LA MONARCHIE


DE 1830.




PREMIERE PARTIE.




Nous avons exposé dans ce recueil notre pensée sur le gouvernement de la restauration[1] ; nous voudrions faire suivre aujourd’hui cet aperçu sur la monarchie de 1815 d’un travail analogue sur la monarchie de 1830, afin d’éclairer l’étude de ces deux époques par les similitudes organiques qui les rapprochent et les différences d’esprit qui les séparent. Nous avons mesuré d’avance, on peut le croire, toutes les difficultés d’une pareille tâche. Sans les méconnaître, nous ne les croyons de nature à enchaîner ni la liberté de la pensée, ni même celle de la parole. Sorti d’une immense acclamation populaire, le gouvernement de notre pays veut être fort ; il doit donc permettre d’être juste, — quand d’ailleurs on ne demande que le droit d’apprécier avec une impartialité respectueuse les actes d’un pouvoir qu’on a servi, et dont la chute a laissé au cœur de ceux qui l’ont aimé plus de regrets que d’espérances. Si nous ne trouvons pas d’obstacles au dehors, nous osons affirmer que nous en rencontrerons moins encore en nous-mêmes. Qui que nous soyons, acteurs illustres ou obscurs de ce drame dénoué par une catastrophe dont la soudaineté a confondu toutes les sagesses et humilié toutes les présomptions, il ne reste plus rien entre nous des rivalités et des misères d’un temps dont un abîme nous sépare. Conservateurs et opposans, broyés ensemble sous le char dont le roulement lointain n’avait point frappé nos oreilles, soyons modestes en présence d’une catastrophe que les uns n’ont pu prévenir, et que les autres ont peut-être provoquée sans la vouloir, et puissions-nous nous entendre du moins pour faire prévaloir en commun le seul intérêt qui survive aux révolutions, celui de la vérité dans l’histoire !

De quelles circonstances impérieuses est sortie la révolution de juillet, comment est-elle parvenue à conquérir sa liberté d’action, et quel a été son véritable caractère ? — Quel jugement faut-il porter au point de vue des intérêts permanens de la France sur les principales transactions politiques intervenues de 1830 à 1848 ? — Dans quelles régions s’est formée la tempête sous laquelle a sombré cette monarchie au moment où, voguant avec le plus de confiance, elle paraissait avoir doublé tous les écueils ? – A ces trois questions correspondront les trois parties de ce travail.


I

Le gouvernement de la restauration avait honorablement vécu durant quinze années par une transaction habilement ménagée entre son propre principe et le principe contraire. Du moment que, par la fatalité des événemens et la témérité des hommes, le pouvoir constituant et la souveraineté parlementaire se trouvaient conduits à se heurter, et qu’une lutte était substituée à un compromis, l’imminence d’une révolution était manifeste. Celle-ci pouvait s’opérer sans doute, ou par une insurrection soudaine dans Paris, ou par un système de résistance organisé dans les départemens ; les ordonnances de juillet pouvaient venir expirer en trois jours devant les barricades, ou en trois mois sous les refus d’impôt et les arrêts des cours de justice ; mais, pour aucun esprit sérieux, l’illusion n’était possible sur le résultat définitif : il n’était donné à la pensée politique qui avait inspiré ces actes ni de vaincre ni même de prolonger longtemps le combat.

Assurée que l’opposition était d’avance de sa victoire, lui aurait-il été donné d’ouvrir à la crise un cours moins violent et plus régulier ? Commencée au nom du droit constitutionnel violé par le pouvoir, la résistance aurait-elle pu s’arrêter à son tour à la limite de ce droit même, et la France était-elle en juillet 1830 en mesure de donner au monde le grand exemple d’un peuple soulevé pour défendre ses lois, et s’arrêtant, par respect pour ces lois elles-mêmes, devant un berceau ? Enfin la question dynastique aurait-elle pu rester en dehors du conflit si malheureusement engagé ? — Je ne le crois point, et j’alléguerai bientôt les motifs de mes doutes ; mais, ce que je n’hésite point à affirmer, c’est que, si des circonstances plus impérieuses que les volontés avaient alors permis de respecter le droit monarchique reposant sur une tête innocente, aucune classe de la société française n’y aurait eu plus d’intérêt que la bourgeoisie, car celle-ci aurait consacré par le principe successoral sa propre victoire et son avènement au pouvoir.

En respectant l’hérédité monarchique, en restant dans les termes des actes portant retrait des ordonnances, la révolution de juillet 1830 conservait le caractère pacifique et régulier que les passions démagogiques furent si près de lui faire perdre, et qu’il fallut des efforts surhumains pour lui maintenir. La monarchie légitime, en quelques mains que le gouvernement en fût passé, restait, en communion avec toutes les monarchies européennes ; sa liberté d’action lui demeurait entière, et tout le système de ses alliances était maintenu ; elle n’aurait point eu ces terribles combats à livrer pour échapper à la guerre qui, durant trois longues années, sembla l’inéluctable fatalité de la monarchie de juillet. La bonne harmonie conservée avec l’Europe arrachait au parti républicain ses armes les plus redoutables, car, de 1830 à 1833, les questions extérieures qui rendaient la paix si incertaine furent, chacun le sait, pour la dynastie nouvelle, l’épreuve la plus périlleuse et la plus redoutée. Représentées au pouvoir par les chefs de l’opposition, les classes industrielles et lettrées se fussent trouvées dans la situation la plus favorable pour résister aux seuls ennemis qui les menaçassent alors dans une suprématie manifestement acquise, car, contre le parti républicain, elles auraient rencontré le concours des hommes de la droite : ceux-ci, de leur côté, forcément rejetés hors des affaires par la victoire de l’opposition sur une doctrine dont ils avaient dû accepter la responsabilité, se fussent trouvés placés, comme ils l’avaient été depuis l’ordonnance du 5 septembre 1816 jusqu’à la chute çlu ministère Dessolles, dans la position la plus profitable pour le pays et la plus honorable pour eux-mêmes ; ils fussent restés en dehors du pouvoir sans le tenir pour ennemi, se retrempant ainsi dans l’opposition sans s’exposer à contracter des habitudes factieuses. En respectant l’hérédité monarchique après le retrait des ordonnances de juillet, la bourgeoisie aurait donc acquis les deux forces qui lui manquèrent le plus durant dix-huit années : un lien avec l’Europe, un point d’appui contre la révolution.

Si donc il n’avait dépendu que de cette classe, à laquelle l’instinct de ses intérêts ne manque pas, de donner aux événemens la direction la plus sûre pour elle-même, elle en aurait probablement restreint la portée au lieu de l’étendre. Aux derniers jours de la restauration, un changement de dynastie n’était guère plus dans les vœux que dans les intérêts des classes moyennes, quelque engagées qu’elles pussent être dans les voies de l’opposition. Si l’érection d’un nouveau trône pouvait caresser l’orgueil de certains Warwick de bourse, aspirant à faire un roi après avoir fait fortune ; si de rares esprits, fascinés par une date, désiraient d’appliquer à la France démocratique et catholique le programme de l’Angleterre aristocratique et protestante, ni ces rêves d’une vanité dorée, ni ce goût des imitations étrangères, n’avaient altéré sur ce point la rectitude du sens national. Après le retrait des ordonnances et l’abdication du roi Charles X, la bourgeoisie aspirait à rentrer dans la légalité bien plus qu’à en sortir, et elle aurait accepté avec joie une solution qui lui aurait apporté des inquiétudes de moins et des gages de sécurité de plus. Quiconque a suivi de près les transactions politiques de la première semaine d’août 1830 ne peut ignorer que tel aurait été le sentiment dominant parmi les députés réunis au Palais-Bourbon, si ceux-ci n’avaient pas dû compter avec d’autres passions, que celles qui les inspiraient eux-mêmes, et s’ils n’avaient pas subi la pression d’une force qui leur laissait les apparences bien plus que la réalité du pouvoir.

