La Monarchie de 1830 et les Mémoires de M. Guizot

La Monarchie de 1830 et les Mémoires de M. Guizot
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 590-612).
LA
MONARCHIE DE 1830
ET
LES MEMOIRES DE M. GUIZOT

Un habile et savant écrivain[1] a rendu compte ici des deux premiers volumes des Mémoires de M. Guizot. Je voudrais, à propos des deux autres volumes, et d’un point de vue tout différent, parler aussi de ces mémoires. Ce n’est pas la philosophie de l’histoire contemporaine que j’y prétends chercher, c’est seulement la vraie physionomie, les véritables caractères de l’époque et de la politique que ces mémoires ont pour but de faire revivre et d’expliquer.

Est-ce une étude sans profit, sans intérêt, sans à-propos ? Les esprits, j’en conviens, sont ailleurs ; d’autres pensées, d’autres soins les possèdent, ce qui n’empêche pas qu’à chaque instant, sans qu’on sache pourquoi et sans qu’on les provoque, certains écrivains se complaisent à peindre ce temps-là sous les plus étranges couleurs : ils semblent y voir quelque chose qui les trouble et les importune. Et je ne parle pas seulement de ces officieux qui ont besoin d’une cible pour exercer leur zèle ; des esprits dont l’indépendance ne saurait faire question prennent plaisir aussi à crayonner cette époque sans justice et sans vérité. Il faudrait, pour leur bien répondre, avoir, comme eux, ses coudées franches ; aussi je n’ai pas dessein d’entrer en polémique. Je demande seulement à rectifier de faux portraits et à montrer comment on travestit les choses et par le mal qu’on en dit et par le bien qu’on n’en dit pas. Le temps sans doute mettra tout en lumière, et la postérité doit seule juger la cause ; mais à nous le devoir d’en préparer l’instruction, à nous, petits et grands, chefs et soldats, acteurs illustres et spectateurs obscurs. Pour les hommes de mon âge, je ne sais pas un intérêt plus grave, surtout pour ceux qui n’ont pas traversé en témoins impassibles ces jours de luttes et d’orages, qui, à des rangs divers, chacun selon sa force, les uns par vocation, les autres par devoir, ont donné là le plus pur de leur vie, leurs plus vertes années. Et quant aux générations qui nous suivent, est-il pour elles un enseignement plus nécessaire ? en est-il un moins connu ?

M. Guizot l’a senti ; de là ce livre qu’il achève avec calme, avec maturité, mais sans perdre de temps. Un double devoir le presse : l’intérêt de sa cause, le légitime soin de sa propre mémoire. Il est de ceux qui, sans orgueil, ont le droit de penser que l’histoire attend leur témoignage. D’aucun autre homme de son temps, elle n’en recevra ni de plus décisifs ni de plus nécessaires. Faire de ce témoignage une œuvre méditée, réfléchie, lumineuse, écrire ses mémoires en un mot, pendant qu’il est en possession de tous ses souvenirs et de tout son talent, c’est mieux, j’ose le dire, que l’utile emploi de ses loisirs, c’est le complément obligé de sa vie. Là-dessus, je suppose, tout le monde est d’accord. Un seul point fait question : valait-il mieux, et pour sa cause et pour lui-même, produire ce témoignage de son vivant, dès aujourd’hui ? Fallait-il au contraire, conformément à la coutume, l’ajourner indéfiniment ?

Pour dissiper ce doute, il ne faudrait changer qu’un mot, ce mot mémoires) qui d’abord fait penser qu’il s’agit de révélations, de secrets, de mystères, tandis qu’il n’est ici question que des choses du monde les moins mystérieuses. Ce sont des annales politiques et non des mémoires secrets. Il y a bien çà et là tout l’agrément et tout le charme des mémoires à proprement parler ; les anecdotes, les portraits, les souvenirs, personnels, les incidens biographiques se mêlent, s’entrelacent aux idées générales, aux considérations politiques et leur disputent le terrain. C’est une attrayante lecture, tout le monde en convient, même les moins amis. Nulle part ce puissant esprit ne s’est montré plus souple, plus varié, plus fin, plus maître de sa touche, si bien qu’on est d’abord tenté de croire qu’il a tout sacrifié cette fois à la seule ambition littéraire, au plaisir de bien dire, à l’attrait de montrer sous des aspects nouveaux sa féconde et riche nature. En y regardant mieux, le vrai but apparaît. De quelque agrément qu’il se pare, quelque soin qu’il se donne à rendre attrayans ses mémoires, M. Guizot, soyez-en sûr, entend qu’ils soient encore plus sérieux qu’attrayans. Si vous le consultiez, il vous dirait, je gage, qu’il n’a rien fait ni rien écrit de plus sérieux en soi et pour lui-même, rien qui révèle plus à fond le secret de ses actes, la pensée de sa vie, rien par conséquent dont il ait plus à cœur la responsabilité.

Si tel est en effet le caractère de l’œuvre, quoi de plus naturel que l’auteur n’ait voulu ni renvoyer à d’autres temps, ni confier à d’autres que lui-même le soin de la mettre au jour ? Cette impatience étonne, tant les mots ont d’empire : des mémoires qui ne sont pas posthumes, cela trouble les gens ; c’est à la fois insolite et hardi, deux choses qu’on ne pardonne guère. Aussi M. Guizot a beau, dès sa première page, nous donner l’assurance qu’il n’est point las de son repos, qu’il se passe très bien de faire parler de soi, et n’entend pas s’ouvrir une petite arène à défaut de la grande en ce moment fermée, je n’oserais lui garantir que tout le monde le croira. Par bonheur, il est homme à ne pas s’en troubler. Et après tout, s’il lui convient, au prix de ces piqûres d’épingle, d’être sûr, au besoin, de parer de sa propre main des coups plus sérieux ; s’il n’entend raconter à la postérité ce qu’il a fait, ce qu’il a voulu faire, que lui-même étant là, et prêt à en répondre ; si, par cette façon d’agir, il croit maintenir mieux sa propre dignité et s’imposer envers les autres un plus scrupuleux respect, lui seul en est juge, ce me semble, et je ne sais vraiment ce qu’en bonne justice on peut y trouver à redire. Ainsi point de question en ce qui concerne sa personne.

Mais sa cause ? La sert-il aussi bien en se hâtant ainsi ? N’y a-t-il pas dans la politique, en tout pays et en tout temps, certains faits, certains actes, certains plans de conduite, qu’on ne peut expliquer, et dont à peine on doit parler, à moins que d’en pouvoir tout dire ? Or comment dire en face à des vivans la vérité tout entière ? Quelque habile qu’on soit, ne faut-il pas toujours adoucir plus ou moins, atténuer, déguiser sa pensée, éviter même quelquefois de la laisser entendre ? M. Guizot le reconnaît. « Le jour de l’histoire, dit-il, n’est pas venu pour nous, de l’histoire complète et libre, sans réticence ni sur les faits ni sur les hommes. » Dès lors ne craint-il pas que ces réticences forcées, ces ménagemens nécessaires, ne prennent sous sa plume un dangereux crédit ? Pour vouloir nous éclairer trop tôt, ne va-t-il pas léguer à la postérité aussi bien des doutes que des lumières ?

