La Morale contemporaine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 92-127).
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LA
MORALE CONTEMPORAINE
EN ALLEMAGNE

I. Schopenhauer, les Fondemens de la morale, trad. par M. A. Burdeau; Essai sur le libre arbitre, trad. par M. Salomon Reinach; Aphorismes sur la sagesse dans la vie, traduits par M. J.-A. Cantacuzène,1880. — II. Ed. de Hartmann, Phœnomenologie des sittlichen Bewusstseins, Prolegomena zu jeder künftigen Ethik (Phénoménologie de la conscience morale, prolégomènes à toute morale future) ; Berlin,1879.

En Allemagne comme en Angleterre, l’idée de l’universelle évolution a envahi et transformé la morale ; mais l’école darwinienne, en faveur surtout auprès des savans, n’y a point produit de systèmes assez originaux en morale pour mériter un examen spécial. Nous ne trouvons pas non plus d’élémens à la fois très nouveaux et importans dans la morale naturaliste de Dühring, adversaire inattendu du darwinisme, ni même dans celle de Czolbe, qui s’est inspiré surtout de Feuerbach. Quant au néo-kantien Lange, le large et pénétrant historien du matérialisme, il n’a donné que des vues très générales et encore vagues sur l’idéal moral et religieux, qui se confond pour lui avec l’idéal poétique. L’école spiritualiste d’Ulrici et d’Hermann Fichte s’en est tenue à la morale traditionnelle et à une religiosité mystique, qui va jusqu’à la croyance au spiritisme. L’école de Schopenhauer, qui a conservé un grand nombre de partisans parmi les philosophes et produit en morale des théories vraiment curieuses, nous semble mériter un examen particulier. La morale toute métaphysique de cette école, par son ascétisme et ses conclusions pessimistes, contraste étrangement avec l’utilitarisme et l’optimisme où nous avons vu se plaire le génie britannique. Les Anglais, conformément au précepte antique, veulent suivre la nature ; les métaphysiciens allemands de notre époque, du moins ceux qui relèvent de Schopenhauer, ne veulent rien moins qu’anéantir la nature. Schopenhauer avait déjà posé les principes de cette doctrine dans son mémoire sur le Fondement de la morale et dans son traité du Libre arbitre; M. de Hartmann a récemment développé, en les modifiant, les théories du maître dans sa Phénoménologie de la conscience morale, qu’il appelle, avec la confiance habituelle aux novateurs allemands : Prolégomènes à toute morale future. Ce second titre indique assez l’intérêt qui s’attache aux travaux de cette école, et il importe de savoir jusqu’à quel point est justifiée la prétention qu’elle exprime relativement à l’avenir de la morale. Nous étudierons donc successivement les deux principaux représentans du pessimisme en Allemagne et nous rechercherons comment ils ont conçu les bases essentielles de la moralité : la liberté humaine, le devoir, le bien en soi, la destinée de l’homme et du monde. Schopenhauer nous dit que l’univers est un hiéroglyphe à déchiffrer et que le sens véritable se reconnaît a l’ordre qu’il introduit dans la pensée; sans insister sur la cosmologie du pessimisme, qui a été étudiée ici même[1], nous chercherons si la morale pessimiste nous donne vraiment la clef du symbole universel ou, plus modestement, le sens de la vie humaine.


I.

Rappelons d’abord que, pour Schopenhauer, la morale est essentiellement identique à la métaphysique. Si la physique existait seule, si les phénomènes qu’elle étudie étaient l’ordre unique et absolu des réalités, sans rien au-dessus, il n’y aurait plus lieu de dépasser le monde physique ni par la pensée, ni par le sentiment d’une existence supérieure ; il n’y aurait donc plus ni pensée morale, ni sentiment moral, ni par conséquent action morale. On soutient à tort, dit Schopenhauer, que la moralité est inséparable de la doctrine théiste ou de la croyance à un Dieu parfait et distinct de l’univers; mais ce qui est vrai, c’est que « le credo nécessaire de tous les justes et des bons est celui-ci ; Je crois en une métaphysique. En d’autres termes : — Je crois que le monde où je me meus est un monde d’apparences et que la moralité est la négation pratique de la réalité d’un tel monde[2]. »

Pour connaître « ce qu’est vraiment le monde » et pour exprimer cette connaissance dans ses sentimens et dans ses actions, il faut dépasser les apparences et atteindre la réalité. Or d’où viennent les apparences que m’offre l’univers? On connaît la réponse de Schopenhauer : elles naissent de la constitution de mon intelligence, qui tient elle-même à la constitution de mon cerveau. Supprimez toutes les têtes pensantes, avec leurs organes, aussitôt le soleil s’éteint, la mer se tait, la fleur se décolore, le monde visible s’évanouit. Les lois mêmes du monde, à en croire Schopenhauer, disparaissent aussi avec l’intelligence, dont elles ne sont au fond que les lois. On voit que Schopenhauer considère l’intelligence comme une faculté tout extérieure, qui n’est que la surface des choses et notre surface à nous-mêmes. Aussi le caractère essentiel de toute sa philosophie, et en particulier de sa morale, c’est d’être une révolte contre l’intelligence au profit de ce qui, selon lui, nous est plus intérieur.

Mais, dès le début, une objection se présente : comment connaître et déterminer ce principe intime qui sera vraiment en nous le moral, non plus l’intellectuel? Schopenhauer nous a dit lui-même que la pensée ne peut sortir de soi et de ses nécessités propres; comment donc pourrait-elle déterminer ce qui, de sa nature, échappe à la détermination intellectuelle? Une telle prétention reviendrait à connaître l’inconnaissable. « L’intelligence, qui voit tout du dehors, dit Schopenhauer lui-même, ressemble à un homme qui tourne autour d’un château, cherchant vainement une entrée, et qui, en attendant, esquisse la façade. » Pour échapper à cette difficulté, Schopenhauer suppose que nous avons en nous une faculté autre que l’intelligence, qui saisit immédiatement l’essence universelle en se saisissant elle-même : c’est la volonté, qui constitue par cela même le moral de l’homme. L’intelligence, dit-il conformément à l’esprit de Kant, a étant soumise aux formes du temps, de l’espace et de la causalité, ne peut nous donner par là même la chose en soi ; celle-ci doit donc être cherchée non dans une connaissance, mais dans un acte ; il y a une voie intérieure qui, semblable à un souterrain, nous introduit d’un seul coup, comme par trahison, dans la forteresse[3]. » — Mais à peine Schopenhauer a-t-il cru apercevoir cette voie qu’il se retrouve en face d’une difficulté nouvelle. La volonté, qu’elle soit ou non le fondamental en nous et hors de nous, ne peut être saisie que par la conscience. «La chose en soi, dit lui-même Schopenhauer, ne peut être donnée que dans la conscience, puisqu’il faut qu’elle devienne conscience d’elle-même. » Par malheur, tout acte de conscience qui se rend compte de soi est un acte intellectuel. Les objections que Schopenhauer adressait tout à l’heure à l’intelligence en général, on peut donc les adresser aussi bien à toute conscience, et c’est d’ailleurs ce qu’il fait lui-même. « La conscience, dit-il, se produit sous la forme invariable du temps, de la succession. » On est donc fondé à se demander si la réalité, pour arriver à prendre conscience de soi et à se voir, n’est pas obligée de se déformer, de se réfracter dans un organisme qui l’altère. Or, s’il en est ainsi, la conscience que j’ai ou crois avoir de ma volonté n’a pas plus le privilège de l’objectivité que tout le reste. C’est ce que Schopenhauer semble oublier. Pour dégager cette conscience, il est obligé d’en supprimer tout l’intellectuel, comme trompeur et illusoire. Mais si vous éliminez ainsi de l’activité intérieure et morale tout élément de détermination intellectuelle et de conscience, il est évident que vous aurez fait la nuit pour l’intelligence et, de ce qui restera dans cette nuit, vous ne pourrez plus rien dire, pas même s’il reste réellement quelque chose, encore moins si cette chose est le moral ou, plus simplement, le volontaire. De quel droit Schopenhauer appelle-t-il donc la chose en soi une volonté? Ce mot n’a plus de sens, car il désigne, selon lui, une volonté inconsciente, sans motifs, une volonté aveugle, inintelligente et inintelligible, qui ne peut même pas avoir de but ni de fin, qui n’est ni désir, ni tendance déterminée, ni force proprement dite. Aussi Schopenhauer, après nous avoir dit et redit que tout s’explique par la volonté, est obligé d’avouer que la volonté même n’est qu’un mot. « Pour conclure, dit-il, l’essence universelle et fondamentale de tous les phénomènes, nous l’avons appelée volonté, d’après la manifestation dans laquelle elle se fait connaître sous la forme la moins voilée ; mais par ce mot nous n’entendons rien autre chose qu’un X inconnu[4] . » Dès lors, appelez-la X et non pas volonté; car un X véritable exclut toute détermination, et vous ne pouvez même pas savoir si ce que vous saisissez en vous comme volonté est la « manifestation la plus immédiate » de X, car vous ne savez pas comment X se manifeste, ni s’il se manifeste. De plus, pourquoi ses manifestations les plus immédiates seraient-elles celles qui sont en dehors de toute intelligence et de toute intelligibilité, c’est-à-dire au fond celles qui ne se manifestent pas? — Nous ne saurions accepter ce mépris de l’intelligence pour elle-même : si l’intelligence croit embrasser mieux la réalité fondamentale quand elle s’est volontairement crevé les yeux, elle se trompe, car personne plus que les aveugles n’est exposé à prendre le faux pour le vrai. Schopenhauer, dans sa métaphysique et dans sa morale, imite les théologiens et leurs déclamations contre la raison : on peut lui appliquer le mot de Diderot : — L’homme n’a qu’une petite lumière, la raison; il la souffle et prétend ensuite mieux se conduire !

Concluons que le premier principe de la morale, chez Schopenhauer, est un mystère inintelligible et rationnellement absurde : opposer le moral à l’intellectuel, la volonté à la pensée, c’est en définitive placer le moral dans ce qui est proprement le matériel, le résultat de l’organisme et de ses tendances aveugles; c’est aussi placer la volonté là où réellement nous ne voulons pas encore et où c’est la nature qui veut pour nous.

Supposons cependant qu’il existe une volonté absolue et inconsciente au fond des choses, et que, contrairement à la définition même de cette volonté indéterminable, nous puissions déterminer quelques-uns de ses attributs. Quels sont ceux dont Schopenhauer et ses disciples lui feront don, afin de pouvoir fonder sur ce principe une morale? — L’attribut essentiel de la volonté, selon Schopenhauer, c’est la liberté. Il faut en effet, pour rendre sa morale possible, que la volonté soit libre de deux manières, premièrement dans l’acte initial par lequel elle a voulu vivre et s’incarner au sein du monde sensible; secondement dans l’acte suprême par lequel elle renonce à vivre et s’anéantit. Le premier de ces actes, le « vouloir-vivre » est au fond l’immoralité même, selon Schopenhauer; il faut donc bien qu’il soit libre pour être blâmable. Le second est la moralité même; il faut donc aussi qu’il soit libre pour être louable. Telle est en effet la doctrine que Schopenhauer semble soutenir. Quant aux preuves de cette doctrine, elles se réduisent à une pure hypothèse empruntée à Kant, celle de la « liberté intelligible » coexistant avec la « nécessité sensible. » Seulement, Kant présentait cette liberté comme simplement possible et il ne lui attribuait de certitude qu’au point de vue moral : — « Une liberté inaccessible à l’intelligence, disait-il, peut exister en dehors du monde sensible et de l’expérience intime : voilà le premier point; et il faut qu’elle existe pour que le devoir soit réel : voilà le second point. » — Supprimez le devoir, il n’y a plus aucune raison d’ affirmer une telle liberté, qui n’est qu’une conception négative et invérifiable. Or Schopenhauer, comme nous le verrons tout à l’heure, supprime précisément le devoir. Sur quoi peut-il donc s’appuyer pour admettre une liberté intelligible ou plutôt supra-intelligible? — Sur rien, sinon sur sa fantaisie. D’une part, il n’a point assez de railleries pour l’idée kantienne du devoir; d’autre part, il n’a point assez d’admiration pour la théorie kantienne de la liberté, laquelle précisément n’a de valeur et même de sens que par l’idée du devoir. Toute la morale de Schopenhauer roule sur cette contradiction, et c’est le second reproche que nous avons à lui adresser.