Les ordonnances de juillet avaient blessé au plus vif de leurs croyances politiques les classes auxquelles la charte de 1814 avait attribué la puissance électorale ; mais quelque ardentes que fussent ces colères, elles n’auraient pu prévaloir qu’après un certain temps contre la force militaire dont disposait le gouvernement royal, et elles étaient trop impatientes pour ne pas se chercher immédiatement des auxiliaires et des vengeurs, au risque de voir la pensée qu’elles exprimaient elles-mêmes promptement travestie et dépassée. La bourgeoisie appela donc le peuple dans la rue sans soupçonner qu’il y tiendrait bientôt plus de place qu’elle. Le peuple y descendit avec ses instincts, ses souvenirs, ses symboles, et, sans s’inquiéter de l’idée au nom de laquelle on l’avait d’abord provoqué au combat, il n’entendit servir que la pensée baptisée de son sang, et qu’il saluait obscure, mais puissante, dans les enivremens d’une lutte à mort. À peine l’insurrection eut-elle revêtu ce caractère, que la bourgeoisie en perdit la direction. Dès la seconde journée, il s’agissait beaucoup moins pour celle-ci d’en finir avec les vaincus que de contenir les vainqueurs, et si le gouvernement provisoire menaçait Rambouillet, c’est qu’il craignait l’hôtel-de-Ville. Les membres de la commission siégeant au palais municipal disposaient dans Paris de forces bien autrement formidables que celles qui suivaient l’impulsion des députés délibérant au palais législatif. Un fait provoqué on ne sait par qui, accompli on ne sait comment, était venu tout à coup changer le caractère de l’événement. Un drapeau qui n’avait point paru depuis le jour de nos grands revers venait d’être hissé sur Notre-Dame, et une commotion électrique avait fait tressaillir aussitôt la ville, l’Europe, le monde. Quel était le sens précis de cette redoutable apparition ? Était-ce l’empire avec ses conquêtes, ou la république avec ses échafauds ? Rejetait-elle la France vers 1792 ou vers 1804 ? Nul ne l’aurait pu dire ; mais ce qu’elle signifiait trop clairement pour le peuple, qui, prêt à mourir, se drapait dans ses couleurs retrouvées, c’était l’exclusion de la dynastie dont ses poètes, ses orateurs et ses maîtres lui avaient enseigné si longtemps à confondre le retour avec le triomphe de l’étranger. L’incompatibilité de la maison de Bourbon et du drapeau tricolore était, en juillet 1830, pour les combattans des faubourgs, une sorte de dogme indiscutable contre lequel se seraient brisés tous les raisonnemens et tous les efforts. L’apparition des trois couleurs ôtait toutes leurs chances aux combinaisons intermédiaires. En transformant la résistance légale en agression révolutionnaire, elle rendait impossible la royauté d’un jeune prince contraint de porter au front le signe fatal à sa race. Qui ne voit point cela ne comprend rien à ces secrètes harmonies des choses, qui, dans leur indéfinissable puissance, constituent les lois mêmes de l’histoire. Lorsqu’on impute à crime aux fondateurs de la monarchie de 1830 la violation du principe d’hérédité monarchique, on oublie très gratuitement quelle force dominait Paris dans la fiévreuse semaine qui commença par la prise du Louvre et s’acheva par l’acclamation du Palais-Royal. On perd le souvenir de ces journées sanglantes et de ces nuits dont la canonnade et le tocsin interrompaient seuls les longs silences. Quel esprit était alors pleinement maître de lui-même et pouvait dire avec certitude d’où viendrait le salut ? Où était le pouvoir au milieu de tant d’élémens confondus ? Était-il sous les uniformes de la garde nationale ou sous les haillons populaires ? Les manifestations de l’Hôtel-de-Ville ne faisaient-elles point pâlir alors celles du Palais-Bourbon, et les 219 députés qui avaient l’air d’y disposer de la couronne de France n’étaient-ils pas eux-mêmes à la disposition des clubs et de l’émeute ? Quelle puissance égalait en ces jours-là celle du vieux général devenu le porte-étendard de la république, et qu’entouraient de jeunes séides suppléant au nombre par l’audace ? Ne fallait-il pas compter avec Lafayette ? était-il possible de proclamer un gouvernement sans son aveu et sans celui des hommes dont il se croyait le chef, quoiqu’il n’en fût que l’esclave ? Or croit-on de bonne foi que M. de Lafayette eût abdiqué sa dictature devant le jeune représentant de la branche aînée des Bourbons, et que les hommes de l’Hôtel-de-Ville eussent subi la royauté légitime, lorsqu’il fallut prendre tant de peine pour les amener à accepter une royauté élective intronisée sous l’étiquette de la meilleure des républiques et sous le couvert des souvenirs de 92 ? Si le duc d’Orléans fut choisi par les uns comme petit-fils d’Henri IV, il fut un moment supporté par les autres comme fils d’un conventionnel, et la fatalité des circonstances rendait le concours au moins temporaire de ces hommes-là indispensable à la fondation d’un gouvernement régulier. La responsabilité des hommes politiques se mesure à leur part de liberté, et celle des fondateurs de la dynastie nouvelle fut bien plus restreinte qu’il n’est habituel de le reconnaître et de le confesser. Le petit-fils du roi Charles X patroné par un général républicain, porté aux Tuileries sur les bras de sa courageuse mère parée des couleurs nationales et sous l’escorte des héros des trois journées, ce rêve-là a pu défrayer quelques imaginations, mais il ne saurait devenir un texte sérieux d’accusations contre personne. La proclamation de M. le duc de Bordeaux n’était malheureusement possible, en face du gouvernement de l’Hôtel-de-Ville, qu’à la condition de livrer un combat dont l’issue était trop incertaine pour qu’il y ait lieu de s’étonner que la bourgeoisie ait préféré une transaction à une lutte, et cherché dans un changement de dynastie un moyen d’échapper à la république. Des Vendéens, sans doute, auraient affronté le péril devant lequel des marchands ont reculé ; mais il ne fallait pas s’attendre à ce que les croyances du Bocage animassent la rue Saint-Denis. L’avènement de la maison d’Orléans, érigé en théorie après la révolution consommée, n’a été au fond qu’un expédient sorti des terreurs d’un peuple aux abois. Le chef de la branche cadette fut préféré au représentant de la branche aînée non parce que cela agréait au salon de M. Laffite et aux rancunes de quelques personnages politiques, mais parce que la royauté de l’un fut jugée plus facile à faire accepter aux hommes de juillet que celle de l’autre, et parce que le combattant de Valmy sembla moins dépaysé sur un trône ombragé des couleurs de 92 que le petit-fils du vieux monarque qui emportait alors l’oriflamme dans l’exil. Si la France a ratifié l’acte de la capitale, c’est parce que, également alarmée de la perspective d’une longue régence et d’une crise sans issue, elle s’est plus inquiétée des périls du jour que des difficultés du lendemain. Sortie d’une délibération pleinement libre de la bourgeoisie, nous avons montré qu’une pareille résolution aurait été une grande faute politique ; — provoquée par la volonté du chef de la branche cadette, la révolution de juillet aurait été un odieux crime personnel, car l’usurpation réfléchie et spontanée de la couronne eût impliqué la violation flagrante de sermens cimentés par la reconnaissance et par le sang ; — mais pour peu que, répudiant les injustices comme les illusions des partis, on se replace par la pensée sous le coup des terribles nécessités du temps, on est, ce semble, conduit à reconnaître que les événemens exercèrent alors une pression égale, et sur la nation qui offrait la couronne, et sur le prince qui en acceptait le poids. Lorsque le roi Charles X quittait le royaume, et que des masses armées s’abattaient sur Paris moins pour continuer la lutte que pour partager la victoire, le débat n’était plus entre deux monarchies, il était tout entier entre la monarchie et la république ; il était entre une société qui voulait vivre et une anarchie qui déjà la possédait à moitié. Cette monarchie ne sortit point d’un conciliabule de conjurés, mais de l’effroi de tout un peuple, dont le premier besoin, dans les grands périls publics, est de se chercher à tout prix un sauveur, La royauté fut acceptée par le prince dans le sens où elle lui avait été déférée par la nation, comme un service à rendre, un combat à livrer, une vie tout entière à dévouer aux soucis et aux poignards ; elle fut acceptée pour retarder de dix-huit ans un spectacle de honte et de douleur, en empêchant que le 28 juillet ne fût suivi d’un 24 février.

Sous la protection d’une légalité à grand’peine rétablie, la royauté de 1830 a été poursuivie, de son établissement à sa chute, par les hommes qui avaient poussé le roi Charles X à des témérités impossibles, en le laissant désarmé contre les suites inévitables de leurs folies. Ces inexorables accusateurs, que n’a désarmés ni l’exil ni la mort, ont dédaigné de tenir compte des extrémités où leurs propres théories avaient conduit la France, jetée par la crise de juillet entre les appréhensions d’une république qu’entouraient tous les souvenirs de la terreur et de la guerre - et l’impuissance traditionnelle d’un gouvernement de minorité dont leurs soupçons auraient bientôt fait un supplice au prince chargé de l’exercer. Vingt fois, durant le cours de dix-huit années, ce prince a déclaré à l’Europe et à la France qu’il n’avait jamais aspiré à la couronne, et qu’il ne l’avait acceptée que forcé et contraint par l’imminence du péril : n’y avait-il donc pas, du moins dans ces affirmations réitérées, matière à quelque hésitation et à quelque doute ? Lorsque, renversé par la tempête du trône sur lequel la tempête l’avait porté, le vieux roi de 1830 proclamait hautement que son droit, sorti d’un fait impérieux, mais transitoire, ne pouvait survivre aux circonstances qui l’avaient créé, et qu’il disparaissait avec elles, cette confession monarchique, répétée au seuil de l’éternité, ne devait-elle désarmer aucune haine, ni modifier aucun jugement ? Et fallait-il qu’entre deux interprétations possibles d’un grand événement historique, certains hommes persistassent à préférer celle qui sert leurs passions à celle qui servirait leurs doctrines et leurs intérêts ?

II

La monarchie de 1830 n’est sortie d’aucun principe : elle n’appartient pas plus à la théorie de la souveraineté du peuple qu’à celle de la tradition héréditaire ; ce fut une œuvre de transaction entre des combattans qui se redoutaient les uns les autres. La royauté nouvelle eut à la fois les avantages et les inconvéniens d’un compromis entre les classes bourgeoises, qui avaient commencé la révolution, et les classes populaires, qui l’avaient achevée : ce compromis, par sa nature même, laissait toutes les questions incertaines. Si une monarchie entourée d’institutions républicaines était quelque chose d’assez difficile à définir, il faut bien reconnaître que cette formule était l’expression strictement exacte des faits qui avaient présidé à l’érection de ce pouvoir hybride, royauté singulière qui méditait le raffermissement de la paix du monde au chant de la Marseillaise, et qui choisissait M. le prince de Talleyrand pour la représenter au dehors, tandis qu’elle était encore gardée dans son palais par des ouvriers en carmagnole.