Voilà les craintes, peut-être exagérées, mais au fond bienveillantes, que des hommes sincères, des amis éprouvés, ont tout d’abord conçues en voyant que leur ancien chef ne se contentait pas d’écrire et voulait publier ses mémoires. J’avoue que, pour ma part, si, avant la publication, il m’eût fallu dire mon avis, j’aurais bien pu me laisser prendre à ces timides argumens. D’où vient donc qu’aujourd’hui je tiens pour très heureux que ces mémoires aient vu le jour ? Est-ce la mise en œuvre qui m’a ouvert les yeux ? N’avais-je pas prévu cette dextérité qui passe entre les écueils sans paraître les fuir ? Assurément c’est quelque chose, pour justifier un coup hardi, qu’un art aussi sûr de lui-même. Ce n’est pourtant pas là ce qui m’a converti. Je crois encore qu’à devancer ainsi l’heure véritable de l’histoire il y a plus d’un inconvénient ; mais ces inconvéniens, je les pèse, je les compare aux avantages, et comme il faut subordonner les petites choses aux grandes, je remercie l’auteur du parti qu’il a pris. Eh bien ! oui, çà et là, sur des points de détail, quelques explications devront être éludées, quelques jugemens omis ; c’est un sacrifice nécessaire. Je dis plus, malgré tant d’art et tant de soins, tous les écueils ne seront pas évités, tout le monde ne sera pas content : on trouvera sur certains faits, sur certains personnages, ici trop de soleil, là au contraire un peu trop d’ombre, il y aura des blessures et des plaintes, et les blessures sont toujours regrettables ; mais vous aurez, vingt ans, trente ans plus tôt que par les routes ordinaires, fait cesser un déni de justice ; vous aurez, de la main d’un maître, l’histoire de cette époque que tant de passions et d’intérêts ligués s’obstinent à travestir. Faites en effet la part que vous voudrez à la présence des vivans et aux entraves qu’elle impose, cette histoire, elle est là, elle est dans ces mémoires, assez complète et assez libre, puisque rien d’important n’est omis, puisqu’avec un degré de plus de relief et de vie vous y trouvez tous les enseignemens de la véritable histoire. Et c’est d’un tel secours qu’il faudrait nous priver par respect pour les règles en matière de mémoires ? Ne doit-on pas comprendre que, sans inconséquence, j’applaudisse à cette infraction ?

Le service que j’attends de ce livre, c’est qu’il abrégera les années qui restent à courir pour que la monarchie de 1830 parvienne enfin dans l’ère paisible de la loyale discussion, ou, si l’on veut, passe du règne du pamphlet dans le domaine de l’histoire. Voyez la restauration, l’ère historique naît à peine pour elle, et déjà quel apaisement ! quelle façon nouvelle de la comprendre et de la juger ! Qui oserait aujourd’hui mettre encore à son compte les désastres de nos deux invasions ? Qui ne se plaît à reconnaître que l’intégrité de notre sol, aussi bien que nos premiers essais de liberté légale, de régularité financière, de prospérité publique, c’est à elle que nous les devons ? Est-il quelqu’un qui ne rende justice à ces heureux efforts d’une politique prévoyante, dont le dernier représentant, si merveilleusement respecté par l’âge, est aujourd’hui l’objet de tant d’hommages et de vénération ? En un mot, la restauration a franchi le seuil de l’histoire ; elle commence à ne porter le poids que de ses propres fautes, et reprend possession des actes qui l’honorent et du bien qu’elle a fait.

Nous n’en sommes pas là pour la seconde phase du régime constitutionnel en France. Non moins que la première, elle aura droit pourtant aux bienveillances de l’histoire ; mais s’il faut suivre le cours du temps, combien d’années encore avant que l’ère historique commence aussi pour elle ! Qu’on me pardonne le mot, c’est un tour de faveur qu’il lui faut obtenir, et c’est justement là ce qu’elle peut attendre de cette publication hâtive des Mémoires de M. Guizot. Une fois mis au jour, un tel livre, on peut le dire sans hyperbole, anticipe sur l’action du temps, car aussitôt la polémique est forcée de changer de ton. Les argumens de bas étage n’osent plus se produire quand les questions sont tout à coup portées à cette hauteur sereine, où d’ordinaire elles ne s’élèvent qu’après nombre d’années. Mais c’est assez parler de l’opportunité du livre : ouvrons-le, et, sans plus tarder, cherchons-y ce qui nous importe, la juste image, les véritables traits de cette politique qui pendant dix-huit ans a fait jouir la France d’un régime dont ceux-là mêmes qui déguisent le moins le dessein d’en médire ne peuvent méconnaître les douceurs et les facilités.


Ce qui dès le début de ces dix-huit années frappera la postérité, ce qu’elle aura, je pense, en singulière estime, bien que de nos jours on s’en souvienne à peine, c’est le caractère de l’entreprise, sa généreuse originalité, la nouveauté du but et surtout des moyens. Quelle était l’entreprise ? Non pas seulement de résister à la révolution, de la mater, de la réduire à tout prix et n’importe comment, par la force ou bien par la ruse : il n’y a rien là de vraiment généreux, et surtout rien de neuf ; d’autres pays, d’autres siècles l’ont fait aussi bien que le nôtre ; mais concevoir et fonder un gouvernement libre, libre pour tout le monde, pour les vaincus comme pour les vainqueurs, le lendemain de la chute d’un trône ; lutter contre les plus violens agresseurs de la loi sans jamais se permettre de la violer soi-même ; sauver l’ordre en un mot sans attenter au droit, et soutenir cette gageure franchement, vaillamment, dans la mauvaise et la bonne fortune, n’est-ce pas, je le demande, l’œuvre la plus hardie et, je maintiens le mot, la plus originale qu’on eût encore tentée dans ce pays ? Parcourez la série des gouvernemens de tout genre que s’est donnés la France depuis bientôt quatre-vingts ans, y trouvez-vous rien de semblable ? Ceux qui naissent de la révolution victorieuse courbent la tête devant elle et sont aussitôt dévorés ; ceux qui succèdent à la révolution vaincue s’enferment dans la dictature, se hérissent de baïonnettes et fondent le droit sur la force, ou bien, s’ils donnent la liberté, c’est à titre d’essai, de tolérance, sans abdiquer la prétention de la suspendre au besoin et même de l’abolir. La monarchie de 1830, pour tenir, tête à la révolution, s’est placée en rase campagne, sans autre abri, sans autre digue que son respect du droit des autres, son scrupuleux libéralisme. Folle témérité, dira-t-on, témoin sa défaite et sa chute ! Pas si folle, peut-on répondre, puisque c’est encore elle, de tous ces pouvoirs éphémères, qui a vécu le plus longtemps.

Et qu’on ne dise pas que cette attitude nouvelle, cette résistance libérale était facile et sans danger ; que la révolution qu’il s’agissait de contenir n’était pas la vraie révolution, l’hydre devant laquelle avaient tremblé nos pères ; qu’en revenant au monde, provoquée, réveillée par ces fatales ordonnances, elle avait profité d’utiles enseignemens, changé ses goûts, modéré ses instincts, qu’elle était douce, humaine, généreuse. Il est très vrai qu’on l’avait vue pendant les trois journées cacher parfaitement son jeu, et très habilement crier vive la charte ! Mais dès le soir du triomphe son masque n’était-il pas tombé ? N’était-ce pas toujours elle ? avait-elle rien appris, rien oublié, et ne voyait-on pas renaître d’heure en heure ses allures, son langage, ses exigences, ses soupçons ? Elle crut d’abord qu’elle allait reprendre toutes ses habitudes, suivre sa vieille ornière de 1791. Aussi son humeur fut grande quand elle se sentit gênée et surveillée par ces nouveau-venus, ces novateurs, ces doctrinaires qui parlaient résistance, qui lui fermaient ses clubs et qui se permettaient de professer la liberté autrement qu’elle, autrement qu’à son seul profit. Elle résolut de s’en défaire, de les expulser du pouvoir. Grâce aux débris de l’ancienne armée jacobine, entremêlés de candides conscrits, Paris revit bientôt l’émeute en permanence, l’émeute organisée, embrigadée, comme en prairial et en germinal, et au bout de trois mois force fut de lui obéir.

C’était donc bien la vraie révolution ! Pour peu qu’après avoir forcé cette première enceinte, elle eût emporté la seconde, tout le corps de la place y passait. Les doctrinaires renversés, la résistance abandonnée, les exigences avaient grandi : c’était la mort des ministres de Charles X qu’on demandait maintenant. Par bonheur, l’humanité rendit inconséquens quelques illustres ennemis de toute résistance : ils firent de nobles efforts pour que le sang ne coulât pas ; mais leur concours lui-même risquait d’être impuissant sans la soudaine inspiration d’un homme, encore bien jeune, pour qui cette journée eut une de ces heures qui honorent toute une vie. C’était beaucoup assurément que d’avoir épargné une sanglante tache à la nouvelle royauté ; mais, ce péril franchi, la situation restait la même. Le pouvoir, sous le coup de l’émeute, s’était privé de ses vrais points d’appui : il s’était condamné à ne pouvoir bientôt pas même réprimer les plus honteuses saturnales. C’est le 4 novembre qu’avait commencé, à vrai dire, le sac de l’archevêché.

