La Morale contemporaine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 112-143).
02  ►
LA
MORALE CONTEMPORAINE

I.
LA MORALE DE L’ÉVOLUTION ET DU DARWINISME EN ANGLETERRE.

Herbert Spencer, the Data of Ethics, 1879. — La Morale évolutionniste ; Paris, 1880.

La grande doctrine de l’évolution, appliquée par Darwin à l’origine et au développement des espèces, par M. Spencer à l’explication du monde intérieur comme du monde extérieur, ne devait pas seulement transformer l’histoire naturelle : elle ne pouvait manquer de produire une révolution dans la morale. Comment une nouvelle conception de la nature n’entraînerait-elle pas une nouvelle conception de l’homme ? C’est ce qu’on a compris tout d’abord en Angleterre. Outre l’important chapitre de Darwin sur ce sujet dans sa Descendance de l’homme, la nouvelle morale a inspiré le dernier et capital ouvrage de celui que Darwin lui-même, résumant l’opinion de ses compatriotes, appelle « notre grand philosophe, » M. Spencer. Avant de publier le second et le troisième volume de ses Principes de sociologie, M. Spencer, peu confiant dans l’état de sa santé, a voulu nous donner ses Principes de morale : — « Depuis de longues années, dit-il, mon suprême dessein a été de trouver une base scientifique pour les principes du bien et du mal ; laisser ce dessein sans achèvement après avoir fait un si long travail préparatoire en vue de l’achever, ce serait là un échec dont je n’aime pas à me représenter la probabilité, et je suis impatient de conclure mon œuvre, sinon complètement, du moins en partie. » Espérons que les inquiétudes de M. Spencer pour une santé si précieuse à la science ne se réaliseront pas et qu’il pourra, achever une tâche magnifiquement commencée. Avant les Données de la morale de M. Spencer, de nombreux travaux, bien inférieurs du reste, avaient déjà été publiés en Angleterre sur un sujet analogue : nous citerons en première ligne le livre récent de M. H. Sidgwick sur les Méthodes en morale. En outre, des discussions presque continuelles se produisent dans les revues anglaises, principalement dans le Mind, sur ces intéressans problèmes où toutes nos idées morales sont engagées. En France, on a d’abord insisté sur les conséquences de la doctrine évolutionniste dans l’ordre cosmologique et même métaphysique, moins sur les changemens que le darwinisme entraîne dans les idées morales ou sociales[1]. De récentes publications ont appelé les réflexions de tous sur ce grave problème. Nous ne pouvons nous dispenser de mentionner ici un livre auquel nous aurons à faire plus d’un emprunt dans cette étude : la Morale anglaise contemporaine, par M. M. Guyau, qui contient, au dire des Anglais eux-mêmes et en particulier de M. Spencer, l’exposition et la critique la plus complète des systèmes de morale produits par l’Angleterre.

L’Allemagne n’est pas restée en arrière de ce mouvement général, et la morale darwinienne y a inspiré plus d’un écrit[2]. L’impératif catégorique du vénérable Kant n’a plus aujourd’hui pour adeptes que les kantiens orthodoxes ; ceux-ci, nouveaux stoïciens, demeurent seuls obstinément fidèles à l’idée du « devoir » absolu, au milieu de ce bouleversement des anciennes croyances morales qui paraîtra sans doute à nos successeurs une révolution plus considérable que toutes les révolutions religieuses accomplies jusqu’à ce jour. Ce n’est pas sans raison que Kant lui-même donnait à certaines « antinomies » de la conscience, où les idées luttent entre elles comme les personnages d’un drame intérieur, le nom de tragiques ; les combats mêmes de la foi ne sont rien auprès des combats de la conscience, et les doutes qui ont pour objet le Dieu d’en haut ne sont que le faible prélude des doutes qui ont pour objet le Dieu intérieur, je veux dire notre moralité.

I

La doctrine de l’évolution, — celle de Diderot, de Lamarck, de Spencer et de Darwin, — fait chaque jour de nouveaux progrès chez les esprits scientifiques ; on comprend de plus en plus qu’en dehors de cette doctrine il n’y a guère pour le développement des êtres d’autre explication possible que le miracle, c’est-à-dire l’abdication de la science. Il ne faut pas d’ailleurs identifier absolument la théorie de l’évolution et de la descendance avec celle de la sélection naturelle, qui n’exprime qu’un des procédés possibles de l’évolution universelle, procédé essentiellement mécanique dont la fécondité s’étend si loin en histoire naturelle. Rien peut-être, remarque M. de Hartmann, n’a tant contribué au rapide essor du darwinisme que « l’ardeur avec laquelle il a été combattu par la théologie de toutes les confessions, alliée à la philosophie officielle. » Aujourd’hui, le caractère rationnel de l’évolution et du darwinisme commence à frapper malgré eux les partisans de la métaphysique traditionnelle et de la théologie ; on les voit déjà déployer toues les ressources de leur esprit, comme ils le firent jadis à propos des découvertes de l’astronomie ou de la géologie, pour mettre les doctrines nouvelles en harmonie avec la croyance aux causes finies ou avec les dogmes bibliques[3]. Il est permis de croire, avec M. Spencer, que le transformisme sera bientôt au nombre des hypothèses universellement admises par les savants et par les philosophes.

Après avoir fait la genèse des mondes, celle des espèces animales, celle de l’homme, la doctrine de l’évolution s’efforce d’y ajouter la genèse de la conscience morale au moyen d’élémens physiques et sans aucun mélange d’élémens métaphysiques. Si cette explication n’épuise pas absolument tout le contenu de la conscience, du moins elle s’étend fort loin ; il suffira de l’exposer pour le reconnaître. Commençons donc par résumer cette doctrine, librement d’ailleurs et à notre manière, en la prenant dans son sens le plus plausible.

Selon MM. Spencer et Darwin, la cosmogonie des Moïse et des Hésiode, avec ses créations successives ou ses générations de dieux, n’était pas plus fabuleuse que ne l’est encore cette sorte de cosmogonie morale des philosophes spiritualistes, qui attribue à la Divinité ou a un principe supra-naturel les lois du monde moral et les sentimens de la conscience, — commandemens du devoir, satisfaction intime ou remords. Dans les mouvemens de la nature extérieure, tout dérive sans aucun miracle d’un principe fondamental, persistance de la force sous la variabilité de ses effets ; de même, tous les mouvemens du monde intérieur s’expliquent, selon le darwinisme, par ce principe unique que les prédécesseurs de l’école anglaise, la Rochefoucauld, Helvétius, d’Holbach, nommaient l’amour-propre, l’intérêt personnel, la « gravitation sur soi[4]. » L’homme tend au bonheur comme la pierre tombe vers le centre de la terre. L’indestructibilité de la force et celle de l’amour de soi sont deux conséquences parallèles d’une seule et même tendance qui régit l’univers et que Spinoza appelait la tendance de l’être à persévérer dans son être. Attachement à soi, telle est la loi essentielle de la nature. Le darwinisme refuse d’admettre une volonté supérieure au pur instinct de conservation, une puissance quelconque de liberté capable de dépasser réellement les limites du moi en voulant autre chose. Dans sa physique des mœurs, il s’en tient donc à la loi de gravitation sur soi et la retrouve jusque dans les phénomènes qui semblaient le plus s’y opposer : désintéressement, bienveillance, dévoûment, moralité. De là tant d’analyses tour à tour ingénieuses et profondes, tant de précieuses applications des sciences naturelles aux sciences morales, tant de découvertes qui, si elles ne nous révèlent pas la vérité entière, nous en montrent du moins une grande partie et ébranlent à coup sûr bien des préjugés admis par l’ancienne philosophie.

La tendance essentielle de l’être se manifeste sous deux aspects en apparence contraires : l’égoïsme et la sympathie. L’instinct individuel de conservation, en s’étendant d’un individu aux autres individus avec lesquels il est en rapport, suffit à former l’instinct social de la sympathie. Nous savons que la société est un vaste organisme ; qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un membre ressente par contre-coup et par action réflexe les plaisirs ou les peines d’un autre membre ? C’est ce que l’école anglaise a parfaitement montré. Nos viscères intérieurs, pourrait-on ajouter pour éclaircir et développer sa pensée, nous sont personnels et leur unique loi est l’égoïsme, mais notre tête, que nous croyons à nous seuls, a en réalité une foule de points de contact avec tous les cerveaux de nos semblables ; la vie intellectuelle, la vie affective, la vie active de relation, sont à la fois personnelles et impersonnelles. Les mêmes courans d’idées et de sentimens généraux traversent les diverses têtes comme le courant magnétique dont parle Platon, qui aimante successivement une série d’anneaux détachés et en forme une chaîne. Les êtres qui naissent soudés l’un à l’autre, comme les frères siamois, ont des parties dont la conscience est commune et d’autres dont la conscience reste propre à chacun ; nous, membres du même corps social, nous sommes tous frères siamois par la tête et par le cœur. Mme de Sévigné disait à sa fille : « J’ai mal à votre poitrine ; » quand nous sommes choqués en commun d’une même absurdité intellectuelle ou d’une même laideur morale, nous pouvons nous dire l’un à l’autre : J’ai mal à votre cerveau. Cette sympathie fatale entre les hommes, qui s’explique physiologiquement par les lois du mouvement réflexe, s’explique psychologiquement par les lois de l’association des idées, c’est-à-dire par un mécanisme d’images. La représentation du mal et la douleur ayant été associées dans notre esprit d’une manière indissoluble, l’association a encore lieu même quand nous ne sommes plus celui qui souffre : nous ne pouvons assister aux convulsions d’un malade sans en être réellement malades, surtout si antérieurement nous avons été malades nous-mêmes ; car, selon M. Spencer, les gens qui ont toujours été bien portans ont peu de compassion pour les maladies des autres. La pitié est le souvenir ou tout au moins l’image anticipée d’une souffrance, image qui, produite en nous par la vue des souffrances d’autrui, cause en nous-mêmes une souffrance analogue. En général, les sentimens sympathiques ne sont que des sentimens égoïstes réveillés par une contagion intellectuelle ou nerveuse et, pour ainsi dire, électrisés par induction. Aimer, disait Leibniz, c’est être heureux de la félicité d’autrui ; mais la félicité d’autrui n’est qu’un intermédiaire par lequel nous poursuivons encore, avec ou sans conscience, notre propre félicité. — Et le sacrifice du bonheur, le sacrifice de la vie pour les autres ? demandera-t-on. Au point de vue du darwinisme, répondrons-nous, le sacrifice est comme une boussole dont quelque puissante influence a renversé l’orientation : elle ne cesse pas de suivre le courant universel, seulement les deux pôles, moi et toi, sont intervertis.