Tous les contrastes du présent, toutes les incertitudes de l’avenir venaient se résumer dans le premier cabinet formé par le nouveau roi et dans l’administration bigarrée organisée au lendemain de la victoire moins pour en assurer les résultats que pour en partager les profits. À côté d’hommes préparés au gouvernement par la pratique antérieure des affaires, et qui aspiraient à la sévère application des principes constitutionnels, se groupaient des débris vivans de l’empire tout pleins de ses dédains pour les théories parlementaires, et pour lesquels la seule mission de la révolution de juillet était de laver la honte des traités de 1815, de rendre à la France la situation prépondérante que la coalition lui avait arrachée. Entre de jeunes esprits dévoués à la liberté constitutionnelle, à la paix, et ces vieux adorateurs des « jeux de la force et du hasard, » se groupait une masse nombreuse et bruyante qui dissimulait sous la confuse abondance de formules empruntées à la lecture des journaux l’étique pauvreté de ses pensées et l’amertume de ses petites jalousies. Nourrie des doctrines de la Minerve, inspirée par les chansons de Béranger, elle avait longtemps pourfendu jésuites et missionnaires au nom de la tolérance, et confondu dans une admiration moins logique qu’exaltée les souvenirs de 91 et ceux de 1812, la dévotion de la Bastille et celle de la colonne Vendôme. Pour cette école-là, toute la politique consistait à faire échec au pouvoir, qui était à ses yeux un mal nécessaire dans les sociétés constituées, à peu près comme la mort dans l’économie animale. Il fallait donc s’engager avec lui le moins possible, lors même que par le jeu subit des révolutions on se trouvait participer à ses faveurs, prendre sa part à son budget et concourir personnellement à son action. C’était cette sorte d’hommes sceptique et hargneuse que la monarchie nouvelle se trouvait contrainte d’appeler pour une large part à l’exercice des fonctions publiques dans son administration et dans ses parquets ; c’était elle qui s’abritait dans le conseil sous le nom de certains personnages fort incapables d’imprimer par eux-mêmes une direction à la politique, mais plus propres que des révolutionnaires de profession à la maintenir dans cette situation équivoque qui livre un pays à toutes les tentatives de l’audace et à toutes les surprises du hasard.

Ces hommes-là répugnaient à la violence et plus encore à la faction ; mais leurs secrètes sympathies en rendaient le triomphe assuré. Personnellement honnêtes, ils réclamaient des mesures odieuses et ne protestaient contre aucun cynisme. Ils avaient l’instinct confus de l’incompatibilité de la guerre avec la liberté, et, sans la vouloir, ils rendaient la guerre inévitable par le concours qu’ils laissaient d’avance pressentir à tous les agitateurs européens. Sans force pour aider au bien, il en avaient moins encore pour résister au mal, et leur attitude déplorable préparait à la monarchie de 1830 la pire de toutes les situations, — celle où les gouvernemens s’affaissent moins sous les coups de leurs ennemis que sous leur propre faiblesse. Au ministère, des hommes antipathiques entr’eux par toutes leurs tendances ; en dehors des conseils, une sorte de lord-protecteur sous l’aile duquel se réfugiait la royauté sitôt que l’émeute hurlait aux portes de son palais, tel fut d’abord l’étrange gouvernement auquel les hommes de l’Hôtel-de-Ville permettaient à peine de s’appeler une monarchie.

Cependant, tandis que ces élémens inconciliables s’agitaient en se paralysant les uns les autres, la pensée destinée à préserver la société française se formulait nettement dans l’esprit du prince que la nécessité venait de sacrer roi. Un centre de gravité se préparait pour toutes les forces conservatrices et pacifiques, et le germe d’un pouvoir fort et régulier allait se développer au sein de cette dissolution universelle. Dès les premiers jours, Louis-Philippe avait perçu avec une pleine lucidité d’esprit le but à atteindre, et découvert à la fois les moyens et les obstacles. Des deux forces qui s’étaient un moment associées pour ériger un trône avec les débris des barricades, il en était une contre laquelle son règne ne pouvait être qu’un long combat. La faction populaire issue des souvenirs si bizarrement associés de la république et de l’empire n’avait alors qu’une seule croyance : la force ; qu’une seule aspiration : la guerre ; c’était à cette époque un parti de soldats bien plus que de démagogues. En 1830, le peuple ne connaissait aucune des formules économiques que la révolution de 1848 devait un jour mettre en circulation pour son usage. La crise le saisissait beaucoup plus sain d’esprit, mais aussi bien plus énergique de cœur. Il ne savait en ce temps-là qu’une chose, la seule d’ailleurs qui lui eût été enseignée : c’est que la France vivait depuis Waterloo dans une paix humiliante ; il ne demandait au gouvernement qu’il avait fait que de rouvrir devant lui la carrière des batailles pour y recommencer ces merveilleuses fortunes dont les épiques récits défrayaient les ateliers et les chaumières. La guerre extérieure était donc pour le parti démocratique le dernier mot de la révolution de juillet.

Dans la paix se résumaient, au contraire, tous les besoins de la bourgeoisie, encore que, par l’effet de déplorables habitudes, son langage ne fût pas toujours sur ce point en parfait accord avec ses vœux, et qu’il y eût une contradiction sensible entre ses allures menaçantes et ses désirs plus que modestes. Les classes lettrées voyaient fort bien que la première conséquence de la guerre aurait été l’organisation d’un régime militaire incompatible dans son esprit et dans sa forme avec les institutions politiques dont elles venaient de revendiquer si vivement l’intégrité. Les capitalistes n’ignoraient pas davantage que la guerre aurait porté un coup mortel aux intérêts industriels et financiers, auxquels le gouvernement de la restauration avait donné un vaste développement. Si la guerre était heureuse, la nation revenait au système de conquêtes ; si ses débuts étaient signalés par des revers, la méfiance publique emporterait le pouvoir ; un recours aux passions révolutionnaires était inévitable, et c’en était fait dans tous les cas du gouvernement constitutionnel et de la prépondérance politique de l’intelligence et du talent. Sous le coup des événemens de 1830, entre l’insurrection de septembre à Bruxelles et celle de novembre à Varsovie, au moment où le carbonarisme soulevait la Romagne et où la démagogie allemande évoquait sur les collines de Hombach le nom de Sand et l’ombre d’Arminius, la guerre entreprise pour déchirer les traités en vertu d’un droit supérieur aux conventions écrites, ce n’était rien moins qu’une lutte furieuse contre tous les gouvernemens soutenue par un appel désespéré à toutes les vengeances et à toutes les cupidités, c’était un champ de bataille vaste comme le monde, ardent comme une fournaise, où la France fût descendue pour mettre son or et son sang au service de toutes les folies écloses au-delà du Rhin et des Alpes, dans l’ivresse des ventes et des tabagies. Les sympathies qui, dans une partie notable de l’Europe, accueillirent l’érection de la monarchie nouvelle auraient partout manqué à ce gouvernement, s’il s’était proclamé solidaire de toutes les agitations extérieures, ou s’il avait paru cacher des ambitions territoriales sous le couvert de son drapeau. L’irrésistible entraînement de l’opinion contraignit en Angleterre le ministère même du duc de Wellington à accueillir avec faveur les ouvertures que M. le comte Molé faisait à l’Europe au nom de la monarchie nouvelle ; mais à coup sûr l’Angleterre aurait pris vis-à-vis d’un gouvernement dont M. Dupont (de l’Eure), alors collègue de M. Molé dans le cabinet, aurait représenté la pensée intime, une attitude toute différente, et personne ne peut douter qu’aux premiers coups de canon tirés sur le Rhin ou sur la Meuse, la Grande-Bretagne ne fût passée à une hostilité implacable. L’alliance anglaise, assurée d’avance à tous les pouvoirs conservateurs et pacifiques, aurait été un non-sens avec un gouvernement résolu à changer l’état territorial de l’Europe.

C’était donc une guerre de propagande entreprise contre tous les gouvernemens, sans un seul allié, qu’on prétendait imposer à une monarchie à peine assise, sans finances, sans crédit, et alors presque sans armée ; c’était à ce but qu’allaient et les divagations de l’opposition parlementaire et les manœuvres beaucoup plus habiles de l’émeute, qui, descendant chaque jour dans la rue, couverte par la tribune comme des assaillans par la tranchée, sommait un gouvernement dont elle se considérait comme la source, soit de réunir la Belgique à la France, soit d’intervenir en Italie contre l’Autriche, soit de protéger la Pologne contre trois grands états, affrontés avec une héroïque imprudence. Ce qu’on demandait en ce temps-là à une monarchie naissante, c’était ou de conquérir l’Europe, ou de disparaître devant la révolution. On la plaçait entre le suicide et la folie, et cette stupide alternative aurait été subie, si un prince ne s’était rencontré pour opposer sa pensée au désarroi de l’opinion, et s’il n’avait trouvé un ministre pour en devenir l’instrument résolu.

