La Montagne noire (Holmès)/Acte III
ACTE TROISIÈME
La nuit. Une halte dans la montagne, site abrupt et sauvage. À gauche, au fond, une grande croix. Plus près, un monticule couvert de mousse, sapins, bouleaux. La lune brille.
Mirko et Yamina apparaissent, enlacés. Yamina, exténuée, marche avec effort.
Scène PREMIÈRE
Arrêtons-nous, de grâce !
Non ! Pas là !… Cette croix !…
Qu’importe ? Je suis lasse…
Viens !
Oui, repose-toi sur mon bras qui t’enlace,
Mon cher amour !
Je t’aime !
Ô tendre voix !
Tu m’appartiens, je suis ta proie,
Ô ma beauté !
J’ai subi l’ineffable joie
Et la mortelle volupté
Où le cœur ploie !
Parmi l’extase où mon âme est ravie,
Tout s’oublie,
Tout est vain !
Oui, j’ai donné ma vie
Pour cet enfer divin !
Tes bras sont forts, ta lèvre est douce,
Ton cœur est vrai !
Va, si l’univers te repousse,
Je te suivrai !
Ô mon âme,
Ô mon seul trésor,
Ô chère femme,
Parle encor !
Les paradis de ta croyance,
Dis, valent-ils
La larme qui du cœur s’élance
An bord des cils,
Lorsqu’après l’étreinte suprême
Qui nous unit,
On s’endort dans les bras qu’on aime,
Comme en un nid ?
Mon ciel, c’est toi ! Les divines étoiles
Ont moins de clarté que tes yeux,
Et le blanc Paradis, sous la brume des voiles,
Ah ! c’est ton sein délicieux !
Ô sommeil de l’âme enivrée !
silence, ô repos, ô nuit !
Cher oubli de l’heure qui fuit,
Des trésors du rêve parée !
Mon cœur bat tout près de ton cœur.
Ferme tes beaux yeux ; je t’adore !
En songe, nous allons encore
Mourir d’amour et de langueur.
Car nous avons connu les fièvres
Que rien ne saurait apaiser,
Et j’ai bu le vin du baiser
Au velours vivant de tes lèvres.
Sur mon sein que la joie oppresse,
Dormez, ô mes seules amours !
À demain, ma vie, à toujours,
Ô mon trésor, ô ma maîtresse !
Scène II
Ah ! L’on avait dit vrai ! Tout est fini !
Il trahit, il se déshonore !
Plus d’espoir, plus d’aurore !
L’affreuse honte me dévore…
Dieu du Ciel ! Qu’ai-je fait pour être ainsi puni ?
Aslar !
Ah ! s’il me craint encore,
Tout n’est pas perdu !
Mirko !
Que me veux-tu ?
Ô honte ! Ô lâcheté ! Fuir avec une esclave !
Toi, le fils des libres aïeux !
Quoi ! Lorsque ton pays ressuscité se lave
Dans un sang odieux,
Tu ris avec une fille de joie,
La servante des Turcs, le jouet et la proie
Du plus méprisable d’entre eux !
Quoi ! le blasphème d’un indigne amour, tu l’oses,
Ô cœur faible, esprit vain,
Au pied de cette croix où fleurirent les roses
Du sang divin !
Prends garde ! Aux cieux vengeurs la foudre gronde et tonne ;
Ta mère te maudit ; ton peuple t’abandonne ;
Héléna meurt en son printemps…
Entends ma voix, entends
La voix du Roi Sauveur qui châtie et pardonne !
Il n’est pas de pardon pour moi !
Les pleurs du repentir rachètent l’Enfer même !
Je ne puis pas me repentir !
Pourquoi ?
Parce que j’aime !
Oui, j’aime d’un amour plus fort que le trépas !
Oui, cette femme, c’est ma vie et ma folie !
Hélas ! J’ai compris dans ses bras
Comment on est coupable et pourquoi l’on oublie !