En combinant la direction égoïste et la direction sympathique que peut prendre le désir général du bonheur, l’école de l’évolution explique, au moins en grande partie, le développement de cette faculté en apparence originale que nous nommons la conscience. Tous les caractères de la moralité qui semblent a priori, — simplicité, innéité, nécessité, obligation absolue, universalité, immutabilité, — l’école anglaise essaie d’en rendre compte par des raisons tout expérimentales.

Le premier caractère que la philosophie classique attribue aux idées morales et aux sentimens moraux, c’est d’être sui generis simples, irréductibles. Par malheur, les psychologues modernes ressemblent aux chimistes, qui cherchent à tout décomposer et qui ne considèrent leurs prétendus corps simples que comme des combinaisons réfractaires à nos moyens actuels, mais destinées à se voir un jour divisées en leurs parties intégrantes ; ainsi l’ont été les quatre « élémens » de la science antique : air, eau, feu et terre. C’est une entreprise digne d’éloges et conforme à l’esprit scientifique moderne que d’essayer de tout réduire par l’analyse à des formes plus simples : on voit ainsi ce qui cède et ce qui résiste. Les philosophes de l’Angleterre donnent ici le bon exemple ; ceux de l’Ecosse et ceux de la France, au contraire, ont multiplié à l’excès les principes, les axiomes, les idées simples et les vérités premières ; ils ont voulu fonder, avec Reid et Victor Cousin, la vérité des croyances sur leur prétendue simplicité originale ou sar leur prétendue spontanéité, miroir fidèle de la nature humaine non encore viciée par l’erreur. La psychologie anglaise n’admet pas plus en morale qu’ailleurs l’autorité qu’on attribue à cette sorte d’état de nature ou d’innocence dans lequel se trouveraient nos facultés primitives. Hartley a fait voir que ce qui est simple et primitif pour la conscience n’en est pas moins composé d’une foule de sensations élémentaires, qui non-seulement s’associent de manière à se suivre toujours, mais encore se fondent en une combinaison chimique. L’état de conscience qui vous semble le plus simple, le plus pauvre, le plus spontané, suppose déjà une synthèse de termes hétérogènes et est par rapport à eux ce qu’est, en chimie, une combinaison à l’égard de ses élémens. Nous savons aujourd’hui que les sensations des couleurs élémentaires se fondent en une sensation qui paraît absolument originale et irréductible, celle de la blancheur ; comment donc imiterions-nous encore Platon, qui plaçait la « blancheur en soi, » la blancheur pure, parmi les essences simples et éternelles ? Le son le plus indécomposable en apparence a sa hauteur, qui répond au nombre déterminé des vibrations composantes ; il a son intensité, qui répond à leur amplitude ; il a son timbre indéfinissable, qui résulte de la fusion des sons complémentaires formant avec le son fondamental des accords définis[5]. Cette « chimie mentale » pénètre jusque dans les sentimens moraux qui paraissaient les plus irréductibles : elle peut donner même à des sentimens intéressés la forme du désintéressement. Quand nous croyons aimer la vertu pour la vertu seule, n’y a-t-il pas là quelque illusion ? L’école anglaise a depuis longtemps comparé l’amour prétendu spontané et originel du bien pour le bien à cette passion acquise et complexe : l’avarice. M. Spencer répète après beaucoup d’autres la même comparaison. Nous prenons l’habitude d’associer dans notre esprit l’idée de la fin et l’idée du moyen, par exemple l’idée des plaisirs et l’idée de l’or qui peut servir à les procurer ; que ces deux idées se rapprochent de plus en plus, que la première se fonde même avec la seconde et que la fin s’absorbe ainsi dans le moyen, ce qui était d’abord désiré pour autre chose finira pour être désiré pour lui-même ; on aimera l’argent pour l’argent. De plus, cette habitude peut se transmettre par l’hérédité ; nos ancêtres, à force d’avoir recherché l’argent pour le plaisir, puis pour lui-même, peuvent nous laisser en héritage une avarice innée. La vue seule de l’or l’éveillera comme un instinct tout prêt à éclater. Il y en a bien des exemples. Stuart Mill et M. Spencer transportent au désintéressement de la vertu une explication analogue. D’abord recherchée comme un moyen en vue du bonheur, la vertu a fini par être précieuse pour elle-même, abstraction faite de son utilité. Notre penchant en apparence « primitif » à aimer la vertu pour elle-même, notre sentiment désintéressé du devoir, est une sorte d’avarice morale héréditaire. Si l’instinct peu rationnel de la possession de l’or a lui-même son utilité, l’instinct moral, éminemment rationnel, a une utilité bien plus grande : la société entière en profite. C’est le cas de répéter avec la Rochefoucauld que les vices mêmes peuvent entrer dans la composition des vertus comme les poisons dans celle des remèdes.

Outre leur simplicité apparente, les idées morales ont un second caractère, l’innéité, qui a la même source que le précédent. Là encore l’explication fournie par l’hérédité et révolution, si elle n’est pas entière, s’étend assurément fort loin. Des expériences accumulées et transmises à travers la race peuvent très bien produire des idées et des sentimens qui semblent innés à l’individu. Une accumulation d’expériences chez l’individu même peut engendrer des sentimens particuliers et en apparence inexplicables. Pourquoi par exemple sommes-nous heureux de revoir le lieu où s’est passée notre jeunesse ? Bien souvent ce lieu n’a aucune beauté qui puisse directement nous causer du plaisir, mais le plaisir vient de ce que nous sentons revivre en nous une multitude de jouissances autrefois associées aux objets qui nous entourent. Notre émotion, considérée dans sa généralité, n’est pas due alors à tel ou tel souvenir particulier, mais à des souvenirs trop nombreux pour qu’on les distingue individuellement : c’est comme un murmure ou un chant vague dans lequel semblent se confondre toutes les voix de la jeunesse. Un effet analogue se produit à travers les siècles, pourrait-on dire, par l’accumulation des sentimens qui se sont répétés de génération en génération. Ce sont des impressions amassées qui prennent dans l’individu l’aspect de sentimens innés. Notre conscience, par exemple, qui nous fait éprouver une si douce joie dans les actes sympathiques, est l’effet d’une suite séculaire de joies dues au commerce des hommes entre eux. Lorsque nous accomplissons des actes honnêtes, nous nous sentons comme dans notre patrie et notre lieu natal : c’est une sorte de réminiscence où résonnent en sons vagues non-seulement nos plaisirs propres, mais les joies de la race entière. Le temps, ce grand et patient ouvrier de toutes choses, a fait ainsi peu à peu d’un intérêt collectif notre intérêt particulier ; nous sentons l’injure faite à autrui comme une injure personnelle, et c’est ce retentissement d’un intérêt de race dans un individu que nous prenons pour un penchant inné au désintéressement.

Comme la simplicité et l’innéité, l’universalité des notions morales s’explique, au moins pour la plus grande partie, par l’évolution. L’état social est nécessaire à l’homme, certaines conditions élémentaires sont nécessaires à l’état social, par exemple un minimum de justice, de sympathie, de fidélité aux engagemens, d’obéissance à la loi ; donc ces « conditions d’existence, » comme dit Darwin, seront universellement observées. Les peuplades primitives qui les ont enfreintes n’ont pas tardé à disparaître, laissant la place à des êtres plus moraux, ce qui veut dire plus intelligens et sachant mieux s’adapter au milieu. « Sans doute, si la triste histoire de notre race avait été conservée dans tous ses détails, nous aurions maint exemple de tribus qui ont péri pour avoir été incapables de concevoir un système social ou les restrictions qu’il impose[6]. » Ce n’est là qu’une application particulière de la lutte pour la vie et de la sélection naturelle.

L’universalité, à son tour, entraîne une certaine immutabilité relative. Puisqu’il y a des conditions d’existence toujours les mêmes pour toute société, comme il y a certaines règles de construction partout identiques pour les maisons, il ne pouvait manquer d’en résulter certaines lois immuables de morale. En revanche, il y a d’autres lois (et ce sont les plus nombreuses) qui varient avec les temps et les lieux ; de là, selon M. Spencer, les variations de la morale. Dans son ensemble, la conscience n’est ni plus ni moins fixe que les espèces animales, dont Darwin a fait voir la mutabilité. Des « impressions de plaisir » et des « expériences d’utilité, » accumulées par l’habitude, transmises par l’hérédité de génération en génération, lentement modifiées par les modifications correspondantes du milieu, tel est le fond de la conscience. Les astronomes d’autrefois croyaient qu’au-dessus de notre monde corruptible et toujours mouvant s’étendait le monde des étoiles fixes, dont la sereine éternité ne connaît ni la génération ni la mort ; de même les philosophes élevaient au-dessus de nos pensées ou de nos sentimens mobiles le firmament intérieur des idées immuables : vérité, beauté, bonté, justice. Selon la morale nouvelle comme selon la moderne astronomie, au lieu de formes fixes, d’espèces immuables, d’idées immuables, il faut reconnaître partout un développement gradué et un progrès ; ce qui paraît immobile n’est que du mouvement fixé, et on pourrait appliquer à la nature, quand elle semble arrêtée et constante, ce que la Rochefoucauld disait de la constance en amour : « C’est une inconstance qui s’attache successivement à toutes les qualités, à toutes les formes, une inconstance renfermée dans un. même objet. »

Le darwinisme explique également par l’évolution et la sélection des espèces le caractère de nécessité attribué aux idées morales, et dont on a fait une sorte de mystère métaphysique. Si l’instinct moral n’est au fond que l’instinct social, il doit lutter aujourd’hui contre l’instinct égoïste, qui lui a cependant donné naissance. L’instinct moral est pour ainsi dire la force collective emmagasinée dans l’individu ; quand donc nous voulons opposer la force de notre intérêt individuel ou de notre passion passagère à cette sorte de puissance sociale qui réside en nous, nous éprouvons un sentiment de contrainte, une résistance analogue à celle de l’individu qui lutte au dehors contre la société. De plus, tout en subissant l’action de cette puissance, nous en comprenons la raison, parce que nous sommes intelligens et que les conditions élémentaires de la société se justifient aisément à nos yeux. Il en résulte une nécessité à la fois sentie et comprise, nécessité toute naturelle et sociale, nullement mystique. C’est ainsi que la nature et la société, en entassant les siècles sur les siècles, façonnent peu à peu chaque homme à leur image et reproduisent la constitution collective dans la constitution individuelle, si bien que la première devient une nécessité pour la seconde. On pourrait encore comparer cette action de plus en plus intime à la combinaison qui succède, par l’affinité chimique, au simple mélange des élémens mis en présence. Chacun de ces élémens conserve d’abord sa constitution propre ; puis, quand la pénétration est devenue réciproque, la constitution du tout se retrouve dans la constitution de chaque partie : la moindre molécule d’eau possède en petit toutes les propriétés de l’eau, comme un type naturel dont la nécessité lui est imposée. L’idéal de la morale évolutionniste est de produire cette pénétration et cette fusion des intérêts qui fera de chaque individu une petite société semblable à la grande, et de la société un grand individu semblable aux petits. Les mêmes conditions nécessaires d’existence, régissant le tout et les parties, finiront par les mettre d’accord. Dès aujourd’hui le désintéressement, qui s’impose à l’individu comme une loi morale, est au fond le sentiment que l’individu a de son intérêt comme membre de la société. L’homme ne sort pas pour cela de lui-même ; c’est au contraire la société qui entre peu à peu en lui et dont l’intérêt devient le sien, de telle sorte que la satisfaction de la sympathie universelle trouve sa place parmi les nécessités du bonheur individuel. La loi de la société, en pénétrant ainsi peu à peu dans l’individu, ne change pas au fond la loi de la nature, qui est l’attachement à soi.