Il a fallu répéter à satiété ces vérités trop évidentes, il a fallu longtemps redire sur tous les tons à un pays dont on mettait une si triste persistance à fausser la conscience et la pensée, que les engagemens internationaux survivent aux gouvernemens qui les contractent, et que les révolutions honnêtes ne dispensent pas plus des traités qu’elles ne dispensent de la justice. Aujourd’hui ce soin pourrait paraître superflu. Nous avons vu, en effet, un gouvernement venu au monde pour prendre sur toutes les questions le contre-pied de celui qu’il avait renversé, et qui se donnait la mission de réhabiliter l’honneur national sacrifié, dépasser, en fait d’avances empressées et d’exigences douloureusement consenties, une mesure qui n’avait jamais été atteinte : nous avons vu la république, pour écarter le fléau de la guerre, laisser succomber, sans une seule tentative pour les secourir, toutes les insurrections suscitées par son exemple. Il y aurait donc quelque ridicule à défendre désormais la monarchie contre des reproches destinés à retomber d’un poids si lourd sur la tête de leurs auteurs. La royauté, entrée deux fois en Belgique, n’a pas rassemblé une grande armée au pied des Alpes pour assister l’arme au bras à l’invasion du Piémont ; on l’a vue à Ancône quand l’Autriche était à Bologne, et il a été donné à ses flottes d’assister à d’autres bombardemens qu’à celui de Païenne. Après que la révolution de 1848 a donné de tels gages de ses résolutions pacifiques, le système extérieur de la monarchie de 1830 est définitivement jugé : il reste constaté qu’en détournant par son habileté persévérante une guerre qui menaçait l’ordre social tout entier, Louis-Philippe a pris place, à son heure, parmi ces hommes suscités pour détourner le cours de calamités imminentes, et que l’immuable pensée de son règne fut la pensée même de son siècle.

Cette base posée emportait tout un système politique. Jeté en pleine bourgeoisie, le gouvernement recevait charge d’initier aux affaires des hommes plus accoutumés à blâmer le pouvoir qu’à l’exercer, et sa préoccupation la plus constante allait être de combattre dans les masses l’esprit militaire en leur procurant et plus d’habitudes d’aisance et de plus grandes facilités de travail. Provoquer tous les intérêts pacifiques pour les opposer aux instincts belliqueux de la nation, continuer les traditions extérieures de l’antique monarchie avec des instrumens nouveaux, accepter toutes les conditions du gouvernement représentatif quant aux personnes, mais en donnant pour contre-poids à l’inexpérience et à la mobilité de celles-ci l’action personnelle de la royauté dans la sphère de ses attributions constitutionnelles : tel fut le difficile programme que se traça le duc d’Orléans au moment même où une extrémité terrible le plaçait sur un trône érigé par deux partis à la veille d’engager l’un contre l’autre une lutte à mort.

Ces partis comprenaient en effet d’une manière diamétralement opposée le rôle du gouvernement issu de leur union fortuite. — Le droit de ce pouvoir était, pour l’un, dans une insurrection triomphante, et son œuvre était la guerre, comme son titre était la force. L’autre s’efforçait de justifier l’origine de la royauté nouvelle par une sorte de droit résultant de la violation des lois fondamentales ; il lui assignait pour mission le maintien de la paix du monde et le développement régulier de la liberté constitutionnelle en Europe, et répudiant comme un non-sens et un mensonge la souveraineté numérique, il s’efforçait cle lui opposer, en même temps qu’à la doctrine du droit inamissible des dynasties, un droit fondé sur l’intérêt national et proclamé par les interprètes légaux de cet intérêt même.

III

Arrêtons-nous quelques instans sur les principaux obstacles élevés, jusqu’à la décisive intervention de Casimir Périer, sur les pas de ce gouvernement débile par le contre-coup de la révolution de juillet en Europe, et par les machinations des partis qui, durant cette période d’hésitation et de faiblesse, durent se regarder comme assurés de la victoire.

Le premier en date comme en importance fut le mouvement national de la Belgique, qui renversait par sa base la combinaison fondamentale des traités de Vienne, l’établissement d’une puissance du second ordre entre la France et l’Allemagne, garde avancée de celle-ci contre celle-là. La séparation administrative entre les deux moitiés du royaume des Pays-Bas, qui s’agitait au début de l’insurrection belge, aurait pu rester une question locale ; mais sitôt que la séparation politique fut consommée, et que la déchéance de la maison d’Orange eut été prononcée à Bruxelles, l’affaire revêtit un caractère européen, et rendit inévitable l’intervention de toutes les grandes cours qui avaient concouru aux arrangemens de 1815. En prenant sous son patronage l’indépendance de la Belgique, la France allait donc rencontrer immédiatement devant elle ou les armes des grandes puissances qui avaient réglé l’état territorial du monde, ou une offre de négociation collective, alors sans issue probable, et qui semblait devoir ajourner la guerre sans la détourner. Une lutte générale ou un concert diplomatique dans lequel la France se présenterait suspecte et isolée contre des cabinets unis par les souvenirs du passé et par les appréhensions de l’avenir, le renouvellement du traité de Chaumont ou l’immixtion de la monarchie de juillet dans la politique de Laybach et de Vérone : telle était l’alternative qui semblait se présenter en novembre 1830, au moment où se formait le cabinet de M. Laffitte. Les deux chances n’étaient guère moins périlleuses, car si l’une conduisait à une lutte sanglante, l’autre paraissait devoir aboutir à une nouvelle crise révolutionnaire, tant elle contrariait l’impulsion imprimée à l’opinion publique depuis les événemens de 1830.

Le nouveau gouvernement s’était à peine décidé à prendre place dans l’alliance d’Aix-la-Chapelle pour y continuer avec les quatre grandes puissances la série des transactions collectives de l’époque antérieure, que la Pologne préludait par une nuit funeste à l’audacieuse tentative de sa régénération politique. Ce fut au moment où les bulletins de Grochow, de Waver et d’Iganie exaltaient les imaginations jusqu’au délire, que les premiers protocoles de la conférence de Londres vinrent tomber comme des montagnes de glace sur cette bourgeoisie parisienne dont l’uniforme du garde national avait momentanément fait un peuple de soldats.

Des tempêtes soufflaient de toutes les extrémités de l’horizon contre cette humble royauté du Palais-Royal, point de mire de toutes les attaques, jouet de tous les dédains, et qui n’avait encore à son service ni une renommée éclatante, ni un seul dévouement éprouvé. La France était contrainte au même moment de refuser l’incorporation de la Belgique et de laisser périr la Pologne. Pendant que Varsovie l’appelait dans un dernier cri de désespoir, Bruxelles offrait vainement la couronne du nouveau royaume à un prince français, et sous le coup d’une irritation fort naturelle, le congrès belge faisait un choix que l’opinion prévenue réputait hostile à la France. Vers le même temps, l’Italie fermentait du pied des Alpes aux rives des deux mers, et la cour de Vienne, s’appuyant sur la réversibilité que lui réservaient les traités pour certains territoires, sur le droit plus général encore de sauvegarder ses propres possessions, se résolvait à une intervention armée qui de Parme et de Modène pouvait bientôt après la conduire à Turin : complication plus redoutable pour la paix que le différend hollando-belge lui-même, car dans les affaires italiennes le contact était direct entre la France et l’Autriche, et nulle intervention diplomatique n’était possible entre les deux cabinets qui représentaient alors dans toute leur énergie la révolution et la contre-révolution en Europe.

La guerre, ou immédiate, ou ajournée, apparaissait donc comme le dernier mot de l’obscur problème de juillet, et la dynastie d’Orléans semblait assiégée par l’Europe monarchique non moins que par la démagogie républicaine. Les pouvoirs étaient sans action et les partis pleins d’espérances ; chacun s’emparait de l’avenir en daignant à peine compter avec le présent. La pairie, condamnée par la charte de 1830 à une mortelle transformation, n’avait plus qu’une existence provisoire ; la chambre élective, qui, sans mandat, avait constitué un gouvernement, épuisée dans un effort que l’effroyable extrémité du moment pouvait seule justifier, n’avait plus ni force ni prestige à prêter à la royauté qu’elle avait faite. Le spirituel et bienveillant financier placé à la tête des affaires voyait avec effroi s’évanouir dans les orages la popularité facile dont il avait contracté la douce habitude. Courtisan novice et libéral émérite, il s’inspirait de la pensée politique du monarque parfois jusqu’à l’exagérer, et dans ses incurables faiblesses d’opposition il tendait la main aux hommes les plus connus pour en poursuivre une autre. Par ses contradictions et ses incertitudes, M. Laffitte était bien d’ailleurs le premier ministre naturel de ce gouvernement aux abois, pour lequel le commandant général des gardes nationales traitait à Paris avec les envoyés de toutes les insurrections, au moment où son ambassadeur à Londres stipulait avec l’Europe le maintien des traités auxquels il avait attaché son nom. C’était pis encore dans la sphère administrative. Les préfets résistaient aux ministres, et les fonctionnaires députés menaçaient du haut de la tribune les dépositaires du pouvoir de leur retirer le concours d’une popularité dont ils voulaient bien consentir à leur faire une aumône conditionnelle. Fidèles à des habitudes invétérées, ils faisaient des proclamations en style de premiers-Paris, tantôt pour désavouer leurs supérieurs hiérarchiques, tantôt pour blâmer les résolutions législatives. Si l’on montrait quelque fermeté devant l’émeute lorsqu’elle menaçait les palais, on lui laissait le champ libre quand elle se ruait sur les temples. L’on estimait habile de détourner sur Notre-Dame l’orage qui grondait sur le Palais-Royal ; il n’en coûtait point de conjurer le désordre par le sacrilège, et de faire reculer la contre-révolution en évoquant la barbarie. La funeste journée de Saint-Germain-l’Auxerrois sortit de la conspiration des susceptibilités administratives avec les calculs d’un machiavélisme de carrefour. On mesurait son langage et son attitude moins sur l’importance de ses fonctions que sur celles qu’on s’attribuait dans la lutte contre le gouvernement antérieur. Les écoles étaient aussi devenues des puissances politiques ; on les flattait et l’on traitait de pair avec elles, heureux lorsque les étudians ne repoussaient pas avec dédain les remerciemens qui leur étaient votés par les chambres ! Les passions qui hurlaient sur la place publique étaient moins menaçantes et moins immorales que les égoïsmes hautains par lesquels s’énervaient tous les pouvoirs. Les périls étaient partout, dans les hommes comme dans les choses ; le courage, le dévouement, la résolution, ne commençaient à poindre nulle part.