Aslar, tu ne sais pas, toi, tu ne comprends pas…
Tu n’as jamais connu le désir qui terrasse
Le désir, qu’au tombeau doivent pleurer les morts,
Les chauds frissons, les longs soupirs, les vains efforts
Pour s’arracher du cœur le lien qui l’enlace,
Et les nuits, oh ! les nuits où l’on demande grâce
À ses remords !
Et la défaillante caresse,
Et la démence ineffable, et l’ivresse
Où l’on croit naître et mourir tour à tour…
Ah ! Tu ne connais pas l’inexorable amour !
Non ! car je suis l’honneur inexorable.
Abandonne-moi donc !
Le serment de fraternité.
Je suis coupable,
Mon crime t’en délie à jamais !…
Peut-il me délier de l’amour fraternel ?
Par pitié, si tu m’aimes,
Entends-moi !
Au nom de notre foi,
Au nom du Dieu qui punit les blasphèmes,
Reviens à toi !
Rappelle-toi l’heureuse enfance,
Les jeux heureux,
Et ce combat, où pour ta gloire et ma défense,
Nous fûmes blessés tous les deux !
Les soirs près du foyer, et la chasse guerrière,
Où nous veillions à deux sur le rocher étroit,
Le sommeil sous le même toit,
Le vin bu dans le même verre !
Je serai donc seul désormais
À prier, à combattre, à vivre !
Ah ! que Dieu me délivre
De cette vie où tu n’es plus, toi que j’aimais !
Aslar !
Moi seul je t’ai suivi ; viens, par moi seul absous,
Te montrer, innocent et fier, aux yeux de tous !
L’honneur commande, et ton ami supplie…
Vois, il te supplie à genoux…
Aslar, toi, le héros, à genoux sur la terre !
Viens dans mes bras, je te suivrai ! Pardon !…
Ah ! sois loué, Dieu bon !
Je retrouve mon frère !
Viens ! Viens !
Un seul instant !
Arrête… Prends pitié, sois bon… je souffre tant !
Hélas, ma jeune foi, ma force, ma tendresse,
Mon cœur, je les avais donnés à ma maîtresse
Que je perds pour jamais !
Oui, tout ce que j’aimais
Dort là, sous ces longs voiles !
Ô ses yeux, mes étoiles !
Ô son baiser !
J’ai tout perdu ! Tiens, je pleure et je tremble !
Il me semble
Que tout mon cœur va se briser !
Oh ! mon frère,
Je suis bien malheureux, tu le sais… tu le vois !
Entends ma prière !
C’est l’heure affreuse des adieux, l’heure dernière,
Laisse-moi l’embrasser une dernière fois !
Hélas ! Va donc !…
Scène III
Fuyons !
Mirko ! tu m’abandonnes !
Dieu !
Ne l’écoute pas ! Ne la regarde pas !
Tu m’aimes ! Rien qu’au son de ma voix, tu frissonnes !
Fuyons !
J’ai dormi dans tes bras !
Tes cris sont vains, ô femme,
Le Ciel me l’a rendu !
De quel droit me l’arraches-tu ?
Je suis l’honneur !
Tout son être m’est dû.
Arrière, tentatrice !
Ah ! Par le saint Prophète,
Sois maudit, chrétien,
Chien et fils de chien !
Que les foudres d’Allah s’écroulent sur ta tête !
Que les Djinns te suivent, voguant
Sur la nue et l’éclair, par les monts et la plaine !
Que le blême Azraël t’entraîne !
Qu’Ëblis et Termagant
De tous les feux de la géhenne
Consument ton cœur arrogant !
Je te reconnais à ta haine !
Oui, ce sont tes regards maudits,
Qui, jadis, du vert Paradis
Troublèrent la sainte innocence !
Comme jadis
Tu montres aux cœurs purs la honteuse science !
Comme jadis, le ciel se rit de ta puissance,
Ô femme, être vil et rampant,
Sœur et maîtresse du serpent !
Grâce ! Si j’ai maudit, c’est parce que j’adore !
Laisse-moi lui parler encore,
À lui que j’ai serré dans mes bras éperdus !
