La Mobilisation militaire et industrielle des inscrits maritimes

La Mobilisation militaire et industrielle des inscrits maritimes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 643-674).
LA MOBILISATION MILITAIRE
ET
INDUSTRIELLE
DES INSCRITS MARITIMES

Il y a déjà plusieurs années que l’Inscription maritime paraissait ne plus se prêter aux exigences de la guerre moderne. La Marine ne l’ignorait pas et elle avait elle-même préparé une réforme de cette institution qui, jadis, avait fait sa force. Dans ce dessein, un projet de loi avait été déposé en 1909 sur le bureau de la Chambre des Députés. Par une ironie singulière, le nouveau texte avait été conçu en vue de mettre les règles de l’Inscription maritime « en harmonie avec le service de deux ans. » Or, la loi de 1909 (service de deux ans) a été abrogée sans que le projet du ministre de la Marine ait eu les honneurs d’une discussion ; il était donc caduc avant d’avoir été voté. C’est pourquoi un second projet de loi avait dû être déposé. On désespérait à la Rue Royale de le faire aboutir pour la raison suivante : L’Inscription maritime n’est pas seulement un système de recrutement des matelots, c’est un régime social des gens de mer. Ceux-ci bénéficient, en effet, de nombreuses faveurs attachées à leur qualité d’inscrits. À ce titre, il n’est pas étonnant que les parlementaires des départemens riverains de la mer se soient intéressés à cette institution, d’autant plus que, dans ces dernières années, les syndicats professionnels de marins sont devenus très exigeans. Je ne sais quel auteur a comparé l’Inscription maritime à une hydre de Lerne sans cesse attaquée et dont les têtes repoussent sans cesse dans l’enceinte du Palais-Bourbon.

L’Inscription maritime a été à son origine une sorte de compromis entre l’instauration du service obligatoire pour une certaine catégorie de citoyens français et la concession d’avantages spéciaux accordés à tous ceux qui se faisaient inscrire sur les matricules des gens de mer.

Nous ne referons pas l’historique de l’œuvre géniale de Colbert, qui eut le mérite de dégager plusieurs siècles à l’avance la véritable formule de la nation armée[1] ; nous nous bornerons à observer que la solution du problème de l’Inscription maritime tel qu’il était posé devant le Parlement était double. Les députés, qui étaient disposés à voter facilement ce qui se rapportait au système de recrutement, étaient, en revanche, très gênés pour toucher aux statuts des inscrits et à leurs privilèges séculaires. Comme le gouvernement désirait obtenir un vote rapide, il fut donc contraint de disjoindre, dans son projet, les articles concernant l’état social des inscrits de ceux qui réglaient leur dette militaire ; et la loi, ainsi tronquée, fut votée presque sans débat, le 8 août 1913.

Cette disposition législative répondait à des nécessités pressantes.

Si nous laissons de côté l’aspect politique de la question pour nous en tenir exclusivement aux besoins du recrutement, nous voyons que l’Inscription maritime encourait, avant la loi de 1913, deux graves reproches. D’une part, elle ne permettait plus de donner à la flotte le personnel qu’elle réclamait ; d’autre part, elle laissait inutilisées d’abondantes réserves.

Il s’était produit une transformation complète dans les méthodes d’armement de nos navires de combat, et l’Inscription maritime était impuissante, aussi bien sous le rapport de la quantité que de la qualité, à fournir à nos escadres les hommes que le nouveau programme naval exigeait. De 55 595 marins figurant sur les contrôles en 1911, on était passé, en 1913, à 60 505. A mesure que les besoins de la flotte augmentaient, les ressources de l’Inscription maritime diminuaient ; si bien qu’en 1911 la Marine admettait 4 391 engagés, ou jeunes recrues, contre 4 136 inscrits seulement, dont 1 310 inscrits, dispensés comme soutiens de famille, n’avaient qu’une année de service à accomplir.