Cependant la misère, inséparable compagne de toutes les révolutions, grandissait à pas de géant au milieu de l’anarchie qui semblait porter dans ses flancs la banqueroute et la guerre. Le luxe avait suspendu ses commandes, l’industrie ses travaux ; les ateliers étaient vides, et pour oublier la faim assise à son foyer, l’ouvrier courait s’enivrer du tumulte de la place publique. Les éloges intéressés prodigués à son héroïsme contrastaient douloureusement avec des privations rendues plus poignantes encore par ces glorifications journalières. Sous la double inspiration de son orgueil et de ses souffrances, il se livrait à ceux qui promettaient de lui payer le prix de son sang stérilement répandu en juillet pour la patrie comme pour lui-même. Aussi les sociétés secrètes allaient-elles se grossissant d’heure en heure de ces recrues ameutées par l’espérance et par la faim ; elles minaient le sol sous les pas d’un pouvoir qui n’osait ni s’asseoir ni s’affirmer, et devant cet abandon de lui-même, on pouvait calculer avec une certitude presque entière l’instant où il s’abîmerait sous ce travail souterrain.

On était à la veille d’une crise dans laquelle allaient se concentrer tous les dangers et se coaliser toutes les colères auxquelles la chancelante monarchie de juillet n’avait opposé jusqu’alors que des flatteries et des sourires. Le procès des ministres allait devenir pour elle une épreuve solennelle et définitive. La Providence lui envoyait une occasion de donner au monde la juste mesure d’elle-même, soit qu’elle demeurât enchaînée aux passions qui hurlaient sur son berceau, soit qu’elle osât les répudier en s’exposant à périr pour la justice. Ce jour-là déciderait si la royauté des barricades n’était qu’une variété de plus des pouvoirs révolutionnaires, ou si, par une courageuse et sociale inspiration, elle transformerait son titre et s’élèverait jusqu’à l’état d’autorité régulière. Livrer ces têtes au bourreau, c’était commencer par un acte de lâcheté, suivant la formule invariable de toutes les révolutions, une carrière où les crimes s’engendreraient bientôt les uns par les autres. L’inviolabilité de la vie des ministres signataires des ordonnances était en effet, pour tout esprit droit et tout cœur honnête, la conséquence même de la violation de l’hérédité monarchique. Les agens d’une royauté déclarée irresponsable ne devaient plus rien à la justice du pays du moment où celui-ci était allé frapper au-dessus d’eux. Leur rançon était écrite dans l’exil de trois générations royales, et les atteindre en vertu d’une charte qu’on avait déchirée soi-même dans sa disposition fondamentale, c’était une de ces sanglantes parodies juridiques dont il est toujours demandé un compte redoutable aux nations.

Toutefois la ferme résolution de lier au salut des accusés le sort du pouvoir impliquait pour celui-ci des chances si terribles, qu’il se trouvait dans l’une de ces situations où l’accomplissement d’un strict devoir devient presque de l’héroïsme. Les sociétés secrètes, faisant crier le sang versé dans les trois journées, échauffaient toutes les colères au cœur de ces masses plus capables de générosité que de justice. Par une fascination dont de trop fréquens exemples se rencontrent dans son histoire, la bourgeoisie parisienne se mettait à la suite de ses adversaires implacables, et partageait le vœu cruel dont l’accomplissement aurait transformé d’une manière si funeste pour elle-même la monarchie qu’elle avait acclamée. Affamée d’ordre, la garde nationale poussait en majorité à un acte qui aurait été le prélude certain de l’anarchie, et qui eût entraîné sa propre abdication devant la démagogie alléchée par le sang. Lutter contre celle-ci sans le concours moral de la bourgeoisie armée était une entreprise qui, aux derniers jours de septembre 1830, pouvait à bon droit être estimée téméraire et d’un succès impossible.

Force resta pourtant à l’honnêteté et au droit, grâce à l’énergique initiative du prince, dont la pensée personnelle s’était peu dessinée jusqu’alors. Sitôt qu’elle se fut résolument produite, cette pensée trouva un chaleureux écho dans la chambre des députés, qui, par sa proposition sur l’abolition de la peine de mort, voulut partager une responsabilité dangereuse autant qu’honorable. Le parti républicain, dans sa portion la plus généreuse, suivit l’impulsion de son chef. Le général Lafayette, au terme de sa carrière, conquit, en répudiant la popularité, une gloire moins équivoque que celle qu’il avait acquise en poursuivant la triste idole de sa vie. À partir de ce jour, l’action personnelle du roi Louis-Philippe fut plus nettement marquée, et des serviteurs nouveaux, compromis dans sa courageuse tentative, vinrent grossir le noyau de ce parti conservateur destiné à se recruter par la lutte et à disparaître un jour dans la sécurité du succès.

Cette épreuve une fois traversée, et les premiers engagemens pris avec la conférence de Londres pour le règlement en commun des affaires belges, il était moins difficile à la royauté de chercher des instrumens plus sympathiques à ses desseins, car sa liberté grandissait dans la mesure de sa force. Elle avait dû d’abord ne décourager aucun parti ni aucun homme parmi tous ceux qui, avec des vues très diverses, avaient concouru à la transaction du 9 août soit en la provoquant, soit en se bornant à la subir. Au début, le parti démocratique avait fourni à son gouvernement un contingent tout aussi considérable que le parti bourgeois, et les noms de ses principaux chefs étaient alors un talisman plus souverain pour conjurer la multitude que ceux des hommes politiques qui envisageaient la révolution de juillet comme une déviation nécessaire, mais regrettable, aux principes et aux engagemens du gouvernement antérieur. Une fois les pouvoirs constitutionnels mis hors de page par une éclatante victoire remportée sur l’émeute, ils profitèrent sans retard de la liberté qui leur était rendue pour briser le pouvoir semi-dictatorial et semi-révolutionnaire du commandant général des gardes nationales du royaume. Une habileté remarquable fut déployée par la chambre comme par la royauté pour mettre cette mesure, dans laquelle on pouvait voir quelque ingratitude, sous le couvert d’un grand principe de liberté et de droit commun. Le général Lafayette fut destitué non par le prince, mais par la loi. M. Dupont (de l’Eure) le suivit bientôt dans sa retraite, et la monarchie reconquit l’administration de la justice en même temps qu’elle reprenait la direction de la force armée. En faisant cesser la confusion dans les personnes, on se préparait à l’attaquer dans les choses, et les hommes que la surprise d’un jour avait plutôt juxtaposés que réunis s’armèrent pour la lutte parlementaire en attendant la guerre civile. M. Laffitte avait été le représentant naturel et presque nécessaire du gouvernement de juillet à cette première période ; par ses sentimens personnels, il donnait des gages à une royauté qu’il affectait de présenter comme son ouvrage, et par ses relations il en offrait de plus sûrs encore aux hommes qui l’avaient embrassée moins comme une institution définitive que comme une machine de guerre dressée contre l’ordre politique européen. Toutefois, du moment où la monarchie de 1830 avait conquis assez de force pour engager résolument la lutte contre les tendances contraires aux siennes, le ministère du 3 novembre devait disparaître par un double motif : il avait en effet cessé d’être utile, et il n’était plus assez fort pour s’imposer. Les acteurs changeaient avec la scène ; les événemens se pressaient, et l’on passait à la seconde phase, qui, sans être encore l’ère organique de la victoire, fut celle d’une lutte acharnée engagée avec confiance et conduite avec un infatigable courage.

Les grandes situations sont fécondes, et n’avortent jamais faute d’un homme. Rétablir en France la vie près de s’éteindre, arracher la nation à un parti qui ne proclamait pas même une idée pratique, et dont la seule pensée était, au fond, de la traîner frénétique et sanglante sur tous les champs de bataille de l’Europe, une telle œuvre ne pouvait être accomplie que par un bras fort, et réclamait encore plus de résolution que d’intelligence. Ce n’était pas là sans doute l’éclatante mission dévolue à ces êtres puissans qui ouvrent devant les peuples des horizons nouveaux, et les précipitent dans leurs destinées. En mars 1831, il ne s’agissait de fonder ni l’unité française avec Suger, Philippe-Auguste ou saint Louis, ni l’unité monarchique avec Richelieu, ni l’unité civile avec Napoléon : il s’agissait, pour la France, de reprendre plus que de changer le cours de sa vie, et de faire fonctionner avec sincérité les institutions politiques auxquelles l’avait accoutumée le gouvernement précédent. Hormis la propagande et la guerre qu’elle n’osait avouer, l’opposition ne possédait pas en propre une idée ; ses orateurs comme ses journaux étaient des outres dont les vents pouvaient déborder en tempête. Le parti gouvernemental n’était guère plus riche en théories originales et en nouveautés. Il laissait d’ailleurs, et ce fut son incurable infirmité, en dehors de ses préoccupations habituelles, certains intérêts moraux de l’ordre le plus élevé. Le côté religieux des questions politiques était à peine soupçonné dans ce temps-là ; atteinte et glacée par le scepticisme, la pensée politique ne s’agitait que dans une sphère restreinte, mais c’était assez pour stimuler des hommes de cœur qu’une tentative du résultat de laquelle dépendait le salut de la fortune publique et des fortunes privées, la reprise des transactions commerciales et du crédit, la sécurité rendue à tous les intérêts matériels, œuvre moins vaste que hardie, dont le couronnement était la consécration de la paix du monde après des épreuves sans exemple.