Si le prince qui venait de dévouer sa vie à l’ingrate et pénible tâche de sauver parmi nous le principe monarchique avait eu foi dès lors en cette politique qu’il sut, pratiquer plus tard avec une constance si ferme et si clairvoyante, que n’eût-il pas gagné à tout risquer dès le premier moment ! Même avant ce changement de cabinet, bien du terrain était perdu : quelle brèche allait donc s’ouvrir dans l’intervalle du 4 novembre au 13 mars ? Gardons-nous cependant d’imputer à la royauté seule de regrettables défaillances. C’est tout le monde, ou peu s’en faut, qu’on doit en accuser. L’idée que toute révolution est irrésistible et fatale à qui veut l’attaquer de front, tandis qu’en la caressant, en lui obéissant, on finit par en triompher, cette trompeuse théorie, le roi Louis-Philippe sans doute, au début de son règne, malgré sa haute sagesse, malgré son courageux bon sens, laissa trop voir qu’il y croyait ; mais y croyait-il seul ? N’était-ce pas le credo politique de presque tous les hommes de sa génération ? Il est vrai que dans son premier conseil se trouvaient d’éminens esprits qu’une philosophie plus saine, une étude plus approfondie de la nature humaine avaient, par exception, imbus d’autres idées ; mais eux-mêmes, dans ces premiers instans, chargés à l’improviste du fardeau des affaires, avaient-ils de leur propre système une idée assez nette pour le donner au roi comme un remède souverain ? Ils faisaient de la résistance, à la tribune, au conseil, dans leurs dépêches, dans leurs conversations, le plus et le mieux qu’ils pouvaient, avec mille embarras et quelque incohérence, par devoir, par honneur plutôt qu’avec ce ferme espoir, ces idées arrêtées, cette confiance un peu systématique, que, quelques années plus tard, l’expérience du pouvoir devait leur inspirer. Ils avaient fait entrer la royauté naissante, ils avaient essayé de la guider et de la retenir dans la voie qu’ils suivaient eux-mêmes ; mais l’y pousser à fond, à outrance, quand même ils l’auraient pu, ils auraient hésité. Loin de se croire nécessaires, il se sentaient alors, comme le dit M. Guizot, plutôt compromettans qu’efficaces. Aussi, lorsque la crise éclata, ils mirent le monarque à son aise en l’invitant eux-mêmes à ne pas résister.

Ils ne connaissaient pas, tout le monde alors ignorait comme le roi lui-même, la véritable force de cette royauté si frêle en apparence. Sa force était dans sa nécessité. Quelle autre combinaison tant soit peu sérieuse aurait-on pu lui opposer ? L’empire ? Son nom ne fut pas même prononcé. C’était alors une grande ombre, purement historique ; l’idée de sa résurrection n’entrait dans aucun esprit. La république ? Il en fut question ; on lui fit une candidature, mais en paroles seulement. Jamais elle n’aurait osé s’imposer alors à la France sous son véritable nom. Elle ne cherchait qu’un pseudonyme qui lui frayât sa route et qui l’aidât à grandir. Son rêve n’était pas un 24 février, une surprise, un coup de main ; pour les meilleurs républicains, la monarchie, telle qu’ils la voulaient faire, était alors vraiment et sans la moindre flatterie la meilleure des républiques. Il n’y avait donc là qu’un danger d’influence, il n’y avait pas une rivalité. Et quant à la royauté d’un noble enfant protégée par une régence habile et populaire, c’était sans doute, en théorie, la plus honnête et la plus politique de toutes les solutions ; mais ceux qui se souviennent de l’état des esprits au lendemain des trois journées peuvent dire s’il existait une puissance humaine qui eût fait accepter alors cette équitable transaction.

Il n’y avait donc que l’anarchie qui, pour la royauté du 9 août, fût un sérieux compétiteur, et cela même était sa force. Quand un gouvernement ne peut tomber qu’au profit du désordre, quand ses rivaux sont tous ou impuissans ou divisés, quand seul il peut offrir un abri, un refuge, un espoir de sécurité à tout un peuple menacé de grands maux ou frappé d’une grande terreur, la force de ce gouvernement s’accroît en proportion de cette terreur même et du besoin qu’on croit avoir de lui. N’en savons-nous pas quelque chose sans remonter bien haut dans notre histoire ? Or en 1830 les craintes du pays étaient non moins fondées et aussi vives à coup sûr qu’en 1851. Ce flot démagogique brusquement déchaîné, c’était pour la première fois depuis la fin du dernier siècle qu’on l’entendait mugir. Le vieux conflit entre l’Europe et la révolution n’allait-il pas à ce signal nécessairement renaître ? Et la guerre une fois allumée, tous les malheurs, tous les excès, tous les crimes que nos pères avaient vus, ne faudrait-il pas les revoir ? Telles étaient les appréhensions des esprits même les moins timides. Sans doute ils s’effrayaient trop tôt ; tout le monde aujourd’hui le devine : il est aisé de prédire après coup. L’Europe évidemment avait plus peur de nous qu’envie de nous chercher querelle, et nous avions pour faire triompher l’ordre ce que nos pères n’avaient pas eu, des citoyens et une armée : pour tout dire en un mot, nous n’étions pas en 1792 ; mais c’était là précisément ce que presque personne ne consentait à croire. L’analogie des situations semblait si évidente qu’on s’obstinait à en conclure l’identité des résultats. Ceux-là seuls qui voulaient prouver que, pourvu qu’on en eût le courage, on pouvait contenir le flot soutenaient que ces analogies n’étaient qu’à la surface, que tout était changé, les situations comme les dates, et que les résultats, avec un peu d’effort, devaient être tout différens ; mais, chose étrange et qui souvent arrive, pendant qu’avec clairvoyance ils luttaient d’un côté contre ce faux système des analogies historiques, ils le pratiquaient de l’autre, et, sur la foi d’une similitude non moins problématique, ils nourrissaient des illusions tout aussi peu réelles que ces craintes qu’ils ne partageaient pas. Si les uns se croyaient revenus à la France de 1792, les autres pensaient être arrivés à l’Angleterre de 1688.

On croit peut-être que M. Guizot s’apprête à me répondre ; c’est lui-même au contraire qui me fait souvenir d’une espérance, hélas ! prématurée, qui soutenait alors son confiant courage. C’est lui qui nous en parle, ou pour mieux dire qui s’en accuse avec une franchise pleine d’enseignement. Il est des vérités que le temps seul révèle aux plus habiles ; mais ce qu’il n’apprend pas à tous, c’est d’en faire un profitable aveu. Qui voudra maintenant, après l’arrêt d’un tel juge, demander à l’histoire ce don de prophétie que notre temps s’amuse à lui prêter ? De tous les nombreux moyens de se tromper en politique, en est-il un plus sûr que celui-là ? Ce merveilleux miroir où l’humanité se reflète, toujours la même et toujours dissemblable, sans que jamais la même image s’y reproduise exactement deux fois, nous est-il donc donné pour que notre paresse y lise l’avenir sur tous les traits du passé ? Est-ce un recueil de pronostics, une sorte de Nostradamus qui nous dispense de penser, de regarder, de juger par nous-mêmes ? Nos politiques d’autrefois, qu’auraient-ils dit de ces chimères ? Richelieu, Mazarin par exemple, si parfois ils consultaient l’histoire, c’était pour se récréer et se meubler l’esprit, pour puiser à cette source vive les vérités, les leçons générales dont les plus grands génies ont eux-mêmes besoin ; mais des règles de conduite, des raisons d’espérer ou de craindre, de suivre ou de changer leurs plans, ce n’était pas dans les siècles passés, c’était autour d’eux-mêmes qu’ils entendaient les chercher. Ils avaient trop affaire à observer leur propre temps, à épier, à saisir l’occasion, pour regarder tant en arrière. Il est vrai que pour eux la tentation n’existait pas. La philosophie de l’histoire était encore à naître ; le système n’était pas inventé, tandis qu’en 1830 il était dans sa fleur. Aucun mécompte éclatant n’en avait dégoûté personne, et tout le monde en usait largement.

