La Monarchie constitutionnelle de la restauration

La Monarchie constitutionnelle de la restauration
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 57 (p. 117-136).
LA
MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE
DE LA RESTAURATION

 :Histoire du Gouvernement Parlementaire, par M. Duvergier de Hauranne. Tome VI, 1864.

On a quelquefois interdit d’écrire l’histoire contemporaine. L’entreprise est en effet hasardeuse et le succès incertain. D’abord l’impartialité est difficile à celui qui a pris une part quelconque aux événemens qu’il raconte, et plus cette part a été considérable, plus il lui faut d’efforts de conscience et de volonté pour s’élever au-dessus des intérêts de son parti ou de son amour-propre, pour oublier ses ressentimens, dominer ses affections, soumettre au libre examen ses convictions les plus chères ; mais, outre l’impartialité, deux devoirs sont malaisés et importans à remplir : c’est la franchise et la sévérité. Tout dire et tout juger est pénible en présence des individus et des générations qui ont figuré sur la scène. On peut, avec quelque empire sur soi-même, quelque sérieux souci de la vérité, échapper aux séductions de l’esprit de parti, aux illusions des souvenirs ; mais pomment trouver assez de courage et d’adresse pour exprimer sans offense ou sans cruauté la vérité qui naît de l’étude des faits et prendre sur ces faits les conclusions de l’histoire ? Cependant cette difficulté, la première de toutes, cesse d’être insurmontable, s’il s’est écoulé assez d’années pour que les passions aient perdu leur âpreté sans que les souvenirs aient perdu toute leur vivacité. Celui qui possède les qualités indispensables de l’historien, savoir la probité et le jugement, peut alors entreprendre de raconter son temps. Il réussira, si l’art de bien dire ne lui fait pas défaut. Voyez combien peu de plaintes sérieuses a excitées l’œuvre immense de M. Thiers, retraçant un drame de vingt années où les événemens se comptent par centaines et les personnages par milliers. Et un écrivain qui ne peut être soupçonné de manquer d’énergie dans ses convictions ni de franchise dans ses allures, M. Duvergier de Hauranne, a déjà publié, dans l’intérêt d’une doctrine politique bien déterminée, six volumes des annales du gouvernement parlementaire en France en forçant ses plus défians adversaires, sinon à souscrire à tous ses jugemens, du moins à en admirer la sagacité et à en confesser la modération.

Avec ceux qui savent ainsi éviter les écueils du genre, l’histoire contemporaine reprend tous les avantages qui, selon moi, la mettent bien au-dessus de l’œuvre laborieuse et incertaine du chercheur attardé qui vient, après des siècles, reconstruire avec des décombres le monument du passé. L’histoire faite à distance est un voyage de nuit au milieu des ruines. La restitution de ce qui n’est plus est nécessairement un système, et l’on a eu raison de comparer à l’esprit de prophétie la divination critique qu’il faudrait pour prêter à cette recomposition plus ou moins arbitraire d’un ensemble brisé en pièces l’aspect ou seulement la vraisemblance de la réalité. Lorsqu’on songe à la difficulté de montrer sous ses vraies couleurs et dans ses justes proportions un fait dont on a été témoin à des gens qui ne l’ont pas vu, on peut aisément se figurer quelle doit être la fausseté involontaire des récits faits après coup par des écrivains forcés de tout reconstruire par l’imagination à défaut de la mémoire. La peinture appliquée aux sujets historiques nous donne l’idée de ce que la vérité peut devenir dans les mains de l’art. Elle transforme les sujets antiques, et nous donne des symboles pour des portraits. Comparez les Sabines du musée du Capitule, celles de Poussin, celles de David, ou bien les divers Alexandre de Paul Véronèse, du Sodoma et de Lebrun : que de différences entre ces figures de fantaisie ! Eh bien ! à la distance des siècles, les écrivains pourraient bien n’être ni plus exacts ni plus d’accord que les artistes ; la plume n’est guère plus fidèle que le pinceau. Que deviendrait donc la réalité des faits, s’il ne subsistait pas de témoignages rendus en présence des événemens ? Que deviendrait l’histoire, si l’histoire contemporaine était proscrite ? Ajoutons que ce serait condamner en même temps les plus grands monumens du genre. Les noms de Thucydide, de Xénophon, de Polybe, de Salluste, de César et de Tacite nous enseignent que les dépositions des témoins directs peuvent à l’autorité de la vérité réunir le prestige de l’art et l’attrait de l’éloquence. Quand on a assisté aux trois premiers cinquièmes de ce siècle, on en a tant vu, on a traversé des milieux si différens, qu’une vie un peu longue semble composée de plusieurs existences diverses. Les cieux et la terre ont changé, et j’ai connu plus d’une France. Aussi est-il déjà difficile de représenter au vrai tout ce qui a passé sous nos yeux. Il faut un talent peu commun pour inculquer aux jeunes esprits une idée juste et nette des faits que nous croyons connus de tous, tant ils nous sont présens encore ! L’image qu’ils s’en forment, les suppositions qu’ils hasardent, les questions qu’ils adressent, tout indique déjà qu’une pénombre s’étend sur ce passé jadis si lumineux, et l’à-peu-près succède à la parfaite exactitude. On peut déjà prévoir le temps où le faux va venir, où tout au moins l’hypothèse remplacera la saine interprétation des faits. La négligence et la crédulité, la subtilité et la fantaisie, l’esprit de système ingénieux à faire mentir le passé au profit du présent, se préparent à mêler leurs arbitraires conceptions à la reproduction des réalités évanouies. Il est grand temps que les contemporains se mettent à l’œuvre pour opposer la mémoire à l’imagination et ce qu’ils savent encore à ce qu’inventeront leurs futurs neveux.


I

L’époque que nous désignons improprement sous le nom de la restauration, car elle comprend les quinze années qui ont suivi les deux restaurations, est une de celles qu’il était le plus pressant de retracer fidèlement et qui semblaient courir le plus de risque d’être méconnues par la postérité naissante. A quel point les souvenirs politiques se transmettent peu par la tradition est chose étrange. Peut-être, comme on écrit plus que jamais, compte-t-on sur les livres pour les conserver, sur la lecture pour les apprendre ; mais en attendant il arrive que ceux qui n’ont pas suffisamment recouru à ce moyen d’instruction savent fort mal l’histoire de la révolution, de l’empire, de la monarchie de 1815, et tout à l’heure de celle de 1830. Ceux mêmes qui, grâce au nom qu’ils portent, grâce à la famille où Ils ont été élevés, devraient avoir reçu de la conversation la confidence des évémens publics où furent mêlés leurs pères, laissent parfois échapper des traits d’ignorance, singuliers et semblent ne pas mieux connaître leur famille que leur patrie. Je ne sais si la tristesse, que doivent laisser les résultats des cinq ou six dernières, périodes de notre histoire et la commémoration de nos grands mécomptes nationaux ne contribueraient pas à détourner les pères d’entretenir du passé leurs enfans. Au coin de nos foyers, le désir d’enseigner est presque aussi faible que la curiosité d’apprendre : on regrette en se taisant, on gémit sans s’expliquer, on ignore sans se plaindre, et pour ceux-là seuls qu’une sérieuse étude et d’austères leçons n’effraient point sont bienvenus les écrits récens qui peuvent remplacer la tradition orale et substituer une connaissance méthodique à l’involontaire enseignement de la conversation familière. Or ils sont rares parmi nos jeunes gens, pressés de vivre et satisfaits d’ignorer, ceux qui consentent à donner de leur temps si bien rempli à la recherche de ce qu’on a voulu, entrepris, achevé, manqué avant eux.