Déjà dans une mission accomplie en 1912, le contrôle constatait que si le total des inscrits maritimes restait stationnaire, le chiffre des inscrits présens au service avait au contraire fléchi dans une mesure très appréciable. Sur 30 000 inscrits environ comptant dans les cadres, 12 ou 13 000 s’étaient fait inscrire depuis leur arrivée au service, si bien que l’apport réel de l’inscription n’était que de 17 000 hommes. En l’espace de dix années, de 1900 à 1910, le nombre des marins fournis à l’Etat par l’inscription maritime s’était abaissé de 3 000 unités. Parmi les causes de cet « abandon du service marqué de la carrière des équipages de la flotte, » le rapport citait : « le désir de jouir de la liberté que comporte 1a vie civile et le peu de goût des pêcheurs bretons pour les études théoriques nécessaires à l’obtention des brevets de spécialité. » Chose inquiétante, le fléchissement portait principalement sur des quartiers qui étaient à bon droit considérés comme les pépinières de marins de l’Etat : ainsi Paimpol qui, sur 8 731 inscrits, donnait en 1900 1 946 matelots, n’en fournissait plus en 1910 qu’un contingent de 1 472. Il était manifeste que les marins venaient tout autant qu’autrefois à l’Inscription maritime, mais qu’ils renonçaient de plus en plus au service dans les équipages de la flotte en retardant l’époque de leur inscription définitive. Dans certains centres même, Boulogne et Bastia, par exemple, la réduction du chiffre des marins de l’Etat coïncidait avec un accroissement des inscrits.

En outre, le contingent du recrutement était presque exclusivement composé d’ouvriers de spécialités, tandis que les inscrits comprenaient, en majorité, des matelots de pont.

Le marin purement professionnel, qui était indispensable autrefois sur les bâtimens à voiles, trouve de moins en moins son utilisation sur nos navires modernes. Ce qu’exige surtout le service d’un cuirassé, d’un torpilleur et d’un sous-marin, dernières créations du machinisme, ce sont des électriciens, des ajusteurs, des tourneurs, c’est-à-dire des ouvriers instruits et adroits. Sans parler des mécaniciens pour lesquels cette proposition est évidente, les canonniers eux-mêmes, qui forment le gros de nos équipages, doivent, à côté des servans auxquels on demande de faire preuve avant tout de force musculaire, posséder des pointeurs et des chargeurs intelligens. Le monde des pêcheurs, dans lequel se recrutent le plus grand nombre des inscrits, possède des qualités d’endurance remarquables ; mais leurs rangs renferment une proportion d’illettrés considérable. Sur un cuirassé de l’escadre de la Méditerranée, où les inscrits figuraient cependant en petit nombre, j’en ai compté jusqu’à 15.

Je ne veux pas médire des pêcheurs, ce sont des âmes frustes et disciplinées ; quand on fait appel à leur dévouement, on est sûr d’être entendu ; je puis dire, cependant, que leur passivité même est un obstacle à leur éducation navale, telle qu’elle doit être entendue actuellement. J’ai été frappé, à l’école élémentaire, où je les ai observés, de constater combien ils étaient parfois réfractaires à toute idée de progrès. Leur passage dans nos escadres n’est pas suffisamment prolongé pour qu’ils aient le temps d’ouvrir leur esprit aux idées nouvelles. Ils accomplissent passivement les gestes qu’on leur ordonne, comme des rites sacrés : ils ne cherchent pas, assez souvent, à en comprendre la signification.

Au contraire, les jeunes recrues, qui ont embrassé librement le métier de la mer et qui sont choisis dans une élite industrielle, arrivent sur les navires impatiens de naviguer, curieux de s’initier au mystère de la Marine. En peu de temps, ils s’adaptent à ce métier nouveau et ils font preuve d’une bonne volonté et d’un enthousiasme dont on peut profiter.