Ce n’étaient pas seulement certains partis, certaines classes qui croyaient à ce retour fatal de nos plus mauvais jours : c’était vraiment tout le pays. L’effroi, sous des formes diverses, était partout le même. Les esprits les plus froids, les têtes les moins vives, les plus pacifiques des hommes devenaient fougueux par frayeur, et voulaient, eux aussi, qu’on marchât sur le Rhin, pour en finir plus tôt, puisque le choc était inévitable. Pour moi, ce qui donne encore mieux la mesure de l’état des esprits dans ces premiers momens, c’est l’attitude et le langage du parti que la chute du trône avait blessé le plus au cœur. D’où vient qu’il n’écouta d’abord ni ses regrets ni sa colère, et que ses chefs les plus illustres, que dis-je ? les serviteurs les plus fidèles, les amis personnels du monarque tombé, se résignèrent si tôt, non sans tristesse, mais sans hésitation, à reconnaître la royauté nouvelle et même à lui prêter serment ? Quel autre sentiment que le plus pur patriotisme pouvait forcer ces nobles cœurs à faire ainsi violence à leurs plus saintes affections ? S’ils avaient vu pour la patrie une autre voie de salut, auraient-ils accepté ce calice ? Eux-mêmes ne l’ont-ils pas dit ? Leurs paroles ne sont-elles pas là qui défient l’équivoque et les faux commentaires ? Si vous doutez que le roi Louis-Philippe ait été appelé au trône par un irrésistible mouvement national, par une de ces nécessités qui non-seulement expliquent, mais légitiment les origines d’un pouvoir, si vous êtes tenté d’épiloguer sur je ne sais quel défaut de forme, peut-être même de prêter l’oreille à de vulgaires imputations d’ambition et d’intrigue, ouvrez le Moniteur du 11 août 1830, voyez ce que pensaient, ce que disaient à la chambre des pairs, avant de prêter serment à la charte nouvelle, les hommes les moins suspects, à coup sûr, de complaisance pour le nouveau pouvoir. Vous devez en croire, ce semble, M. le duc de Fitzjames et tant d’autres de ses nobles amis qui ont, comme lui, motivé leur serment. N’est-il pas clair que leur cœur saigne, que ce n’est pas l’affection qui les pousse, mais l’aiguillon de la nécessité, que malgré eux ils se rattachent à la seule ancre qui leur reste ? Ces paroles disent tout : quiconque les a lues ne peut douter de bonne foi que si, dans le premier mois de son existence, la royauté de 1830 eût cru devoir, comme d’autres l’ont fait, demander à la France telle adhésion, telle consécration, tel baptême qu’elle eût voulu, la France, avec empressement et sans parcimonie, lui aurait donné tous ces millions de votes qui maintenant sont le signe nécessaire de sa souveraine volonté.

Est-ce une faute que d’avoir négligé ce moyen de fortifier, au moins en apparence, les bases de ce pouvoir naissant ? En l’abritant sous le puissant manteau de la volonté nationale explicitement exprimée, n’assurait-on pas sa durée, ou tout au moins ne supprimait-on pas un éternel prétexte de récriminations et d’attaques ? Quand vous voyez le merveilleux parti que des institutions, bien différentes il est vrai, ont su tirer de la résurrection de ce moyen déjà connu, vous ne pouvez guère vous défendre d’un regret amer et profond. Vous faites le procès à cet amour de la sincérité, à ce dédain des fausses apparences que, dès ses premiers jours, la nouvelle monarchie vit prévaloir dans ses conseils. Vous vous dites qu’après tout, quand on se mêle de gouverner les hommes, il faut penser au but et n’être pas si difficile, si raffiné sur les moyens. Eh bien ! non ; ne vous abusez pas, ne vous laissez pas prendre à une fausse analogie. Rien n’était plus facile assurément que de consulter les assemblées primaires et que d’en faire sortir une élection à peu près unanime ; mais après ? Qu’aurait fait votre monarque élu en face de ses électeurs ? Si après cette réminiscence du premier empire, après cette apothéose, il était naïvement rentré dans les voies constitutionnelles, si traitant ses électeurs non pas en enfans, mais en hommes, il les eût franchement et librement admis à exercer leurs droits sans les précautions nécessaires, que lui serait-il resté du prétendu prestige de son élection populaire, et qu’aurait gagné son pouvoir, sinon des causes, plus certaines et plus promptes d’affaiblissement et de chute ? Ainsi point de regrets : on ne sert pas à la fois deux causes qui s’excluent. C’était la liberté, la véritable liberté, légale et constitutionnelle, que la monarchie de 1830 promettait à la France ; elle ne pouvait inaugurer son règne en parodiant la république et l’empire. Si donc c’est par l’influence de M. Guizot et de ses amis que furent exclus les projets d’un semblable amalgame, la responsabilité doit leur en sembler légère. Pour moi, quand je me rappelle cette situation d’août 1830, cet assentiment général, cet élan des populations inquiètes et reconnaissantes, ces adhésions non provoquées pleuvant de toutes parts, et les honnêtes gens de tous les partis unis dans un même vœu, je ne regrette qu’une chose : ce n’est pas que la royauté naissante ait omis d’accomplir la formalité matérielle de son apparente élection, c’est qu’elle n’ait pas tiré parti de son élection réelle, c’est-à-dire de la position que la Providence lui avait faite, qu’elle n’ait pas profité de ce besoin qu’on avait d’elle pour faire ses conditions, s’établir à son rang, fonder son autorité et traiter tout d’abord avec la révolution, sans raideur provoquante, mais sans flatterie, sans complaisance, en un mot pour prendre dès le 9 août l’attitude du 13 mars.

On vit en effet bientôt par le terrain qu’on regagna ce qu’il eût été possible de n’en pas perdre. L’entreprise était hasardeuse, et ce fut un émouvant spectacle pour la France et pour l’Europe que l’entrée aux affaires et les premiers débuts de l’homme courageux qui se dévouait à cette tâche réputée impossible. Tous les regards s’étaient tournés vers lui. Il était, à vrai dire, le dernier champion, la suprême espérance des partisans, bien clairsemés déjà, de la résistance libérale. S’il ne faisait pas un miracle, la royauté retombait forcément aux mains de conseillers plus imprudens, plus aveugles encore que ceux qu’elle venait de congédier. M. Casimir Perier sans doute avait en lui les signes d’une grande énergie ; mais il n’en avait- fait preuve que contre le pouvoir, sur les bancs de l’opposition ; qu’en pouvait-on conclure pour l’entreprise qu’il tentait ? Aussi, lorsque ses premiers actes révélèrent sous un aspect nouveau cette vigueur de caractère, lorsqu’on sentit dans ses paroles un certain souffle de commandement, l’accent de l’autorité et je ne sais quel don de faire obéir ses amis et reculer ses adversaires, lorsqu’il fut clair et reconnu de tous qu’il imprimait un temps d’arrêt à la révolution, un sentiment inexprimable de soulagement et d’espérance se répandit dans le pays, surtout chez ceux qui, sans avoir souhaité la catastrophe de juillet et même en la déplorant au fond de l’âme, n’en avaient pas moins à cœur de soutenir son œuvre et d’empêcher que la France y perdit la moindre parcelle de l’héritage libéral qu’elle tenait de la restauration. Pour la première fois depuis six mois, le vent semblait enfler leurs voiles ; ils commençaient à pouvoir espérer. L’union qu’ils rêvaient entre l’esprit de liberté et l’esprit de gouvernement venait de prendre un corps. L’homme énergique qui, sans autre arme que sa volonté, tenait tête au torrent, prétendait à la fois protéger tout le monde et n’imposer à personne d’autres entraves que la loi. Pour lui, faire de la force, commander l’obéissance, intimider les agressions coupables, c’était aussi ne gêner l’exercice d’aucun droit légitime. Les prédictions sinistres étaient donc conjurées : ce n’était pas une pente fatale que celle où jusque-là on se laissait glisser, et il y avait un salut possible sans tomber jusqu’au fond de l’abîme.