Pour connaître l’histoire de la monarchie de la restauration, les guides pourtant ne leur feraient pas défaut. D’excellens livres ont paru, qui semblent écrits avec l’exactitude d’un récent souvenir et le sang-froid de la postérité. Je crois qu’à défaut d’autres monumens, ceux-là suffiraient pour léguer la vérité à l’avenir. Ce qu’il est le plus essentiel de savoir aura été écrit de nos jours.

Deux ouvrages importans, dont le lecteur a déjà nommé les auteurs, sont en cours d’exécution, et à ce qu’ils contiennent les écrivains de l’avenir ne pourront ajouter que des détails ou ces jugemens nouveaux que suggère l’expérience des siècles. Un excellent résumé avait déjà précédé ces grandes compositions dans la courte et judicieuse Histoire de France dont M. de Bonnechose vient de donner la treizième édition, en étendant son récit jusqu’à la révolution de 1848. Le mérite de cet ouvrage en égale le succès ; mais il n’y faut pas chercher les développemens qui animent l’histoire d’un intérêt vraiment dramatique. Celle que M. Raynald a publiée, il y a tout au plus deux ans[1], est moins sommaire. Écrit avec talent, dans un bon esprit, cet ouvrage, qui manque peut-être d’une ordonnance justement proportionnée, n’appartient déjà presque plus à l’histoire contemporaine. On s’y aperçoit aisément que l’auteur est jeune, et parle de ce qu’il n’a pas vu. Quelques traits hasardés, quelques suppositions douteuses, montrent déjà avec quelle facilité l’exactitude du fait et le ton du vrai doivent s’altérer par l’effet du temps, jusqu’à ce que l’un et l’autre se perdent tout à fait et que l’histoire se change en une combinaison d’hypothèses et en un travail d’imagination ; mais provisoirement ce volume, facile à lire, qui dénote un écrivain, offre, sans risque de grandes erreurs, une idée générale de l’ensemble des temps auxquels il est consacré. Quelques développemens donnés à la dernière moitié du livre, plus de critique dans le choix des anecdotes, une étude plus approfondie des caractères feraient d’une seconde édition de cet ouvrage un excellent abrégé qui n’effraierait pas et qui instruirait la jeunesse libérale du temps présent.

L’auteur de l’Histoire de la Restauration, M. de Viel-Castel, s’est présenté dans la lice plus pesamment armé. Son ouvrage est un tableau complet, tracé d’une main sûre, ferme et fidèle. La sincérité et la probité de l’historien transpirent à chaque page. On sent qu’il cherche l’exactitude parfaite, la rigoureuse équité. Son expression est toujours mesurée, son jugement est souvent sévère. Si, bien contre son gré, il venait à manquer d’impartialité, ce serait pour trop manquer de passion. Une raison froide et calme est exposée à mal saisir les passions qu’elle ignore et à trouver ainsi chez les hommes une extravagance gratuite dont elle ne se rend pas bien compte, et qui lui paraît trop absurde pour mériter qu’on l’étudie. Il faut avoir quelque chose des sentimens d’une époque pour lui rendre pleine justice, et les préjugés mêmes d’un pays ne doivent pas être trop dédaignés, car, aussi souvent que ses lumières, ils décident de ses destinées. M. de Viel-Castel connaît à merveille la France et son temps ; il démêle sans peine les erreurs et les fautes des hommes de parti. Peut-être ne voit-il pas aussi bien d’où viennent ces erreurs et ces fautes ; il est trop exempt d’illusions et d’entraînement. Souvent il a l’air de se demander pourquoi donc on est si peu raisonnable. Or notre siècle, comme le héros de Cervantes, veut que l’on comprenne la raison de sa déraison.

Il faut savoir la trouver. C’est un secret qui se révèle aisément à l’historien qui a vécu de la vie des partis, qui s’est plongé sans crainte dans la mêlée, en conservant l’esprit d’observation dans le tumulte de l’action. C’est l’avantage que possède sur ses rivaux M. Duvergier de Hauranne. En lui, une longue expérience s’unit à une sagacité supérieure. Il a vu, il a senti, il a jugé, il sait peindre. L’esprit de notre époque et de notre pays est pour lui sans mystères. Les illusions comme les mensonges ne lui en imposent pas. Il pénètre à fond tous les sophismes que des passions changeantes suggèrent à la raison trop éprouvée d’un peuple en révolution. Il a connu à l’œuvre nos vertus et nos vices sur le théâtre des événemens. Pour tout comprendre, il n’a qu’à se souvenir, et l’on peut douter que, malgré tout son esprit, il fût un si bon peintre de son temps, s’il n’en avait été le témoin. Il ne serait pas si juste, s’il n’avait jamais été passionné.

Le volume de son ouvrage que nous avons sous les yeux comprend notre histoire parlementaire de la fin de la session de 1820 à la fin de celle de 1822, c’est-à-dire presque toute la durée du second ministère du duc de Richelieu, sa chute et les débuts de l’administration de M. de Yillèle. C’est le tableau d’une réaction dont la marche fut lente, mais constante, et qui, malgré la prudence de ceux qui l’avaient commencée, l’habileté de ceux qui l’ont continuée, devait peu à peu creuser entre la monarchie et la France l’abîme où la première devait un jour se précipiter.