Voyons maintenant en quoi consiste cette prétendue liberté. D’abord, il est bien entendu qu’il ne faut pas la chercher dans le monde des phénomènes, ni même dans nos actions. Les actes de l’homme sont soumis comme tout le reste à un déterminisme inflexible : ils découlent de son caractère comme une série de conséquences découle d’une formule génératrice. Une fois donné, le caractère produit et déroule nécessairement tous ses effets dans le temps. Nos actions, notre histoire intérieure, notre conduite extérieure, sont comme un cadran visible sur lequel l’aiguille tourne en vertu de lois nécessaires : le ressort caché est le caractère propre de l’individu. Ce qui est libre, à en croire Schopenhauer, c’est ce ressort, situé en dehors du temps et de l’espace, dans l’éternité. « Les opérations dérivent de la nature même de l’être : operari sequitur esse, » disaient les scolastiques. Schopenhauer le répète après eux : « La conduite d’un homme, son operari, est déterminée extérieurement par les motifs, intérieurement par son caractère, et cela d’une façon nécessaire : chacun de ses actes est donc un événement nécessaire ; mais c’est dans son être, dans son esse, que se retrouve la liberté. Il pourrait être autre ; et tout ce en quoi il est coupable ou méritant, c’est d’être ce qu’il est... Dans la réalité des choses, chaque homme le sait bien, l’acte contraire à celui qu’il a fait était possible, et il aurait eu lieu, si seulement lui, il avait été autre qu’il n’est[5]. »

À cette étrange théorie, qui n’est que la prédestination des théologiens, on peut faire des objections nombreuses. Schopenhauer prétend que nous avons été libres dans l’éternité d’être ou de ne pas être, de choisir un caractère bon ou un caractère méchant, courageux ou lâche, etc., — caractère qui, une fois choisi par notre liberté, nous suit partout dans le monde sensible. Mais il confesse d’autre part que nous ne pouvons connaître a priori le caractère choisi par nous ; nous ne savons pas a priori si nous avons pris une âme de loup ou une âme de mouton, un cœur de tigre ou un cœur de gazelle. « Nous n’apprenons, dit-il, à nous connaître, nous-mêmes et les autres, que par expérience ; nous n’avons pas de notre caractère une notion a priori. Au contraire, nous commençons par nous en faire une très haute idée[6], » nous nous présumons bons, nous croyons être des anges, jusqu’à ce que l’expérience, en nous montrant les conséquences fatales de notre caractère, nous force à dire : Je suis un démon. — Fort bien, répondrons-nous, mais pour qu’un choix soit vraiment libre, il faut qu’on ait conscience a priori et du pouvoir de choisir et des raisons de choisir; si j’ai pris sans le savoir une nature de bête brute au lieu d’une nature d’homme, et si le naturel choisi par moi ne révèle ses défauts qu’à l’essai, je me suis trompé involontairement, non librement. La prétendue liberté de Schopenhauer est donc le contraire de la liberté vraie. Par cela même, elle ne fonde pas la responsabilité qu’il veut fonder. Voilà une troisième objection, non moins décisive, selon nous, que les précédentes.

A dire vrai, dans la sphère de l’inconnaissable, moralité et responsabilité n’ont pas plus de sens que la liberté. Revenons donc à la sphère de l’expérience et voyons si k moralité y sera mieux établie. Il ne le semble pas. Schopenhauer, en effet, admet que le caractère est non-seulement inné, mais absolument immuable. S’il y avait pour moi possibilité de changer mon caractère, par exemple de devenir agneau après avoir été loup, il faudrait que, parle même acte éternel, j’eusse choisi à la fois d’être loup et agneau, ce qui serait contradictoire. La morale n’est donc plus, pour Schopenhauer, une science pratique, qui nous donnerait les moyens de nous améliorer et, au besoin, de nous « convertir; » c’est seulement une science théorique, qui se borne à décrire, à expliquer, à classer les différens caractères humains, comme la zoologie, décrit et classe les types d’animaux. « La morale, — se demande à lui-même Schopenhauer, — cette science qui met au jour les ressorts de toute vie morale, ne pourra-t-elle aussi les faire jouer? Ne peut-elle, d’un homme au cœur dur, faire un homme miséricordieux, et du même coup juste et charitable? Certes non : les différences de caractères sont innées et immuables. Le méchant tient sa méchanceté de naissance, comme le serpent ses crochets et ses poches de venin : ils peuvent aussi peu l’un que l’autre s’en débarrasser. Velle non discitur. » Apprendre, c’est affaire d’intelligence ; or la volonté est antérieure à l’intelligence; donc on ne peut apprendre ni à bien vouloir ni à mal vouloir : celui qui est né bon restera bon, celui qui est né méchant restera méchant. — Une telle morale est-elle bien utile et n’est-ce pas plutôt une science purement métaphysique qu’une véritable morale? Il est facile d’y reconnaître la prédestination la plus absolue des théologiens, qui de toute éternité appelle les uns au salut et les autres, quoi qu’ils fassent, à la damnation. Préceptes moraux, éducation morale, tout cela est chimérique. Dès lors, la « liberté intelligible, » séparée des seules idées qui pouvaient en motiver l’admission, devient la plus gratuite, la plus contradictoire, la plus inintelligible des hypothèses: c’est un faux nom donné au fatalisme absolu des théologiens.

En somme, la théorie de la liberté dans Schopenhauer est la négation de toute morale, non-seulement pour la vie intemporelle, ce qui nous importerait peu, mais encore pour la vie actuelle. Schopenhauer, comme tous les théologiens (car c’est un théologien inconscient), a confondu le déterminisme avec ce qu’on pourrait appeler le prédéterminisme. Le déterminisme scientifique n’exclut point la possibilité de modifier son caractère; il en fournit au contraire les moyens. Nous avons nous-même montré ailleurs comment les idées morales, les types d’une perfection supérieure se réalisent en se concevant, deviennent une force de progrès et d’amélioration pour l’individu[7]. Schopenhauer, au contraire, enlève toute efficacité et toute force aux idées, ce qui est en opposition avec l’expérience. Sous prétexte de nous rendre libres dans la région de l’éternité, il nous soumet à un prédéterminisme absolu dans la région du temps. Tel est le sort de toute doctrine qui conçoit la liberté sous la forme de la prédestination et de la grâce : elle ne la pose que pour la détruire.

M. de Hartmann, dans la théorie de la liberté, est en progrès sur son maître. Il rejette l’existence d’une liberté intemporelle pour l’homme; il admet que nous sommes déterminés dans le monde des réalités comme dans le monde des apparences ; mais il ne montre point comment le déterminisme arrive à se modifier lui-même et à se rapprocher de la liberté par la force efficace des idées. La domination de la raison dans l’homme, qui est selon lui notre liberté même, n’est aussi selon lui qu’une forme supérieure de servitude : « Toutes les formes de la liberté intérieure ne consistent, dit-il, qu’à transporter la domination d’une partie de l’âme à l’autre; la liberté n’est jamais que partielle : l’affranchissement d’une contrainte est acheté par l’asservissement à une autre contrainte[8].» Malgré cette théorie purement déterministe, M. de Hartmann laisse cependant un dernier refuge dans son système à la liberté supra-intelligible : il la place dans l’acte par lequel « l’Un-tout » se donne à lui-même l’existence. La volonté absolue veut exister et produit par là l’univers. Cet acte, étant indépendant de l’intelligence ou de la raison avec ses lois déterminantes, est absolument libre; mais aussi il est absolument illogique et fortuit ; de plus, comme l’univers est mauvais, c’est un acte de « bêtise absolue. » Telle est l’étrange liberté que M. de Hartmann attribue à son dieu. Il est douteux que sur de semblables conceptions puisse se fonder une morale. Voyons cependant comment Schopenhauer et M. de Hartmann essaieront de mener à bonne fin leur entreprise, et comment ils parviendront à déterminer d’abord la forme, puis le fond de la moralité. Nous passerons ainsi avec eux de la théorie de la liberté à la théorie du bien moral.


II.

Selon Kant, on le sait, la forme essentielle de la moralité et du bien était une loi impérative, un commandement catégorique de la raison. Nous avons vu que Schopenhauer, au contraire, nie tout devoir. « D’après ce qui précède, dit-il formellement, on ne s’attendra pas à trouver dans mon traité d’éthique soit des préceptes, soit une théorie des devoirs, soit un principe universel de morale qui serait comme le réceptacle général d’où sortent toutes les vertus. Nous ne parlerons non plus ni de devoir inconditionnel, ni d’une loi de la liberté, car l’un et l’autre renferment une contradiction. Nous ne parlerons en aucune façon de devoir : cela, est bon pour les enfans et les peuples dans leur enfance, mais non pour ceux qui se sont approprié la culture qu’on possède à l’âge de la majorité[9]. » Schopenhauer rejette donc absolument toute idée de règle impérative, qui supposerait la possibilité de changer le caractère, de rendre bon celui qui est méchant. Mettre en avant de telles règles, c’est comme si on ordonnait « au chat de ne pas aimer à manger les souris. » Le politique seul fait des lois, c’est-à-dire établit des moyens de défense; mais le moraliste n’établit aucune loi qui commande, il constate ce qui est et l’apprécie, voilà tout. Aussi Schopenhauer fait-il une critique acharnée de l’impératif catégorique, où il voit, non sans quelque raison, un reste du Décalogue. Il n’est pas d’objection ni de raillerie qu’il épargne à Kant; on s’aperçoit qu’il est heureux, en réfutant autrui, de mettre en relief sa propre doctrine, trop négligée du public : il ressemble à ces nihilistes russes qui, ne pouvant trouver de murs où placarder leurs proclamations, les affichaient sur le dos de leurs adversaires. M. de Hartmann, au contraire, ne traite pas avec ce mépris l’idée de l’obligation, de l’impératif, de la loi rationnelle imposée à la volonté. Tandis que Schopenhauer nie tout devoir et conserve cependant la liberté kantienne, M. de Hartmann, lui, nie toute liberté et conserve cependant l’idée du devoir, au moins comme une forme pratiquement nécessaire de la moralité. Cette différence importante entre le maître et le disciple dans l’ordre moral tient, selon nous, à la différence même de leur métaphysique. Pour Schopenhauer, nous l’avons vu, le fond de toute chose, la réalité essentielle, l’être du monde, c’est la volonté seule, la volonté sans l’intelligence, la volonté sans l’idée. Ce principe que Hegel plaçait à l’origine des choses et auquel il réduisait tout le reste, l’idée, n’est plus pour Schopenhauer qu’un produit accidentel du cerveau. Hegel disait que tout ce qui est réel est rationnel, intelligible, logique, réductible à l’idée ; Schopenhauer nous dit au contraire que « l’essence des choses est inaccessible à l’intelligence, et non-seulement à la nôtre, mais très probablement à l’intelligence en général ; elle est à la fois inintelligible et inintelligente, et l’intelligence n’en est qu’une forme, un appendice, un accident. » M. de Hartmann trouve insoutenable que la raison soit ainsi exclue du principe suprême et que, « dans le monde entier, on ne rencontre pas plus de raison que n’a bien voulu y en mettre le cerveau, ce produit tout à fait accidentel. Qui pourrait bien sortir d’un principe absolument inintelligent, dénué de tout sens et aveugle, sinon un monde inintelligent et absurde[10]? » Le monde, au contraire, est soumis à la plus inflexible logique, à la logique de l’idée. Il faut donc, selon M. de Hartmann, réconcilier Schopenhauer et Hegel en donnant au principe suprême le double attribut de la volonté infinie et de la raison absolue. Dès lors, au lieu de dire avec Schopenhauer que la volonté universelle est à la fois inconsciente et inintelligente, il faut dire qu’elle est inconsciente et cependant intelligente, qu’elle est volonté et idée tout ensemble. Or cela ne se peut que s’il existe des idées inconscientes, de l’intelligence inconsciente, des fins inconscientes. De là le but que M. de Hartmann se propose dans son principal ouvrage : montrer en toutes choses une volonté dirigée par une raison inconsciente. Ce n’est pas que les deux attributs de l’inconscient doivent être considérés comme séparés dans le principe suprême; le monisme, ou doctrine de l’unité substantielle des choses, exige au contraire que tout soit ramené à l’unité, a La volonté n’est donc pas un aveugle portant sur son dos l’idée paralytique qui lui indique le chemin ; l’inconscient est comme l’individu complet et sain, mais qui ne peut voir avec les jambes ni marcher avec les yeux[11]. » Malgré cette unité fondamentale, il existe au sein de l’inconscient, selon M. de Hartmann, une opposition éternelle entre la volonté et l’idée, et c’est cette opposition, cette division qui produit le monde. Déjà Schelling avait dit, non sans profondeur : « Il n’y aurait pas de processus, si quelque chose n’existait pas qui ne doit pas exister, ou du moins n’existait pas sous une forme qu’il ne devrait pas avoir. » Ce qui ne devrait pas exister, selon M. de Hartmann comme selon Schopenhauer, c’est le « vouloir-vivre; » le processus du monde a donc pour but d’amener l’idée, d’abord inconsciente de la folie inhérente au vouloir-vivre, à une pleine conscience de cette folie, de manière à déterminer la volonté à ne plus vouloir[12].