Il résulte de ce que nous venons d’exposer que, depuis trois ans environ, la marine militaire devait faire appel, pour plus de moitié, au contingent terrestre, et que cette proportion tendait à augmenter. Non seulement l’Inscription maritime n’apparaissait plus comme le mode exclusif de recrutement de nos marins, mais encore elle perdait de plus en plus de son importance à ce point de vue. Elle continuait cependant à fournir le noyau des matelots professionnels et les hommes rudes qui sont toujours nécessaires pour composer nos équipages de gabiers, de timoniers, de chauffeurs et de servans. Elle était le bras, sinon le cerveau, des équipages.

Cependant, comme notre flotte de première ligne naviguait en temps de paix avec des effectifs sensiblement égaux à ceux qui étaient prévus pour la période de guerre, nos navires n’ont eu à faire appel que dans une faible limite aux réservistes, à quelque source qu’ils appartinssent. D’après les règlemens communs à la Guerre et à la Marine, les conscrits qui avaient été admis au service dans l’armée de mer, ainsi que les engagés volontaires, devaient rester pendant dix ans, après le congédiement de leur classe, à la disposition du ministre de la Marine ; après quoi, ils étaient reversés au service du recrutement et incorporés dans les réserves de l’armée de terre. Lors de la mobilisation, la liste de ces réservistes-marins comprenait environ 12 000 noms[2].

Cet appoint joint aux réservistes inscrits maritimes, dont nous reparlerons, fut largement suffisant pour assurer les besoins de la flotte en marins de spécialité. Bien plus, les conscrits de la classe 1914 furent, pour la plupart, dirigés sur des formations militaires, au lieu de subir une instruction spéciale en vue de leur embarquement, les écoles de spécialités ayant cessé de fonctionner. Il n’y a donc pas eu pénurie de personnel dans la Marine par suite de l’insuffisance de l’Inscription maritime. Il nous reste à examiner si le danger découlant du second reproche adressé à cette institution, à savoir l’inutilisation des réserves, a été conjuré comme le premier et si l’on n’a pas constaté pléthore de marins. Mais il est indispensable, auparavant, d’exposer le mécanisme spécial de l’Inscription maritime.


Pour assurer l’exécution des lois qui régissent cette institution, le littoral de la France a été divisé en arrondissemens maritimes ayant pour capitale nos grands ports de guerre. Dans chacun de ces arrondissemens, il existe un ou deux directeurs de l’Inscription maritime qui dépendent du sous-secrétaire d’Etat, pour les questions intéressant la Marine marchande, et du préfet maritime pour les affaires domaniales ou de recrutement.

Cependant, la véritable circonscription territoriale de l’Inscription maritime est le quartier dont l’institution est due à Colbert. Les quartiers qui se succèdent tout le long de la côte de Dunkerque à Bayonne, de Port-Vendres à Nice, ainsi qu’en Corse et en Algérie, sont confiés à des administrateurs depuis que les commissaires de la Marine ont été dépouillés de ces attributions. L’administrateur a près de lui des officiers d’administration, des commis et des gendarmes représentant la force publique.

Son quartier est divisé lui-même en syndicats. Les syndics des gens de mer, qui règnent sur cette petite commune maritime, se trouvent en contact direct avec les inscrits. Ce sont les syndics qui président à leur embarquement, notent leurs salaires, leur communiquent, par l’intermédiaire des gardes, les ordres qui les intéressent, assurent le paiement des délégations, transmettent les dossiers de pension et de secours, les demandes de concessions domaniales, etc., en un mot exercent sur eux cette sorte de paternité traditionnelle qui caractérise le régime. Ce sont eux encore qui, spécialement dans le cas qui nous occupe, procèdent à la mobilisation des réserves de l’armée de mer et mettent les inscrits en route.