Je vois encore cette renaissance des espérances libérales et de la confiance conservatrice chez les amis du 13 mars. Ces beaux rêves, on le sait trop, ne devaient pas tous s’accomplir, le mal avait déjà pénétré trop avant ; mais l’effort ne fut pas perdu. M. Perier sans doute n’eut pas un seul jour de repos, et son succès, si grand qu’il fût, dut être conquis heure par heure. L’agitation et le désordre tentèrent plus d’une fois de reparaître dans nos rues ; l’insurrection ensanglanta les murs de la seconde ville du royaume : ce fut un temps d’émotions, de qui vive et d’alertes, et cependant la confiance reconquise ne se laissa pas ébranler. La principale crainte du pays s’était évanouie : M. Perier vivant, personne ne croyait plus à une guerre européenne, et si à l’intérieur la lutte était encore ardente, le pouvoir à chaque attaque semblait plutôt gagner que perdre du terrain, comme une armée conquérante que d’incessantes escarmouches arrêtent et fatiguent, mais qui n’en marche pas moins.

Tout cela, par malheur, semblait dépendre de la vie d’un seul homme. Et si la mort venait à le frapper ! Cette crainte bientôt ne fut que trop réelle. M. Perier succomba. Aussitôt les partis se flattèrent que, lui tombé, ils auraient bon marché du reste. Sans se coaliser ouvertement, de tous côtés leur instinct les poussa à tenter des assauts presque simultanés.

Était-on préparé à soutenir ce choc ? Pendant la vaillante année que dura le 13 mars, s’était-il formé autour de M. Perier des élémens de résistance et comme un gouvernement de rechange qui, sans avoir la puissante unité du sien, fût cependant fort aussi et en état de continuer son œuvre ? On put en douter d’abord, non que l’attaque à force ouverte, l’insurrection démocratique, ne fût le 6 juin victorieusement repoussée, et que la royauté cette fois ne triomphât des barricades ; mais après la victoire, et au triste parti qu’en tira le pouvoir, on reconnut ses plaies cachées, les signes certains d’une faiblesse menaçante, et, comme le dit M. Guizot, « combien l’héritage de M. Perier était lourd et lui-même nécessaire à le garder ! » Il fallut donc chercher sérieusement une combinaison nouvelle qui réunît comme en faisceau les diverses nuances de la majorité des chambres représentées par leurs principaux chefs. Or c’est ici qu’on put craindre un instant que l’espoir d’un second 13 mars ne fût une chimère, tant la confusion semblait grande, tant les prétentions devenaient exclusives et la concorde malaisée ; mais à la fin, le bonheur s’en mêlant et secondant l’habileté du monarque, le 11 octobre 1832, à moitié par raison, à moitié par surprise, on vint à bout de faire une des coalitions les plus heureuses et les plus efficaces dont parlera l’histoire du gouvernement représentatif : association naturelle d’hommes très divers assurément d’esprit, d’humeur et d’origine, mais qui venaient de faire campagne ensemble en soutenant, chacun à sa manière et le plus puissamment du monde, v la politique de M. Perier.

Ici commence une phase nouvelle pour la monarchie de 1830, et, je dois ajouter, pour les Mémoires de M. Guizot.

La monarchie venait d’entrer dans les voies ordinaires du gouvernement représentatif. Le 13 mars avait été pour elle comme une crise salutaire, un remède héroïque, on pourrait presque dire une dictature libérale, tant le pouvoir, l’influence et l’action s’étaient exclusivement concentrés, non pas dans le conseil, mais seulement dans son chef. Il y avait là quelque chose d’exceptionnel et de nécessairement transitoire. Retrouver un pilote comme celui qu’on venait de perdre, en situation de porter seul le fardeau du commandement, on n’y pouvait songer. Ce qu’il fallait au navire pour continuer sa marche et braver les tempêtes qui l’attendaient encore, c’était un commandement homogène bien que partagé. Le problème était là, et la combinaison du 11 octobre devait bientôt, à l’épreuve, en donner une solution aussi heureuse qu’inespérée.

Quant à M. Guizot, c’est aussi à cette même date que sa participation aux affaires du pays devait prendre un nouveau caractère en devenant à la fois plus directe et plus considérable, Il avait bien déjà mis la main au pouvoir : il avait supporté le faix du ministère de l’intérieur dès les premiers jours d’août 1830 ; mais, depuis ces trois mois de rude apprentissage, il était resté libre, tout à fait en dehors de l’administration, et si, comme orateur, il avait reparu sur la brèche et repoussé plus d’un assaut, c’était avec l’indépendance d’un simple volontaire. Les succès ne lui avaient pas manqué : son talent de parole, sans s’être encore élevé aussi haut, sans être aussi complet que nous l’avons vu depuis, était déjà d’une puissance et d’un éclat que personne n’aurait pu contester. D’où vient donc que, dans les pourparlers qui précédèrent la formation du cabinet du 11 octobre, le chef du gouvernement et ceux qui l’assistaient dans sa tâche ne portèrent pas tout d’abord et d’eux-mêmes leurs regards sur M. Guizot ? Comprend-on que si le duc de Broglie n’avait pas fait de cette nomination la condition sine qnâ non de la sienne, on laissait une telle force en dehors, on se privait volontairement d’un tel champion ? Que dis-je ? le duc de Broglie y aurait échoué lui-même, si par expédient l’idée ne fût venue de cacher l’orateur, le publiciste, l’homme d’état sous la robe du professeur, et de faire amnistier, par son évidente aptitude au ministère de l’instruction publique, la témérité grande d’oser le nommer ministre. Qu’avait donc fait M. Guizot pour que ce fût une si grosse affaire de l’admettre au conseil, et pour que, tout en l’accablant d’éloges et en exaltant ses talens, on semblât redouter son concours ? Que l’opposition eût peur de lui, cela se conçoit ; mais ce n’est pas l’opposition qui nomme et soutient les ministres. D’où vient donc que dans son parti, à l’exception d’un, groupe d’amis fidèles qui l’acceptaient sans embarras et même avec orgueil comme l’éloquent organe de leurs propres pensées, d’où vient qu’à cette époque on s’effrayait de s’associer à lui ? Était-ce le fantôme de la restauration qui causait tant d’émoi ? M. Guizot l’avait servie sans doute, et dans le gros du parti, qui ne s’informait pas s’il s’en était noblement séparé, c’était vraiment un embarras ; mais pour les gens plus avisés qu’il s’agissait de satisfaire, là n’était pas le péché capital, car d’autres serviteurs de la restauration, tout à la fois plus compromis et moins compromettans, avaient trouvé grâce, à leurs yeux. La vraie cause de ces hésitations était dans l’attitude qu’avait prise, dans le langage qu’avait tenu depuis deux ans M. Guizot : non que sa parole fût blessante et qu’il attaquât les personnes ; nul n’avait envers elles moins de fiel et plus de ménagemens, mais il avait pris l’habitude d’appeler les choses par leur nom, de dire tout haut, tout franchement des vérités incommodes, de déclarer au pays qu’il était sérieusement malade, que son mal s’appelait l’esprit révolutionnaire, qu’il n’y avait qu’un remède, l’esprit de résistance et de légalité. Or ce genre de consultation ne plaisait pas à tout le monde : d’abord, cela va sans dire, à ceux qui niaient la maladie, puis à ceux qui, tout en y croyant, ne comprenaient pour la guérir d’autre moyen que de n’en pas parler. Ils détestaient le désordre, avaient horreur de l’anarchie, et, s’ils la rencontraient à face découverte, la combattaient résolument ; mais la prévoir de loin et si longtemps d’avance, la démasquer quand elle se déguisait, ne pas se contenter d’attaquer ses excès, vouloir combattre son principe, et prétendre appliquer le remède, non pas à la surface, au fond même de la plaie, n’était-ce pas une ambition bien grande, se donner bien des soins, irriter bien des gens ? Voilà le grand secret. Il n’y avait, à coup sûr, dans la partie du nouveau cabinet qui n’acceptait qu’à contre-cœur ce nouvel auxiliaire, aucun mauvais vouloir contre M. Guizot ; mais de la meilleure foi du monde on y croyait qu’un tel épouvantail rendrait la lutte plus acharnée, la situation plus périlleuse et le succès plus douteux.