Il se pourrait que pour une bonne partie de nos jeunes lecteurs ces dates 1820, 1821, 1822 ne fussent que des chiffres chronologiques qui ne rappellent ni un fait, ni un nom, ni une idée. Il faut donc leur dire qu’au commencement de 1820 diverses causes, dont les imprudences du parti libérale n’étaient pas les moindres, avaient poussé le gouvernement royal à revenir sur ses pas dans la voie d’apaisement et de progrès où depuis le 5 septembre 1816 il s’était engagé. À la faveur d’un événement sinistre, l’assassinat du duc de Berri, le côté droit avait obtenu le renvoi du duc Decazes, suspect à ses rancunes, et un ministère encore modéré, mais plus docile, s’était prêté à lui faire obtenir un système électoral plus conforme à ses vues. Cette évolution rétrograde avait provoqué dans la portion la plus ardente de l’opposition des colères et des espérances qui éclataient en conspirations moitié bonapartistes, moitié républicaines. Malgré une répression tour à tour indécise ou violente, ces complots se renouvelaient, encouragés par l’exemple de l’Espagne, dotée d’une révolution par une insurrection militaire, et l’année suivante cet exemple était imité à Naples et bientôt en Piémont. Cependant l’empereur expirait à Sainte-Hélène, et sa mort semblait donner aux conspirations un nouveau caractère, quoiqu’elle n’en ralentît pas l’activité. L’Europe, alarmée, courroucée, rassemblait à Troppau, à Laybach, ses conseils de rois pour menacer, puis pour frapper toutes les révolutions, surtout celles d’Italie, et le ministère français, impuissant à modérer leur victoire par une transaction constitutionnelle, se voyait contraint à tout tolérer sans tout approuver, de même qu’à l’intérieur, il irritait le parti libéral sans contenter ses adversaires. Il avait cru inventer un nouveau juste milieu, et, dominé de plus en plus par l’influence des royalistes, il leur frayait la route, tout en essayant d’ajourner leurs progrès. Un moment secondé par deux de leurs chefs à qui il savait ouvert ses rangs, MM. de Villèle et Corbière, il s’en vit bientôt abandonné, et à la fin de 1821 il était forcé de leur céder la place. C’est alors que fut formé ce cabinet dont la longue administration n’a pas réussi à naturaliser parmi nous la domination d’un parti qui aurait voulu refaire la France au gré de ses souvenirs.

Ces deux années, riches en incidens politiques, ont été pour M. Duvergier de Hauranne l’objet d’une étude heureuse et neuve qui lui a permis de tout éclaircir et de tout représenter avec une vérité persuasive. Des recherches attentives, des confidences précieuses, des documens inconnus, l’ont mis en mesure de porter la lumière sur toutes les parties de la scène politique. Notamment l’histoire des congrès et toute la diplomatie du temps sont expliquées pour la première fois d’une manière aussi claire que piquante. Menées parlementaires, intrigues de cour, conspirations démocratiques, mouvemens de l’opinion, effets produits par la tribune et par la presse, tout est retracé avec ordre, exactitude et vivacité, et le récit est aussi attachant que les réflexions sont instructives. Il faut lire ces pages excellentes, si l’on ne veut se déclarer indifférent aux destinées politiques de la France.

Les opinions de l’auteur sont connues. Il n’en est point de plus nettes et de plus décidées. Un des mérites de son esprit et de son talent est une lucidité parfaite. Il fuit le vague et n’atténue jamais sa pensée. Sa vie publique a prouvé un dévouement absolu à ses principes, et il a porté dans les affaires des convictions aussi fermes que son caractère. Cependant ceux qui ne le connaissaient que sur la parole de ses adversaires ont remarqué, non sans surprise, la flexibilité d’intelligence et la modération du langage qui recommandent son histoire. Avec des idées très arrêtées et qu’il n’abandonne jamais, il sait montrer cette haute impartialité qui n’envenime rien, parce qu’elle comprend tout, parce qu’elle sait que presque toutes les erreurs ont leurs bonnes raisons, presque toutes les passions leurs bons mobiles. Il ne cache rien de ce qu’il découvre, il ne ménage rien de ce qu’il désapprouve ; mais s’il juge, il n’offense pas : il a le langage d’un censeur et jamais d’un ennemi.

Pour moi, rien là ne m’étonne, et d’un esprit aussi droit qu’étendu je n’attendais pas moins. Je comptais sur l’équité des jugemens, sur la mesure de l’expression. Aussi, en trouvant tous ces mérites dans un historien qui m’éclaire, suis-je tenté de me demander quelquefois, si loin de manquer de bienveillance, il a toujours été assez sévère. Il me siérait peu de requérir la condamnation de personne ; mais l’auteur, raconte un temps où tout a toujours fini par mal tourner. Cette succession d’avortemens politiques ne peut avoir pour cause unique de malencontreux hasards. Il y a eu des accidens sans doute, et je ne suis pas de l’école qui en nie l’influence et qui prétend les rayer de l’histoire. D’autres causes cependant, des causes que le patriotisme même me saurait absoudre ni taire, ont déterminé les événemens. Le caractère de la nation, les sentimens du public, la conduite des individus, voilà ce qui doit répondre au premier chef des malheurs du pays. Il nous en peut coûter de dévoiler des torts qui sans doute auraient été les nôtres ; mais enfin les fautes n’ont jamais été nécessaires, aucune fatalité ne les couvre. Il faut les signaler, quand on ne veut pas qu’elles se renouvellent. Si l’on trouve qu’une telle rigueur va mal à quiconque a touché, si peu que ce soit, aux affaires publiques, je dirai que l’expérience au contraire doit rendre sévère pour tous, à commencer par soi-même. Il n’est pas besoin d’avoir été le chancelier Oxenstiern pour savoir quelle petite sagesse gouverne le monde. Et encore elle ne le gouverne pas.

Comment en effet considérer l’époque que raconte M. Duvergier, et presque tous les momens du régime de la restauration, sans voir de tous les côtés des obstacles à peu près invincibles au maintien pacifique du gouvernement et au triomphe du bien public ? Or, je le demande, est-ce là une situation naturelle ? se peut-il qu’il n’y ait de la faute de personne, ou plutôt qu’il n’y ait pas de la faute de tout le monde ?


II

J’ai dit que, de quelque côté que l’on portât le regard, on n’apercevait que des raisons de désespérer de la stabilité du gouvernement. Partout apparaissait l’impossibilité ou du moins l’extrême difficulté de lui assurer assiette et durée. Était-il donc condamné en naissant ? avait-il eu tort de naître ? Je ne le pense pas. Après la chute de l’empire, du moment que, par un acte monstrueux d’intervention, l’Europe armée avait précipité l’empereur du trône, il n’y avait pour la France de choix qu’entre la légitimité présente du roi de Rome et la légitimité passée du frère de Louis XVI. Contre la première s’élevait l’impopularité générale d’une régence accrue par l’impopularité particulière de la régente. Rien de moins national et de moins libéral que le pouvoir d’un enfant qui ne pouvait régner que sous la protection de l’Autriche. Ainsi du moins on en jugeait alors. Le rappel des Bourbons pouvait donc paraître très préférable, pour peu qu’ils eussent le bon sens de se regarder comme les héritiers de la monarchie d’après et non pas d’avant 89. Dussent-ils s’y méprendre, la France était en droit de se croire assez forte pour les désabuser. Spontanée ou imposée, la charte de 1814 vint favoriser ses meilleures espérances, et elle n’eût pas tardé a les justifier toutes sans la calamité du retour de l’île d’Elbe. Après Waterloo, tout devint sombre, incertain, sinistre. Pendant les années qui suivirent, de très louables et de très heureux efforts furent faits pour dissiper les nuages persistans qui obscurcissaient l’horizon, et l’on put entrevoir les lueurs d’un ciel serein ; mais la bourrasque de 1820 ramena les orages, et c’est de ce moment qu’il est devenu difficile, en passant en revue toute la situation du gouvernement et du pays, tous les élémens qu’offrait la composition du pouvoir et des partis, de tirer de cet examen les garanties d’un avenir calme et assuré.