Hélas ! Hélas ! Nos deux cœurs confondus,
Nos regards pleins d’aurore,
Nos baisers enivrés ne s’en souvient-il plus ?
Voici la nuit profonde !
Ah ! sans lui, toute seule au monde,
Où me cacher ? Où fuir ? Où vivre ? On me tuera !
Et c’est loin de ses yeux que mon sang coulera !
Ah ! par pitié, prends ton épée,
Plonge-la dans mon cœur !
Ô mon amour, mon maître, mon vainqueur,
Laisse-moi ce dernier bonheur
De mourir à tes pieds et par ta main frappée !
Non ! Tu ne mourras pas,
Car je t’adore !
Viens sur mon cœur, viens dans mes bras,
Toujours, encore !
Viens, fuyons vers l’aurore,
Je suis à toi jusqu’au trépas !
Il m’appartient !
Mirko ! reviens à toi !
Je l’aime !
Insensé ! Malheureux !
C’est la mort !
Je l’accepte !
Ou l’exil !
Je le veux !
C’est la honte et l’enfer !
L’enfer avec l’amour est plus doux que les cieux !
J’ai juré devant Dieu de t’aimer comme un frère,
Dans la vie ou la mort, dans la paix ou la guerre,
Et je garderai pur ton honneur de chrétien ;
Fût-ce au prix de mon sang, ou fût-ce au prix du tien !
Ah ! Fais-moi place !
Non !
Fais-moi place, te dis-je !
Non !
Fais-moi place !
Ô criminel vertige !
Tu ne passeras pas sans m’avoir combattu !
Va ! Le sang fait rougir les roses !
Eh ! bien donc, défends-toi !
Frappe-moi si tu l’oses !
Le frapper !
Pourquoi non ?
Tiens ! meurs !
Il est perdu !
Ah ! mon frère, mon frère ! Ah ! j’ai tué mon frère !
Viens, partons !
Misérable, arrière !
Tu m’as fait criminel !
Scène IV
Ô puissances du Ciel !
Ayez pitié ! Je ne veux pas qu’il meure !
Aslar ! Ouvre les yeux, reviens à toi !… je pleure
Comme pleurait Caïn, rouge du sang d’Abel !
Grâce, pardonne-moi !… Non, c’est un jeu cruel !
Tu vis !… Tu vas me parler tout à l’heure !
Ce n’est pas vrai qu’on t’a tué… dis… n’est-ce pas ?
Regarde, c’est Mirko qui te tient dans ses bras.
Rien ! Rien !… Comment tarir cet affreux sang qui coule ?
Ah ! C’est le flot vengeur qui m’inonde et me roule
Vers l’abîme ouvert qui m’attend !
Ô mon frère, qui m’aimait tant !
Le noble cœur, l’âme si haute !
L’espoir, la force ! Ah ! Tout est perdu par ma faute !
Dieu ! Pourquoi suis-je né !
Aslar ! Aslar !… Rien ! il est mort !
Je suis damné !
On vient ! Oui, tu seras vengée, ô ma victime !
À l’aide ! Compagnons, à l’aide ! Au meurtre ! Au crime !
Scène V
Qui m’appelle ?
Qui crie à l’aide ?
Par ici !
Un guerrier !
C’est Mirko !
Que veux-tu ? Nous voici.
Voyez !
Aslar sanglant !
Lui, notre chef, sans vie !
Ô désastre ! Ô douleur ! (à Mirko.) Une horde ennemie
L’a donc surpris ?
Malheur sur moi !
Frappez le meurtrier infâme !
Je vous le livre ! C’est…
Tais-toi !
Vivant !
Tais-toi, te dis-je, et sois pur de tout blâme !
Grâce à lui, je vous suis rendu…
Les Turcs nous ont surpris… Mirko m’a défendu !
C’est bien !
Ô mensonge sublime !
Ô fraternel sauveur qui me laves du crime
Par ton sang répandu !
Nous combattrons bientôt… Partons !
Frère, viens-tu ?
Ah ! Sois béni !
Et j’aurai malgré vous son honneur et sa vie !