Un homme se rencontra pour prendre l’anarchie corps à corps, à la tribune et dans la rue, et pour faire remonter le courant à ce gouvernement en dérive. Inférieur à son prédécesseur par la culture de l’esprit et l’agrément du commerce habituel, il le dominait de toute la distance qui sépare les convictions viriles des velléités impuissantes - et l’ambition de la victoire de la vanité du succès. Souverainement dédaigneux des applaudissemens populaires, ce qui lui plaisait dans le pouvoir, c’était la lutte, et il mettait toutes ses passions au service de ses desseins. Dans l’implacable ardeur avec laquelle il poursuivit les ennemis de la paix publique, on sentait se mêler aux héroïques colères de l’homme d’état quelque chose de l’âpreté du banquier et des angoisses du négociant. Il fut l’homme d’une crise plutôt que d’un système politique ; sa main pesa durement sur la royauté chaque fois qu’il crut y trouver un obstacle. On aurait dit qu’il mettait en état de siège tous les pouvoirs en même temps que toutes les factions. Peu préparé par sa vie antérieure aux spéculations diplomatiques, son esprit dépassait rarement la frontière ; mais lorsqu’il venait à soupçonner qu’on pouvait dédaigner à l’étranger le gouvernement qu’il couvrait de son corps, il ne s’inquiétait plus de faire courir des chances à la paix, quoiqu’elle fût sa pensée la plus constante. Il entrait en Belgique en face de la Prusse, il s’emparait d’Ancône contre l’Autriche, tout prêt à fondre sur l’Europe comme sur l’émeute. Casimir Périer voulait la paix de toute l’énergie de son âme, parce que, ministre d’une monarchie, il ne se croyait pas obligé de faire les affaires de la république en engageant son pays dans des entreprises dont l’issue probable aurait été l’établissement d’une dictature démocratique et militaire ; mais il avait en même temps une idée si haute du service qu’il rendait à l’Europe en imprimant un cours régulier à la révolution de juillet, qu’il croyait la France en mesure de vendre la paix plutôt que de l’acheter.

« Les principes que nous professons, disait-il en abordant la tribune après la formation du ministère du 13 mars, et hors desquels nous ne laisserons aucune autorité s’égarer, sont les principes même de notre révolution. Or ce principe, ce n’est pas l’insurrection, mais la résistance à l’agression du pouvoir. On a provoqué la France, on l’a défiée, elle s’est défendue, et sa victoire est celle du bon droit indignement outragé. Le respect de la foi jurée, le respect du bon droit, voilà donc le principe du gouvernement de juillet, voilà le principe du gouvernement qu’elle a fondé, car elle a fondé un gouvernement, et non pas inauguré l’anarchie. Elle n’a pas bouleversé l’ordre social, elle n’a touché qu’à l’ordre politique. La violence ne doit être ni au dedans ni au dehors le caractère de ce gouvernement, Au dedans tout appel à la force, au dehors toute provocation à l’insurrection populaire est une violation de son principe. Voilà la règle de notre politique intérieure et de notre politique étrangère. À l’intérieur, notre devoir est simple : nous n’avons point de grande expérience constitutionnelle à tenter ; nos institutions ont été réglées par la charte de 1830. Nous imposerons aux autorités qui nous secondent l’unité que nous avons voulue pour nous-mêmes. L’accord doit régner dans toutes les parties de l’administration ; le gouvernement doit être obéi et servi dans le sens de ses desseins. »

Ce programme donnait enfin au gouvernement de 1830 ce qui lui avait manqué jusqu’alors, un sens précis et nettement déterminé. Au dedans, il arrêtait la longue anarchie des prétentions administratives et circonscrivait l’action du pouvoir dans la lettre de la constitution ; au dehors, il proclamait sans arrière-pensée l’acceptation de tous les traités qui régissaient, depuis 1815, l’état territorial de l’Europe. Cette politique avait, sans nul doute, des côtés très faibles et des lacunes considérables. Elle restait trop systématiquement en dehors de toutes les idées morales par lesquelles vivent les nations et de toutes les aspirations généreuses par lesquelles elles grandissent, pour être en mesure de compter sur un long et brillant avenir. Cependant, au lendemain du sac du 13 février, entre l’insurrection de Varsovie et celle de la Romagne, une revendication aussi nette du principe d’autorité devenait pour la France et pour le monde un gage précieux et presque inespéré de sécurité. En prononçant ces paroles, le premier ministre de la monarchie nouvelle la remettait en communion avec tous les gouvernemens européens ; elle passait officiellement de l’état révolutionnaire à l’état régulier, et le fait enfantait le droit.

La pensée politique du 13 mars, continuée par le ministère du 11 octobre, fut appliquée dans sa modération intelligente avec une vigueur qui permit à la France de se montrer aussi résolue dans la paix qu’elle aurait pu l’être dans la guerre. Un rapide aperçu suffira pour le constater aux yeux de tous les hommes sincères, aujourd’hui que les passions ameutées font silence.


IV

Des trois questions qui ébranlaient si profondément l’Europe lorsque Casimir Périer prit les affaires, celle de Pologne, encore que la plus douloureuse, était au fond celle qui pouvait provoquer le moins d’hésitation. Par la violence imprimée à sa révolution, la Pologne semblait avoir elle-même renoncé à provoquer le concours régulier des cabinets. Si, en prodiguant son noble sang, elle avait su limiter ses espérances dans la sphère des choses possibles, si, échappant, comme le voulaient ses plus illustres citoyens, à la pression des sociétés secrètes, elle eût réclamé la sérieuse exécution des dispositions diplomatiques par lesquelles le bénéfice d’un gouvernement national et distinct lui était garanti, la France, qui subissait les traités de Vienne dans leurs stipulations les plus onéreuses, n’aurait pu se refuser à en réclamer l’accomplissement littéral. Sous le coup des premiers succès de la Pologne, une telle négociation aurait été d’autant moins impossible, que l’Angleterre aurait puisé le même droit dans les traités, et que cette puissance eût été stimulée dans ses réclamations contre la Russie par une rivalité plus vive encore que la nôtre. Les sympathies universelles de l’Allemagne, très prononcées, après 1830, en faveur de la Pologne, auraient d’ailleurs servi d’une manière très efficace en ce moment la sainte cause du bon droit et du malheur. L’insurrection polonaise, dans les limites où voulait la maintenir Chlopicki et où la diète elle-même paraissait d’abord désirer la circonscrire, était en mesure de susciter dans l’opinion européenne un mouvement assez puissant pour devenir irrésistible. En isolant, dans cette question, la Russie de la Prusse et de l’Autriche et en ménageant surtout l’honneur dynastique de la famille impériale, ce pays était alors en mesure d’imposer le patronage de sa révolution aux deux grands gouvernemens constitutionnels avec plus d’autorité et probablement avec moins de périls que la Belgique elle-même ; mais, après la déchéance de la maison de Romanoff, accordée aux clameurs de la démagogie beaucoup plus qu’à l’intérêt national, aucune intervention régulière n’était désormais possible : il fallait s’engager dans une lutte à mort contre le système européen tout entier, et, pour donner une chance incertaine à la Pologne, courir le risque certain de transformer la monarchie constitutionnelle de 1830 en une démocratie militaire. Cette monarchie devait vouloir la paix, par l’excellente raison que tous ses ennemis voulaient la guerre. Pour peu qu’on étudie en effet les griefs accumulés par l’école républicaine contre le gouvernement de 1830, on verra qu’ils se réduisent presque toujours à reprocher à ce gouvernement de n’avoir point fait ce que cette école aurait estimé très profitable pour elle-même[2].

La question italienne, mille fois plus délicate, devait être résolue par des considérations plus complexes. Les traités de Vienne avaient fondé l’état politique de la péninsule sur une sorte d’équilibre d’influence entre la maison d’Autriche et la maison de Bourbon. Au royaume lombard-vénitien se trouvait opposé celui des Deux-Siciles, et une branche de la maison de France était placée à Lucques, avec future succession à Parme, pour contrebalancer quelque peu l’action des branches impériales régnant à Florence et à Modène. Sans être de tout point satisfaisant, cet état de choses ne créait aucun péril sérieux pour les intérêts français au-delà des Alpes, à la condition toutefois que le cabinet de Paris maintînt dans une entière et constante indépendance les deux grands gouvernemens indigènes de la péninsule. Si l’influence autrichienne dominait à Rome, les premiers intérêts moraux de la France seraient menacés ; si elle dominait à Turin, la sécurité de nos frontières serait compromise.