En dépit de toutes fictions constitutionnelles, c’est dans une monarchie héréditaire une chose capitale que la dynastie. Or celle qui régnait, jugée sur d’autres témoignages que ceux de ses ennemis, ne pouvait inspirer de sécurité à la prévoyance. Les publications récentes qui ont répandu un éclat si favorable sur le caractère de Marie-Antoinette, et relevé son esprit même fort au-dessus du rang où le plaçaient les contemporains, ont jeté une lumière désolante sur son parti et sur sa famille. La correspondance de la plus infortunée des reines est accablante pour l’émigration et pour ses chefs. Louis XVI lui-même sort de l’épreuve plus atteint par les aveux involontaires de sa femme et de sa sœur que par les injures de l’inimitié révolutionnaire, et il a besoin de toute la majesté du malheur pour conserver ses droits au pieux respect de l’histoire. Ses frères, à les juger sur ces lettres accusatrices, n’auraient jamais mérité de régner. Louis XVIII cependant a laissé une meilleure mémoire dans le monde que dans le souvenir de ceux qui l’ont connu. N’est-il pas depuis 89 le seul roi qui soit mort sur le trône ? Il n’était dénué ni de sagesse ni de dignité. Enfin la fortune l’a bien traité, et il a régné au bon moment. M. Duvergier de Hauranne le juge avec bienveillance et en donne une idée supérieure peut-être à celle qu’en gardaient ses serviteurs les plus éclairés ; mais enfin, quoi qu’on pense de ses lumières et de sa prudence, ce prince ombrageux et vain avait besoin d’être gouverné. Il ne pouvait se passer de favori. L’empire prolongé du duc de Blacas aurait pu le perdre, l’influence du duc Decazes le sauva, et fut pour beaucoup dans le renom qu’il a laissé. On a peine à s’expliquer la confiance inattendue qu’un vieux roi, élevé à Versailles, prit en un jeune homme chez qui rien ne rappelait l’ancien régime, ni comment une intelligence infatuée des frivolités de la littérature goûta passionnément un esprit plus pratique que cultivé, plus fait pour les choses positives que pour les bagatelles de la conversation. Ces deux esprits s’accrochèrent cependant, et l’engouement n’était pas tout entier du côté du prince. Ce n’en fut pas moins une très heureuse circonstance que cette intimité fortuite. M. Decazes en usa avec habileté, et put, grâce à elle, rendre à la France des services qu’elle ne doit pas oublier. Il semble qu’il ait eu dans l’action des qualités que ses entretiens n’auraient peut-être pas laissé soupçonner. Il ne serait pas le seul parmi les hommes politiques qui aurait eu besoin, pour trouver toute sa valeur, d’avoir quelque chose à faire. Un homme d’état fort différent de lui, M. de Villèle, était un peu dans le même cas. L’homme en lui semblait inférieur au ministre. Mais à l’époque dont nous parlons ici, après 1820, une intrigue de famille, un complot de cour et de faction avait arraché au roi le seul conseiller qu’il aimât, et la sagesse hésitante d’un vieux prince affaibli et désolé allait flotter à l’aventure, si quelque puissance nouvelle ne s’emparait de lui. Il en survint une en effet, qu’on ne sait comment, qualifier, et qu’il vaut mieux désigner par allusion, sans prononcer aucun nom. Un ouvrage très peu lu, mais d’une étrange naïveté, les Mémoires du duc de La Rochefoucauld Doudeauville, contient sur les influences occultes qui ont dominé les trois dernières années de Louis XVIII des révélations qui dépassent tous les soupçons du public contemporain. Nous ne nous doutions pas alors des menées intérieures qui ballottaient sans cesse le gouvernement : l’opinion, si hostile et quelquefois si injuste pour la famille royale, ignorait les misères véritables de cette cour dont elle pensait tant de mal ; mais de ce qu’on supposait et de ce que l’on connaît aujourd’hui il résulte qu’il n’y avait plus rien de durable à espérer de la sagesse du monarque. Son frère tenait dans sa main le sort du ministère. La chute du duc de Richelieu fut comme une anticipation du règne de l’héritier du trône, et une notoriété pour ainsi dire prophétique présentait comme prédestiné à perdre sa couronne et sa race le prince aimable et bon qui devait s’appeler Charles X.

Ainsi point d’espérances du côté de la royauté ni de la dynastie. Y avait-il plus à compter sur les partis ? Alors, comme toujours peut-être, il en existait trois, le côté droit, le côté gauche, et entre deux le centre. Chaque parti se subdivisait en deux. Chaque côté avait sa pointe, une extrême droite, une extrême gauche, et le centre se scindait en centre gauche et en centre droit. Où donc placer, où chercher le gouvernement ? Au moment dont je parle, aucun parti n’était capable de gouverner longtemps.