Mais, objectera-t-on, d’où vient le caractère non-seulement de nécessité physique ou logique, mais d’autorité morale et d’obligation qui semble appartenir à la conscience ? « L’impératif » moral n’est pas la même chose que le nécessaire ; l’avarice, qui apparaît comme une passion irrésistible, n’apparaît pas pour cela comme un devoir ; la vertu au contraire, se dégageant de la passion, s’érige en loi. — On connaît la réponse de M. Bain, adoptée par M. Spencer, — réponse ingénieuse qui, si elle n’est pas de tout point suffisante, a cependant sa part de vérité. Selon M. Bain, l’autorité impérative qui appartient à la conscience n’est pas seulement, comme le croyait Stuart Mill, une crainte de l’autorité extérieure (explication par trop grossière) ; elle est encore une imitation de cette autorité. Nous ne nous conformons pas seulement au milieu social ; grâce à l’évolution, nous le reproduisons en nous. Nous ne nous contentons donc pas de répondre au commandement du dehors par une sorte d’obéissance passive et craintive ; nous finissons par nous commander à nous-mêmes. Ce qui n’était qu’une métaphore pour les anciens, le tribunal de la conscience, devient pour nous l’expression de la vérité : les jugemens de la conscience sont en effet l’imitation en nous des tribunaux extérieurs. L’individu n’est pas seulement, comme nous l’avons vu, un petit monde, ni même une petite société, il est encore plus précisément un petit état où se retrouvent le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire. La nécessité extérieure et sociale prend ainsi la forme d’obligation morale ou de commandement intérieur. Encore est-ce une forme toute transitoire, destinée à disparaître un jour. Selon M. Spencer comme selon M. Darwin, le caractère impératif, imperaliveness, et le sentiment de coercition, coerciveness, qui s’attachent au devoir, viennent de ce qu’il y a lutte en nous entre un penchant supérieur et un penchant inférieur ; or cette lutte suppose que le penchant supérieur n’est pas encore assez puissant, assez inhérent à notre nature même pour remplir sa fonction spontanément et sans obstacle. « Ce fait prouve que la faculté spéciale dont un acte a besoin pour être accompli n’est pas encore égale à sa fonction, n’a pas encore acquis assez de force pour que l’activité requise soit devenue l’activité normale, fournissant son contingent de plaisir. Mais, avec l’évolution, le sentiment de l’obligation finira par n’être plus ordinairement présent dans la conscience. Il ne s’éveillera que dans les occasions extraordinaires… Les plaisirs et les peines engendrés par les sentimens moraux seront devenus, comme les plaisirs et les peines corporels, des mobiles d’excitation ou d’aversion si parfaitement ajustés dans leur force aux besoins mêmes, que la conduite morale sera devenue la conduite naturelle[7]. » En d’autres termes, nous aimerons alors aussi naturellement notre famille, notre patrie, l’humanité, que nous aimons aujourd’hui naturellement la vie, la nourriture, la lumière du jour, les fleurs de la terre, S’il en est ainsi, à quoi bon invoquer en morale ce principe obscur qu’on nomme le devoir absolu ou l’impératif catégorique ? Il s’agit simplement de faire comprendre à l’individu la marche logique de la nature et de la société, puis de façonner ses sentimens dételle sorte que son bonheur soit inséparable du bonheur d’autrui.

On le voit, la doctrine de l’évolution, telle que l’entendent MM. Darwin et Spencer, remplace l’obligation morale du spiritualisme par une sorte d’obligation physique ou de nécessité naturelle, qui entraîne l’individu d’abord à son bien propre, puis au bien, commun. Il ne s’agit plus de discuter avec les théologiens et les moralistes sur ce qui doit être ; il faut chercher avec les naturalistes et les « sociologistes » ce qui ne peut pas ne pas être et ce qui sera. Étant donné l’égoïsme primitif, il faut découvrir par quelle nécessité physique, non plus seulement logique ou morale, il se transformera en amour d’autrui. Il faut montrer (et c’est ce qu’a essayé M. Spencer) par quelle évolution inévitable des êtres dont chacun cherche son propre bonheur finiront par chercher nécessairement le bonheur de tous. Pour obtenir ce résultat, c’est moins aux préceptes abstraits qu’il faut faire appel qu’à l’entraînement de l’éducation, à la puissance des lois publiques, surtout à l’action lente de l’hérédité et de la sélection naturelle ; car ce n’est pas une moralité métaphysique qu’il s’agit de produire chez les hommes, c’est a une moralité organique » et en quelque sorte physique, qui sera présente aux organes et inhérente à la constitution même du cerveau humain, comme la douceur est devenue inhérente aux animaux apprivoisés. Le moraliste et le politique, dans ce système, ressembleront à Jacob, qui, pour amasser le trésor nécessaire à son union avec Rachel, avait obtenu de Laban d’abord toutes les brebis noires, puis toutes les brebis blanches que la Providence ferait naître dans le troupeau, et qui réussissait à ne faire naître que des brebis de la couleur voulue. Pour aider la Providence, Jacob usait du procédé familier à la zootechnie moderne et déjà connu des éleveurs dans l’antiquité : quand il voulait des agneaux sans tache, il commençait par choisir pour la reproduction les brebis qui n’avaient aucune tache sous la langue, puis, cachant son secret, il les menait boire à la fontaine, où il tenait placées sous leurs yeux des baguettes de différens arbres et de différentes nuances. Le naïf Laban pouvait attribuer à la couleur de ces baguettes une influence divine sur la couleur des agneaux ; Jacob savait à quoi s’en tenir sur le miracle. Moraliser les hommes, c’est un miracle du même genre : leur proposer des préceptes abstraits et des règles toutes logiques, c’est leur mettre sous leurs yeux des baguettes sans grande vertu ; ie seul moyen, c’est d’exclure de la société les brebis noires, de favoriser la multiplication des bons, de perfectionner la race par des unions bien assorties, selon toutes les règles de cette science des sélections que Darwin voudrait voir appliquer méthodiquement à l’humanité. Ainsi s’opérera, avec l’aide de Dieu et surtout de la science, le perfectionnement moral de notre espèce.

Ce progrès ira si loin qu’il n’aura d’autre terme que la perfection même de la race. L’individu et la société, dit M. Spencer, deviendront parfaits et parfaitement adaptés l’un à l’autre ; l’homme sera vraiment un jour l’animal social et politique dont parlait Aristote, et par cela même il sera devenu naturellement moral. Telles sont les perspectives presque infinies que la doctrine de l’évolution ouvre à nos espérances. Les esprits timides peuvent seuls, selon l’école anglaise, s’alarmer de voir l’idée d’évolution pénétrer dans la science des mœurs comme dans les autres sciences. Si cette idée est féconde en conséquences importantes, si elle a sa beauté, sa grandeur et sa vérité, pourquoi la craindre[8] ? Toute nouvelle idée morale ou religieuse qui monte à l’horizon apparaît d’abord grossie, étrange, inquiétante ; elle est comme l’astre à son lever, qui, lorsqu’il est près de la terre, semble énorme et répand une lueur d’incendie, mais qui, parvenu à son zénith, illumine et féconde tout de sa clarté.


II

La vraie méthode scientifique consiste à juger une doctrine d’après ses principes, en examinant s’ils sont vrais ou faux, et non à la condamner d’avance par de prétendues conséquences immorales ou antisociales. Nous ne nous arrêterons donc pas à certaines objections superficielles contre la théorie de l’évolution, qu’on a voulu tirer de ses conséquences pratiques. On a cru voir, par exemple, une immoralité dans l’opinion même qui fait descendre l’homme d’un animal voisin de l’espèce simienne ; et récemment encore Virchow prêtait l’appui de son nom à cette objection banale. Mais la science des mœurs ne dépend pas des questions d’origine, elle s’appuie sur notre nature actuelle et sur la fin idéale que nous nous proposons à nous-mêmes[9]. Si nous possédons aujourd’hui une dignité morale, peu importe après tout que nous soyons descendus d’un singe perfectionné ou d’un « Adam dégénéré. » Dans le premier cas, nous avons devant nous les perspectives d’un progrès qui, ayant déjà produit des transformations si importantes, pourra en produire de plus merveilleuses encore ; dans le second cas, nous sommes victimes d’une chute incompréhensible et d’une fatalité qui n’est pas seulement celle du mal physique, mais encore (chose plus grave) celle du mal moral. Nous n’insisterons pas non plus sur les fausses conséquences sociales tirées du darwinisme soit par ses partisans, soit par ses adversaires : droit historique du plus fort, despotisme des aristocraties et apologie de l’inégalité, despotisme des masses et socialisme, etc. Toutes ces conséquences contradictoires se détruisent entre elles ; elles prouvent que leurs auteurs se sont attachés chacun à un point particulier du darwinisme, qui, vu exclusivement, leur a paru entraîner telle ou telle conception économique ou politique. Nous avons essayé de montrer ailleurs[10] que la sélection au profit de la plus grande force n’implique pas nécessairement et éternellement le triomphe de la force brutale dans l’humanité : l’intelligence et la science ne sont-elles pas aussi des forces même au point de vue matériel ? la justice, le respect du droit, l’amour de la patrie et l’amour de l’humanité ne constituent-ils pas pour un peuple la plus grande des puissances[11] ? Dans la guerre même, la part de l’intelligence et de la science devient de plus en plus grande, et un jour peut arriver où la cause du droit y devienne la plus forte, car un jour viendra où les peuples libres et justes pourront compter sur le concours ou la fédération des autres peuples libres. Cette fédération assurera alors la prépondérance de la liberté même et du droit, tout comme nous voyons assurée dès aujourd’hui la prépondérance de la civilisation sur la barbarie. Au reste, signalons avec Hœckel « le danger qu’il y a à transporter brutalement des théories scientifiques dans le domaine de la politique pratique. » — « Ce que j’ai le droit de demander, ajoute Hœckel, moi, naturaliste, aux hommes politiques, c’est qu’avant de tirer les conséquences politiques de nos théories, ils prennent d’abord la peine de les connaître. Ils s’abstiendront alors de tirer de ces théories des conclusions précisément contraires à celles que la raison en peut tirer. Certes, des malentendus seront toujours commis, mais quelle doctrine est à l’abri des malentendus ? Et de quelle théorie vraiment saine et véritable ne peut-on pas tirer les plus pernicieuses, les plus absurdes conséquences[12] ? » Laissons donc de côté toutes les objections extérieures ou, comme disaient les anciens, « exotériques. » Il n’est pas une idée nouvelle qui n’ait ainsi excité les craintes : lorsque Colomb voulait découvrir l’Amérique, ne lui opposait-on pas, avec saint Augustin, que, si la terre était ronde, les hommes des antipodes ne pourraient marcher la tête en bas, et que le navire qui arriverait au bord de l’autre hémisphère tomberait dans le gouffre infini de l’espace ? — Ce qu’on peut dire de la morale de l’évolution, c’est qu’elle est comme toutes les autres insuffisante en certains points, trop étroite et trop exclusive ; mais essayons d’élargir le cercle de la doctrine sans en changer le centre, et nous reconnaîtrons ainsi qu’elle peut embrasser, comme un compas dont on accroît la portée, bien des vérités qui semblaient d’abord en dehors d’elle.