La branche cadette de la maison de Bourbon avait sur ce point les mêmes devoirs et les mêmes moyens d’action que la branche aînée, et quelles que fussent les complications révolutionnaires en Italie, la monarchie de 1830 ne pouvait permettre à l’Autriche d’étendre et de fortifier des positions déjà si nombreuses dans l’Italie centrale, et surtout de s’établir dans le nord de la péninsule, sans manquer à l’un de ses premiers devoirs envers la France. La bourgeoisie peut bien n’avoir ni le génie de la guerre, ni le goût des conquêtes : c’est là une disposition d’esprit dont le siècle présent se montre fort empressé à l’absoudre ; mais si, durant sa présence au pouvoir, elle avait laissé déchoir la France de sa situation antérieure, elle aurait signé par ce seul fait l’irrémédiable arrêt de sa propre déchéance. S’il est licite à une génération de ne rien ajouter à l’œuvre des ancêtres, elle ne saurait, sous peine de forfaiture, consentir sans résistance à son amoindrissement. L’attitude de la monarchie de 1830 dans les affaires de l’Italie ne provoqua point ce reproche : cette attitude ne manqua ni de fermeté ni de clairvoyance, et les événemens ne tardèrent pas à le constater. Au lendemain de la révolution de juillet, le gouvernement français avait proclamé le principe de non-intervention, doctrine absolue, incapable de résister à l’épreuve des événemens, et qui, prise au pied de la lettre, aurait été pour la France une source d’embarras non moins sérieux que pour l’Europe. Si ce principe faisait en effet nos affaires en Italie, il ne les aurait faites ni en Espagne, ni en Belgique. En empêchant les Autrichiens d’intervenir à Modène au printemps de 1831, il nous aurait interdit d’intervenir nous-mêmes, six mois plus tard, à Bruxelles, pour protéger les Belges contre la victorieuse invasion des Hollandais. Chaque souveraineté est sans doute parfaitement indépendante en droit public, comme en droit privé chaque domicile est sacré. On ne saurait cependant refuser absolument aux citoyens le droit de pénétrer chez leurs voisins en cas d’incendie, lorsqu’il est évident que les flammes sont sur le point d’atteindre et de dévorer leurs propres demeures ; si l’on intervient en une telle extrémité, ce n’est aucunement pour préjudicier à autrui, mais pour se défendre soi-même contre un préjudice certain. La faculté éventuelle d’intervention n’est donc pas contestable en fait, lorsqu’il y a péril imminent pour l’état qui intervient ; mais elle demeure subordonnée à la double condition qu’elle ne deviendra pas pour un tiers une cause de préjudice semblable à celui qu’on veut éviter pour soi-même, et qu’elle ne se prolongera jamais au-delà du terme strictement nécessaire. Ces principes furent appliqués par M. Laffitte, lorsque, modifiant avec sagacité ce que la doctrine de non-intervention offrait de trop absolu, il divisa l’Italie par zones politiques, en déclarant nettement que la guerre deviendrait ou possible, ou probable, ou certaine, selon que l’action armée de l’Autriche s’exercerait ou dans les duchés, ou dans les légations, ou dans les états sardes. Il répugne en effet au bon sens de mettre sur la même ligne l’occupation momentanée de quelques points du territoire romain et l’établissement d’une armée autrichienne à Turin, poussant des avant-postes jusqu’à Chambéry. La France pouvait, sous des garanties formelles, tolérer pour quelques mois en Romagne ce qu’elle n’eût pu admettre un seul jour pour le Piémont sans un danger véritable et sans une profonde atteinte à son honneur. L’indépendance absolue de l’état piémontais est en effet la base de toute politique française en Italie, et nous sommes en mesure de constater que la dernière monarchie, au moment même où elle s’engageait le plus étroitement avec les cours continentales, ne laissa fléchir ce principe dans aucune circonstance, ni devant aucune insinuation[3].

L’insurrection de 1831 amena l’occupation successive de Modène, de Parme, de Bologne et d’Ancône. Au mois de mars, les Autrichiens passèrent le Pô pour arrêter un mouvement qui, laissé à lui-même, aurait en quelques semaines enlevé à la cour de Vienne son dernier coin de terre en Italie ; mais à cette occupation que justifiait l’imminence du péril correspondirent des assurances simultanées d’une prompte évacuation. Le 17 juillet de la même année, les troupes autrichiennes quittaient en effet les états du pape, conformément aux engagemens pris avec la France. Si une seconde insurrection les ramena quelques mois plus tard à Bologne, aux instantes prières du gouvernement pontifical, personne ne peut avoir oublié que cette intervention nouvelle provoqua l’audacieuse occupation d’Ancône par une division française. Entrer de nuit dans une place de guerre en en brisant les portes à coups de hache, c’était faire une diplomatie dont les moindres défauts étaient à coup sûr la complaisance et la faiblesse. Durant sept ans, la France, maîtresse de la plus redoutable position de l’Italie, contint et troubla profondément l’Autriche. Avant que le drapeau tricolore cessât de flotter sur les rives de l’Adriatique, les Autrichiens avaient évacué tous les points qu’ils occupaient en dehors de leur propre territoire, et la France, ainsi mise en demeure, était contrainte ou de se retirer elle-même ou de déchirer les traités. Avec quelque sévérité qu’ait été appréciée l’évacuation d’Ancône, opérée en 1838 par le ministère du 15 avril, il est impossible de méconnaître qu’elle ne fût la conséquence absolue de conventions formelles dont le cabinet de Vienne ne réclama l’accomplissement qu’après une complète et préalable exécution des engagemens pris par lui-même. Refuser de retirer les troupes françaises du cœur de l’Italie au mépris d’une stipulation écrite, afin de s’y réserver une grande position militaire et une puissante action politique, c’était substituer à la politique des traités celle des convenances, et détruire par sa base l’œuvre du 13 mars, dont tous les cabinets conservateurs acceptaient l’héritage ; c’était faire ce que n’a pas depuis tenté la république, et le demander à une monarchie pacifique, c’était réclamer des ministres de 1830 ce qu’on n’a point exigé des ministres de 1848. Le cabinet du 15 avril n’était pas plus obligé que le gouvernement provisoire de servir la révolution italienne.

En appréciant d’ailleurs les actes par leurs résultats, comment méconnaître les heureux effets de la politique suivie en Italie pendant le cours des dix-huit années ? Si Grégoire XVI ne réalisa qu’incomplètement, par ses édits du 5 octobre et du 8 novembre 1831, les réformes que lui conseilla la France dans un document solennel, il était écrit que toutes ces réformes seraient bientôt accomplies et dépassées, comme pour déplacer tous les torts, en les transportant du souverain aux sujets. Les généreux essais du successeur de Grégoire sortirent d’une inspiration toute française. Pie IX valait pour nous deux cent mille hommes au-delà des Alpes, et son avènement consomma pour la France la conquête morale de l’Italie. Au moment où tomba la monarchie de 1830, elle voyait des institutions calquées sur les siennes établies à Turin, à Florence, à Naples, et prêtes à s’essayer là même où elles étaient d’une application impossible ; l’Autriche était traquée sur tous les points de la péninsule, et la fortune de la France semblait lui préparer entre l’ordre ancien et l’ordre nouveau, entre les institutions décrépites et les périls révolutionnaires, un rôle de salutaire et suprême médiation. Les populations italiennes l’imploraient contre les soldats du maréchal Radetzky, les cabinets contre les trames de lord Minto. La paix avait fait dépasser à la France les plus brillantes perspectives de la guerre, et sa pensée politique avait vaincu sans combat.

Dans la principale négociation entamée et si longtemps suivie par la France pour la conduite des affaires belges, le gouvernement de 1830 peut, avec une confiance égale, défier la controverse et arguer des résultats. La France de juillet, profitant de la révolution consommée à Bruxelles, avait déclaré qu’elle couvrirait la nationalité belge, et que, si elle renonçait à une extension de son propre territoire, elle ne permettrait à aucun prix le rétablissement de l’ancien royaume des Pays-Bas, élevé contre nous au jour de nos désastres. C’était imposer à l’Europe, sous la menace de la guerre, l’exclusion d’une dynastie encore désirée même en Belgique par un parti fort nombreux, et qui tenait par les liens les plus intimes aux trois maisons de Prusse, de Russie et d’Angleterre ; c’était exiger de plus, aux lieu et place de la barrière élevée avec tant d’art par les négociateurs de 1815, l’érection d’un état faible, satellite obligé de la France, parlant sa langue, vivant de sa foi, s’inspirant de sa pensée, régi par les mêmes institutions, et manifestement appelé, en cas de collision européenne, à lui remettre les clefs des places formidables construites contre elle-même.