Le côté gauche tendait à devenir le plus fort. C’est parce qu’on craignait qu’il ne le devînt en effet que la réaction de 1820 avait éclaté ; lui-même se croyait déjà maître de l’opinion, et si c’était une illusion, elle était bien permise, puisqu’en changeant la loi des élections, ses adversaires avouaient que, livrés à eux-mêmes, les cent mille plus imposés de France lui donnaient la majorité. Il n’était pas question alors de la démocratie, ou plutôt il en était beaucoup question ; mais c’était à cette aristocratie bourgeoise, à cette élite de l’ancien tiers-état qu’on donnait ce nom. C’était là ce torrent qui, coulant à pleins bords dans de faibles digues qui le contiennent à peine, effrayait M. de Serre ; mais ceux vers lesquels le portait son cours paraissaient peu capables de le diriger. Il faut se rappeler quelles circonstances avaient développé la force du côté gauche : par une erreur qui peut étonner aujourd’hui, mais si natu- relle que des amis éclairés de la monarchie n’y avaient pas échappé, la restauration n’avait pas compris que son plus grand danger, sa plus mortelle faiblesse lui venaient des sacrifices qu’elle infligeait à la fierté ou, si l’on veut, à l’amour-propre national. Parmi ces sacrifices, les plus cuisans étaient la suite des fautes de l’empire ; elle n’y était pour rien, mais elle en avait profité, tandis que l’empereur en souffrait comme nous. La politique la plus évidente prescrivait donc à la royauté d’en séparer sa cause avec éclat et de les maudire avec nous, quoi qu’elle y pût gagner. Elle s’en était peu avisée ; elle aurait voulu que le deuil de la France se perdît dans la fête de son retour. D’autres sacrifices nullement inévitables étaient venus s’ajouter aux rigueurs des événemens : c’étaient ceux auxquels le nom, les souvenirs, les préjugés, les amitiés d’une dynastie longtemps émigrée exposaient la France. Ceux-là, il dépendait d’elle de les épargner au pays, de s’en épargner à elle-même la funeste responsabilité. Rien n’obligeait à regarder la restauration comme le démenti de toute la révolution : la charte apparemment n’était rien moins que cela ; mais tantôt la passion, tantôt la vanité, avaient rendu trop souvent le pouvoir ou son parti sourd, à la politique si simple d’une réconciliation sans réserve et sans récrimination avec la société moderne. En donnant des griefs à l’opinion, la restauration avait donné des prétextes à ses ennemis. Ainsi le patriotisme et le libéralisme avaient contracté envers elle un caractère d’exigence, de défiance, de ressentiment, qui arrivait aisément à l’inimitié. Le côté gauche, interprète d’une opinion plus irritée, qu’elle ne voulait le paraître et peut-être qu’elle ne le savait elle-même, demandait à la royauté plus qu’elle ne pouvait sagement ou dignement accorder. Des réclamations plausibles devenaient hostiles ; des résistances motivées devenaient offensantes, Citons un exemple de la manière dont se posaient les questions. C’était assurément une chose fort simple pour le gouvernement de la France que de n’avoir pas de troupes suisses à sa solde, et l’on pouvait lui demander sans intention maligne de renoncer à toute garde étrangère : c’était une chose non moins simple que de tenir à conserver ces utiles auxiliaires et à perpétuer, par le maintien des anciennes capitulations, des rapports d’union presque défensive avec des voisins belliqueux, en diminuant d’autant l’impôt du sang levé sur la nation ; mais lorsqu’on déclarait qu’on voulait avoir des gardes suisses à cause de leur fidélité au 10 août et comme une milice utile contre Paris insurgé, il devait arriver qu’on en demandât le licenciement par ce motif là même, et comme d’une troupe de mercenaires dressée contre le peuple. On soupçonnait le pouvoir de la conserver à mauvais dessein ; on se faisait soupçonner d’en vouloir à mauvais dessein la suppression. La question s’envenimait de part et d’autre ; elle mettait en présence la monarchie et la révolution. Ceux qu’on accusait de vouloir armer l’une contre l’autre ou désarmer la première devant la seconde disaient bientôt : « Et quand cela serait ? » Et de chaque côté on semblait s’attendre à la guerre, on semblait de chaque côté se réserver des forces, ici pour l’oppression, là pour la révolte. Cet exemple entre vingt autres montre quel débat avoué ou quel conflit tacite s’élevait entre la royauté et le côté gauche, comment les questions qui les divisaient tendaient à s’envenimer, à devenir insolubles, et comment aussi le côté gauche, docile aux suggestions de l’opinion nationale, se rendait presque forcément le gouvernement impossible.

Telle n’était pas l’intention de tous ses chefs, et si les événemens plus favorables eussent enhardi à l’ambition et poussé au pouvoir les principaux d’entre eux, on peut supposer qu’ils ne se seraient pas montrés incapables d’employer, en la maîtrisant, la force de l’esprit public. Ce n’est pourtant qu’une supposition : l’épreuve était hasardeuse ; elle inspirait, non-seulement aux royalistes de la droite, mais à ceux du centre, des craintes qui eussent engendré des résistances et accru les périls. Les ressentimens qui animaient une grande partie du public étaient aussi difficiles à satisfaire qu’à contenir. A côté des griefs légitimes ou des mécontentemens inévitables, les haines invétérées, les passions ardentes, les rêves exaltés, s’unissaient dans une coalition menaçante qui cherchait vaguement le renversement ou la vengeance ; de là des conspirations prochaines que l’extrême gauche ne désavouait pas, en sorte qu’au temps même où le parti libéral avait paru s’approcher du point où il pourrait se saisir du gouvernement, on le jugeait plus disposé à le briser qu’à s’en servir, plus amoureux de l’opposition qu’épris du pouvoir. Alors, comme à plus d’une époque, le parti libéral manquait d’ambition ; il allait être le plus fort, et ne songeait pas assez à ce qu’il ferait de sa victoire. Il laissait dire que son gouvernement était impossible, et les choses que l’on dit longtemps impossibles le deviennent par là même.

Tournons maintenant nos regards vers le centre. Ce parti, grossi de la masse des indifférens, peut bien être le plus nombreux : il peut paraître le plus naturel point d’appui du pouvoir ; mais il est irrévocablement divisé. L’union ou même la confusion du centre droit et du centre gauche a, de 1816 à 1819, produit une majorité prépondérante. On lui doit des mesures de paix, de prospérité, de liberté ; mais c’est à la faveur de la liberté que se sont développées la force et l’impatience de l’opinion libérale. Il faut de toute nécessité compter avec elle ; il faut ou l’associer au pouvoir ou l’en écarter ; il faut ou la désarmer en la satisfaisant ou la comprimer en lui résistant. L’une de ces politiques est celle du centre gauche, l’autre est celle du centre droit. Tous deux sont modérés, mais tous deux veulent amener à la modération, l’un la gauche, l’autre la droite. De ces deux systèmes, il va sans dire que le premier est celui que M. Duvergier de Hauranne préfère, et c’est assurément celui dont la pratique était la plus tentante et le succès le plus désirable ; mais était-ce chose praticable que cette tentative et ce succès ? En inclinant au parti libéral, le centre gauche poussait à ses dernières limites l’exaspération du côté droit et les alarmes de l’autre centre. Une défiance inquiète remplaçait l’union un moment puissante des deux partis intermédiaires ; peu à peu le centre gauche devait se voir relégué dans l’isolement, réduit à sa faiblesse numérique, s’il ne regagnait sur la gauche tout ce qu’il perdait sur la droite. Pendant un temps, cette situation difficile avait été ajournée, masquée par l’influence conciliatrice de M. Decazes. Dépositaire en quelque sorte de l’autorité royale, il était nécessaire à tout parti qui voulait prévaloir, et, brouillé sans retour avec la droite, il ne pouvait se fortifier qu’en s’étendant vers la gauche. De ce côté, on l’avait donc ménagé ; il donnait des espérances, et obtenait de la patience en échange. D’abord il avait pu tenir ensemble les deux centres, puis faire pencher la balance vers le centre gauche ; mais alors celui-ci ne paraissait plus que l’avant-garde de l’opposition libérale, et l’alarme gagnait le centre droit : elle arrêtait M. Decazes dans son mouvement et le ramenait en sens contraire. C’est ainsi que, renonçant à l’alliance de la gauche et cherchant à se replacer sur une ligne intermédiaire, il méditait une réaction vers la droite, lorsque la mort du duc de Berri avait servi d’instrument à ses ennemis pour l’abattre. Le centre gauche se trouvait donc abandonné, livré à ses propres forces, suspect à la cour, sans lien avec la royauté. C’était la moins forte fraction de la chambre élective, il ne pouvait rien à lui seul, et il aurait pu davantage, qu’on ne sait si son programme eût réussi. Exécuter franchement, hardiment la charte, développer toutes les libertés qu’elle promettait, et refuser au parti libéral d’adopter ses couleurs, d’épouser ses ressentimens, ses regrets, ses exigences, c’était une œuvre contradictoire ; c’était adopter ses principes et proscrire ses sentimens. On ne pouvait attendre de lui ni la complaisance, ni le désintéressement, ni la sagesse qu’il lui aurait fallu pour se faire l’auxiliaire journellement désavoué d’un pouvoir dédaigneux. À la fois nécessaire et suspect, il n’aurait pu plier ses préjugés ni son orgueil aux conditions d’une telle alliance, pas plus que l’orgueil et les préjugés du centre gauche n’étaient disposés à fléchir pour se fondre avec lui. Professer la liberté sans tomber dans le laisser-aller révolutionnaire, soutenir la cause de la révolution sans inquiéter l’ordre public, ce fut alors, comme depuis, comme toujours, le problème à résoudre pour faire de la société française la base d’un gouvernement digne et durable.