Pour apprécier en elle-même et à sa juste valeur la morale de l’évolution, il faut avoir soin de ne pas confondre deux parties très différentes de la science des mœurs. L’une, entièrement scientifique et positive, roule toute sur des faits et des idées, c’est-à-dire sur des choses d’observation ou de raisonnement, — telles que les lois de la sensibilité et de l’intelligence, les lois ou les conditions de la vie individuelle et de la vie sociale. L’autre, entièrement métaphysique et conjecturale, roule sur des hypothèses et des croyances qui échappent à la vérification, — telles que l’existence ou la non-existence d’un bien absolu, la liberté métaphysique ou la nécessité du vouloir, l’immortalité ou la non-immortalité de la personne humaine, la possibilité ou l’impossibilité d’un progrès indéfini et d’un triomphe universel de la justice, etc. La science des mœurs peut-elle se construire tout entière et se soutenir jusqu’au bout sans avoir recours à ces hypothèses métaphysiques ou à d’autres analogues ? C’est une question que nous aurons un jour à examiner. Peut-être alors trouverons-nous suffisante sur ce point la morale évolutionniste et positiviste. Nous reviendrons sur ce sujet dans une autre étude, et nous nous demanderons alors s’il n’y a point, dans les notions morales, certains élémens métaphysiques qui seuls leur confèrent leur caractère distinctif. Restons aujourd’hui, avec MM. Spencer et Darwin, dans la sphère de la science positive et de l’expérience ; ne considérons que ce qu’on pourrait, appeler le bien naturel et scientifiquement déterminable, sans faire intervenir un bien métaphysique qui est toujours plus ou moins conjectural. À ce point de vue, tant qu’on n’introduit pas dans la science des mœurs les conceptions métaphysiques, tant qu’on se borne au positif de l’expérience et de la science, comme nous l’avons fait tout à l’heure dans notre exposition de la doctrine anglaise, la morale de l’évolution paraît exacte en son ensemble et n’a besoin que d’être développée sans être radicalement modifiée. Prise en son vrai sens et poussée plus loin qu’elle ne l’a été encore dans sa direction légitime, cette morale naturaliste n’est même pas inconciliable avec les principes fondamentaux d’une morale idéaliste bien entendue : nous aurons à constater plus d’une coïncidence finale entre les deux doctrines sur le terrain commun des faits et des idées scientifiques.


Examinons d’abord en quoi la morale anglaise a besoin d’être complétée au point de vue psychologique. Dans la genèse de la conscience morale et dans l’histoire de ses développemens, le principal tort de l’école anglaise, à notre avis, est d’avoir trop insisté sur l’action de la nature et du milieu extérieur, qui se traduit en nous par la sensation, par le plaisir ou la douleur passifs, et de n’avoir pas assez vu la réaction intime de l’intelligence ou des idées, grâce à laquelle l’homme finit par se créer un idéal supérieur de conduite, un motif et un mobile supérieurs à la sensation. N’existe-t-il pas une évolution intellectuelle et consciente dont la considération doit compléter celle de l’évolution sensible, inconsciente, toute mécanique, si bien décrite par M. Spencer ? Telle est la question que nous devons examiner pour rapprocher, sur le terrain de la psychologie, le point de vue naturaliste du point de vue idéaliste.

Le ressort fondamental de la volonté, pour la psychologie utilitaire et évolutionniste, est l’attachement à soi, la tendance au plaisir ou à un « état désirable de la sensibilité appelé d’un nom quelconque, contentement, jouissance, bonheur. » Aussi le plaisir, ajoute M. Spencer, est-il un « élément inexpugnable de la conception morale ; il est une forme nécessaire de l’intuition morale tout comme l’espace est une forme nécessaire de l’intuition intellectuelle[13]. » Bentham allait plus loin : « N’espérez pas, disait-il, faire lever à quelqu’un pour un autre le petit bout du doigt s’il n’a quelque intérêt, quelque plaisir à le faire : cela n’est pas et ne sera jamais[14]. » On reconnaît là le développement moderne de la thèse des Hobbes, des la Rochefoucauld et des Helvétius. Cette doctrine revient à celle de Max Stirner, le matérialiste allemand, qui répète avec Bentham : « En réalité, le moi ne peut pas plus sortir des formes de la vie individuelle que de sa peau. En tant que moi, en effet, je ne puis vouloir que ma volonté, penser que mes pensées, et mes pensées seules peuvent être les motifs de ma volonté. » — Sous cette forme, c’est assurément là un principe que nul ne conteste, car il revient à dire que moi seul puis être le sujet de ma pensée ou de ma volonté, c’est-à-dire l’être pensant et voulant ; mais la question véritable est de savoir si moi seul aussi puis en être l’objet. En somme, ne puis-je penser que moi et vouloir que moi, ne puis-je pas concevoir un motif supérieur et désintéressé, un motif proprement intellectuel ? — En premier lieu, il est de fait que je pense les autres : l’idée même du moi a pour corrélatif nécessaire l’idée d’autrui, à tel point que la seconde est indispensable à la première. Bien plus, outre vous et moi, je puis penser encore l’ensemble des hommes, l’ensemble de tous les êtres, l’humanité et l’univers. La pensée, elle, en son objet, n’est donc pas égoïste, et le passage du moi au non-moi, quoiqu’il soit encore pour les psychologues un mystère, n’en est pas moins un fait réel ; on pourrait même dire que la pensée, par son caractère impersonnel et objectif, est essentiellement « altruiste. » En second lieu, si je puis penser les autres êtres, ne puis-je pas aussi faire de l’idée d’autrui le « motif de ma volonté, » contrairement à l’assertion de Max Stirner et des benthamistes partisans de l’égoïsme radical ? — Je le puis en effet, et nous montrerons tout à l’heure que ce motif est en même temps un mobile. L’école anglaisé définit trop exclusivement l’homme comme un être sensible ; il est encore un être intelligent. Or quel est le motif capable de satisfaire l’intelligence, c’est-à-dire de lui procurer son plus parfait « ajustement à sa fonction ou à son milieu ? » Le caractère essentiel de l’intelligence, c’est, comme nous venons de le dire, de tendre à l’objectivité, par conséquent à l’impersonnalité et à l’universalité : ce qui est universel peut donc seul la satisfaire dans son exercice. Quand je fais usage de mon intelligence, je fais par cela même abstraction de mon moi et de ma sensibilité personnelle ; je ne vois plus de raison objective pour que mon bonheur soit préférable à celui de tous les autres ; je ne vois à cela que des raisons subjectives, raisons de pure sensibilité, dont l’intelligence a précisément pour tâche de faire abstraction. Tant qu’il reste devant ma raison un être privé de bonheur, elle n’est pas satisfaite dans sa tendance à l’universalité : pour que je sois vraiment heureux en tant qu’être raisonnable, il faut que tous les autres êtres soient heureux. C’est là le motif intellectuel qui, selon nous, vient s’ajouter au motif purement sensible, que les Anglais ont seul considéré.

Ainsi, en admettant que l’égoïsme règne primitivement, le psychologue doit reconnaître que nous arrivons tout au moins à concevoir un idéal supérieur : le désintéressement de l’être intelligent, sa tendance au bonheur universel. La conception de ce motif idéal n’a d’ailleurs rien d’incompatible avec les principes de l’évolution ; elle est même la vraie « conciliation de l’égoïsme et de l’altruisme » que cherche M. Spencer. En effet, au point de vue même de l’égoïsme, je jouirai davantage si je jouis, par sympathie, du bonheur de tous les autres êtres ; en même temps cette jouissance n’ayant rien d’exclusif et n’étant pas non plus le résultat d’un calcul intéressé, sera essentiellement altruiste. Aussi M. Spencer considère-t-il l’harmonie finale de tous les bonheurs comme le terme et le but suprême de l’évolution morale. Mais on peut aller plus loin encore et concevoir un idéal de désintéressement plus complet, qui consisterait à sacrifier par raison (non plus seulement par sympathie), son bonheur pour le bonheur de tous, au cas où il serait démontré que ces deux bonheurs sont inconciliables. On peut même concevoir un tel sacrifice fait sans espoir, sans la pensée qu’on jouira un jour personnellement de ce bonheur universel auquel on aura sacrifié sa jouissance présente, le bonheur de sa vie, sa vie même. Combien Bentham eût trouvé absurde et « ascétique » ce sacrifice sans compensation, cette dépense sans profit ! Mais Stuart Mill et M. Spencer sont obligés d’avoir recours à ce genre de sacrifice, parfois nécessaire dans la pratique : le soldat placé en sentinelle qui se fait tuer pour avertir de la présence de l’ennemi n’accomplit-il pas un des actes les plus élémentaires de la discipline, qui n’en est pas moins un acte d’héroïsme ? Seulement, pour amener l’humanité à mettre en pratique ce genre de désintéressement, toutes les fois qu’il sera nécessaire, et à réaliser ainsi le plus haut motif intellectuel, M. Spencer ne compte pas sur un autre mobile que les habitudes héréditaires d’altruisme et de dévoûment sympathique, produites mécaniquement par la solidarité des intérêts au sein de la société. C’est, en quelque sorte, par la seule soudure des égoïsmes et des sensibilités qu’il veut rendre l’individu altruiste. Nous, sans nier ce qu’il y a de vrai dans cette évolution mécanique des intérêts qui tendent à se confondre de plus en plus, nous la croyons insuffisante pour produire la conciliation finale de l’égoïsme et de l’altruisme[15]. Nous allons donc faire appel, pour réaliser de plus en plus l’idéal du désintéressement, à un autre moyen que le frottement mutuel des intérêts. Nous allons montrer qu’au lieu de cette action toute sensible, l’idéal, étant intellectuel, exerce une action tout intellectuelle aussi, sur laquelle les Anglais n’ont point assez insisté, et dont nous ferons le point de départ d’une évolution d’un nouveau genre.