De tels avantages égalaient ceux qu’en d’autres temps on aurait pu se promettre d’une guerre heureuse. Ont-ils donc perdu leur prix parce qu’ils ont été conquis et sanctionnés par la paix ? La Belgique, liée à la France par une jeune dynastie qu’une sainte princesse avait faite française, n’a-t-elle pas gravité durant dix-huit ans dans notre sphère politique ? N’était-elle pas, au nord, l’avant-garde du système constitutionnel dont la France était l’âme, et sa neutralité sympathique n’était-elle pas pour les éventualités de l’avenir le gage de la sécurité de nos propres frontières ? Enfin ne s’était-elle pas liée à nous par deux conventions commerciales dont il est juste de reconnaître que la France a plus profité qu’elle-même ? Si jamais combinaison politique était en voie de répondre pour l’avenir aux espérances conçues, c’était assurément l’érection de cette libre et sage monarchie qui survit à celle qui l’enfanta, comme un honorable et consolant souvenir. Que si des résultats politiques amenés par cette combinaison elle-même on passe aux détails des longues négociations dont elle sortit, il faudra bien reconnaître que l’intérêt de la Belgique triompha de celui de la Hollande dans la plupart des transactions qui s’échelonnent durant une période de six années, depuis les bases de séparation et le traité du 15 novembre 1831 jusqu’à l’acte définitif signé, le 19 avril 1839, entre les plénipotentiaires belges et néerlandais. Ceci a pu être méconnu dans l’ardeur et l’iniquité des luttes parlementaires, mais la vérité demeure acquise à l’histoire. Les Belges se sont plaints beaucoup, c’était peut-être leur droit ; nos tribuns leur ont toujours donné raison, c’était certainement leur métier ; mais, en dernière analyse, sur quelles bases s’est opérée la dissolution de cette communauté, qui soulevait tant de problèmes ? Quel a été le résultat définitif de l’intérêt si chaleureux témoigné à la maison de Nassau par les principales dynasties de l’Europe ? La Hollande, à laquelle les anciennes provinces autrichiennes des Pays-Bas avaient été attribuées en 1814, en échange de ses plus florissantes colonies, a perdu la totalité de ce riche territoire, et, relativement à l’état territorial existant en 1790, elle n’a reçu que quelques accroissemens sans importance dans le Limbourg. La Belgique a conservé la majeure partie du Luxembourg, province de la confédération germanique attribuée en 1815 à la maison de Nassau à titre de souveraineté particulière, en échange des quatre principautés nassauviennes cédées à la Prusse. Elle a obtenu de plus l’ancienne principauté ecclésiastique de Liège, à laquelle elle n’avait aucun droit, en partant de l’état antérieur à la révolution française. Enfin, pour prix de l’acquittement d’une portion de la dette hollandaise, la Belgique a reçu, sur le territoire et sur les eaux intérieures de la Hollande et dans ses colonies, des droits destinés à maintenir à son profit une grande partie des avantages attachés pour elle à l’établissement de l’ancien royaume des Pays-Bas.

À qui donc est demeuré le succès dans le cours de ces laborieuses négociations, interrompues par l’invasion hollandaise et l’anéantissement de presque toutes les forces militaires de la Belgique ? Quoique ce pays, brusquement surpris par l’ennemi, n’ait dû son salut qu’à l’entrée d’une armée française, décidée et accomplie en vingt-quatre heures ; quoique depuis cette funeste journée il ait vécu sous les perpétuelles menaces de la Hollande et par la protection de nos baïonnettes, a-t-il, dans la conférence de Londres, vu disparaître ses avantages dans la proportion de ses échecs ? Que l’on compare les bases de séparation des 20 et 27 janvier 1831 acceptées sans observations par M. Laffitte et le traité du 15 novembre 1831 négocié sous l’administration de M. Casimir Périer, et l’on verra tout ce que la Belgique avait gagné, malgré les malheurs de ses armes et les imprudences de sa tribune, par le persistant patronage du pouvoir énergique et réparateur qui rassurait l’Europe depuis la date du 13 mars. Accuser de timidité le gouvernement qui, au mois d’août 1831, lançait une armée en Belgique sans consulter ses alliés, et qui la renvoyait l’année suivante pour opérer le siège d’Anvers ; accuser d’impuissance le cabinet qui assura à la Belgique une situation assez favorable pour que la Hollande persistât sept années à refuser d’accéder aux vingt-quatre articles, et pour qu’elle ne s’y décidât en 1838 que sous le coup d’une ruine imminente, — c’est assurément faire preuve, ou de beaucoup de mauvaise foi, ou de beaucoup d’ignorance. Et, lorsqu’on songe à la carrière diplomatique ; que la Providence gardait aux hommes desquels émanaient alors ces reproches, on céderait vraiment à la tentation de les écraser sous ce contraste, si la pensée de leurs malheurs ne devait les protéger contre le souvenir de leurs injustices.

La résolution au service d’une pensée pacifique et l’audace dans la modération, tel fut le caractère constant de1 la politique d’un ministre qui, sans avoir ni l’instinct ni la mission des grandes choses, eut du moins l’inappréciable fortune de préserver son pays de grandes calamités. La même inspiration qui jetait une armée française en Belgique pour y prévenir un incendie européen, et qui plaçait le drapeau de la France à Ancône pour contenir l’Autriche sans l’attaquer, amenait sa flotte à forcer à coups de canon la barre du Tage. En Portugal, comme en Italie, la France imposait l’observation du droit des gens et des traités, sans dépasser même contre dom Miguel, malgré les incitations violentes de l’opposition, la mesure commandée par le respect des nationalités étrangères et des gouvernemens indépendans.

Mais c’était surtout dans l’administration intérieure que cette politique se déployait avec une fière rudesse. Toujours renfermé dans la légalité constitutionnelle, sachant demander néanmoins à la répression et à la loi tout ce qu’elles pouvaient donner, Casimir Périer renvoyait enfin aux perturbateurs du repos public la terreur qu’ils avaient si longtemps inspirée à la France. À Lyon, il mitraillait l’émeute qu’avait laissée grandir la complaisance d’une administration inspirée par l’esprit du cabinet précédent ; à Paris, il jetait résolument sa démission à la chambre qui, dans la nomination de son bureau, avait paru hésiter entre lui et M. Laffitte ; puis, sur l’annonce de l’entrée du prince d’Orange en Belgique, il reprenait spontanément son portefeuille, et conquérait, par ce double témoignage de désintéressement et d’énergie, une indestructible majorité. C’était là le gouvernement représentatif dans sa vérité et dans sa grandeur, tel que les deux Pitt l’ont montré à l’Angleterre, et tel qu’il nous est donné de l’y revoir encore lorsqu’un péril public y surexcite le sentiment national. Casimir Périer conquit l’opinion à sa pensée politique comme il avait reconquis le territoire à l’ordre et à la loi : il ne prit des armes que dans la constitution, mais il n’hésita pas à en faire un usage parfois terrible, ne redoutant point les haines et paraissant quelquefois les rechercher. S’il mourut à la peine, il mourut vainqueur, méprisant dans le cours de sa lente agonie les clameurs d’une tribune qu’il avait su dompter moins par sa parole que par ses actes, quoique les niais y vinssent opiniâtrement faire la courte échelle aux factieux. Aux violences de la presse et aux prédications incendiaires, il opposa la loi sur les crieurs publics et l’action des tribunaux ; aux déclamations parlementaires, il opposa de grossières et perpétuelles contradictions entre les discours et la conduite ; il montra l’opposition condamnée par le sentiment public à professer le respect de la paix, lorsqu’elle réclamait chaque jour des mesures dont la guerre était la manifeste conséquence, et son brusque bon sens plaça des adversaires plus habiles, mais moins convaincus que lui-même, dans l’alternative de nier le but auquel ils tendaient pour ne pas alarmer le pays, ou cle le confesser audacieusement avec la certitude de provoquer contre eux une réaction universelle.

Lorsqu’au mois de mai 1832, Casimir Périer mourut épuisé de colère et de lutte, la monarchie de la branche cadette était fondée, et la bourgeoisie française avait enfin pris possession incontestée de cette puissance publique à laquelle elle aspirait avec une ardeur si impatiente depuis la première assemblée des notables. Tenant l’ancienne aristocratie pour anéantie et la démocratie pour impuissante, en pleine jouissance des formes politiques proclamées par elle comme les meilleures, la bourgeoisie n’allait plus avoir à combattre que contre elle-même, car l’opposition parlementaire représentait en réalité les mêmes intérêts sociaux que ceux de l’opinion dominante, et il n’y avait guère de différence entre l’éducation du parti conservateur et celle du parti qui aspirait alors à la dénomination de progressiste. Ici s’ouvrait donc une phase toute nouvelle dans l’existence politique de cette classe puissante et nombreuse. La bourgeoisie allait exercer le pouvoir avec les habitudes d’esprit que le scepticisme philosophique avait imprimées à la génération antérieure, et que l’ère révolutionnaire avait renforcées pour la génération présente ; elle allait tenter l’établissement d’un gouvernement libre sans croyances religieuses, sans traditions domestiques, sans indépendance personnelle, et aborder la vie publique sous l’influence des vanités jalouses qui, chez ses chefs même les plus illustres, s’élevaient rarement jusqu’à la hauteur de l’ambition. À défaut d’ennemis, elle allait rencontrer devant elle ses propres faiblesses, épreuve nouvelle dont nous aurons à retracer les phases diverses et les périlleuses difficultés.


LOUIS DE CARNE.

  1. Voyez les livraisons du 15 mai et du 1er juin 1852.
  2. Voyez l’Histoire de dix ans, par M. Louis Blanc, et l’Histoire de huit ans, par M. Elias Regnault.
  3. Voyez spécialement, dans les remarquables études de M. le comte d’Haussonville, publiées ici même, sur la Politique extérieure de la monarchie de 1830, les dépêches de M. le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères, du 6 novembre et 7 décembre 1833, et celle de M. le comte de Saint-Aulaire, ambassadeur à Vienne, en date du 20 novembre. (Livraisons du 1er mai 1849 et du 15 février 1850.)