Telle est la conciliation de Hegel et de Schopenhauer que nous propose M. de Hartmann dans sa métaphysique de l’inconscient, qui, comme on le voit, ressemble fort aux mystères théologiques du moyen âge[13]. Il était nécessaire de bien comprendre le point de vue propre à M. de Hartmann pour saisir le caractère original de sa morale. Une fois la raison rétablie à côté de la volonté dans le principe suprême de l’évolution universelle, la raison devait aussi reprendre sa place légitime dans la moralité humaine. Pour Schopenhauer, la volonté dans chaque homme est ce qu’elle est et peut être ; il n’y a donc pas à chercher ni à formuler en préceptes ce qu’elle doit être. Pour M. de Hartmann, à côté de la volonté il y a la raison, dont le rôle est précisément de reconnaître, comme disait Schelling, a que quelque chose est qui ne devrait pas être, » et d’amener par le progrès de la conscience ce qui ne devrait pas être à cesser d’être. Dès lors, la notion de devoir n’est plus aussi absurde et aussi vide pour M. de Hartmann que pour Schopenhauer. Le devoir est la raison s’ opposant à la folie du vouloir-vivre et imposant par cela même sa loi à la nature, produit de ce vouloir. « Nous ne connaissons dans l’esprit, dit M. de Hartmann, qu’un facteur auquel il soit particulier de s’attribuer un pouvoir législatif sans condition et de réagir négativement contre ce qui lui résiste : c’est la raison. La raison exige absolument que tout soit raisonnable, et elle se retourne contre tout ce qui est contraire à la raison, soit pour le rendre raisonnable, soit, si cela est impossible, pour lui ravir l’existence[14]. » Au jugement porté ainsi par la raison correspond un sentiment particulier, qui est celui de l’obligation morale, et qui se ramène comme tous les sentimens, quoi qu’en dise Kant, à une inclination. « C’est le sentiment seul qui imprime à la représentation d’une action le caractère du devoir[15]. » M. de Hartmann ne considère d’ailleurs l’idée et le sentiment du devoir que comme des phénomènes intérieurs, constitutifs de l’état qu’on appelle la moralité; il réserve la question de savoir si cette idée et ce sentiment ont un objet qui les justifie. Remarquons-le bien, dit-il, nous nous mouvons ici sur le terrain des purs phénomènes de conscience. « Il ne s’agit nullement de prescrire au lecteur ce qu’il doit faire; il s’agit seulement de constater: 1° que, sans la représentation de cette idée : tu dois, il n’y a pas d’obligation, par suite pas de devoir, pas de moralité consciente; 2° que ce sentiment de l’obligation se rencontre effectivement dans la conscience. La question de savoir si à cette idée : tu dois, revient une importance plus que subjective et plus qu’illusoire reste en dehors de nos présentes recherches[16]. » Du reste de l’ouvrage, qui est loin d’être clair, il nous semble résulter que le devoir est une demi-illusion et une demi-vérité. A un premier point de vue, c’est une illusion si on veut en faire quelque chose d’absolu et de définitif, car « l’absolu n’a pas de devoir. » En effet, le devoir n’est que la conformité à la raison, et la raison a pour objet la finalité, principalement la fin absolue. Or, pour l’être absolu et universel, la poursuite de la fin est simplement naturelle ; pour l’homme seul elle devient morale, parce que l’homme a une double nature : « il est à la fois l’être universel et telle forme individuelle de cet être. » La raison exige alors que l’individu soit subordonné à l’universel : de là, la vérité du devoir. La moralité n’appartient donc qu’au règne des phénomènes et des individus, et comme ce règne doit être détruit, elle travaille à sa propre destruction. Le devoir consiste à amener un état de choses où tout devoir aura disparu ; il est donc, pourrait-on conclure, une vérité relative dans l’ordre des phénomènes et une illusion au regard de l’absolu.

Cette façon d’entendre le devoir ne satisfera ni les partisans de la moralité absolue ni leurs adversaires : c’est trop pour les seconds, trop peu pour les premiers. A vrai dire, comme M. de Hartmann n’admet point en nous de liberté proprement dite, de réel pouvoir correspondant au devoir, comme d’autre part l’objet final du devoir est, selon lui, la négation du devoir même et l’anéantissement de la moralité avec l’existence, il faut avouer que ce qui reste du devoir ainsi entendu est une simple forme, plus semblable à une illusion provisoirement utile qu’à une réalité et assez peu différente de la conception de Schopenhauer. Suivons cependant la moralité dans son développement et dans son progrès vers la fin suprême de l’univers ; nous passerons ainsi de la forme du devoir au fond même qu’elle recouvre.


III.

L’idée de la moralité, soit qu’on lui refuse avec Schopenhauer toute forme impérative, soit qu’on lui accorde cette forme avec M. de Hartmann, a besoin d’un fond ou d’un contenu; c’est l’idée de finalité qui le lui fournit: car la moralité consiste, selon les philosophes allemands, à réaliser la fin suprême de l’univers. Il faut donc déterminer avec précision cette fin suprême et les moyens d’y atteindre. La grande question sera de savoir si les principes de Schopenhauer et de M. de Hartmann aboutissent logiquement, comme ils le croient, à une morale de désintéressement et d’ascétisme, ou s’ils n’aboutissent pas plutôt à l’égoïsme et à l’épicurisme qu’ils veulent détruire.

Le premier principe de la morale, selon Schopenhauer et ses disciples, c’est le panthéisme absolu, ou plutôt, comme disent les Allemands contemporains, le monisme, qui admet l’absolue unité des êtres. « Quelle est la raison de toute multiplicité, de toute diversité numérique? L’espace et le temps; par eux seuls elle est possible. Les individus sont une multiplicité de ce genre... Tous les individus de ce monde, coexistans et successifs, si infini qu’en soit le nombre, ne sont pourtant qu’un seul et même être qui, présent en chacun d’eux et partout identique, seul vraiment existant, se manifeste en tous[17]. » Il en résulte que l’absolu ou l’universel est à la fois le vrai principe et la vraie fin des individus. Schopenhauer en conclut que la moralité consiste dans la réduction des individus à l’unité, conséquemment dans la négation pratique du moi ou de l’égoïsme, dans le renoncement à la volonté de vivre sous une forme individuelle et sensible. Quelle est, dit-il, la source de toute méchanceté et de tout vice? C’est l’attachement de la volonté à la vie sous sa forme individuelle. — « L’affirmation du vouloir vivre est la racine du monde phénoménal, de la diversité des êtres, de l’individualité, de l’égoïsme, de la haine. L’égoïste, dupe d’une illusion d’optique, prend sa personne pour une réalité durable et le monde des phénomènes pour une existence solide : il sacrifie donc tout à son moi. Le sage, au contraire, reconnaît que son moi n’est rien, que le principe d’individuation n’a qu’une valeur trompeuse, que la diversité des êtres a sa racine dans un même être, que, s’il y a diversité dans le vouloir, il n’y a au fond qu’une seule volonté[18]. » Mon être intérieur, véritable, est aussi bien au fond de tout ce qui vit qu’en moi ; il y est tel qu’il m’apparaît à moi-même dans les limites de ma conscience. Cette vérité, le sanscrit en a donné la formule définitive : Tat twam asi : Tu es cela. Selon que domine en nous l’une ou l’autre des deux pensées, réalité du moi ou vanité du moi, c’est l’Amitié d’Empédocle ou la Haine qui règne entre l’être et l’être. « Mais celui qu’anime le νεῖϰος, s’il pouvait par un effort de sa haine pénétrer jusque dans le plus détesté de ses adversaires, et là, parvenir jusqu’au dernier fond, alors il serait bien étonné : ce qu’il y découvrirait, c’est lui-même. En rêve, toutes les personnes qui nous apparaissent sont des formes derrière lesquelles nous nous cachons nous-mêmes. Eh bien ! durant la veille, il en est encore ainsi ; la chose n’est pas aussi aisée à reconnaître, mais : Tat twam asi. » Celui qui a compris cette identité de tous les êtres ne distingue plus entre lui-même et les autres ; « il jouit de leurs joies comme de ses joies, il souffre de leurs douleurs comme de ses douleurs, tout au contraire de l’égoïste, qui, faisant entre lui-même et les autres la plus grande différence, nie pratiquement la réalité des autres. »

Maintenant, par quel moyen sort-on de l’égoïsme pour entrer dans la fraternité ? On sait que, selon Schopenhauer, c’est par la pitié, ce grâce à laquelle nous voyons la ligne de démarcation qui, aux yeux de la raison, sépare totalement un être d’un autre, s’effacer, et le non-moi devenir en quelque façon le moi. » La justice n’est qu’une forme de la pitié et une initiation à l’anéantissement de soi ; si elle est réputée la première des vertus cardinales, « c’est qu’elle est un premier pas vers la résignation ; car, sous sa forme vraie, elle est un devoir si lourd que celui qui s’y donne de tout son cœur doit s’offrir en sacrifice : elle est un moyen de se nier et de nier son vouloir-vivre[19]. » Quant à la bienfaisance, elle n’est au fond que la pitié pour les autres. « Il n’est pas de bienfait pur, pas d’existence vraiment et pleinement désintéressée, c’est-à-dire dont l’auteur s’inspire de la seule pensée de la détresse où est autrui, qui, examinée à fond, n’apparaisse comme un acte vraiment mystérieux, une sorte de mystique mise en pratique; car elle a son principe dans cette vérité même qui fait le fond de toute mystique... Et voilà pourquoi j’ai appelé la pitié le grand mystère de la morale. Celui qui va à la mort pour sa patrie est délivré de l’illusion, ne borne plus son être aux limites de sa personne; il l’étend, cet être, il y embrasse tous ceux de son pays en qui il va continuer de vivre, et même les générations futures, pour qui il fait ce qu’il fait. Ainsi la mort pour lui n’est que comme le clignement des yeux, qui n’interrompt pas la vision[20]. » Que tous les hommes aient ainsi pitié les uns des autres et pitié de tous les êtres, comme le prêchait Bouddha, et ils arriveront par le renoncement à ce que Bouddha appelait le nirvâna, à ce que Schopenhauer appelle l’abolition du vouloir. Ainsi sera réalisée l’universelle fraternité.