Contrairement à ce que l’on pense parfois, tout Français est libre de se livrer à la navigation comme bon lui semble ; l’exercice de cette profession n’est donc pas l’apanage des inscrits maritimes ; mais elle entraine l’inscription ipso facto. Voici dans quelles conditions. Nul bâtiment n’est admis à prendre la mer s’il n’est pourvu d’un rôle d’équipage délivré par l’administrateur du quartier du port d’appareillage. Tous les matelots qui naviguent à titre professionnel sur ces bâtimens doivent être portés au rôle ; aussitôt après, ils sont inscrits sur des registres appelés matricules, où il leur est ouvert une case, sorte de compte courant où viendront, désormais, se condenser tous leurs mouvemens d’embarquemens commerciaux ou militaires. On affecte à chaque inscrit un numéro matriculaire, représenté par le folio de sa page d’inscription, précédé d’une lettre formant l’initiale du quartier. Exemple : B. 1223 (Brest, folio 1223).

La matricule des inscrits qui commencent à naviguer s’appelle matricule des inscrits provisoires. Ce n’est qu’à dix-huit ans d’âge et dix-huit mois de navigation que les inscrits deviennent définitifs. Ils sont alors reportés aux matricules des inscrits définitifs. Jusqu’à là, ils ne jouissent d’aucun des avantages accordés aux inscrits ; en revanche, ils conservent leur statut militaire et continuent, par conséquent, à dépendre du ministre de la Guerre, Dès qu’ils deviennent définitifs, au contraire, ils sont signalés aux bureaux de recrutement qui les rayent de leurs contrôles et ils ne relèvent plus que de la Marine. Je ne veux pas énumérer les privilèges des inscrits ; les plus importans consistent dans l’allocation d’une pension de retraite à cinquante ans d’âge et vingt-cinq ans d’embarquement et dans l’obtention de secours de toute nature sur la caisse des Invalides ou la caisse de prévoyance. L’institution de l’Inscription maritime est, en effet, inséparable du fonctionnement de la caisse des Invalides largement alimentée par des subventions du budget national[3] et qui payait en 1914 : 22 200 000 francs de pensions, 1 593 000 francs de secours, 2 383 225 francs de subventions, avec un budget total de dépenses de 26 801 958 francs, en augmentation de 1 329 036 francs sur l’année précédente.

Ces avantages avaient autrefois leur corollaire dans la dette militaire particulière que les inscrits devaient supporter. Ils passaient le tiers de leur temps d’activité sur les vaisseaux du Roi à une époque où le service obligatoire n’existait pas. A l’heure actuelle, la seule différence entre les obligations d’un inscrit et celles d’un conscrit, consiste en ce que le premier doit servir dans la marine pendant cinq ans, tandis que le second est appelé dans l’armée de terre pendant trois ans. Encore cette période de cinq ans est-elle toute théorique. En fait, l’inscrit est envoyé en congé illimité entre le quarantième et le quarante-huitième mois de présence, selon les nécessités du service. Lorsqu’un inscrit atteint l’âge de cinquante ans ou qu’il est réformé, il est rayé des matricules des inscrits définitifs pour passer à celles des hors de service.

Si tous les inscrits vivent de l’exploitation de la mer, il n’en existe pas moins entre eux des dissemblances très profondes, leur genre d’existence variant du tout au tout d’un quartier à l’autre. Il est essentiel de connaître cette population maritime pour comprendre les difficultés de leur mobilisation. Les uns, longs courriers à voiles, traînent leur existence errante à travers le monde dans le vide des grandes traversées. Ils proviennent de certains ports du Nord et surtout des quartiers populeux de Bretagne. Certains quartiers comme Lannion, Binic et Dinan qui ne comprennent presque pas d’étendue de côtes, comptent une proportion très élevée de longs courriers. C’est une sorte de tradition qui se transmet dans les familles. Dinan se trouve, à ce propos, dans cette situation très curieuse, d’être une pépinière de marins au long cours, alors qu’il n’existe pas de navire immatriculé au quartier. Bien des vocations de marins se dessinent le long de la Rance au fond de la lande bretonne.