Il n’en fut rien, tout au contraire. Un an s’écoulait à peine, qu’une sorte de changement à vue semblait s’être opéré dans les affaires de la monarchie. Toutes les difficultés extérieures et intérieures, qui, avant le 11 octobre, paraissaient conjurées contre elle et prêtes à l’accabler, s’étaient comme évanouies ; Anvers était pris, l’insurrection de l’ouest éteinte, la démagogie silencieuse et découragée ; une session législative active et bien conduite donnait des résultats féconds ; des lois utiles étaient votées ; les finances devenaient prospères, et la majorité de la chambre élective, incertaine au début, se montrait vers la fin si décidée et si nombreuse, que deux budgets pouvaient être votés coup sur coup, à quelques jours de distance, sans effort et presque sans discussion.

Non-seulement l’adjonction du ministre de l’instruction publique n’avait rien compromis, mais l’efficacité et l’à-propos de sa présence s’étaient fait clairement sentir. Le cabinet profitait par reflet de l’honneur que lui avait personnellement acquis une habile organisation de l’instruction primaire, et dans la politique ; loin d’envenimer les querelles, il les avait plutôt en quelque sorte dominées. Les esprits les plus prévenus subissaient l’influence de ce noble langage s’élevant et entraînant l’assemblée au-dessus de la vulgarité du débat, et devenant pour tous comme un haut enseignement d’esprit constitutionnel et de vrai libéralisme. Ceux même qui dans les rangs de la majorité se laissaient plus volontiers charmer par une autre éloquence plus souple, plus abondante, moins dogmatique et moins sévère, n’en reconnaissaient pas moins l’incontestable utilité pour la cause commune de ces accens si graves et tombant de si haut. Ce n’était donc plus seulement d’un groupe intime et un peu raffiné que M. Guizot se trouvait chef, c’était d’un puissant corps d’armée, d’une des portions les plus notables de la majorité parlementaire, et l’opinion s’établissait que l’association de ces deux éloquences, se complétant l’une par l’autre et se servant mutuellement de lest et de contre-poids, constituait une force en quelque sorte à toute épreuve.

Ainsi ce cabinet du 11 octobre, si péniblement constitué et menacé d’abord de tant d’orages, avait triomphé de tout. Était-ce un bien que cette victoire si prompte ? Était-elle sans dangers ? N’eût-il pas mieux valu des succès plus pénibles, des perspectives moins riantes ? Qu’on y regarde bien, cette première année d’efforts heureux et d’union sans nuages, ce début séduisant, c’est là qu’est l’origine de la plupart des fautes qui, jointes à des hasards dont personne n’est le maître, ont déterminé cette soudaine chute dont l’exemple doit rendre modeste tout pouvoir qui se croit affermi.

C’est en effet vers cette époque et au milieu de cette veine inespérée du cabinet du 11 octobre que les amis du régime nouveau, quelle que fût leur nuance, commencèrent à s’imaginer qu’après de telles épreuves l’établissement de juillet était désormais capable de résister à tous les chocs, que c’était un gouvernement fondé, qu’il y avait bien encore à le perfectionner, selon le goût, selon la convenance des uns, des autres, à qui mieux mieux, mais que songer à le consolider, à le fortifier et faire à ce sujet le moindre sacrifice, le moindre effort commun, c’était un soin superflu.

Que cette erreur ait survécu, qu’elle ait eu jusqu’au bout sur notre destinée une maligne influence, je dis que cela saute aux yeux. Qui ne sait que chez nous ce qui tue la sagesse, c’est la sécurité, que nous ne sommes raisonnables qu’à la condition d’être inquiets, et que pour rendre impossible la catastrophe de février il n’eût fallu qu’une chose, la supposer possible ? S’ils avaient seulement sondé le pied de l’arbre, ceux qui croyaient à ses racines et qui ne voulaient pas sa chute, l’auraient-ils secoué si fort ? Et encore ils avaient cette excuse que depuis dix-huit ans on l’ébranlait en vain, tandis qu’au bout de trois années, pour quelques succès éphémères, pour quelques défilés heureusement franchis, s’imaginer qu’on a partie gagnée, croire qu’on est sur le roc, qu’on peut tout se permettre, qu’on peut changer son président, prendre à l’essai tous les six mois quelque nouvelle illustre épée, ou bien encore rêver certain plan de finances et le lancer comme une bombe devant ses collègues étonnés, se passer en un mot toutes ses fantaisies, n’était-ce pas de l’imprévoyance plus grande encore, s’il est possible, bien que suivie d’un moins prompt châtiment ? On n’avait triomphé que par la discipline, l’union, la bonne entente ; , il fallait continuer. De toutes les victoires qu’on pouvait se promettre, la seule vraiment féconde était de rester unis. C’était pour les personnes la plus sûre manière de grandir, et pour les choses le seul moyen de se fonder. Il fallait faire durer ce 11 octobre le plus longtemps qu’on aurait pu, sans toucher à son équilibre, sans toucher à son président, car en perdant cette grande figure le cabinet s’affaiblissait, et n’en tirait d’autre profit que d’ouvrir une brèche à ses vrais adversaires, à ce parti moyen, ce tiers-parti, qui commençait à poindre. La plus simple prudence commandait de s’en garantir, d’isoler, de tenir à distance cette phalange d’honnêtes indécis qui, par amour de la conciliation, semaient, sans s’en douter, la division et la discorde ; mais on se croyait si fort ! le danger semblait déjà si loin ! A quoi bon tant de précautions ? Tout le monde y fut pris, le pays, les chambres, la couronne elle-même.

Rien ne fait mieux sentir cette sorte de laisser-aller et de confiance au fond des choses que l’apparition soudaine, inexplicable, d’un nouveau cabinet improvisé vers cette époque au grand étonnement du public, cabinet dont presque tous les membres appartenaient au tiers-parti. Ce jeu compromettant ne dura que trois jours ; mais, tout rapide qu’il était, un abandon même apparent de la politique du 13 mars et des principes de résistance devait porter ses fruits. Le tiers-parti s’en prévalut, redoubla d’importance, de prétentions et de mauvaise humeur. La lutte devint plus vive, et, bien qu’après cette éclipse, le cabinet du 11 octobre se fût complété, et même rajeuni par le retour d’un de ses plus illustres fondateurs, devenu désormais son chef, et par l’adjonction encore récente d’un défenseur nouveau, le plus jeune de tous et non le moins habile, bien qu’il dût ainsi retrouver de brillantes journées et rendre à la monarchie les plus signalés services, il n’était pas destiné à survivre longtemps.

Était-ce un de ces cabinets qui meurent, mais qui ressuscitent ? Non, les embarras de sa naissance interdisaient l’espoir de sa résurrection. Pour qu’il revînt au monde, il eût fallu que son maintien parût à tous ses membres également nécessaire, et que la possibilité d’une action séparée ne fût admise par aucun d’eux. Tous ils furent loyalement fidèles, tant qu’il y eut un drapeau commun ; mais du jour où le drapeau tomba, quelques-uns se crurent dégagés, ce qui ne veut pas dire qu’il y eût déjà chez eux un parti-pris d’isolement. Peut-être même, si la couronne avait alors compris que sa propre force était intéressée à maintenir ce faisceau, et si, par un calcul dont presque tous les, princes se transmettent l’exemple, elle n’eût pas semblé croire qu’elle multipliait ses ressources en n’encourageant pas les fidélités posthumes, peut-être aurait-on vu s’unir, même en dehors du pouvoir, et rester de concert, comme en disponibilité, ce groupe d’hommes si bien faits pour répondre à la fois aux plus diverses exigences de ces temps difficiles, pour donner à la résistance ses justes tempéramens, à l’esprit de liberté ses véritables freins, et pour inspirer confiance à tous en ne favorisant exclusivement personne. Si l’œuvre de 1830 pouvait être sauvée,

……… Si Pergama dextra
Defendi possent !…


c’était à la condition qu’une telle association ne se romprait que pour renaître, et que longtemps encore elle serait la sauvegarde et le soutien de l’édifice.