Aucun parti ne s’est, je crois, mieux rendu raison des conditions du problème que le centre gauche de 1820 ; rarement un parti a été moins en mesure de le résoudre. On peut dire que celui-là se personnifiait dans M. Royer-Collard et M. de Serre, tous deux peut-être les premiers hommes de ce temps. On a beaucoup écrit sur le premier ; le second est moins connu. Son éloge a été prononcé à Metz par M. Salmon[2] ; malgré une forme un peu académique, cette notice est très intéressante, elle est très bien faite ; mais elle n’est pas assez historique faute de documens. Il est à regretter que la famille de M. de Serre n’ait pas tiré de ses souvenirs et des écrits et lettres qu’il a dû laisser les élémens d’une biographie complète qui fit revivre sous une image fidèle celui qui a illustré son nom. C’était une âme noble et courageuse, mais mobile et passionnée. Son esprit réunissait l’élévation, la vigueur et l’étendue, et n’avait à se défendre que des entraînemens d’une vive imagination. Son talent grave et animé, habile et véhément, le rendait propre à discuter avec la même supériorité les idées, les lois et les affaires. Je n’ai pas entendu d’homme plus éloquent, aussi naturellement éloquent. Malheureusement cette haute et forte raison ne résistait pas à l’empire des émotions dont la vie publique est semée, et c’est ainsi que deux choses ont manqué à l’ensemble de son caractère politique, le calme et l’unité, L’orateur en lui est resté supérieur à l’homme d’état.

Les événemens qui vers 1820 portèrent le trouble dans tant d’esprits et de situations n’avaient pu passer sans agiter cette nature inquiète et puissante. En s’efforçant de ne rien changer à ses convictions ni à ses vues générales, M. de Serre avait peu à peu quitté le centre gauche pour porter au centre droit le secours d’un talent qui devait plus d’une fois alarmer ceux qu’il venait défendre. Par son tour d’esprit hardi, impérieux et provocateur, qui perçait tous les nuages et déchirait tous les voiles, il était mal à l’aise au milieu de ses nouveaux et circonspects alliés. Une politique prudente qui se ménage, qui se plaît dans les nuances, qui cherche à tourner les difficultés plutôt qu’à les franchir, devait être par lui aussi souvent compromise que sauvée. Il arriva dans le centre droit comme un orage dans un climat tempéré. Privé de ce grand et redoutable appui, le parti qu’il abandonnait resta sous la garde plus imposante qu’active de M. Royer-Collard. Dans cet esprit puissant, mais contemplatif, qui ne marchait pas de crainte de descendre et qui refusait de se commettre, ne voulant point rabaisser, s’unissaient et se combattaient jusqu’à se faire équilibrera perception la plus nette des besoins de la France nouvelle et l’aversion la plus décidée pour les moyens pratiques de les satisfaire. Or l’équilibre, c’est l’immobilité. M. Royer-Collard sentait la nécessité tout entière ; il l’imposait aux autres, et ne voulait point en accepter le fardeau. Dans l’armée des Grecs, il aurait préféré le rôle de Calchas à celui d’Agamemnon. Et d’ailleurs ce n’est pas avec les forces dont il pouvait disposer qu’il aurait été à cette époque en mesure de faire la loi, soit au royalisme éclairé, soit au libéralisme prudent, dont à tout prix la coalition était nécessaire pour fonder sur une ligne intermédiaire un gouvernement national et modéré.

Il semblait donc que le centre droit fût plus en position de prendre et de garder le pouvoir. Il ne satisfaisait, mais ne désespérait personne. Il ne haïssait pas les situations indécises, les doctrines mitigées, les tempéramens, les compromis : il aurait voulu résister sans irriter et dominer sans bruit ; mais une dissidence trop récente et trop éclatante ne lui permettait plus de regagner ni de rechercher le concours de l’autre centre. Il ne lui restait donc qu’à tenter sur le côté droit ce que le centre gauche désespérait d’essayer sur le parti libéral. Il fallait se concilier, en le modérant, ce parti royaliste en qui la France ne voulait voir que l’armée de l’émigration. Entre le centre et le côté droits, il existait plus d’un lien. Des aversions et des craintes communes les soulevaient l’un et l’autre contre toute apparence révolutionnaire. Toute concession nouvelle aux exigences libérales leur paraissait un mortel péril. C’étaient là des bases suffisantes pour une alliance qu’un seul mot de l’héritier du trône pouvait rendre facile. Cette intervention quasi-royale permit d’exister au ministère du duc de Richelieu. Des intentions très honorables, un désir sincère de conserver les institutions en s’attachant à les affaiblir, une sagesse expectante, une dextérité prudente, la connaissance des hommes et des affaires, firent vivre cette administration tant que la réaction qu’elle venait accomplir eut besoin de modération pour triompher. Cependant, pour prolonger son existence, il lui fallait, avec l’appui du roi, la tolérance de son frère. Or le premier passa bientôt sous une influence occulte et hostile, et les traces des conseils de M. Decazes s’effacèrent avec son souvenir. En même temps le déclin de l’âge le mit davantage à la merci de son successeur, qui se lassa bientôt d’imposer la patience à son parti. Au fait, comment exiger de ce parti qu’il se contentât longtemps de la seconde place dans un système dont il devenait de jour en jour, et grâce aux élections nouvelles, la force principale ? Le ministère Richelieu n’existait guère que depuis un an que l’homme qui en représentait le plus fidèlement et le plus habilement la politique, parce qu’elle était chez lui sincère, naturelle et réfléchie, M. Pasquier, était devenu le point de mire de toutes les attaques du royalisme impatient. Il offrit sa retraite comme gage d’union ; elle eût déshonoré ses collègues- sans désarmer ses adversaires. Le moment était venu où le côté droit, au lieu de suivre le pouvoir, devait le guider.