Le plaisir sensible n’est pas, selon nous, le seul mobile réel qui agisse sur l’homme : nous avons vu tout à l’heure que l’intelligence, avec ses idées, peut être à elle-même son motif ; ajoutons maintenant qu’elle peut aussi, par elle seule et par sa propre vertu, devenir son mobile à elle-même. En d’autres termes, l’homme n’agit pas seulement sous l’impulsion du plaisir, il agit aussi par intelligence et sans avoir besoin d’un autre moteur que l’intelligence, parce que celle-ci est déjà action et qu’elle porte en elle-même son attrait propre. Il n’y a pas de motif purement abstrait et inerte, comme ceux qu’imagine une psychologie vulgaire ; tout motif est en même temps un mobile, toute idée est une tendance et, indivisiblement, une action. Principe capital dont nous avons, dans les sujets les plus divers, montré l’importance. D’après ce principe, point d’idée qui ne produise un mouvement cérébral et ne tende à s’exprimer dans nos membres, dans nos mouvemens extérieurs, dans notre conduite. Parfois la représentation de l’objet est assez intense pour imprimer à notre corps un mouvement visible ou, comme disent les savans, un mouvement de masse ; parfois elle est contrariée, affaiblie, entravée dans son développement et ne produit alors qu’un mouvement moléculaire insensible. Au fond, l’idée n’est qu’une action commencée, réfléchie sur elle-même par l’obstacle qu’elle rencontre dans les autres idées qui tendent comme elle à l’existence, et prenant ainsi conscience de soi. L’image d’un son, par exemple, est un son naissant dans le cerveau et qui se transmet jusqu’au larynx, où les muscles se dilatent et se resserrent selon le degré d’acuité du son. De là la loi suivante qui est capitale en psychologie et en morale : Entre l’intelligence et l’action il y a un moyen terme de supprimé, tandis qu’entre l’être inintelligent et l’action la nature intercale le mobile du plaisir sensible. Le plaisir sensible est un succédané, un supplément, un moyen de remédier à l’insuffisance d’une activité inintelligente : c’est le bâton de l’aveugle. Par conséquent, l’idéal moral, l’idéal d’une activité indépendante du plaisir même, toute rationnelle et en ce sens toute libre, a en soi une puissance spontanée de réalisation : l’idée de la moralité est la moralité commencée. Cette idée est le premier moteur de l’évolution morale telle que nous la comprenons, et dès que l’homme l’a conçue, il n’est déjà plus dans le pur égoïsme où il se trouvait originellement plongé. La pensée que je pourrais sortir de moi et que, pour un être intelligent capable de concevoir l’univers, il serait bon d’en sortir effectivement, n’est déjà plus « la gravitation sur soi ; » le moi qui songe à se désintéresser et à aimer n’est déjà plus le « moi haïssable. » Cette pensée et ce désir du désintéressement ne restent jamais entièrement stériles ni purement platoniques : ils se traduisent en actes, d’abord quand il n’y a pas besoin pour cela d’un grand effort sur l’égoïsme et qu’on peut faire plaisir à autrui sans grande peine ; puis, quand il y a besoin d’un effort plus considérable, enfin (l’exercice accroissant la force) quand il y a besoin d’un vrai sacrifice. Ainsi l’idée descend dans les actes, qui en sont la réalisation progressive et qui se modèlent sur le type du désintéressement véritable. Parmi les forces qui luttent en nous pour l’existence et entre lesquelles s’établit une sélection intérieure, MM. Darwin et Spencer n’ont point fait une part suffisante à l’idéal même du désintéressement et à l’influence du motif purement intellectuel sur nos instincts d’abord sensibles et égoïstes.

L’influence pratique que nous venons d’attribuer à l’idéal de l’abnégation, c’est-à-dire d’une volonté agissant selon des fins impersonnelles, on peut l’étendre avec non moins de raison à toutes les notions morales, à toutes les vérités morales, qui ne sont d’ailleurs que des applications de cette idée maîtresse. Les vérités morales expriment les conditions de la vie humaine la plus parfaite, soit individuelle, soit sociale. Pour l’école anglaise, ces conditions se réalisent en s’imposant mécaniquement dans la pratique même de la vie et dans le cours de l’histoire ; pour nous, elles peuvent se réaliser encore d’une autre manière : en se concevant elles-mêmes et par un attrait tout intellectuel. M. Spencer compte surtout sur la force des choses, sur l’habitude, sur l’hérédité, sur l’instinct, sur les coutumes et les lois positives, beaucoup moins sur l’éducation et l’instruction ; nous, nous pensons qu’il faut aussi compter sur la force des idées et sur la vertu que la science morale doit avoir de s’incarner en nous elle-même. Du reste, à mesure que la science en général fait plus de progrès, nous comprenons mieux la puissance dont elle dispose pour se soumettre la réalité. Chez un être intelligent comme l’homme, toutes les fois que l’action n’est pas aveugle et instinctive, elle est déterminée par la science qu’il possède. Le temps n’est plus, nous venons de le voir, où on pouvait considérer la science et ses vérités comme de pures abstractions, ayant besoin d’une force étrangère pour les réaliser : elles se réalisent à la fin elles-mêmes dans la mesure de leur vérité. Une idée vraie est un fait, présent, passé ou à venir. Ajoutons qu’inversement un fait n’est qu’une idée visible, car un fait n’est que le point de rencontre d’une multitude de lois qui s’entre-croisent, et les lois se ramènent à des idées. Qu’est-ce que le mouvement d’un mobile à travers l’espace ? C’est de la mécanique qui se réalise elle-même. Qu’est-ce que la formation d’un cristal au sein, de la terre ? C’est de la géométrie qui se rend elle-même visible aux yeux. Au lieu de se manifester ainsi dans un milieu extérieur, la science et ses lois peuvent se manifester dans notre intelligence et dans nos actions, mais c’est toujours la même force qui se déploie. Quand nous agissons sous l’empire d’une vérité géométrique, mécanique, physique, on peut dire que c’est la géométrie, la mécanique, la physique qui se réalise par notre intermédiaire. Considérez par exemple l’arpenteur qui parcourt un terrain en divers sens : ses jambes et ses bras sont mus par son cerveau ; son cerveau est mû par des conceptions géométriques ; telle conception, tel mouvement, telle science, telle pratique ; on peut donc, en le voyant marcher, dire sans aucune métaphore : C’est de la géométrie qui marche. Quand nous agissons ainsi sous l’influence de notions toutes scientifiques, les théorèmes et les lois de la science ne font que se continuer dans nos pensées et nos actes : c’est comme un courant mathématique ou mécanique qui nous traverse et, en nous traversant, nous fait mouvoir. La pratique n’est donc que de la théorie en action, et si la théorie est exacte, la pratique le sera.

Aussi, quel a été le moyen de réaliser dans la société une géométrie et une mécanique de plus en plus parfaites, par exemple de nous soumettre les objets extérieurs, de nous faire traverser rapidement l’espace, de nous donner des organes nouveaux par une nouvelle industrie ? — La pratique est sortie de la science, dont elle n’est que le prolongement. Pour faire de la bonne géométrie, la société humaine n’a eu besoin que d’apprendre la géométrie. Le véritable enchanteur, qui transforme toutes choses par une magie naturelle et finit par se transformer, par s’enchanter lui-même, c’est la science. Dans toutes ces actions qui se réduisent à l’application de telle ou telle vérité scientifique, claire ou obscure, nous n’avons point besoin de supposer une volonté distincte de l’intelligence, comme un serviteur prêt à exécuter l’ordre de son maître. Ici l’ordre s’exécute lui-même : l’homme pense, il sent, et l’acte suit.

La sensibilité même peut être considérée comme une conscience plus ou moins confuse des idées qui agissent et luttent en nous. Pascal définissait les passions avec profondeur en les appelant des précipitations de pensées. Ce sont, si l’on veut, des pensées au moins virtuelles qui se meuvent trop vite et en masses trop compactes pour s’apercevoir elles-mêmes : la conscience traversée par elles, comme une eau troublée, perd sa transparence. Sentiment et pensée sont au fond identiques et n’expriment que des degrés divers d’une même réalité.

Tel est le déterminisme qui, selon nous, régit tout ensemble et l’intelligence invisible et ses manifestations visibles sous la forme du mouvement. Nous sommes soumis à ce déterminisme dans tous les actes qui relèvent du désir ou de la pensée, des passions ou des idées. Si tout était pour, nous une affaire de savoir positif, une question de pure science, la science positive nous régirait d’une manière infaillible. Par exemple, si nous n’avions jamais à faire autre chose que des applications de la géométrie, de la mécanique, de la physique, de la biologie, nous n’aurions besoin que de perfectionner notre science pour perfectionner l’application et, encore une fois, nous ne serions que le milieu à travers lequel ces sciences se réaliseraient elles-mêmes, selon les lois de leur propre nécessité.

Transportons dans la morale une conception analogue. Nous y trouvons d’abord une partie positive, où la science est le grand ressort : si la pratique de la géométrie n’est que de la géométrie qui se manifeste, pourquoi la pratique de la morale, dans ce qu’elle a de scientifique et de positif, ne serait-elle pas simplement la science morale se manifestant de plus en plus à mesure qu’elle prend mieux conscience d’elle-même ? Et s’il y a encore dans la morale une partie métaphysique, toute spéculative et hypothétique, toute tournée vers l’idéal suprême comme l’art est tourné vers le beau, pourquoi la réalisation et la mise en pratique de ces hautes hypothèses morales, de ces croyances supérieures à la vérification, ne serait-elle pas encore une connaissance réalisée, mais cette fois une connaissance du possible ou du probable, non plus du positif et du certain ? En un mot, la haute moralité serait non plus de la science proprement dite, mais de la métaphysique se réalisant elle-même.