Or non-seulement cette espérance s’était évanouie, non-seulement le cabinet du 11 octobre ne pouvait plus revivre, mais le désir de le reconstituer allait devenir bientôt un germe de discorde, et soulever au sein de la majorité les plus dangereux conflits.

Ce n’était pas dès les premiers momens qui suivirent la rupture que ce désir pouvait se faire jour. Tant que les deux fractions rivales qui venaient de se séparer essayèrent, chacune isolément, de porter tour à tour, et par leurs propres forces, le fardeau des affaires, toute pensée de rapprochement était prématurée ; mais lorsqu’après un an d’infructueux essais, six mois d’efforts dans un sens et six mois dans un autre, on vit paraître une troisième tentative sous les auspices et sous la direction d’un homme considérable dans le parti de l’ordre, également éminent d’esprit et de position, et qui, sans avoir fait partie du cabinet du 11 octobre, avait pourtant donné des gages, dès le début du nouveau règne, et à la royauté et à l’opinion modérée ; lorsque ce nouveau chef laissa voir l’intention de gouverner sans le concours des influences reconnues et acceptées jusque-là, de se créer en dehors d’elles, avec l’appui de la couronne, un parti de gouvernement, en d’autres termes, de rallier l’armée en excluant les généraux, on comprend que l’espoir, jusque-là chimérique, de renouer le faisceau rompu et de le rétablir sur sa base première, ait pris bientôt assez de consistance pour séduire des esprits qui de très bonne foi croyaient que le pouvoir nouveau, malgré son habileté et ses heureux débuts, s’engageait dans des voies dangereuses, abandonnait trop tôt l’attitude de la résistance, ne couvrait pas assez la royauté, et laissait en souffrance les conditions vitales du gouvernement représentatif.

Je ne cherche pas ici jusqu’à quel point ces reproches étaient fondés, et si ces dissidences politiques provenaient en partie de griefs personnels ; encore moins voudrais-je examiner de quel côté était le premier tort, à supposer qu’il y en eût un : je ne constate qu’une chose, c’est que dans les rangs de cette majorité, un peu flottante et mélangée, que s’était formée le nouveau ministère, trente membres environ ne surent pas résister à l’espoir, peu fondé sans doute, l’événement l’a prouvé, mais loyal et sincère, de rétablir cette combinaison si forte, si bien équilibrée, qui n’avait succombé naguère que par malentendu, et qui s’était, dans leur esprit, comme idéalisée par le regret et par le souvenir, à tel point que, pour assurer du même coup l’affermissement de la monarchie et la réalité du gouvernement représentatif, ils ne voyaient qu’un moyen vraiment sûr, la résurrection de ce cabinet modèle, ou tout au moins une union solide et cimentée, un second mariage entre deux de ses principaux chefs.

C’est la perspective de cette panacée qui peu à peu, et comme malgré eux, devait les attirer même au-delà de leurs frontières. Chacun ne parle que pour soi ; je crois pourtant avoir assez connu la plupart de ces trente membres pour oser dire, en leur nom comme au mien, que s’ils n’avaient pas cru saisir l’occasion, peut-être unique, de refaire en 1839 ce qu’on avait si bien fait en 1832, de reconstruire le cabinet du 11 octobre, cette première coalition qui n’avait scandalisé personne, et dont ils attendaient pour leur cause, pour l’affermissement de la monarchie constitutionnelle, de si puissantes garanties, jamais ils n’auraient pris part à cette autre coalition qui allait étonner et troubler tant de gens : stratégie mal comprise, partant mal conçue, qui devait diviser ce qu’il fallait unir sans unir ce qui était divisé, et laisser après elle autant d’irritations que de mécomptes et de regrets.

Maintenant, après vingt ans d’expérience, il est aisé de reconnaître que le but qui nous avait séduits était lui-même une illusion. Non-seulement, même après la victoire, on n’était pas sûr de l’atteindre mais en supposant même, ce que départ et d’autre on souhaitait à coup sûr, en supposant qu’après comme pendant la lutte on fût resté uni, qu’on eût tout rétabli, tout remis à sa place, l’ancienne association n’aurait pas pour cela repris sa vie première et prospéré comme autrefois. Le temps, qui toujours marche, ne permet pas aux mêmes causes d’avoir deux fois mêmes effets. Les situations, les circonstances, les rapports des personnes, tout était modifié. De ces deux hommes dont on voulait avec raison unir et faire concerter la puissance oratoire, l’un avait pris dans son parti pendant quelques instans une position dominante qui ne permettait guère qu’il se pliât désormais à n’avoir plus que son ancienne part de pouvoir et de responsabilité. S’y fût-il résigné, comme sans doute il en avait dessein, l’union qu’on rêvait conduisait forcément à un second divorce ; mieux valait que chacun suivît séparément sa propre destinée, sans vouloir à tout prix s’engager dans des liens nouveaux.

Et quant au cabinet du 15 avril, si, comme on en peut donner la preuve, il devait ses premiers succès à deux causes, dont une seule, les talens, la prudence, l’agrément personnel, les manières attrayantes de son chef, ne devait pas l’abandonner, tandis que l’autre, la tolérance d’une partie de l’opposition, commençait à lui faire défaut ; si dès son origine il manquait d’une base assez stable, d’un programme assez défini pour continuer longtemps avec ses seules forces la mission qu’il s’était proposée, et si par conséquent il devait, lui aussi, chercher une alliance, c’était assurément aux dissidens de l’ancienne majorité qu’il aurait dû s’adresser d’abord. Là étaient ses renforts naturels, ses véritables alliés. Laisser ce vide au cœur même de l’armée, c’était rendre impossible tout triomphe durable, tout affermissement de la cause de l’ordre. Ces trente membres avaient leur importance, même en ne comptant pour rien la valeur des personnes, puisqu’il aurait suffi que quelques-uns de leurs collègues, heureusement inspirés dans l’intérêt commun et comprenant leurs intentions, eussent fait nombre avec eux pour qu’avant toute discussion, toute coalition et tout fâcheux éclat, le cabinet fût pacifiquement amené à d’utiles transactions. On ne peut donc trop regretter que de sérieux efforts n’aient pas été tentés pour combler le fossé qui peu à peu s’était formé entre ce groupe et le reste des centres.

Pour le ramener presque en entier, il ne fallait, quant à la politique, qu’un peu plus d’unité, une attitude un peu plus décidée, et à coup sûr, quant aux personnes, moins de travail et moins de soins que pour recueillir çà et là quelques épaves du centre gauche. Est-il donc vrai qu’il y eût à ces heureux rapprochemens un obstacle invincible dans l’incompatibilité de deux hommes et de deux caractères ? Je l’ai cru longtemps, je l’avoue, et je ne serais pas surpris, autant qu’on en peut juger par quelques mots qui lui échappent, que, même à l’heure qu’il est, chez l’auteur des Mémoires, cette ancienne impression ne soit pas tout à fait effacée, bien qu’en des circonstances plus récentes il se soit retrouvé, comme il le dit lui-même, uni par des idées, des sentimens et des efforts communs avec l’ancien président du cabinet du 15 avril- Eh bien ! s’il m’est permis de consulter ici mon propre sentiment, j’oserais affirmer que ces deux hommes, quel que fût sur ce point leur avis personnel, et à coup sûr, contrairement à ce qu’on en croyait au dehors et surtout autour d’eux, n’étaient pas par eux-mêmes le véritable obstacle à l’union qui pouvait tout sauver. Ce n’est qu’après coup que je l’ai bien compris, lorsque, dans l’assemblée législative, M. le comte Molé, avec lequel jusque-là, à de rares intervalles, j’avais à peine échangé quelques mots, se trouva mêlé dans nos rangs. À le voir ainsi tous les jours, de près, dans les incidens des affaires les plus divers et les plus imprévus, j’appris non-seulement à redoubler d’estime pour cette sagacité, cette élévation d’esprit dont il avait donné de si vaillantes preuves en défendant son drapeau, mais à connaître l’homme et sa vraie valeur dans l’intimité de son commerce, si bien qu’à des préventions qui n’étaient pas éteintes ne tarda pas à succéder une affection respectueuse dont j’aime à produire ici l’expression. Et comme d’un autre côté je sais depuis trente ans, à n’en pouvoir douter, ce que tous ceux qui ont approché M. Guizot ne tardent guère à savoir, c’est-à-dire à quel point, sous cet aspect de gravité presque sévère, il est confiant et facile, sans exigences et sans ombrages, n’ai-je pas quelque droit d’en conclure que si des hasards plus heureux, des rapports plus fréquens, plus directs, ou des intermédiaires plus adroits et surtout moins zélés, avaient permis à ces deux hommes de se voir tels qu’ils étaient, rien n’était moins impossible que de faire durer leur alliance ou de la renouer même après la rupture, et d’en assurer le bienfait à cette monarchie qu’ils avaient tous les deux même ardeur à servir ?…