Plus de quarante ans se sont écoulés depuis le jour où ce parti honorable et malheureux s’est vu décidément à la tête des affaires. Tous les ressentimens qu’engendrent, même entre d’honnêtes gens, les luttes de politique sont oubliés. Il ne nous en coûte point de reconnaître que l’administration à laquelle M. de Villèle attacha son nom a été beaucoup meilleure que ses ennemis ne s’y attendaient. Il y a une classe de ministres sensés et utiles qui peuvent manquer de grandeur et d’éclat, et dont Robert Walpole est le type le plus élevé. On disait de son successeur Pelham qu’il était un petit Walpole. M. de Villèle, qui ne songeait guère à les imiter, pourrait être jugé sur ces modèles. Inférieur à Walpole pour le coup d’œil politique et la force de l’esprit, il avait quelque chose de son aptitude aux affaires, de son jugement sain et de son sang-froid, sinon de sa fermeté. Il savait peu, mais il apprenait vite. Plus persévérant qu’énergique, il cédait souvent, mais ne se décourageait pas. Sans doute il a fait des fautes, mais la plupart n’ont pas été volontaires ; il les a subies plutôt qu’il ne les a commises. En somme, aucun parti ne pourrait regretter d’avoir produit un tel ministre, et ce n’est pas lui qui a conduit la monarchie à sa perte. Cependant, quelque justice que nous aimions à rendre à sa valeur personnelle, et quoique sa manière d’administrer pût paraître presque libérale aujourd’hui, l’expérience nous a confirmé dans la conviction qu’il était par situation et par principes condamné à une politique qui ne pouvait vivre. Le légitimisme, qui n’est plus qu’une opinion historique infiniment respectable, devait, comme dogme pratique, engendrer des conséquences fatales à tout gouvernement qui veut respirer l’air du siècle. La France ne peut souffrir l’apparence même de l’ancien régime, et le reste de l’Europe commence à faire comme elle. La domination du côté droit devait en peu de temps rendre à l’opinion libérale une popularité, une vivacité, une hardiesse que la royauté et la dynastie ne pouvaient ni comprendre ni souffrir. Tôt ou tard la rupture devait éclater. On raconte qu’au mois de juin 1820, le jour où le vote de la chambre des députés venait d’arrêter les bases d’un système électoral opposé comme une digue aux progrès du libéralisme, M. de Serre rentrait à la chancellerie, épuisé par les fatigues de plusieurs journées de tribune et comme insensible à la victoire que lui seul avait pu remporter. Autour de lui, on était tout à l’espérance, on le félicitait dans la joie du triomphe, et lui, il se taisait dans un morne abattement. Enfin rompant un long silence : « Oui, dit-il, nous venons de donner aux Bourbons dix ans de répit. » Son triste regard voyait dans l’avenir la marée montante de l’opinion nationale et peut-être ce flot de la démocratie qui grondait au loin. Ses paroles se sont accomplies avec la précision d’un oracle. Dix ans après, l’antagonisme qui opposait le passé au présent, la légitimité à la révolution, la royauté à la nation, devait tristement aboutir à une incompatibilité déclarée. En portant la main sur la charte, le roi Charles X ajouta l’injure grave à l’incompatibilité. Ce sont là, suivant les lois, des causes de divorce, et le divorce fut prononcé.

Nous ne voulons, en rappelant ces souvenirs, que constater un fait douloureux : c’est qu’en 1820, en plein règne des lois, en pleine prospérité, au sein d’une liberté relative, la France, pourvue des instrumens nécessaires de perfectionnement et de réforme, n’offrait pas les élémens d’un gouvernement calme et durable ; à quelque pouvoir, à quelque parti, à quelque système que l’on s’adressât, on se heurtait a des difficultés peut-être invincibles, on avait dix chances d’échouer pour une de réussir. Le mal apparemment devait venir de l’état des esprits. Il faut beaucoup imputer à des erreurs, à des travers, à des passions, que ne saurait ménager l’histoire. On ne peut donc, en étudiant cette époque, porter trop d’attention, de pénétration, de franchise dans la recherche des causes de cette sorte d’impuissance nationale qui ajourna encore cette fois le succès définitif de la révolution française. Et ce n’est pas la seule occasion où la France ait paru se faillir à soi-même, et où l’on ait pu douter que ce qui était nécessaire fût possible.


III

Ces réflexions paraîtront-elles du pessimisme ? Cependant, lorsqu’un gouvernement ou un peuple n’a pas réussi, il n’y a pas de malveillance à demander pourquoi. Quelques pages de notre histoire sont douloureuses à lire ; mais la douleur n’est pas du découragement. Lorsque M. Duvergier de Hauranne nous déroule avec tant de vérité la longue série des essais, des progrès, des retours du régime politique à l’établissement duquel il a consacré tous les travaux de sa vie, il ne cesse pas d’en préférer la perfection compliquée à la grossière simplicité de l’absolutisme dictatorial ou démocratique, et quoiqu’il voie son récit aboutir aux plus tristes disgrâces pour le gouvernement parlementaire, il persiste à le regarder comme le terme vers lequel gravitent toutes les sociétés modernes. Pas plus que lui, nous ne désespérons de la liberté politique ; nous allons plus loin, et nous voyons dans notre histoire contemporaine autre chose qu’un long sujet de deuil. Oui, sans doute, la France a eu du malheur. Que de mécomptes et de revers en moins d’un siècle ! Après la mort de Louis XV et celle de Voltaire, le prince que les fautes de l’un avaient averti, le peuple qui se croyait éclairé par les écrits de l’autre, ont pu penser qu’ils marchaient vers un riant et bel avenir. Louis XVI s’est entendu un jour appeler le restaurateur de la liberté française ; le peuple a un moment rêvé qu’en retrouvant ses droits, il avait assuré son bonheur. Quel affreux réveil que celui des hommes de 89 voyant leur ouvrage se souiller et se perdre dans l’opprobre des jours de démence de 93 ! Ceux mêmes qui n’avaient pas fui devant les maux et les crimes, ceux qui avaient fait aux furies du patriotisme le sacrifice de la justice et de l’humanité, lorsqu’ils ont pu imaginer qu’une république un peu réglée, un peu tranquille, sortirait de l’orage et que leurs efforts n’auraient pas été tout à fait stériles, ils n’ont pas tardé à voir leur monument chanceler sur sa base fragile, et disparaître balayé par le bras d’un soldat heureux, mais au moins ce jeune homme entouré de tant de prestige, la glorieuse idole d’une nation guerrière, il va réaliser toutes les espérances qu’il conçoit et qu’il inspire. La victoire a divulgué son génie. 1 peine a-t-il touché le pouvoir qu’il se montre fait pour l’exercer. Fondateur, législateur, organisateur, il est tout aussi bien que capitaine ; tout en lui promet au pays une grandeur incomparable. Cependant on peut déjà dans le consul entrevoir l’empereur, l’homme fait pour tout dominer excepté lui-même. On peut discerner dans cet ardent et impétueux esprit cette impatience de l’obstacle, cette colère contre la résistance, ces passions enfin plus grandes encore que sa fortune. On compare Napoléon à César ; voilà les fautes que César ne commettait pas. De là tout au moins une grande différence : César a réussi, Napoléon a échoué. Il n’est pas mort dans la puissance ; il est tombé deux fois, et deux fois il a laissé la France plus petite qu’il ne l’avait reçue. Quelle fin plus cruelle, et de nos calamités laquelle a été plus grande ?