Relativement à cette doctrine des idées et de leur influence, M. Spencer nous a fait une réponse du plus haut intérêt, que nous devons citer pour l’éclaircissement de la question : « J’acquiesce entièrement, nous dit le philosophe anglais, à votre croyance que l’idéal moral devient lui-même un facteur dans notre progrès vers un état plus moral. Les idées et les émotions appropriées à une phase quelconque du progrès social s’aident toujours les unes les autres, car les émotions renforcent les idées et les idées donnent un caractère défini aux émotions ; dans cette mesure, les idées arrivent à former une partie de l’ensemble des agens produisant le mouvement (the agency producing movement). Toutefois, à ce que je pense, elles ne sont pas elles-mêmes des forces, mais elles favorisent les actions de ces forces qui naissent des émotions, en rendant leurs directions plus spécifiques, en diminuant le frottement, etc. » — L’accord entre l’opinion de M. Spencer et la nôtre n’est pas impossible : tout dépend du sens que l’on attache au mot idée. Si on entend par là une forme abstraite et logique, l’idée n’est peut-être pas par elle-même une force, quoique après tout ce qui contribue à la détermination, à la direction, à la spécification d’une force ne puisse être qu’une force ; le cadre même d’un tableau est une force, les digues d’un fleuve sont une force, ce qui diminue le frottement d’une force contre une autre doit être encore une force. Mais l’idée dont nous voulons parler est l’idée réelle, l’idée en acte, par conséquent l’action de penser à une chose déterminée ; cette chose même à laquelle nous pensons est, en morale, une action que nous concevons comme devant être désintéressée ; or l’action de penser à une action, c’est déjà une première réalisation de l’acte pensé. Toute action qui est ainsi en voie de se réaliser est évidemment une force en activité, une tendance qui se déploie ou, pour parler un langage plus psychologique, un exercice de la volonté : penser, c’est donc agir et vouloir. En ce sens, M. Spencer nous accordera que l’idée, action consciente, est une force, que la pensée de l’idéal est déjà une volonté de l’idéal, que par conséquent l’intelligence est active en elle-même et par elle-même, que la raison est une puissance exécutive et non, comme on se la représente d’ordinaire, simplement délibérative. La raison n’est pas assise comme un juge immobile, elle est elle-même en cause ; elle accuse ou se défend, elle prend une part active à la lutte. Elle n’est pas non plus comme un spectateur au théâtre, elle est un acteur qui joue et se voit jouer tout ensemble : c’est à la lettre et non-seulement par métaphore que, dans les drames de Corneille, la raison et la passion sont aux prises, et il en est ainsi dans tous les drames réels de la vie.

M. Spencer nous écrit encore : « Je pense que, quoique les idées morales servent comme agens secondaires, elles ne sont elles-mêmes rendues possibles que par la croissance de ces sentimens moraux qui résultent de l’adaptation à l’état social. Dans mon premier ouvrage : Social Statics, publié en 1850, je vois que j’ai indiqué cette opinion. Au chapitre VI se trouve ce passage : — « Proportionnellement aux forces de la sympathie d’une part, de l’instinct des droits personnels d’autre part, se développera l’inclination à se conformer à la loi de l’égale liberté pour tous. En même temps l’indication à se conformer à cette loi engendrera une croyance correspondante en la loi même. Aussi est-ce seulement après que le progrès de l’adaptation a, fait un pas considérable que peuvent se produire, soit la subordination effective à cette loi, soit la perception de la vérité de cette loi. » M. Spencer fait ainsi marcher l’idée derrière la croyance, la croyance derrière le sentiment, le sentiment derrière l’inclination, enfin l’inclination derrière le fait de l’adaptation sociale ; l’idée n’est pour lui que la dernière et la plus abstraite formule de l’adaptation même, elle en est comme l’équation algébrique. Que tel soit l’ordre historique de notre développement intellectuel et moral, nous ne le nions pas ; mais le point de vue de M. Spencer n’exclut nullement le nôtre. Une fois produite par les faits, l’idée modifie à son tour les faits eux-mêmes et devient un mobile capable de réagir sur eux : voilà ce que nous soutenons. Une fois engendrée, l’idée engendre à son tour une croyance dans la possibilité de sa propre réalisation ; cette croyance produit un sentiment, semblable à l’attrait que l’artiste éprouve pour l’œuvre d’art dont il se représente la possibilité ; le sentiment produit une inclination, semblable au besoin de créer que ressent l’artiste ; l’inclination enfin suscite les moyens de sa réalisation effective, elle entraîne l’acte, et l’idée est ainsi devenue réalité. Le fait objectif et extérieur avait produit le fait subjectif et intérieur, l’idée ; celle-ci, à son tour, reproduit le fait extérieur, mais en le transformant, en le perfectionnant, en l’adaptant à elle-même. Ce qu’on appelle la liberté humaine se réduit, pour l’expérience psychologique et indépendamment des croyances métaphysiques, à ce pouvoir qu’a l’idée de dominer le fait et de se l’assujettir. Nous sommes persuadé d’ailleurs que M. Spencer ne niera pas cette énergie de l’idée, quoiqu’il incline plutôt à placer la principale puissance dans les faits extérieurs, dans l’état donné de la société, en un mot dans le milieu « ambiant. » Mais si sa doctrine est vraie dans son application au passé de l’humanité, la nôtre ne l’est pas moins, si nous ne nous trompons, dans son application à l’avenir de l’humanité. Ce sont les faits qui ont fini par faire naître l’algèbre dans le cerveau de l’homme, soit ; mais l’algèbre est sortie à son tour de ce cerveau tout armée et capable de soumettre à sa domination les faits extérieurs. De même, l’adaptation à la société a produit la morale, mais la morale saura s’adapter la société. Le naturalisme a donc son prolongement nécessaire dans l’idéalisme, et nous pouvons conclure que, parmi les mobiles qui agissent sur l’homme, et qui sont des données « positives » de la morale comme de la psychologie, il faut faire une place à l’idéal.

En résumé, tout comme la raison peut être à elle-même sa fin, sa loi, c’est-à-dire sa raison, ainsi elle peut être à elle-même sa force, son moyen de réalisation ; de même qu’elle est autonome, elle peut être automotrice. Sans doute l’intelligence, en agissant, produit encore le plaisir, mais celui-ci n’est plus qu’un résultat immédiat, non le but, ni la cause. En outre, c’est un plaisir d’un nouveau genre, une conscience de soi et de son activité raisonnable, une jouissance immédiate de soi. Dès que l’être, devenu intelligent, a acquis assez d’élasticité pour agir et se déployer immédiatement sous l’influence de l’idée, le plaisir phénoménal et passif de la sensation disparaît au profit de la conscience continue et de la jouissance active continue. Ainsi est rendue possible la moralité. Les évolutionnistes n’ont pas assez compris que chez l’homme, être pensant, l’idéal même devient une des te conditions d’existence » de la réalité. De plus, ils ont considéré trop exclusivement dans l’individu l’adaptation au milieu physique ou social, par conséquent l’utilité tout extérieure ou, comme dirait un disciple de Kant, la finalité extérieure. M. Spencer nous parle sans cesse du milieu social, the social environment, et de l’équilibre avec ce milieu comme idéal suprême de l’individu. Mais il y a un autre genre d’adaptation qui méritait d’être considéré : c’est l’adaptation de l’individu à lui-même, c’est-à-dire à ses vraies « conditions intérieures d’existence » et de développement. Le maximum de puissance pour l’activité, le maximum de conscience et de connaissance universelle pour l’intelligence, le maximum de jouissance pour la sensibilité, voilà le véritable équilibre intérieur de l’être. Il en résulte que l’individu, comme tel, a déjà un certain idéal auquel il doit s’adapter pour réaliser en sa plénitude son existence propre ; il conçoit cet idéal de puissance, de connaissance et de jouissance, qui n’est que sa nature même parvenue au « terme de son évolution ; » cette conception se réalise peu à peu et produit ainsi ce qu’on peut nommer la finalité intérieure, abstraction faite du milieu physique et social.


IV

Nous venons de voir que la doctrine anglaise a besoin d’être complétée, au point de vue psychologique, par une conception plus large et plus exacte des ressorts de notre nature, motifs ou mobiles ; elle n’a pas moins besoin d’être complétée, au point de vue cosmologique, par une idée plus juste du rôle qui appartient au plaisir dans l’univers. D’ailleurs nous allons voir la morale darwiniste tendre elle-même vers ce point de vue supérieur, vers l’idéalisme, et se montrer ainsi en progrès sur la morale utilitaire dont elle était sortie.

Selon l’idéalisme, le plaisir, en tant que phénomène particulier et personnel, est un fait qui, pour la science, ne s’explique pas par lui-même. Le plaisir, en effet, a une cause, une raison, il est dérivé ; l’intelligence peut concevoir cette cause et cette raison : elle peut donc apprécier tel ou tel plaisir particulier au nom de ce qui, en général, produit et doit produire le plaisir, explique et justifie scientifiquement le plaisir. La jouissance de l’ivrogne, par exemple, est un résultat accidentel de circonstances variables et transitoires, un phénomène que la science peut juger, et qu’elle juge effectivement anormal, bestial, contraire à la nature générale de l’être raisonnable et aux lois cosmologiques de la vie. Au point de vue même de l’esthétique (que l’école anglaise a d’ailleurs le tort de négliger entièrement), le plaisir peut se juger encore ; la science n’a-t-elle pas le droit de prononcer que le plaisir causé par la Vénus hottentote est moins rationnel, le plaisir causé par la Vénus de Milo plus rationnel ? Non-seulement le plaisir n’est qu’un effet de certaines causes, mais encore il n’est, peut-on ajouter, qu’un mode de l’être, une simple manifestation de l’être à lui-même. Ce mode répond à un certain état ou à une certaine action de l’être ; la science, pour l’apprécier, doit donc remonter à l’être même et aux lois objectives de son développement. Bien plus, le plaisir proprement dit n’est qu’une partie et non un tout ; le tout serait la félicité, comme l’école anglaise le reconnaît ; mais cette félicité même nous apparaît encore comme une simple manifestation de l’état où l’être se trouve ou de l’action qu’il exerce ; la félicité est donc encore une conséquence des lois scientifiques de l’univers, non un principe. A l’être heureux la science peut toujours demander : Pourquoi es-tu heureux ? — Le bonheur est la satisfaction de la volonté et de ses tendances ; on est heureux quand on possède pleinement ce qu’on veut ; le plaisir suppose donc la tendance, la tendance à son tour suppose la vie et l’activité ou, si l’on préfère ce mot, la volonté. C’est par conséquent l’activité et la vie qui est primitive pour la science, et c’est le plaisir qui, sous tous les rapports, est dérivé. Voilà les principes de l’idéalisme, et ils ne sont pas en contradiction formelle avec le naturalisme anglais.

Non-seulement, selon les idéalistes, le plaisir peut ainsi se juger au nom de la science, il le peut aussi au nom de la nature même. Les deux points de vue sont d’ailleurs inséparables. Ici encore, l’école de Darwin et de M. Spencer s’écarte de l’utilitarisme primitif. La nature, telle que la cosmologie nous la révèle, ne se soucie pas autant du plaisir et de la peine que semblaient le croire les premiers utilitaires. Ce ne sont là pour la nature que des phénomènes particuliers perdus dans l’ensemble des choses. Elle va devant elle sans se préoccuper des êtres qu’elle fait souffrir. La grande roue qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un, c’est l’évolution. Un travail se fait dans l’univers où le bonheur et le malheur des individus semblent compter pour bien peu. Le plaisir et la peine paraissent jouer le même rôle dans les opérations de la nature que la chaleur dans le fourneau du chimiste : il y a des élémens chimiques qui ont beau être en présence, ils ne se combinent pas tant qu’on ne les a pas élevés à une certaine température ; mais, une fois combinés, ils ne se séparent plus, même à la température normale. La joie et la souffrance individuelles, les catastrophes de la nature, les révolutions sanglantes de l’histoire sont comme cette chaleur élevée qui produit des combinaisons nouvelles, et ces combinaisons demeurent stables même quand l’effervescence est passée, quand l’être est revenu à son état d’indifférence. Plaisir et peine ne sont peut-être ainsi que des moyens d’excitation, des agens de combinaison, ou, si l’on aime mieux, des ressorts destinés à faire agir et mouvoir l’être ; mais quel est le travail final auquel tend la nature, s’il y en a un ? Nous l’ignorons :

Dans vos deux, au-delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Où la douleur de l’homme entre comme élément.