Mais je me laisse aller à trop de confiance ; j’oublie, en écoutant mes souvenirs et mes regrets, que je ne suis pas seul, que j’ai là devant moi ces témoins charitables dont nous parlions en commençant. « Quel régime et quel temps ! vont-ils dire ; voilà donc votre politique ! des brouilles, des querelles, des raccommodemens ! tout un pays à la merci de quelques hommes plus ou moins acharnés à se combattre et à se supplanter ! son bonheur, son repos subordonnés à leurs caprices, à leurs rancunes ou à leurs amitiés ! » Le thème n’est pas neuf, mais on peut le broder sans fin, surtout en y mêlant la complainte obligée sur les tournois de la parole et les autres misères des gouvernemens libres ; je devrais dire parlementaires, c’est maintenant le mot en usage pour médire de la liberté tout en professant l’amour des principes de 1789. Après tout, peu importe le mot ; libre ou parlementaire, cette forme de gouvernement a ses défauts comme les autres, qui songe à le contester ? Je vais plus loin, je dis qu’en tout pays, et plus encore dans le nôtre, ses mérites sont inséparables d’inconvéniens et de dangers que je tiens à signaler moi-même. Pourquoi farder sa cause quand on sait qu’elle est bonne ? La franchise vaut mieux. J’en conviens donc, le régime de libre discussion et de publicité, même sagement réglé, mais véritablement libre, sans arbitraire et sans fiction, ce régime où tout se passe au grand jour, où chacun peut prétendre à grandir par soi-même en montrant ce qu’il vaut et en se distinguant des autres, a pour effet inévitable d’exciter à la lutte, d’animer la contradiction, et de grossir par conséquent les dissidences naturelles qui séparent les personnes. Gardez-vous de vous diviser, vous serez bientôt incompatibles. Le public prend plaisir à tracer entre vous et vos meilleurs amis certains fossés, d’abord presque invisibles, qui peu à peu se creusent, s’élargissent et sont infranchissables le jour où le salut commun voudrait vous réunir. Ce n’est pas tout : ce même effet d’optique qui entre les personnes grossit les dissidences, agit aussi sur les choses. La plus insignifiante question, si l’opinion surexcitée l’éclairé d’un certain jour et par certains côtés, peut grandir à vue d’œil, prendre des proportions démesurées, extravagantes, absorber seule tous les regards, tout dominer autour d’elle. En vain la raison proteste et réduit ce bâton flottant à sa juste mesure ; les yeux sont fascinés, les esprits restent sourds, la fantasmagorie l’emporte, et si le malheur s’en mêle, c’est au bruit d’une catastrophe que le pays s’éveille et maudit son aveuglement.

J’espère que je ne cache rien. Je fais la partie belle à mes contradicteurs. Exagération des dissidences, exagération des questions, tout gouvernement libre porte en lui, je l’avoue, ces deux formidables chances d’erreur et de danger : ce sont ses défauts de nature ; mais ces défauts, ne le sentez-vous pas ? sont à leur tour inséparables de ce qui fait la gloire et la grandeur de toute société, de tout gouvernement. Ce mouvement, ce bruit, cette exagération, c’est la condition de la vie, condition nécessaire et qu’il faut accepter sous peine de renoncer aux bienfaits de la vie. Tout ce qui est en ce monde un principe de force, tout ce qui multiplie la puissance de l’homme et son action sur la nature n’a-t-il pas ses dangers ? La vapeur n’a-t-elle pas les siens ? la guerre, dont on nous vante les effets salutaires, n’a-t-elle pas, elle aussi, ses redoutables chances ? Partout le mal et le bien s’entremêlent, et pour avoir le bien il faut braver le mal. La vie publique est pour un peuple la source où il s’aguerrit, se fortifie, se régénère, le principe de sa vraie grandeur, de sa vraie prospérité ; elle vaut bien qu’on l’achète au prix de quelques risques. Tâchez de réprimer, de régler ses excès ; mais sous prétexte de vous en garantir n’allez pas l’étouffer, aussitôt vous seriez aux prises avec un bien autre péril.

S’il ne fallait que du repos, je sais un sûr moyen de vous en procurer, de vous épargner ces querelles, ces brouilles, ces rivalités qui vous troublent, un moyen de ne rien grossir, ni dissidences, ni questions, de tout atténuer au contraire. Politique, finances, guerre, marine, industrie, vos plus chers intérêts, vos plus grandes affaires, rassurez-vous, on peut les traiter sans bruit, ou, s’il vous faut encore en entendre parler, ce ne sera qu’après coup, quand tout sera consommé, sorte de bruit posthume qui n’a rien d’effrayant. Vous serez donc contens, vous aurez le repos ! mais la vie, qu’en aurez-vous fait ?… Aussi, lorsque l’an dernier, presque à la date où nous sommes, on vit paraître un décret qui, par des déclarations nouvelles et par un commencement d’exécution, si modeste qu’il fût, confirmait des promesses qu’on pouvait croire oubliées, bien des gens s’étonnèrent et ne virent dans cet acte qu’une sorte d’inconséquence, un coup de tête irréfléchi ; mais ceux qui sont convaincus que, sans la vie publique et ses hasards, il n’est pour un état, si prospère et si vaillant qu’il soit, ni prospérité persistante, ni durable fortune, et que la vaillance elle-même, sur le sol le plus riche en courage, ne survivrait pas longtemps au sommeil des esprits, ceux-là n’attribuèrent le décret qu’à un intelligent instinct d’avenir et de conservation, et j’ajoute qu’aujourd’hui même, malgré bien des raisons qui pourraient ébranler leur foi, ils ne supposent pas le pouvoir assez mal inspiré pour différer longtemps un plus sérieux accomplissement de ses promesses.

Quoi qu’il advienne de cet espoir et de mes prévisions optimistes, comme je ne croirai jamais que ce pays si jeune et si plein d’avenir ait dit à la vie publique un éternel adieu, comme j’ai la certitude qu’il la verra renaître, sous une forme ou sous une autre, un peu plus tôt, un peu plus tard, je ne sais pas un meilleur service à lui rendre que de lui donner une juste idée, de lui parler sérieusement des essais qu’il en a déjà faits. Le plus habile dénigrement, le dédain le mieux calculé ne sauraient prévaloir contre la loyauté d’un récit fidèle et sincère. C’est là, je le dis encore en terminant, l’utilité pratique des Mémoires de M. Guizot. Je suis loin, je le sens, d’avoir atteint mon but. Je n’ai donné qu’une imparfaite idée de cette époque, de cette politique que je m’étais promis de peindre ; mais si j’inspire quelque désir, je ne dis pas de lire, d’étudier ces précieux mémoires, j’aurai rempli ma véritable tâche. Un seul regret me restera, celui de n’avoir dit que la moitié de ma pensée sur les perfections de l’œuvre littéraire. Je n’en pourrais parler à mon aise que si j’avais pour l’auteur une moins sûre et moins vieille amitié. Aussi je porte presque envie à ceux qui sur le fond ont des querelles à lui faire, car ils peuvent, sans embarras, se dédommager sur la forme, et donner cours à leurs éloges d’autant plus librement que la cause n’en saurait être l’aveuglement de l’amitié.


L. VITET.

  1. M. Renan, — De la Philosophie de l’histoire, — Revue du 1er juillet 1859.