Mais la fraternité elle-même est provisoire; elle n’est qu’un premier moyen de revenir vers l’unité absolue. Pour y rentrer tout à fait, il ne suffit pas de vouloir le bien des autres et par là de ne plus vouloir son bien propre : il faut encore arriver à ne plus vouloir l’existence. Là est la complète libération, l’acte de liberté par excellence et conséquemment de suprême moralité. Il semble d’abord que le suicide soit le meilleur moyen de l’anéantissement. On connaît la réponse de Schopenhauer. « Le suicide, dit-il, nie seulement la vie et non la volonté de la vie. L’homme qui se tue, en effet, veut en réalité la vie et l’accepterait volontiers ; la seule chose qu’il ne veuille pas, c’est la douleur. Ensuite, le suicide ne met fin qu’à la vie individuelle et n’empêche pas la renaissance de l’âme, la palingénésie. Le sage ne devra donc pas recourir au suicide. Les degrés qu’il franchira successivement pour atteindre son but sont d’abord la chasteté absolue, qui empêche la souffrance de se perpétuer sur terre, puis l’ascétisme, qui, prenant conscience du mal inhérent à l’existence, éteint en nous l’attachement à la vie, enfin le nirvâna proprement dit, acte suprême de liberté par lequel la volonté se dégage entièrement des formes et des nécessités de la vie sensible[21]. »

Sous cette première forme que Schopenhauer lui a donnée, la morale bouddhiste et moniste est encore très imparfaite, malgré ses vues profondes sur l’univers et ses hautes aspirations. C’est ce que M. de Hartmann est le premier à reconnaître. D’abord Schopenhauer a tort de faire consister dans la seule pitié le renoncement à soi en faveur d’autrui. La pitié proprement dite n’est qu’un sentiment et même, en grande partie, une sensation réflexe ; par cela même elle ne peut avoir le caractère désintéressé que Schopenhauer lui attribue : un sentiment ou une sensation désintéressée est l’équivalent d’un intérêt désintéressé. Il n’y a de désintéressé chez l’homme que la raison. Il faut donc substituer à la sympathie purement sensible de Schopenhauer, qui n’est que la sympathie de Smith sous une forme restreinte et incomplète, une recherche rationnelle du bonheur d’ autrui, du bonheur universel, une fraternité de raison et de volonté. De plus, le sentiment de la pitié pour autrui est en contradiction avec l’ascétisme que nous devons pratiquer pour nous-mêmes; c’est un moyen pratique qui va contre la fin absolue posée par la théorie, le nirvana. En effet, selon Schopenhauer, nous devons accepter par ascétisme toutes les douleurs, tous les mauvais traitemens, comme un moyen de produire en nous, avec le dégoût de la vie, le renoncement à tout vouloir. Les méchans s’imaginent donc à tort, selon Schopenhauer, qu’ils nuisent à un homme en l’accablant de mauvais traitemens. « Par rapport à celui qui en est l’objet, dit-il, ces mauvais traitemens sont physiquement un mal, mais ils sont métaphysiquement un bien et, au fond, un bienfait, puisqu’ils contribuent à le faire avancer vers son véritable salut[22]. » S’il en est ainsi, remarque M. de Hartmann, les bienfaits, relativement moraux au point de vue de la morale ordinaire et « immanente, » devront être flétris comme immoraux au point de vue de la morale « transcendante » qui se propose d’anéantir la volonté de vivre. D’après le principe qui ordonne de faire aux autres ce que je voudrais qu’ils me fissent, je ne puis donc me dispenser de leur infliger le plus de souffrances et de maux qu’il me sera possible, maux que je considérerais comme les plus précieux bienfaits métaphysiques s’ils m’étaient infligés à moi-même. Si donc, conclut M. de Hartmann, j’avais le pouvoir d’un despote de l’Orient, je devrais, selon la doctrine de Schopenhauer, opprimer et écorcher mes sujets de toutes mes forces, tarir toutes les sources de leur bien-être, les accabler de tortures spirituelles et corporelles bien choisies, afin de déraciner chez le plus grand nombre possible la volonté de vivre; tout cela dans la généreuse intention de coopérer aux fins de la nature et en regrettant profondément les souffrances physiques que je serais obligé d’infliger à mes semblables[23]. Telles sont les conséquences auxquelles aboutit la théorie de Schopenhauer. M. de Hartmann ajoute que le vice capital de la morale transcendante, chez Schopenhauer, c’est la croyance à la possibilité pour l’individu d’anéantir la volonté de vivre. Si l’individu n’est qu’un phénomène, son anéantissement ne changera rien à l’insatiabilité et à l’infinitude de la volonté universelle ; s’il est une réalité substantielle, il sera impérissable et ne pourra anéantir sa propre individualité; la volonté subsistera donc à la fois chez lui et chez le principe de l’univers. D’où M. de Hartmann conclut la nécessité, pour anéantir la volonté de vivre, d’un procédé collectif et non plus seulement individuel, embrassant tous les êtres pensans et le monde entier, en un mot du suicide cosmique que l’on connaît.

Après avoir marqué la divergence entre le maître et le disciple, et résumé les critiques dirigées par celui-ci contre celui-là, voyons si la morale bouddhiste, doublement perfectionnée par la substitution de la fraternité rationnelle à la pitié sensible et de l’anéantissement collectif à l’anéantissement individuel, pourra mieux soutenir l’examen.

Nous devons apprécier d’abord, au point de vue moral, le principe fondamental qui est commun à Schopenhauer et à son disciple, avant de passer aux différences qui les séparent. Ce principe du nouveau bouddhisme est, on s’en souvient, l’unité consubstantielle des êtres et le caractère illusoire des individus. « L’idée du moi, répète M. de Hartmann après Schopenhauer, n’a pas plus de vérité que l’idée de l’honneur ou du droit, par exemple. La seule réalité qui réponde à l’idée que je me fais de la cause intérieure de mon activité est celle de l’Être qui n’est pas un individu, de l’Un-Tout inconscient ; or cette réalité se retrouve aussi bien au fond de l’idée que Pierre se fait de son moi que de celle que Paul se fait du sien. Ce principe si profond est le fondement sur lequel repose la morale ésotérique du bouddhisme, non la base de la morale chrétienne. Persuadez-vous fermement et intimement de cette vérité qu’un seul et même être sent ma douleur et la vôtre, mon plaisir et le vôtre, et n’est associé qu’accidentellement à tel ou tel cerveau : alors seulement l’égoïsme exclusif sera extirpé en vous jusqu’à la racine. » — Le moyen est-il aussi sûr que le croit notre philosophe ? Nous ne le pensons pas. Quoiqu’il puisse être vrai, à un certain point de vue, de nous considérer tous comme un seul et même être et de regarder l’égoïsme du moi, sinon le moi lui-même, comme une illusion, on se demande s’il est possible de déduire une véritable fraternité des prémisses panthéistes et bouddhistes posées par l’école de Schopenhauer. D’abord, faire dépendre la fraternité humaine de la foi panthéiste, c’est la faire dépendre d’un dogme métaphysique et religieux dont la démonstration est plus que douteuse. Puis, en admettant ce dogme ou ce a mystère, » est-il bien vrai que l’unité essentielle de l’être commande soit la pitié, prêchée par Schopenhauer, soit la bienfaisance rationnelle des êtres les uns à l’égard des autres, prêchée par M. de Hartmann ? Non. En tant que je vous considère dans la racine même de votre existence, c’est-à-dire dans la a Volonté absolue, » je ne puis avoir pitié de vous, car vous n’existez pas encore comme individu voulant et souffrant dans cette cause suprême où le sujet et l’objet se confondent, dans ces profondeurs de l’inconscient où toute différence s’évanouit. C’est donc seulement de votre conscience, de votre moi souffrant que je puis avoir pitié ; mais cette conscience, selon vous, n’est qu’un phénomène fugitif, ce moi n’est qu’une illusion ou un accident ; comment donc le prendrais-je assez au sérieux pour en faire un objet d’amour, pour me sacrifier même au besoin en sa faveur ? Tout au plus en effet pourra-t-il m’inspirer cette sorte de « compassion » dont parle Schopenhauer, et que nous éprouvons même en face des êtres les plus inférieurs. Mais cette compassion ne détruira pas mon égoïsme, car, si nous sommes un dans l’inconscient, nous sommes deux dans la conscience, nous sommes deux consciences, deux phénomènes différens et parfois opposés l’un à l’autre ; pourquoi donc, dans cette sphère de la diversité et de la lutte, vous préférerais-je à moi ? Pitié bien ordonnée et charité bien ordonnée commence par soi-même ; si vous souffrez, je souffre aussi, et peut-être plus que vous. Au reste, l’égoïsme pratiqué dans la sphère de la conscience peut fort bien se concilier avec une sorte d’amour platonique tourné vers le grand Inconscient. Voyez les mystiques : tout en aimant Dieu, ils pouvaient céder à la tyrannie de la chair ; je puis de même, tout en vous aimant dans l’absolu, céder aux nécessités qui nous séparent dans ce monde relatif. En un mot, dans l’inconscient, nous ne pouvons plus nous aimer les uns les autres, parce que les uns et les autres nous n’y existons plus; et dans le domaine de la conscience, nous ne pouvons pas davantage nous aimer, parce que là nous sommes divisés entre nous et que chacun est renfermé, — provisoirement sans doute, mais invinciblement jusqu’à la mort, — dans son cerveau spécial et dans son organisme individuel.

Parmi les disciples mêmes de Schopenhauer, il en est un, Bahnsen[24], qui, plus ou moins fidèle à la vraie pensée du maître commun, est entré en lutte avec M. de Hartmann sur la question présente. Bahnsen admet la nécessité de ne pas considérer la personne humaine comme un simple phénomène illusoire et passager. « La conscience morale du dévoûment et du sacrifice, dit-il, implique une valeur de la personne qui dépasse la sphère phénoménale. L’être individuel et la vie individuelle doivent être regardés comme ayant une valeur supérieure à celle d’un phénomène sans conséquence, si on veut attribuer au sacrifice qu’on en fait une sainteté vraiment morale. » Nous venons de voir M. de Hartmann raisonner d’une façon tout opposée. Aussi répond-il à l’objection de Bahnsen : — « Pour que le sacrifice du moi ait une valeur, il n’est pas nécessaire que le moi lui-même ait une valeur plus que phénoménale et une indépendance réelle; il suffit que nous ayons l’illusion de cette indépendance individuelle et que nous ne puissions y échapper dans le domaine de la conscience, tout en reconnaissant par la raison l’inanité des distinctions individuelles au sein de la substance universelle[25]. » L’indestructible illusion qui nous fait croire à notre individualité, ajouta M. de Hartmann, est ce que les Hindous appelaient le voile de mâyâ : la nature nous enlace de ce voile pour nous conduire à ses fins, et nous ne pouvons en dégager ni notre main, ni nos membres, ni même notre tête, mais le voile n’en est pas moins transparent pour l’œil de la raison : derrière la multiplicité des mailles, dont chacune semble avoir son existence indépendante, la raison entrevoit l’indissoluble unité du tout. « Malgré cette transparence abstraite du voile de mâyâ, conclut M. de Hartmann, il faut regarder comme un mérite la force morale qui triomphe de l’indestructibilité concrète propre à l’individualité de la conscience, et qui produit ainsi le dévoûment et le sacrifice. Nous n’avons pour cela nul besoin de recourir à une indépendance substantielle de l’individu. » Mais M. Bahnsen aurait pu répliquer à son tour que, si les personnalités, sans être des substances à la manière scolastique, n’ont pas cependant quelque réalité durable et se réduisent à de purs fantômes, le dévoûment d’un homme à un autre est le dévoûment d’une illusion à une illusion et est lui-même illusoire. M. de Hartmann ne se défend pas sur ce point ; le subtil métaphysicien de l’inconscient préfère prendre à son tour l’offensive : il soutient, contre M. Bahnsen, que l’individualité, l’indépendance, la liberté du moi, loin d’être nécessaires pour fonder une morale de désintéressement et de philanthropie, fonderaient au contraire l’égoïsme. « Si la philosophie de l’individualité était vraie au point de vue métaphysique, dit-il, il faudrait absolument admettre cette conséquence que l’égoïsme prudent peut seul être la morale vraie et pratique,.. car l’égoïsme est non-seulement une activité individuelle, mais même une activité individuelle se prenant pour fin elle-même et qui, par conséquent, présuppose un moi comme sujet et comme objet. » M. de Hartmann, dans cette réplique à ses adversaires, ne voit pas qu’il identifie à tort deux points de vue divers : de ce que, par hypothèse, j’existerais comme sujet réel, ayant une existence propre, il n’en résulterait pas que je fusse aussi pour moi le seul objet et le seul but possible; de ce que j’aurais une activité individuelle, il n’en résulterait pas que cette activité se prît nécessairement elle-même pour unique fin; en un mot, individualité n’est pas nécessairement égoïsme. M. de Hartmann revient sans s’en apercevoir au paralogisme de Max Stirner, qui dit qu’on ne peut pas plus sortir de son moi que de sa peau. Toujours est-il qu’en nous attribuant une valeur purement phénoménale et illusoire, comme le font Schopenhauer et M. de Hartmann, la doctrine moniste ne nous rendra pas plus capables d’aimer les autres et ne rendra pas les autres plus dignes d’être aimés de nous.


IV.

