. « Quum privamur dolorc, ipsâ liberatione et vacuitate omnis molestiæ gaudemus... Gaudere nosmet omittendis doloribus, etiam si voluptas ea, quæ sensum moveat, nulla successerit. » De finibus, I, 37; II, 56.