Ainsi, quand on considère la nature entière, le plaisir apparaît comme n’étant peut-être qu’un accident, tout au moins comme n’étant qu’un effet. Il y a là une sorte d’antinomie entre le point de vue sensible et le point de vue cosmologique, entre le subjectif et l’objectif : pour la sensibilité le plaisir est tout, pour la science et la nature il n’est qu’une partie dans le tout. La morale anglaise s’est placée d’abord à un point de vue exclusivement subjectif et sensible : Bentham et les purs utilitaires ne parlaient que du plaisir et ramenaient finalement tous les plaisirs à ceux du moi. Les évolutionnistes, au contraire, après avoir déclaré avec Bentham que le plaisir est le seul bien, sont obligés ensuite de prendre le point de vue scientifique comme centre de perspective pour contempler révolution du cosmos : dès lors, le moi et ses plaisirs se trouvent rejetés au second plan. Le bonheur même ne doit plus être l’objet immédiat de notre poursuite, mais seulement l’objet final. Il est hasardeux, disent les évolutionnistes, de se perdre avec les utilitaires dans l’évaluation directe du plaisir, soit pour l’individu, soit même pour la société : la vraie méthode scientifique consiste à remonter des faits aux lois qui les régissent[16]. Une fois introduit dans le système du plaisir, l’élément intellectuel et objectif va grandissant d’importance : il fait pour ainsi dire la tache d’huile, et l’épicurisme primitif des Anglais finit par des considérations qui rappellent le stoïcisme. M. Darwin se voit obligé d’apporter une modification importante à la formule de Bentham et des utilitaires, qui était de prendre pour but le plus grand plaisir du plus grand nombre. L’illustre naturaliste substitue au bonheur du plus grand nombre la « préservation de la race sous ses conditions d’existence. » Le terme de bonheur lui semble en effet trop subjectif et trop humain ; il, lui préfère un mot plus vague, mais plus objectif, celui de bien-être général. « Ce terme, dit-il, peut se définir ainsi : le moyen qui permet d’élever, dans les conditions existantes, le plus grand nombre d’individus en pleine santé, en pleine vigueur, doués de facultés aussi parfaites que possible[17]. » Quoique la réalisation de cet état, de choses, ajoute-t-il, doive avoir pour conséquence le bonheur, cependant le bonheur doit toujours être considéré : comme une conséquence, non comme un principe. M. Spencer dit à son tour : « Les bons et mauvais résultats des actions ne sauraient être accidentels ; ils doivent être les conséquences nécessaires de la nature des choses ; il appartient à la science morale de déduire des lois de la vie et des conditions de l’existence quels sont les actes qui tendent à produire le bonheur et quels sont ceux qui tendent à produire le malheur[18]. » En un mot, l’homme ne doit plus prendre pour but direct le plaisir et le bonheur mêmes, mais seulement les actes qui sont les conditions générales et nécessaires du bonheur pour tous les hommes.

Dès lors, la morale naturaliste tend à la même conclusion que la morale idéaliste : elle tend à identifier l’idéal moral avec l’achèvement de la nature, avec le dernier terme de son évolution. M. Spencer admet, comme pourrait le faire un idéaliste, que les actes bons sont les actes appropriés à leur fin. Seulement il ne faut pas entendre par là, avec le spiritualisme classique, une finalité préétablie par une intelligence : il s’agît simplement d’une conséquence harmonieuse amenée par l’évolution du monde, non d’un principe d’harmonie supérieur ou antérieur à cette évolution. Les nageoires d’un poisson, par exemple, sont bonnes quand elles sont bien adaptées à leur milieu et à leur fonction ; cette fonction, étant pour le poisson une condition de vie et de jouissance, peut être, appelée une fin, et fait partie de son bien. Bref, la fin n’est qu’un terme naturellement et nécessairement atteint par l’évolution, non un but préconçu par une intelligence supérieure à la nature. Ceci posé, la bonne conduite « est celle qui a atteint le plus haut degré de l’évolution… Le terme idéal de l’évolution, naturelle de la conduite est aussi la règle idéale de la conduite considérée au point de vue moral. » Et comme le terme de l’évolution humaine, selon M. Spencer, est la vie sociale, il en tire cette conclusion : « L’homme idéal peut être conçu comme constitué de telle sorte que ses activités spontanées soient d’accord avec les conditions imposées par le milieu social formé d’autres êtres semblables à lui. »

Ici encore, sans contredire le principe fondamental de la doctrine, ne peut-on et ne doit-on pas aller dans cette voie plus loin que MM. Spencer et Darwin ? Les lois les plus élevées de l’évolution humaine sont-elles seulement celles qui assurent le perfectionnement et la félicité de la société humaine ? L’homme n’étend-il pas son idée, son désir de perfectionnement et de bonheur à tous les êtres sentans et même aux autres êtres qu’il voudrait appeler à la sensation, en un mot, à l’univers ? Quoique l’évolution du monde ne soit pas le déroulement d’un plan divin, elle n’en offre pas moins une direction qu’elle prend d’elle-même, un sens qu’elle fait sortir de son chaos apparent : l’homme s’efforce de pénétrer ce sens : il traduit en son langage, il formule en termes de sentiment, de pensée, de volonté, de bonheur, les vœux encore inconsciens de tous les êtres ; génie de la nature, il achève et prononce le mot par elle ébauché. En poursuivant l’idéal, il suit donc encore la nature : tel, d’après un fragment de la courbe décrite par un astre, le savant la prolonge et l’achève ; c’est en cédant au mouvement commencé que sa pensée devance le mouvement à venir.

Dès lors, un être doué de raison, capable de science, capable de concevoir des lois valables pour le monde, n’a plus seulement pour « milieu » la société de ses semblables : il a le monde entier. M. Spencer nous dira qu’il en est ainsi de tout être, puisque tout être fait partie de la nature et est en connexion avec elle : le moindre grain de sable n’est-il pas aussi étroitement uni au reste des êtres qu’une étoile au monde sidéral ? — Sans doute, mais le grain de sable ignore cette connexion ; il n’y peut rien changer, il ne peut se proposer comme fin de la rendre plus étroite et plus consciente ; l’homme, au contraire, a conscience de son rapport avec l’universalité des êtres et, en prenant connaissance des lois universelles de la nature, il peut, dans sa sphère d’action, modifier la nature même. L’homme est donc le seul être qui, ayant l’idée du tout et le désir que le tout soit heureux, vive intellectuellement et moralement dans l’univers ; les autres n’y vivent que physiquement ; il est le seul être à nous connu en qui le monde semble enfin trouver une conscience pour se concevoir. Dès lors, de ce point de vue cosmologique, il est permis de croire que la vraie loi pour l’homme doit être l’adaptation universelle, non plus seulement sociale ou individuelle. La société humaine n’est elle-même qu’un symbole d’une société supérieure, d’une unité supérieure embrassant l’univers.

Sans doute, au point de vue de la pratique et même de la science positive, il faut bien se contenter en morale, comme le fait M. Spencer, des considérations humaines, soit individuelles, soit sociales ; mais ce qui donne aux actions les plus particulières un caractère moral par excellence, ce n’en est pas moins l’intention universelle qu’elles expriment : une simple mesure d’hygiène devient vraiment morale si je veux conserver dans ma personne un membre de la grande société. Il faut aimer en soi-même sa famille, dans sa famille la patrie, dans sa patrie le genre humain, dans le genre humain la société universelle. La plus haute moralité est dans le dernier but que nous nous posons et dont les autres ne sont pour nous que les moyens. Les théologiens disaient : « Tout acte devient religieux quand il est fait pour Dieu ; » traduisant leurs mythes dans le langage de la science, le philosophe peut dire : « Tout acte devient moral quand il est fait pour l’humanité et le monde. »

Ainsi la morale, quoique se bornant dans sa partie positive à formuler les relations des hommes entre eux ou des facultés entre elles, c’est-à-dire les conditions de l’existence individuelle ou sociale, tend néanmoins à exprimer, dans sa partie la plus élevée et vraiment morale, les conditions de l’existence universelle. Les lois de la morale sont nécessaires, disent MM. Darwin et Spencer, parce qu’elles représentent les nécessités mêmes de l’existence sociale, soit dans le présent, soit dans l’avenir ; l’idéaliste ajoutera : les nécessités de l’existence et de l’évolution universelles. Elles sont générales, parce qu’elles expriment les lois de la société entière ; l’idéaliste dira : de l’univers en son futur achèvement. Elles sont immuables, parce que certaines règles de la société humaine ne peuvent changer, par exemple le respect pour la vie des autres ; on peut dire aussi certaines règles : de la société universelle. Elles sont absolues, parce qu’elles répondent aux conditions premières, originales de toute cité humaine, conditions d’où le reste dépend et qui ne dépendent point d’un principe supérieur ; mettons ici encore, à la place de la cité humaine, la cité du monde. Elles sont obligatoires, impératives, parce qu’elles sont la force de la société accumulée dans l’individu et résistant à l’individu même, la tendance de la race opposée à la tendance individuelle ; l’idéaliste dira : qui sait si elles ne sont pas aussi la force fondamentale de l’univers, la tendance primitive de toute existence consciente, raisonnable et heureuse, s’opposant aux caprices de la passion ? Le remords, ajoute Darwin, est le contraste douloureux entre l’inclination individuelle ou passagère et l’instinct social qui est permanent ; peut-être aussi, dira l’idéaliste, entre l’essentiel et l’accidentel de l’existence comme de la félicité. Si l’hirondelle attardée qui couve encore en automne, au moment où toute la troupe va partir, sacrifiait au soin particulier de sa famille l’instinct migrateur, nécessaire pour la conservation de toute l’espèce, la persistance du penchant plus général sous le triomphe momentané du penchant plus particulier produirait en elle, selon le darwinisme, un déchirement intérieur analogue à nos remords : eh bien ! l’esprit de l’homme a, lui aussi, un instinct de migration et de progrès sans limites qui l’oblige, aux dépens même de ses autres affections, à prendre son vol vers la patrie universelle, vers l’immensité. Les combats intérieurs de la conscience, remarque encore Darwin, produisent une lutte pour la vie entre les diverses idées, les diverses tendances, qui sont plus ou moins sociales ou antisociales ; de la sélection naturelle dans le domaine de la conscience ; l’être moral est celui qui finit par agir dans le sens de la société. Pour l’idéaliste, c’est celui qui agit dans le sens du monde. Enfin, selon MM. Spencer et Darwin, le résultat dernier de cette lutte sans cesse renouvelée est l’évolution ou le progrès des sentimens et motifs moraux, qui se résument dans l’altruisme ; — soit, mais le véritable altruisme est peut-être plus que social ; aux yeux de l’idéaliste, il est universel et en quelque sorte mundanus.