Nous venons de voir les vraies conséquences morales du « monisme, » premier fondement de la morale bouddhiste; il nous reste à examiner au point de vue moral le second fondement du système, qui est le « pessimisme. » Sans le pessimisme, nous dit M. de Hartmann, le principe de l’unité substantielle des êtres demeurerait dans l’abstrait et n’aurait pas de vertu pratique; ce qui nous excite à pratiquer la morale de l’unité universelle, c’est cette double persuasion sur laquelle le pessimisme repose : 1° tout effort volontaire a pour but le bonheur et, par conséquent, le bonheur est l’unique fin de toute volonté; 2° « cet effort est illusoire, » cette fin ne peut être atteinte; d’où il suit qu’il faut renoncer à vouloir. — Nous n’avons pas à examiner ces deux propositions en elles-mêmes; demandons-nous seulement si, en les supposant conformes au principe de « la volonté absolue » qui domine la métaphysique de Schopenhauer et de son disciple, elles aboutissent réellement aux conséquences morales qu’on en veut tirer[26]. Selon nous, ces deux principes du pessimisme, — que toute volonté tend exclusivement au plaisir, et qu’elle ne peut espérer le bonheur pour soi ni pour les autres, — aboutissent, tout comme le monisme métaphysique de Schopenhauer, à l’épicurisme et non à la morale de la pitié ou de la bienfaisance. Rappelons-nous l’argumentation de M. de Hartmann. — Pourquoi, se demande-t-il, sommes-nous égoïstes? Parce que nous cherchons notre bonheur aux dépens des autres; donc, ajoute-t-il, si la philosophie nous convainc que l’espoir du bonheur est chimérique, la conscience de chacun sera « profondément pénétrée de la folie du vouloir et de la misère de l’existence ; par cela même, l’énergie du vouloir, la tendance vers l’individualité, l’attachement à soi cessera; chacun se considérera comme ne faisant qu’un avec tous, ou plutôt avec le tout. » Il est évident, conclut M. de Hartmann, que, « du point de vue de notre doctrine plus que des autres, l’absolu dévoûment de la personne au tout est possible[27]. » Ne pourrait-on soutenir au contraire que, dans cette hypothèse, le dévoûment de l’individu, d’abord à tous les autres individus semblables, puis au tout, est une absurdité? — Pour que nous nous aimions les uns les autres, dites-vous, il faut d’abord nous convaincre que le monde est radicalement mauvais, que l’existence est en elle-même un mal, que le grand œuvre et le but du progrès, c’est l’anéantissement du monde par le consentement unanime des volontés. S’il en est ainsi, il ne faut nous aimer mutuellement que pour nous annihiler ensuite : voilà le seul rôle de la fraternité ; et vous voulez nous faire travailler à cette délivrance finale avec la même ardeur que nous travaillerions à la venue de la félicité universelle ! Comment un but aussi négatif serait-il un mobile suffisant pour détruire l’égoïsme ?

De deux choses l’une : ou la souffrance qui est le lot universel est réellement un mal suprême, ou elle n’est qu’un mal relatif et secondaire. Dans le premier cas, puisque la souffrance est le mal par excellence, pourquoi ne prendrais-je pas pour règle de l’éviter, moi, avant tout et par tous les moyens? — La source de l’égoïsme, dites-vous, est la fausse idée qu’on peut trouver le bonheur; c’est l’espérance chimérique de notre félicité propre. — Mais, répondra-t-on, sans prétendre à la félicité, sans compter sur le bonheur, il est du moins une chose que je puis faire, c’est d’écarter la souffrance. Il y a pour cela mille moyens, et si c’est à vos dépens que je m’épargne la douleur de la faim, de la soif, des privations, etc., ma conduite sera parfaitement logique dans le monde des phénomènes, où je suis moi-même un phénomène. Chacun pour soi et l’inconscient pour tous. Si les douleurs deviennent trop vives ou trop inévitables, il me reste le moyen que les anciens conseillaient : renoncer à ma vie phénoménale par le suicide et me replonger dans l’inconscient. Ce sera toujours dans le monde un malheureux de moins. Faisons maintenant une autre hypothèse; au lieu de me supposer malheureux, supposez-moi, sinon heureux, du moins jouissant à ma manière d’un bonheur relatif, ayant bonne santé, fortune, considération et tout le reste. Pourquoi voulez-vous me faire sacrifier mon bonheur ou mon plaisir sous prétexte qu’il n’est pas parfait, puisque vous reconnaissez vous-même le plaisir comme la seule chose qui peut donner du prix à la vie et être la fin de la volonté? Mon égoïsme épicurien se déduit logiquement de vos principes. « Mais les autres souffrent pendant que vous jouissez, » objectez-vous. — Sans doute, mais mon moi n’est pas leur moi, et je ne sens pas ce qu’ils sentent; le phénomène qui constitue ma conscience n’est pas le phénomène qui constitue leur conscience, quoique nous soyons au fond le même être inconscient; en un mot, si nous sommes une seule substance métaphysique, nous sommes deux cerveaux. Si donc la souffrance est le mal, le grand mal, le seul mal, le premier bien est de s’y soustraire. Si, au contraire, elle n’est pas le mal par excellence, d’où vient alors votre pessimisme? pourquoi ces lamentations sur le monde, où la souffrance est la commune loi? pourquoi déclarez-vous le monde absolument mauvais parce qu’il souffre ? Vous espérez me rendre désintéressé en faisant de la douleur un objet d’épouvante et en mesurant tout à cette mesure; n’est-ce point là plutôt un moyen de développer en moi les sentimens lâches ou égoïstes? Ce même principe admis par vous, qui, quand je m’oublie, m’excite à une immense pitié ou à une immense charité pour les autres, m’excitera aussi, quand je reviendrai à moi, à une pitié et à une charité encore plus grandes pour moi-même. Ainsi le pessimisme ne semble pas un plus solide fondement pour la fraternité que le panthéisme. D’ailleurs, la pitié du pessimiste est au fond un mépris de l’homme et de la vie ; voyez Schopenhauer : ne faisait-il pas profession de mépriser l’espèce humaine, et le dédain est-il un sûr gage pour l’amour?

On le voit, c’est à l’utilitarisme égoïste que le pessimisme devrait aboutir s’il était conséquent : M. de Hartmann s’efforce cependant d’en déduire l’utilitarisme désintéressé, « l’eudémonisme universel, » qu’il veut concilier avec la morale de l’évolution. Selon nous, il échoue encore mieux que tous les utilitaires anglais dans ce passage difficile de l’égoïsme à l’altruisme, sorte de Rubicon pour les systèmes de morale. M. de Hartmann se fait lui-même cette objection fort sensée : — Si le bonheur de chaque individu en particulier est une utopie, n’est-il pas tout aussi absurde de travailler au bonheur de mon prochain qu’à mon bonheur propre? — Non, répond-il; il ne dépend pas de moi que mes semblables vivent ou ne vivent pas; je dois donc accepter leur existence comme un fait auquel je ne puis rien changer ; dès lors « il est raisonnable d’essayer de leur procurer au moins un état préférable à leur condition actuelle.» — Nous répondrons à notre tour qu’il dépend parfois de nous d’empêcher l’existence des autres et que de plus, s’il est raisonnable de leur procurer une condition meilleure, il est encore plus raisonnable de nous la procurer à nous-mêmes. Je ne vois pas pourquoi le bonheur cesserait d’être chimérique et prendrait du prix quand il s’agit d’ autrui, tandis qu’il resterait chimérique pour moi. Rationnellement, il n’importe pas que le plaisir soit celui de Pierre ou de Paul ; empiriquement, le plaisir de Pierre importe davantage a Pierre et celui de Paul à Paul. Conclusion : Pierre cherchera son plaisir et Paul le sien.

De même que M. de Hartmann ne peut passer de l’égoïsme a l’utilitarisme altruiste, admis par lui, il ne peut davantage concilier cette dernière doctrine avec la morale évolutionniste telle qu’il l’admet. C’est cependant là un nouveau problème qui vient s’ajouter aux précédens et dont M. de Hartmann déclare lui-même la solution nécessaire. Il pose d’abord en principe que la morale de l’utilité cherche le bonheur de l’universalité des hommes, et que la morale de l’évolution, au contraire, cherche le progrès social dans la sélection naturelle au profit d’une minorité. Il ajoute que l’utilitarisme et l’évolutionnisme ont cependant besoin d’être fondus dans une seule et même doctrine morale. Nous aussi, nous admettons volontiers la nécessité de cette conciliation ; mais M. de Hartmann se fait, à notre avis, une fausse idée des deux termes à concilier, ce qui va le mettre dans l’impossibilité finale d’en trouver le rapport et la synthèse.

Considérons d’abord la morale de l’utilité et du. bonheur, ou « l’eudémonisme universel, » dont la formule est la suivante : — Faire le plus de bien possible au plus grand nombre de personnes possible. — A en croire M. de Hartmann, cette morale aurait pour conséquence logique le socialisme égalitaire, le nivellement des fortunes et des intelligences, par cela même l’abaissement général et la décadence de la science, de l’art, de la moralité, de la prospérité sociale. En un mot, l’utilitarisme universel est en contradiction avec le progrès que cherche l’évolutionnisme[28]. M. de Hartmann essaie d’établir cette prétendue nécessité du nivellement pour le bonheur universel par une de ces équations algébriques, la plupart fausses, dont se montre prodigue chez certains philosophes allemands le charlatanisme mathématique. Il croit prouver par le calcul que la somme générale des jouissances atteint son maximum quand toutes les fortunes deviennent égales[29]. Par malheur, ou par bonheur, ce calcul est inexact. En effet, M. de Hartmann suppose que la jouissance est exclusivement proportionnelle à la fortune, et à la fortune considérée en son état brut, indépendamment des lois de la répartition économique. Or, rien ne prouve que le nivellement absolu et brutal des fortunes, — qui entraînerait une foule de maux, — serait apte à produire le maximum de bonheur dans l’humanité. Les maux qu’il engendrerait, énumérés par M. de Hartmann lui-même, démontrent au contraire que l’utilitarisme véritable, loin de se faire niveleur, doit laisser les fortunes s’égaliser peu à peu spontanément par le fait d’une égalité progressive entre les droits, les libertés, les intelligences, etc. Si, du jour au lendemain, on prétendait égaliser tout sous prétexte d’accroître le bonheur général, on tarirait précisément des sources supérieures de progrès et de bonheur: science, industrie, art, etc. M. de Hartmann le reconnaît; il combat donc ici contre lui-même et s’enveloppe dans une foule de contradictions, inconscientes pour lui, manifestes pour les autres. Après avoir développé toutes ces fausses conséquences, il finit par s’en prendre aux principes d’égalité et de liberté proclamées par la révolution française, les plus creuses abstractions, selon lui, qu’ait fait germer dans les cerveaux le « plat rationalisme » de notre philosophie du XVIIIe siècle[30]. Comme on le voit, M. de Hartmann s’est fait de l’utilitarisme universel une conception chimérique et exclusive du progrès. Non moins chimérique est l’idée qu’il va se faire maintenant de la morale évolutionniste, c’est-à-dire de cette doctrine qui demande le progrès social aux lois naturelles de l’évolution et de la sélection. A l’en croire, une foule d’iniquités seraient justifiées par la morale de l’évolution et du progrès : la guerre, la concurrence économique, la tyrannie du capital, le prolétariat, parce que ce sont là des facteurs puissans de la sélection naturelle au sein de l’humanité et par suite du progrès sous toutes les formes. La doctrine de l’évolution, ajoute-t-il, est donc aristocratique; elle sacrifie l’intérêt des individus à celui d’une fin supérieure vers laquelle l’humanité s’achemine sans en connaître la nature. Tandis que la morale du bonheur poursuit le bien des individus inférieurs, celle du progrès poursuit le bien de l’individu supérieur. — Telle est l’opposition établie par M. de Hartmann entre les deux doctrines morales aujourd’hui dominantes. Selon nous, cette opposition n’est qu’apparente; elle n’existe qu’entre l’utilitarisme mal entendu et l’évolutionnisme mal entendu. En effet, nous venons de le voir, c’est mal comprendre l’utilité sociale et le bonheur universel que de tout niveler et de tout abaisser : le progrès même fait partie de l’utilité sociale et a pour conséquence le bonheur social. C’est cette conséquence que nie le pessimisme de M. de Hartmann, obligé par système de voir tout en noir ; mais son argumentation repose sur une fausse idée de l’évolution et du progrès social. Si ce progrès avait pour condition nécessaire, dans l’avenir comme dans le passé, l’écrasement des faibles par les forts, des élémens inférieurs par les supériorités ou, inversement, des supériorités par les élémens inférieurs, conséquemment la tyrannie du capital et de l’intelligence sur le travail ou la tyrannie du travail sur le capital et l’intelligence, en un mot, le despotisme aristocratique ou le despotisme démagogique, on aurait sans doute le droit de conclure que la société est vouée à des maux qui croîtront avec le progrès même de ses institutions. Mais ce sombre tableau est fantastique. La sélection ne s’exercera pas toujours dans l’humanité par voie d’écrasement, comme chez les animaux. Une fois transportée dans le domaine intellectuel et moral, nous voyons la sélection se produire par voie de liberté et profiter finalement à l’égalité : les découvertes de la science, par exemple, quoique dues à la supériorité intellectuelle de quelques-uns, sont profitables à tous, et encore bien mieux les découvertes morales, les inventions de la vertu, de la charité, de la philanthropie. La morale de l’évolution et de la sélection naturelle n’a donc nullement pour conséquence nécessaire le despotisme et l’inégalité croissante; tout au contraire, les inégalités qui servent d’instrumens au progrès sont de moins en moins oppressives pour la masse et de plus en plus promptes à se changer en égalité. C’est comme une eau nouvelle qui surgit d’une source intermittente dans un bassin au large fond; l’eau bouillonnante qui vient des profondeurs du sol s’élève d’abord au centre du bassin et jaillit en un jet puissant plus ou moins élevé; mais comme elle retombe ensuite et s’épand, le niveau de la masse finit par s’égaliser dans toute son étendue et par monter tout entier de plus en plus haut. Voilà l’image du progrès social.