À ces fléaux de la guerre succède le bienfait de la paix que va suivre le bienfait de la liberté. En peu d’années, une prospérité inconnue manifeste l’excellence de la société civile que la révolution a constituée. Il semble que la restauration, paisible et régulière par nature, doive être l’époque du rapprochement des partis et du triomphe définitif de tous les principes de la civilisation moderne. Nullement. Des préjugés irritans, des rancunes vivaces, des regrets absurdes, opposent entre elles les diverses classes de la société. Le génie de la nation se réveille avec éclat ; elle attire les regards du monde, mais pour se déchirer elle-même en luttes intestines, et un gouvernement pacificateur s’écroule en provoquant la guerre civile. Quelles furent les espérances de 1830 ? Qu’il le dise, celui qui peut se les rappeler sans une intime douleur ! Encore moins est-ce à nous de dire comment l’événement les a déçues ; mais enfin la monarchie de 1830 a disparu à son tour, et la France s’est laissé mettre en république. Elle n’a su ni résister ni consentir ; elle n’a su ni fonder, ni conserver, ni détruire l’établissement qui du moins la rendait maîtresse d’elle-même. C’est au moment où on la proclamait unique souveraine que la nation a abdiqué. Nous nous garderons de juger le gouvernement qui a détruit la république, on nous récuserait ; mais quel qu’il soit, et sans rien contester aux plus zélés de ses serviteurs, il est comme tous les biens de ce monde apparemment. Montesquieu n’a-t-il pas dit du plus grand de tous qu’il faut en payer le prix aux dieux ? Ainsi il a fallu que la France consentît à regarder comme un rêve le droit de se gouverner elle-même, tel qu’elle l’avait compris et ambitionné pendant près de quarante ans ; il a fallu qu’elle consentît à s’entendre dire qu’elle n’était pas digne de la liberté politique comme l’Angleterre, et que les institutions de la Belgique et de l’Italie n’étaient pas à sa portée. Telle est la suite des épreuves qu’a traversées la révolution française ou plutôt la nation qui l’a faite.

Voilà certes de tristes souvenirs, et nous sommes fondés à dire que nous avons eu du malheur, et ce qu’on appelle du malheur se réduit le plus souvent à des accidens qui mettent les fautes en lumière et qui leur donnent toutes leurs conséquences. Nous sommes donc bien loin de blâmer l’historien inexorable qui présentera à notre pays dans le miroir du passé l’image tristement fidèle des événemens dont nous avons souffert, des situations où nous avons failli. Nous ressentons comme lui toute l’amertume de nos grandes épreuves nationales ; mais qu’on ne se hâte pas d’en conclure que nous haïssions notre siècle et que nous ayons regret à la révolution. A tout prendre, quel temps serait préférable à celui qui date de 89 ? Quand la société française aurait-elle mieux aimé vivre ? Quand a-t-elle mieux réuni les conditions de l’activité intellectuelle et morale qui sont celles du bonheur même ? Quand a-t-elle connu autant de bien-être, de progrès, de liberté même, malgré tant de troubles, de revers et de tyrannies ? Qui ne sent qu’il vit à une époque unique, grosse d’un avenir tout nouveau qui étonnera nos neveux ? Cette petitesse que l’on reproche quelquefois avec complaisance aux hommes de notre temps ne vient-elle pas précisément du contraste avec la grandeur des destinées qu’il prépare à l’humanité ? N’exigeons-nous pas tant des individus, parce que nous attendons beaucoup de l’espèce, et notre découragement momentané n’atteste-t-il pas la hauteur de nos espérances ? Seulement il est arrivé un fait qui n’est pas nouveau dans notre histoire : le progrès social a marché plus vite que le progrès politique. Le côté faible de l’ancienne France a toujours été le gouvernement ; il en a été quelque peu de même de la nouvelle. Cependant, sous ce rapport aussi, plus d’un progrès s’est accompli, et il ne nous manque au vrai que la pleine liberté constitutionnelle. Ce n’est pas peu de chose, j’en conviens, et pour un bien si grand nul sacrifice ne doit coûter. Qu’un jeune orateur qui n’a d’autre tort que de compromettre un rare talent et une ambition légitime par trop d’empressement à rompre avec la tradition et à s’isoler pour parvenir ait paru se médiocrement soucier de la liberté politique, lui préférant de beaucoup les libertés civiles comme plus essentielles, nous nous étonnerons qu’il semble oublier que celles-ci sont inséparables de celles-là. C’est le citoyen plus encore que l’état qui a besoin d’un gouvernement libre. Il y va non-seulement de sa dignité, mais, je le dis après Montesquieu, de sa tranquillité. N’ayant jamais été socialiste, nous ne sommes pas d’humeur à faire peu de cas des libertés civiles et même individuelles ; mais ont-elles une autre garantie que la liberté politique ? Celle-ci, je le sais bien, se confond aisément avec le gouvernement parlementaire ; or ce dernier mot, si cher à M. Duvergier de Hauranne, est un terme dont les gens bien élevés ne se servent pas dans le monde officiel, et, quant à la chose, l’orateur dont je parle n’a pas manqué de la répudier, ce qui peut sembler étrange quand notoirement on aspire au pouvoir par la tribune. Et pourtant comment compter sur les libertés les plus élémentaires, sur les plus simples droits du citoyen, s’il n’existe des pouvoirs pour y veiller, pour les défendre, et si l’autorité qui les attaquerait n’est pas responsable de l’avoir fait ? Or, dès qu’on discute et que les ministres sont responsables, il faut de toute nécessité qu’ils aient la confiance des chambres, et le régime parlementaire n’est que cela. Ceux donc qui s’indignent du mot de parlementaire ne veulent pas de la liberté politique, et ceux qui ne tiennent pas à la liberté politique font bon marché des libertés civiles. Ce sont tous gens qui auraient dû vivre sous l’empire romain.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Histoire politique el littéraire de la Restauration, en un volume.
  2. Étude sur M. le comte de Serre, Paris 1864.