L’idéalisme arrive ainsi à une conclusion importante. L’homme est un être original et à part : il a pour caractère : 1° l’unité, dans sa pensée, des lois de l’existence en général et des lois de son existence propre ; 2° l’unité, dans son désir, des moyens du bonheur universel et de son propre bonheur. Être conscient et raisonnable, il tend donc à prendre pour motif des conditions d’existence et de développement qui soient celles du monde même. Les êtres forment une échelle dont l’homme occupe le sommet. Pour l’animal solitaire, les lois les plus élevées sont celles de la vie individuelle ; il ne conçoit pas de motif supérieur ; pour l’animal sociable, ce sont les lois de la vie sociale ; pour l’être pensant, ce sont les lois de la pensée et de la vie même, qui sont sans doute les lois de l’univers. Le vrai terme idéal de l’évolution, comme dit M. Spencer, par conséquent le véritable idéal moral, n’est donc rien moins que la plénitude de l’existence individuelle et universelle, dont la conscience serait la parfaite félicité.

C’est ainsi que peu à peu, en introduisant l’intelligence dans la question morale, — comme sont à la fin obligés de le faire MM. Spencer et Darwin, — on se trouve entraîné à des considérations de plus en plus universelles, qui unissent par toucher à la métaphysique. Tant il est vrai que l’intelligence est comme une force d’expansion qui nous arrache peu à peu au moi pour nous mêler au monde entier : Toti mundo te insere. Mais nous ne voulons point ici faire une plus longue excursion dans le domaine métaphysique et dans les hypothèses sur l’univers, quoique la doctrine de révolution nous y invite elle-même en nous parlant des lois universelles de la vie. Quelles que soient les différences qui peuvent subsister encore, au point de vue métaphysique, entre le naturalisme et l’idéalisme, leur rapprochement sur le terrain de la science positive, de la cosmologie comme de la psychologie, n’est ni moins réel ni moins important.


En résumé, les bases positives de la morale, dont nous avons voulu nous occuper exclusivement avec MM. Spencer et Darwin, sont de deux sortes : d’abord les inclinations, égoïstes ou altruistes, puis les idées scientifiques, qui expriment les conditions du bonheur pour l’individu ou pour la société. En un mot, instinct et science sont les deux grands facteurs de l’évolution morale. Le naturalisme a insisté principalement sur la force de l’instinct ; l’idéalisme doit insister de préférence sur la force des idées et montrer dans la science même une puissance qui tend à dominer le monde. Ces deux points de vue, loin de s’exclure, s’appellent et se complètent ; ils sont également nécessaires à une morale vraiment positive, qui tient compte de tous les faits, y compris ces faits importans qu’on nomme les idées humaines. Resterait à savoir si les inclinations et les idées scientifiques, « données » de la psychologie et de la cosmologie, épuisent tout le contenu de la morale. Supposez que la science positive aboutisse elle-même à démontrer qu’il y a un dernier problème qu’elle ne peut résoudre et que cependant la pratique doit résoudre, et que ce soit précisément le problème moral ; il faudra bien dire alors que ce n’est plus la science positive qui se réalise elle-même dans les actes moraux les plus élevés : au point où cesseront les idées démontrables ou vérifiables, au point où cessera la science proprement dite, psychologique ou cosmologique, il faudra bien faire intervenir l’hypothèse métaphysique, rejetée par MM. Darwin et Spencer. Il faudra reconnaître ce que nous avons plus haut laissé entrevoir : que la métaphysique, avec ses conjectures sur l’univers, est au fond de la morale et que, malgré ses obscurités, malgré ses doutes, elle se réalise elle-même dans les actions de l’homme comme une spéculation sur l’inconnu dont l’obscurité augmente la sublimité. Nous aurons à mieux préciser dans d’autres études ce point, négligé par l’école anglaise, où la morale, l’art et la métaphysique ne font plus qu’un. La doctrine de l’évolution fait profession de s’en tenir, comme dit M. Spencer, aux « bases positives de la morale, » malgré les problèmes de toute sorte sur les destinées de l’individu, de la société, du monde, au bord desquels elle amène et laisse l’esprit. Nous essaierons de déterminer un jour, en étudiant les écoles contemporaines de France et d’Allemagne, quels sont les « fondemens métaphysiques » de la science des mœurs.


ALFRED FOUILLEE

  1. Citons à ce sujet le travail très suggestif de M. Radau sur l’Origine de l’homme d’après Darwin, dans la Revue du 1er octobre 1871, et les éloquentes études de M. Caro, qui, après avoir paru ici même, ont été réunies dans les Problèmes de morale sociale. M. Caro est un de ceux qui ont le plus contribué, tant par leurs livres que par leurs cours, à tourner les esprits vers ces questions. Voir aussi, dans l’Hérédité de M. Ribot, le remarquable chapitre consacré aux conséquences morales de l’hérédité.
  2. Récemment elle a été exposée avec talent dans un livre de M. Swientochowski sur l’Origine des lois morales.
  3. Quelques-uns, s’inspirant de Kölliker, pour mettre d’accord l’action divine avec la loi d’évolution continue, supposent une intervention de Dieu qui, en produisant une légère modification dans le germe ou l’embryon au sein d’un animal, par exemple d’une guenon, y donnerait ainsi naissance à l’espèce humaine. M. Charles Secrétan, tenté lui aussi par le darwinisme, s’efforce, sinon de supprimer le miracle dans la création de l’homme, du moins de le généraliser et de l’étendre à la création entière. Il attribue une « nourrice » simienne à l’espèce humaine. « Pour conserver, dit-il, au miracle sa grandeur même, il ne faut pas le résoudre en contradiction matérielle. Quoi ! le premier homme fut-il créé en possession d’un âge qu’il n’avait pas, ou bien n’est-il pas sorti d’un germe ? Et s’il est sorti d’un germe, dans quelles conditions ce germe a-t-il dû se nourrir, grandir et se transformer ? Est-ce dans les conditions les plus compatibles ou dans les conditions les moins compatibles à sa nature ? La loi du plus court chemin ne permet pas l’alternative. C’est dans les conditions les plus favorables, et ces conditions ne sont-elles pas réunies dans le sein et dans les mamelles d’un être le moins différent possible de l’humanité ? Il m’importe peu que cette nourrice eût une forme assez voisine de celle du singe. » (Discours laïques, p. 71, 72. ) — M. Carrau, lui, dans ses intéressantes Études sur l’évolution (Paris, 1879), s’efforce de conserver expressément le miracle enseigné par la foi, tout en le rendant moins visible : c’est à ses yeux l’avantage qu’offre l’hypothèse de Kölliker. « Ne pourrait-on pas, dit M. Carrau, réduire à un minimum en quelque sorte infinitésimal la quantité d’action directe par laquelle Dieu est intervenu pour former l’espèce humaine au sein de l’animalité ? Qu’on suppose par exemple, avec Kölliker, une imperceptible modification du germe, soit un changement dans la composition des molécules qui le constituent, soit une légère variation dans la direction ou là vitesse des mouvemens qui animent les atomes de ces molécules, cela ne suffirait-il pas pour commencer entre l’homme futur et son ancêtre animal une divergence qui, insaisissable à l’origine, irait se manifestant de plus en plus, à mesure que se développerait l’organisme issu de ce germe et que se déploieraient les facultés mentales dont il est la condition physiologique ? Et ainsi, la plus délicate pression du doigt divin sur ce merveilleux mécanisme d’où naît l’être vivant serait capable de façonner les espèces anciennes on espèces nouvelles et plus parfaites, sans rompre, aux yeux de notre science, l’apparente continuité de la nature. » (P. 280. ) Pour notre part, nous avouons ne pas comprendre ce que gagneraient la philosophie et la morale à ce miracle d’un nouveau genre, à cette sorte de clinamen théologique. Les auteurs de cette hypothèse nous concéderont que la pression du doigt divin, qui changerait secrètement en homme le germe condamné sans cela à la tache originelle de la forme simienne, constituerait (au pied de la lettre et sans aucune métaphore) une immaculée conception de l’homme dans le sein d’une guenon ; or, un miracle infinitésimal est aussi inadmissible pour la science qu’un miracle infiniment grand. — Cf. Kôlliker, dans la Zeitschrift für wissenschaftliche Zoologie, tome XIV, 1804.
  4. Voir M. M. Guyau, la Morale d’Epicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, page 271.
  5. Voir sur Hartloy la Psychologie anglaise contemporaine de M. Th. Ribot.
  6. Bain, Emotions and Will, p. 269.
  7. The Data of Ethics, p. 131.
  8. Voir la Morale anglaise contemporaine, par M. M. Guyau, préface.
  9. « La vraie question, en effet, n’est pas de savoir comment a été produite l’espèce humaine ; la chose qu’il importe de connaître, c’est ce qu’est l’homme et surtout ce qu’il doit être. Nous, moralistes, nous n’avons pas besoin de nous enquérir d’où viennent les hommes ; cherchons, avant tout, où ils vont : occupons-nous moins de leur passé que de leur avenir. » M. Guyau, la Morale anglaise contemporaine, p. 374.
  10. L’Idée moderne du droit, liv. I et Conclusion.
  11. M. Carrau ne nous sembla donc pas fondé à dire, avec M. Renouvier, que les meilleurs au point de vue moral, les plus civilisés, les plus humains, devront être par là même les plus faibles et « succomberont inévitablement dans la lutte pour l’existence » admise par Darwin.
  12. Les Preuves du transformisme, réponse à Virchow, p. 116.
  13. Data of Ethics, p. 46.
  14. Voir le chapitre sur Bentham dans la Morale anglaise contemporaine de M. Guyau.
  15. C’est un point qu’a bien mis en lumière l’auteur de la Morale anglaise contemporaine, p. 320 et suiv.
  16. Voir sur ce sujet le chapitre de M. Guyau dans la Morale anglaise contemporaine, page 165 et suiv. Voir aussi la critique de Bentham par M. Spencer, dans les Data of Ethics.
  17. Voir la Morale anglaise contemporaine, par M. Guyau, page 160.
  18. On remarquera l’analogie de cette conception avec celle d’un moraliste français, M. Courcelle-Seneuil.