N’ayant point su trouver la vraie conciliation de la morale utilitaire et de la morale évolutionniste, du bonheur pour la majorité et du progrès par les minorités, M. de Hartmann demande en dernier recours à la métaphysique du pessimisme la solution d’un problème qui ne réclamait que quelques connaissances plus exactes en sociologie et en politique. — Puisque le progrès, dit M. de Hartmann, a précisément pour résultat le malheur de l’humanité, il ne nous reste plus qu’une ressource, c’est de donner pour fin dernière à ce progrès l’anéantissement de l’humanité même et du monde. — Au lieu de se demander si l’apparente nécessité d’un remède aussi bizarre ne viendrait pas d’une fausse conception du mal et de ses causes, notre médecin métaphysicien ne conçoit pas le moindre doute sur ses théories sociales, ni sur le « suicide cosmique » comme seule ressource du malade désespéré, il ressemble à un docteur qui dirait : « Je ne sais comment vous guérir, et pourtant il est avéré que je possède la science absolue, infaillible; il faut donc que votre mal soit inguérissable ; par conséquent, je vous engage, quoique vous trouviez à tort votre existence tolérable, à prendre cette potion qui vous délivrera à la fois de la vie et de vos maux. » Avant de boire ce remède in extremis, nous concevrions quelques doutes sur la science absolue du docteur, fùt-il Allemand.

Suivons cependant M. de Hartmann dans ses déductions. Selon lui, la conciliation de la morale du bonheur universel et de la morale du progrès se trouve dans le point de vue supérieur du monisme pessimiste. D’une part, « en vertu de la communauté d’essence entre les hommes qu’exprime la formule bouddhiste : — Cette chose, c’est encore toi-même, — nous avons vu que la recherche du bien universel devient la loi morale ; » mais, d’autre part «la communauté d’essence des individus dérive de la communauté d’essence entre l’individu et l’absolu; dès lors, au-dessus de l’humanité même s’élève un but supérieur, et la loi morale finit par apparaître comme le dévoûment absolu de l’individu aux fins de l’être universel. » Ainsi, la morale du bonheur se trouve finalement subordonnée à celle du progrès. Il s’agit maintenant de déterminer avec précision quel est le dernier terme da progrès même, quelle est, comme dit M. de Hartmann, la « fin absolue. » Nous touchons ici aux derniers mystères de l’évangile néobouddhiste ; il s’agit toujours de savoir si la morale pessimiste pourra triompher définitivement de l’égoïsme épicurien, qu’elle a l’ambition d’anéantir en sa racine la plus profonde. Pour résoudre ce problème, nous allons voir le pessimisme, par une évolution curieuse, se métamorphoser en un optimisme d’un genre nouveau.


V.

La fin absolue de tous les êtres, nous dit M. de Hartmann, ne peut être que la fin de l’être absolu lui-même. Il semble d’abord qu’un successeur de Kant devrait hésiter à se prononcer sur la nature de cette fin; mais M. de Hartmann n’hésite pas un instant et nous révèle que la fin de l’absolu, par analogie avec la nôtre, est le bonheur, rien autre chose. On objectera peut-être que cette fin pourrait être la moralité, « mais, répond M. de Hartmann, l’absolu ne peut avoir pour fin la moralité, puisque la moralité consiste précisément dans la soumission à ses fins. » Cet argument ne constitue-t-il point une pétition de principe? Les partisans de la moralité soutiennent, à tort ou à raison, non pas que Dieu se soumet à une moralité étrangère et à une fin extérieure, mais qu’il est la moralité même et la fin même, que par conséquent la fin divine coïncide avec la fin humaine; or le raisonnement de M. de Hartmann ne fournit aucune réponse à cette hypothèse. Prenons-le cependant pour valable et poursuivons. Puisque la fin de l’absolu, continue M. de Hartmann, est le bonheur, il en résulte qu’en travaillant aux fins de l’absolu, nous travaillons à notre propre bonheur. Or c’est ce qui fournit enfin la conciliation tant cherchée entre le dévoûment et l’intérêt : — Comme je participe à la fois, dit M. de Hartmann, de l’absolu et de l’individualité, en travaillant pour l’absolu je travaille pour moi-même, ce qui satisfait la logique, et je travaille pour un autre, ce qui satisfait la morale. — Cette dernière réflexion nous livre le secret des spéculations de Schopenhauer et de Hartmann : ce secret, c’est que leur morale, qui affichait la prétention d’être un désintéressement absolu, une abnégation infinie, un renoncement entier à soi, à son vouloir, à son bonheur propre, n’est cependant au fond qu’un égoïsme absolu. En effet, au nom de quoi nous demande-t-on de renoncer à notre égoïsme en tant que nous sommes individus? Au nom de notre égoïsme en tant que nous sommes l’absolu. Le Dieu du « monisme, » malgré l’infinité de son vouloir et de son savoir, ne peut sortir de lui-même pour appeler d’autres êtres vraiment individuels à une véritable existence; il ne peut se donner, se répandre, aimer véritablement. L’amour de soi est au principe des choses, il est notre principe éternel. Dans l’absolu comme dans le relatif, nous sommes donc rivés au plaisir et à l’intérêt; nous ne pouvons vouloir que la jouissance. Si le Dieu même du monisme se met à vouloir le monde, c’est par une recherche du bonheur qui, selon les pessimistes, est une suprême folie ; c’est donc au fond un dieu épicurien. — Était-ce la peine de tant déclamer contre l’égoïsme ou l’épicurisme pour l’asseoir ensuite, sous le nom de Volonté absolue, au sommet de l’univers? Si l’égoïsme, si l’attachement invincible au moi et au plaisir est le fond des choses, loin d’en conclure l’ascétisme, c’est encore une fois la morale du plaisir qu’il en faut déduire. Pourquoi moi, simple phénomène, serais-je plus désintéressé et moins voluptueux que l’être éternel? Il ne peut sortir de soi, et vous voulez que je sorte de moi. « Oui, dites-vous, pour rentrer en lui. » Mais je n’en suis jamais sorti, et en tout cas j’y rentrerai nécessairement par la mort, puisque vous n’admettez pas l’immortalité personnelle. Pourquoi donc m’intéresser au sort de l’Inconscient?

Ce n’est pas tout. Pour se dévouer à une fin, encore faut-il que cette fin apparaisse comme digne de dévoûment. Or, le bonheur de l’absolu, s’il peut être réalisé, en est-il vraiment digne? — Ce bonheur est tout « négatif. » Il ne peut consister dans la béatitude, selon M. de Hartmann ; il consistera seulement dans la privation de la souffrance attachée à l’existence. De ce principe nous allons voir découler les dernières conséquences morales du système pessimiste. Pour que la fin de l’absolu, nous dit M. de Hartmann, soit un bonheur négatif, il faut que sa condition primitive, avant l’origine du monde, ait été non pas heureuse ni simplement indifférente, mais positivement et absolument malheureuse[31]. Cette infélicité suprême n’est autre que « l’état d’une volonté infinie, impuissante à se satisfaire. » Pour sortir de son enfer, Dieu a engendré le monde, c’est-à-dire la série sans fin des phénomènes; mais il n’a fait ainsi que développer son infortune. — Comment un Dieu inconscient peut-il être malheureux et éprouver un infini désir d’échapper à une douleur dont il n’a pas conscience, c’est un de ces problèmes d’ontologie transcendante sur lesquels il ne faut pas se montrer trop exigeant, sous peine d’être appelé « philistin. » M. de Hartmann, quant à lui, trouve cette conception très supérieure au Dieu des chrétiens. Un Dieu comme celui des chrétiens, dit-il, qui se torture lui-même sous la forme d’innombrables créatures, uniquement pour accroître sa béatitude, la conscience morale doit le repousser comme un être sans noblesse « et dédaigner de se consacrer à sa fin dégradante. » — Mais, pourrait-on lui répondre, s’il est vrai que l’unique fin soit la jouissance, pourquoi Dieu serait-il blâmable de vouloir être heureux, même à nos dépens, et en quoi cette fin serait-elle dégradante? En nous consacrant volontairement à cette fin, nous aurions du moins la consolation d’avoir fait un heureux, de nous être rendus nous-mêmes heureux sous la forme de l’absolu. M. de Hartmann n’en préfère pas moins son Dieu : — Si ce Dieu, dit-il, est contraint d’accepter les souffrances les plus cruelles pour abréger et supprimer une douleur plus grande encore, « tous les cœurs humains doivent voler à sa rencontre, quand même ils ne se reconnaîtraient pas eux-mêmes comme sujets de ces tourmens[32].» — Encore faut-il quelque bonne raison pour se dévouer à ce Dieu infiniment misérable. Or, cette raison, selon M. de Hartmann, ne peut être l’amour, car l’amour, dit-il, suppose la possibilité d’un retour, et l’absolu ne peut aimer. Que sera-ce donc? — Ce sera la pitié. — Mais vous avez vous-même reconnu tout à l’heure que la pitié est un pur sentiment, presque physique; si donc, de votre aveu, elle ne suffit pas à nous faire travailler pour les autres hommes, comment nous fera-t-elle travailler pour Dieu? En outre, puis-je avoir réellement pitié de votre Dieu? De deux choses l’une : ou il est méchant, ou il est bon par nature; s’il est méchant, il ne mérite pas la pitié; s’il est bon, il mérite mieux que la pitié. M. de Hartmann répond : — Dieu n’est que malheureux. En ayant pitié de lui, c’est de vous-même que vous aurez pitié. — A la bonne heure ! Il s’agit au fond, dans votre morale, de nous faire pleurer sur nous-mêmes en ayant l’air de pleurer sur un autre. « L’homme, » nous dit en effet le grand-prêtre du pessimisme, « en prenant conscience de sa vraie nature, ressent une douleur transcendante qu’on peut appeler la souffrance divine. » Cette souffrance remplace « la participation chimérique à la suprême béatitude » rêvée par les mystiques. Elle n’est du reste elle-même qu’un inter- médiaire pour arriver à un état supérieur, tranquillité parfaite, paix du néant, nirvana. Le dernier mot de la morale est la délivrance, non celle de l’individu, que la mort affranchit naturellement, mais celle de l’Un-Tout, la rédemption de l’Être absolu. « L’existence réelle est l’incarnation de la divinité; le processus du monde est l’histoire de la passion du Dieu fait chair et en même temps la voie qui mène à la libération du crucifié; la moralité consiste à coopérer à l’abréviation de ce chemin de souffrance et de rédemption[33]. » — Heine avait bien raison de dire que tout métaphysicien allemand recouvre un théologien.

Nous n’insisterons pas sur les moyens abréviatifs que M. de Hartmann a proposés pour délivrer plus vite le grand crucifié. Ces moyens sont connus. L’absolu n’ayant pas assez de pouvoir pour sortir lui-même de sa croix et mettre fin au malheur de l’existence, c’est l’homme qui est chargé d’accomplir l’opération. L’humanité, nous dit M. de Hartmann, finira par concentrer en elle-même une « somme d’énergie » en comparaison de laquelle tout le reste des forces de l’univers sont comme zéro. Ne croyez pas qu’alors, étant omnipotente, l’humanité aura trouvé moyen de rendre la vie tolérable, de résoudre, ou à peu près, les problèmes politiques et sociaux, d’avoir seulement, par exemple, du pain à bon marché, une bonne hygiène, une vie plus longue, un état de paix; non, selon le prophète allemand, au moment même où l’humanité sera devenue plus puissante que tout le reste de la nature, elle sera plus impuissante que jamais à sortir de sa misère. Avec le pouvoir et l’intelligence s’accroîtra le malheur. C’est alors, comme on sait, qu’un beau désespoir viendra à notre secours. Au signal de l’électricité, tous les hommes d’un commun accord accompliront le grand acte de délivrance universelle : avec eux, tous les animaux cesseront de vivre, la terre tombera en poussière, le soleil, auquel nous croyions que notre pensée allumait sa flamme, s’éteindra; notre nébuleuse, perdue comme un point dans l’immensité, les autres nébuleuses, les étoiles situées à l’infini et dont les rayons n’ont pas même eu le temps de parvenir jusqu’à nous, l’univers enfin, dont notre science n’a pu jusqu’ici anéantir un atome, s’anéantira par la seule volonté de ces atomes pensans qu’on appelle des hommes. Nous soufflerons sur le monde comme sur une lumière, et tout rentrera dans la nuit morne de l’inconscient. Il est impossible, on le voit, de pousser à la fois plus loin l’optimisme en ce qui concerne les progrès futurs de la puissance ou de la science humaine, le pessimisme en ce qui concerne les progrès futurs de la souffrance humaine. C’est là, selon nous, la grande contradiction, trop peu remarquée, de la théorie pessimiste sur la fin du monde. Nous aurons un jour le pouvoir d’anéantir l’univers, mais nous n’aurons pas le pouvoir d’organiser un univers habitable. Nous serons comme un architecte omnipotent et omniscient, capable d’accomplir le « grand œuvre, » qui ne réussirait pourtant pas à faire cet ouvrage beaucoup plus simple : une maison habitable.

Serons-nous sûrs au moins, après avoir descendu Dieu de sa croix, qu’il ne se crucifiera pas de nouveau? Ayant une première fois créé le monde par un acte de « suprême foie, » ne pourra-t-il recommencer? En général, on enferme les fous pour les empêcher de répéter leurs folies. Nous n’avons pas cette ressource avec l’absolu. M. de Hartmann, il est vrai, a mis ici en œuvre son algèbre pour nous tranquilliser et calculé que la vraisemblance d’une nouvelle création n’est que de 1/2n. Par malheur, son équation est encore fausse; un calcul plus exact démontre que les chances sont égales soit pour que l’inconscient reste désormais dans le repos, soit pour que sa folie le reprenne. Or, si elle le reprend, notre dévoûment n’aura servi à rien et nous aurons été dupes[34].


En résumé, nous ne saurions admettre cette morale prétendue nouvelle, cette « religion de l’avenir » qui, par une sorte d’atavisme intellectuel, n’est que la réapparition du vieux bouddhisme dans la métaphysique allemande. Les principes caractéristiques du système sont, comme nous l’avons vu, un «monisme» absolu, un pessimisme qui se prétend également absolu, et un certain optimisme qui vient s’y ajouter; or, ces trois principes, tels qu’ils sont présentés par l’école de Schopenhauer, sont tellement poussés à l’extrême qu’ils nous ont paru du même coup réduits à l’absurde. En premier lien, le « monisme, » — au lieu d’être ce qu’il doit être, un sentiment profond de l’unité qui se cache sous la diversité des choses, — est la réduction de toutes les réalités d’expérience à un rêve douloureux, qui ne laisse subsister comme seul être véritable qu’une volonté vide analogue au non-être; d’où cette conséquence en morale que si moi est une illusion, autrui est également une illusion : égoïsme et altruisme sont donc au fond équivalens. En second lieu, le pessimisme, — au lieu d’être, comme il devrait, le sentiment généreux et vraiment moral du contraste qui existe entre l’idéal et la réalité, de l’infranchissable distance qui sépare ce que nous sommes de ce que nous voudrions être, ce qu’est le monde entier de ce que nous voudrions qu’il fût, — n’est plus qu’une lamentation sur l’insuffisance du plaisir, un calcul raffiné des joies et des souffrances dans le bilan de la vie, une sorte de casuistique du plaisir qui, en morale, aboutit logiquement au précepte antique : Mets à profit le plaisir du moment, seul bien réel au monde. En troisième lieu, le pessimisme excessif du début se change à la fin en un optimisme non moins excessif, qui nous attribue le pouvoir de mettre un terme à nos souffrances, à celles de l’univers, à celles de Dieu. L’homme est ainsi plus puissant que l’absolu même, puisqu’il peut racheter l’absolu et le tirer de son enfer. On comprend qu’un autre disciple de Schopenhauer, Bahnsen, ait été entraîné par la logique à un pessimisme encore plus radical. Admettre que la misère universelle peut prendre fin, que la volonté de vivre peut s’anéantir elle-même et rentrer un jour dans le nirvana, c’est nous laisser un dernier espoir. Pourquoi cet espoir, comme tous les autres, ne serait-il pas chimérique ? Si la volonté pouvait s’anéantir, il y a longtemps qu’elle l’aurait fait ; si elle ne l’a pas fait, c’est que sa délivrance est impossible. Sa loi est donc de subsister éternellement, d’être éternellement divisée contre elle-même, éternellement malheureuse. Ce monde est une tragédie sans fin, et le tragique est la loi même de l’existence. Mais ce caractère tragique qui fait le fond de la vie universelle consiste, selon Bahnsen, dans l’insuffisance de notre pouvoir pour réaliser notre devoir, et non pas seulement dans l’impuissance de la volonté à trouver le plaisir : s’il n’était rien de plus, il ne serait que la déception éternelle d’une volonté voluptueuse, sensuelle et basse ; il ne serait donc que « la caricature du tragique. » Bahnsen aurait pu ajouter que telle est la morale de Hartmann. Cette morale n’est qu’un épicurisme déçu par soi-même, conséquemment plus burlesque au fond que tragique.

Un mélange incohérent d’erreurs et de vérités, de faits scientifiques et de sophismes ontologiques, un amoncellement d’obscurités d’où sortent parfois des lueurs comme l’éclair du nuage, la déclamation jointe à l’algèbre, la superstition alliée à l’incrédulité, le somnambulisme, les tables tournantes, les esprits frappeurs, admis par Schopenhauer en même temps que la « liberté nouménale » et la prédestination ; la possession démoniaque étudiée par M. de Hartmann avec le même soin que les phénomènes réflexes ou les perceptions infiniment petites ; un abus des causes finales et des vertus occultes qui rappelle les plus beaux jours du moyen âge sans exclure les prétentions scientifiques du positivisme moderne; par-dessus le tout, une conception apocalyptique du monde et de sa fin qui dépasse en étrangeté les illuminations du solitaire de Patmos; au milieu d’abstractions transcendantes, des élans d’imagination fantastiques comme un conte d’Hoffmann, une ronde d’idées bizarres chevauchant sur des formules, voilà la philosophie du pessimisme allemand : Goethe aurait pu l’appeler le sabbat de la métaphysique.

À ces rêveries se mêlent pourtant des pensées profondes, comme il arrive toujours quand l’intelligence se donne carrière : en faisant la chasse aux paradoxes, elle met la main sur des vérités. La philosophie allemande a raison de vouloir, quoiqu’elle n’y réussisse pas, nous faire sortir de notre moi au moyen d’un idéal, c’est-à-dire, en dernière analyse, au moyen d’une idée; là est sa vraie force. Seulement, nous l’avons vu, l’idée que l’école de Schopenhauer a choisie, celle de l’être inconscient, absolument un, est impropre tout ensemble à nous faire franchir le moi et à nous unir aux autres : car je ne puis vous aimer en vue d’une idée où ni vous ni moi nous ne subsistons. Si l’idéal est notre disparition simultanée à tous deux, un tel idéal, loin de vous conférer une valeur et un prix qui m’attache à vous, vous enlève toute votre valeur ainsi qu’à moi-même : je dois donc me détacher de vous comme de moi quand je songe à cet idéal, et, d’autre part, je me trouve invinciblement attaché à moi quand je redescends dans la réalité[35]. Pour nous, nous croyons qu’on peut concevoir et proposer aux hommes un idéal de fraternité supérieur, qui ne consisterait pas dans l’anéantissement final de ceux qu’on appelle « frères, » mais au contraire dans l’agrandissement et le progrès de toutes les personnalités. En d’autres termes, au lieu de fonder la fraternité idéale sur la « non-valeur » des hommes, nous la fondons sur leur valeur même; si bien que l’amour et le respect, la bienfaisance et le droit ont à nos yeux le même principe[36].

Nous reconnaissons d’ailleurs qu’au point de vue métaphysique on ne peut savoir si cet idéal est entièrement réalisable ; de là la part du doute, par cela même de la souffrance morale et de la « tragédie » intérieure, par cela même aussi du vrai pessimisme. Mais il y a loin de là à dire, comme le soutient Bahnsen, qu’il existe une contradiction absolue entre l’idéal et la réalité, entre le devoir et le pouvoir, ou même que le devoir est en une irrémédiable contradiction avec soi, si bien qu’au lieu de dire avec Kant : « Ce que je dois, je le puis, » il faudrait dire : « Ce que je dois, je ne le puis. » L’idéal conçu par nous, en effet, est déjà un commencement de pouvoir, il est en nous le premier moyen de sa propre « actualisation[37]. » De plus, hors de nous, dans la nature même, la réalité ne semble pas en contradiction essentielle avec l’idéal, puisqu’en définitive c’est elle qui, par notre intermédiaire, arrive à le concevoir. Ne faisons-nous pas partie de la nature, ne sommes-nous pas la nature même à son premier réveil, à ce moment critique où, ouvrant les yeux, elle entrevoit la vie active, intelligente et aimante qu’elle pourrait vivre, au lieu de demeurer dans la torpeur de l’existence matérielle? De là la part de l’optimisme, — non sans doute d’un optimisme affirmatif et dogmatique comme celui de Leibniz, mais d’une hypothèse morale fondée sur des possibilités ou des probabilités. C’est déjà beaucoup qu’on ne puisse affirmer avec certitude, comme le font Schopenhauer, M. de Hartmann et Bahnsen, l’impossibilité absolue de réaliser l’idéal supérieur de la fraternité morale. Si le doute métaphysique autorise la tristesse, il autorise aussi l’espérance. Nous pouvons donc, dans la pratique, travailler à réaliser ce qui nous semble le plus haut idéal de la spéculation, et nous pouvons aussi espérer que la réalité se mettra de plus en plus en harmonie avec cet idéal qu’elle est arrivée à concevoir dans notre propre pensée. Qui sait si cette conception n’est pas au fond l’obscure conscience du pouvoir de développement indéfini qui est en nous et dans la nature, de l’avenir universel que nous portons en notre sein?

Assurément la liberté et la fraternité ainsi conçues demeurent toujours, pour la théorie, de pures idées, que la pratique seule essaie de faire passer à l’existence; mais la substance absolue, la volonté absolue, l’absolu inconscient sont-ils autre chose aussi que de pures idées, qui de plus sont inintelligibles? Au moins l’idéal d’une république d’êtres libres en voie de formation dans le monde est-il supérieur à l’idéal d’une volonté absolue en qui, selon les panthéistes, tout s’abîmerait et s’évanouirait comme un songe, ou à laquelle, selon les théistes, tous les êtres seraient subordonnés et asservis comme les sujets à leur monarque. Tel est donc le type de fraternité que, selon nous, on a le droit d’opposer aux disciples de Schopenhauer. Dès lors, nous ne plaçons plus avec eux la délivrance finale de la volonté dans l’anéantissement de tout vouloir, de toute conscience, de toute individualité. Le règne à venir de l’amour universel, s’il se réalise jamais, ne nous semble plus devoir être celui de l’inconscient absolu, mais bien celui de la conscience en sa plénitude; au lieu d’être l’abolition des personnalités, il devra être leur achèvement et leur mutuelle union.

L’impératif catégorique de Kant, avec son fondement inaccessible dans un monde transcendant et supérieur à l’intelligence, revenait à dire : — Conforme le monde donné, ou tout au moins conforme-toi toi-même à un monde inconnaissable qui ne t’est pas donné et au fond ne peut l’être. — Feuerbach et Czolbe, revenant au point de vue « immanent » et naturaliste, déclaraient au contraire immorale l’orgueilleuse prétention de s’élever au-dessus de la nature, et ils posaient comme impératif le précepte suivant : « Contente-toi du monde donné. » Schopenhauer et son école, trouvant l’univers indigne de notre approbation, disent : « Anéantis le monde donné. » Lange, s’inspirant des poésies philosophiques de Schiller, tout en parlant avec Kant de devoir et d’impératif catégorique, semble au fond se contenter d’un précepte de ce genre : — Embellis dans ta pensée le monde donné par la conception ou le rêve poétique d’un monde purement idéal. — Il ne montre pas comment il y a dans l’idéal même une force de réalisation selon les lois de la nature, et il le laisse par conséquent à l’état de contemplation esthétique : « C’est, dit-il, un monde où nous pouvons nous réfugier et nous affranchir du monde des sens, et où nous retrouvons la patrie véritable de notre esprit[38]. » Mais le problème n’est pas seulement de rêver un monde supérieur et de s’y réfugier par la pensée loin du réel; il faut le faire descendre de notre pensée même dans les faits. Aussi, pour réconcilier dans ce qu’ils ont de vrai les divers préceptes moraux, proposerions-nous volontiers, sinon comme impératif, du moins comme persuasif, un précepte qui nous semble plus en rapport tout à la fois avec les résultats positifs de la science et avec les spéculations de la métaphysique : — Efforce-toi de transformer le monde donné, conformément à ses propres lois, par l’idéal que tu te donnes et qui peut être lui-même le premier facteur de sa future réalisation. — C’est sur ce principe moral et sur ces inductions métaphysiques qu’on pourrait, à notre avis, en face de la philosophie allemande « du désespoir, » tenter d’élever, en conformité avec l’esprit même de notre nation, ce que nous appellerons une philosophie de l’espérance.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voyez les études de M. Caro, dans la Revue du 15 novembre, du 1er décembre 1877 et du 15 mai 1878.
  2. Au reste, cette métaphysique sur laquelle la morale repose doit rester une cosmologie et ne jamais devenir une théologie. Elle nous apprend à connaître l’essence du monde et nous élève ainsi au-dessus des phénomènes; elle ne se demande ni d’où vient le monde, ni où il va, ni pourquoi il est, mais simplement ce qu’il est. (Die Welt als Wille, I, 53, II, 760.)
  3. Voyez die Welt, II, ch. XVIII et XXV.
  4. Voyez die Welt, II, ch. XVIII et XXV.
  5. Fondement de la morale, p. 84.
  6. Page 166.
  7. Voyez la Liberté et le Déterminisme, IIe partie, et l’idée moderne du droit, livre IV.
  8. Phénoménologie, p. 447.
  9. Die Welt als Wille, tome I, 53.
  10. Philosophie de l’inconscient, II, p. 514 de la traduction Nolen.
  11. Philosophie de l’inconscient, t. II, p. 559.
  12. Ibid.,247.
  13. M. de Hartmann a de véritables accès de dévotion envers son dieu inconscient et il admire ses voies comme les théologiens admirent celles de leur providence. Si, par exemple, Schopenhauer a méconnu l’idée au profit de la volonté, c’est par un dessein providentiel : «Comment assez admirer et louer la sagesse de l’Inconscient, qui a su associer dans !e même homme tant de génie à tant d’étroitesse, pour montrer aux philosophes futurs ce qu’on peut tirer de la volonté comme principe unique, et ce qu’elle ne peut donner ! Dans l’intérêt du développement des idées philosophiques, il était aussi nécessaire que ce principe fût affirmé exclusivement, qu’il l’était que le principe opposé fût exalté outre mesure par Hegel. » (Id., p. 515.) Inutile d’ajouter que M. de Hartmann se considère lui-même comme un homme providentiel destiné par l’Inconscient à prendre conscience des mystères de l’Inconscient et à les révéler aux hommes.
  14. Phénoménologie, p. 318.
  15. P. 307.
  16. P. 318.
  17. Schopenhauer, Fondement de la morale, p. 185-180.
  18. Die Welt, etc. t. II, ch. XLVIII.
  19. Fondement de la morale,190-191.
  20. P. 192.
  21. M. Paul Janet, dans sa remarquable étude sur la philosophie de Schopenhauer (Revue du 1er juin 1877), semble croire que «le célèbre nirvâna de Schopenhauer se réduit en définitive à la suppression du mariage. » On voit combien cette opinion est inexacte. Le célibat n’est qu’un moyen secondaire; au-dessus se trouve l’ascétisme, et l’ascétisme même ne fait que préparer à l’absorption finale ou nirvana, par lequel la volonté devenue libre nie son attachement à la vie. Confondre une vertu particulière et toute du domaine sensible, le célibat, avec Pacte de liberté intelligible qui constitue le nirvâna, c’est prendre un des moyens inférieurs pour le but suprême.
  22. Parerga, t. VI, § 172.
  23. Voir la Phénoménologie, p. 43 et 45.
  24. Mort récemment.
  25. Voir les études de M. de Hartmann sur Bahnsen dans la Revue philosophique, 1877.
  26. En réalité, le pessimisme ne découle point logiquement du principe même que Schopenhauer et Hartmann ont admis comme explication suprême de l’univers. — Ce principe, dont ils n’ont d’ailleurs donne aucune preuve véritable, est, on s’en souvient, une volonté absolue, libre, n’ayant besoin que de soi pour exister, — volonté inconsciente, dont la raison n’est que la forme consciente. Il leur plaît ensuite de faire consister la manifestation, le déploiement, le processus de cette volonté absolue et libre dans l’effort, qui est relatif et fatal; c’est là une première contradiction. Après quoi ils déclarent que cet effort qui fait « le cœur de la nature » a pour unique fin le plaisir, c’est-à-dire une modification toute subjective que nous ne constatons pas en dehors de conditions organiques déterminées, et qui, de plus, est un phénomène de conscience. Nouvelle hypothèse contradictoire. Avant de connaître le plaisir, la volonté absolue a dû exister, vouloir, agir ; comment savez-vous donc que le plaisir, effet dérivé, était son but unique? Vous transportez à la cause absolue, par un évident anthropomorphisme, notre constitution relative. Vous admettez pourtant, même chez l’homme, une volonté capable de se désintéresser, de renoncer au plaisir, d’obéir à des mobiles universels, non particuliers. C’est encore là une inconséquence, car, si la volonté ne peut poursuivre que le plaisir, le dévoûment absolu est une chimère; si, au contraire, elle peut se délivrer du plaisir, le plaisir, le désir et l’effort ne sont donc pas la manifestation véritable de l’absolu; dès lors, vous n’avez plus le droit de vous figurer votre dieu comme une volonté qui s’évertue à chercher une jouissance impossible. Ainsi, le premier des deux principes métaphysiques du pessimisme cités plus haut, — je veux dire la réduction de toute fin au plaisir, — principe qui serait plausible dans une morale purement expérimentale, — nous apparaît en contradiction avec une morale qui admet l’absolu, le noumène, le transcendant, et cela sous la forme d’une volonté libre dont la nécessité universelle n’est qu’un produit transitoire.
    Quant au second principe du pessimisme, qui consiste à déclarer que l’effort éternel de la volonté vers le bonheur sera éternellement déçu et qu’un univers heureux est impossible, c’est encore une pure hypothèse qui ne peut fournir à la morale une base solide. Schopenhauer, on le sait, avait vainement essayé de démontrer a priori cette hypothèse, en supposant que toute volonté est essentiellement effort et que tout effort produit plus de douleur que de plaisir. M. de Hartmann, abandonnant ici Schopenhauer, reconnaît lui-même l’impossibilité de cette démonstration a priori et appuie son pessimisme exclusivement sur l’expérience. Mais, par là même, il lui retire tout appui possible, car notre expérience est trop limitée pour que nous puissions conclure de nous à l’univers; dans les limites mêmes de notre individualité, notre expérience ne va pas jusqu’à nous révéler la nature absolue ou l’essence du plaisir et de la douleur. De plus, notre expérience fût-elle égale à l’universalité des êtres et des phénomènes, elle ne prouverait rien relativement à la volonté absolue et inconsciente qui, par hypothèse, échappe aux déterminations de notre intelligence. Qui nous dit que le malheur des individus et des êtres particuliers n’est pas un pur phénomène, lequel recouvre la béatitude ou tout au moins la parfaite indifférence de la volonté primitive? De quel droit nous affirme-t-on que l’état de la volonté infinie est une souffrance infinie, ce qui revient à dire que l’être absolu ou Dieu, au lieu d’habiter un paradis comme le Dieu des chrétiens, habite un enfer? De ces deux dieux, l’un n’est pas plus démontré que l’autre; seulement le dieu malheureux renferme une contradiction de plus. Toute cette métaphysique du pessimisme est plutôt une série de visions mystiques que d’argumens philosophiques. — Au commencement était l’inconscient, et l’Inconscient était en Dieu, et l’Inconscient était Dieu ; il s’est incarné ; il est venu parmi les siens, et les siens ne l’ont point reçu; M. de Hartmann est son messie. — Ainsi pourrait se résumer cette théologie d’un nouveau genre, qui n’est au fond que l’ancienne théologie retournée.
  27. Philosophie de l’inconscient, trad. Nolen, 497-498 et suiv.
  28. Phénoménologie, p. 626.
  29. C’est un raisonnement analogue à celui de Bentham. Voyez le chapitre consacré à Bentham dans la Morale anglaise contemporaine de M. Guyau.
  30. Quand Schopenhauer et M. de Hartmann ont parlé du plat rationalisme, du plat optimisme, du plat libéralisme, etc., ils croient avoir triomphé de leurs adversaires. Ceux-ci pourraient répondre en signalant leur lourde scolastique, leur lourde sophistique et, en politique, leurs lourdes prétentions à l’aristocratie intellectuelle; mais des épithètes ne sont pas des argumens. — Parmi les argumens de M. de Hartmann il y en a d’étranges ; par exemple, l’égalité stricte devant la loi est à ses yeux le comble de l’absurdité et de l’iniquité, parce que les effets d’une même peine sont bien différens suivant le sujet auquel on l’applique. Comme si le code pénal pouvait se régler sur autre chose que sur des moyennes et prendre pour but, non la simple compensation ou justice commutative, mais l’exacte proportionnalité de l’expiation à l’immoralité intérieure! M. de Hartmann veut-il donc nous ramener aux peines et aux supplices variés du moyen âge, où on prétendait calculer exactement le démérite moral, la sensibilité du sujet et le degré de tortures propre à satisfaire l’absolue justice distributive? — La fin qu’on doit poursuivre dans la société, conclut M. de Hartmann, n’est ni l’entière liberté ni l’entière égalité ; c’est le remplacement des formes surannées d’inégalité et de servitude par des inégalités et des servitudes légitimes, c’est-à-dire réclamées par l’état actuel de la société. — Il ne reste plus qu’à savoir qui déterminera le degré et la forme de ces servitudes. — Le gouvernement, sans doute, ce qui conduit au despotisme. — Qu’on nous permette, pour toutes ces questions, de renvoyer à notre chapitre sur l’égalité dans l’Idée moderne du droit, et à notre chapitre sur la justice commutative dans la Science sociale contemporaine, livres I et IV.
  31. Phénoménologie, p. 401 et suiv.
  32. Page 867.
  33. Phénoménologie, p. 871.
  34. On pourrait faire et on a fait à M. de Hartmann, relativement à la catastrophe finale, beaucoup d’autres objections. Outre le livre bien connu de M. Caro sur le Pessimisme et les chapitres de M. Ad. Franck dans les Philosophes modernes, on peut lire à ce sujet les études de M. Th. Reinach sur Hartmann.
  35. Ce double sentiment paraît d’ailleurs familier à la nation allemande; c’est là peut-être une des raisons qui expliquent ce mélange si fréquent de mysticité et de brutalité, cet amour méprisant des hommes qui prend à l’occasion, chez quelques-uns, les formes de la haine et de la violence.
  36. Voyez la Science sociale contemporaine, livre V.
  37. C’est là ce que nous avons essayé de montrer par notre livre sur la Liberté et le Déterminisme (1873).
  38. Voir la préface du second volume de l’Histoire du matérialisme (1875).