Les longs courriers à vapeur, qui effectuent les traversées régulières sur nos grands paquebots, sont les cliens ordinaires des compagnies de navigation. Ils sont concentrés dans nos ports commerciaux au Havre, à Saint-Nazaire, à Bordeaux, à Marseille ; la plupart d’entre eux, d’ailleurs, ne sont pas inscrits dans ces ports et proviennent des quartiers de Bretagne. Ils naviguent au long cours pendant leur jeunesse et retournent plus tard dans leurs foyers.

Les caboteurs peuplent les navires des lignes subventionnées qui sillonnent la Méditerranée et font la traversée entre l’Océan et l’Algérie. Sur 8 800 inscrits qui comptent à Marseille, la majorité sont des caboteurs. Presque tous les inscrits de Corse, au nombre de 8 000 environ, participent à cette navigation qui est parfois très dure pendant l’hiver.

Les borneurs composent les équipages des remorqueurs et des navires affectés à des voyages rapprochés sur les côtes de France ou dans les fleuves. Parmi les borneurs, les gabariers effectuent des transports en rivière, notamment dans la Gironde et la Dordogne où ce commerce est très prospère. Il faut également rattacher à cette classe de marins les pilotes lamaneurs.

Mais ce sont les pêcheurs qui forment la fraction la plus forte de la population maritime inscrite. Parmi eux, il importe également de faire des distinctions :

Les uns naviguent à la grande pêche, sur les bancs d’Islande et de Terre-Neuve. Ces marins sont recrutés sur des points très limités du littoral, à Gravelines et à Fécamp pour l’Islande, à Cancale, à Saint-Malo, à Saint-Servan et à Paimpol pour Terre-Neuve. Ils effectuent une campagne d’été chaque année ; beaucoup deviennent laboureurs pendant l’hiver.

Les chalutiers à voiles et à vapeur pratiquent également une navigation hauturière. Dieppe, Fécamp, Lorient, La Rochelle, Arcachon, pour le chalutage à vapeur ; Groix, Les Sables-d’Olonne, La Rochelle, pour le chalutage à voile, sont leurs principaux ports d’armement.

Il est enfin différentes espèces de petits pêcheurs :

Les cordiers des quartiers du Nord ; les harenguiers de Normandie et du Pas-de-Calais ; les pêcheurs au maquereau des ports bretons, notamment du Conquet, de Camaret ; les sardiniers d’Audierne, de Concarneau, de Belle-Ile, des Sables, d’Arcachon, etc. Tous effectuent des campagnes de pêche sur des points et à des saisons parfaitement déterminés, par le passage du poisson.

A côté de ces vrais navigateurs, nous trouvons, parmi les gens de mer, un nombre considérable de professionnels auxquels il est difficile d’accorder la qualité de marin. Ce sont les pêcheurs de rivière, les parqueurs d’huitres de Concarneau, de Marennes ou d’Arcachon, les dragueurs de coquillage de Bretagne, les pêcheurs de côte de l’Océan, les boucholleurs de la Saintonge qui naviguent sur des bateaux plats en ayant toujours un pied dans la boue, les traîneurs de filet de la Dordogne, de la Gironde et de l’Adour.

Enfin, dans la Méditerranée, en dehors des sardiniers de Collioure et des inscrits qui pratiquent la pêche au bœuf à La Nouvelle, Saint-Laurent-de-la-Salanque, Cette et Martigues, il est difficile d’accorder le qualificatif de marins à tous les autres pêcheurs. De Port-Vendres à Martigues, en effet, la plupart d’entre eux exercent leur industrie dans les lacs ou les étangs salés. Ce sont de bons vignerons qui vont tendre des nasses en vue de leurs villages sur les étangs de Gruissan, de Thau ou d’Aigues-Mortes. De Martigues à Nice, ils montent de petites barques appelées « pointus » qui sont incapables de tenir la mer et à l’aide desquelles certains d’entre eux se bornent à draguer de la vase pour en extraire des vers nommés « moredut » en langue provençale, qui servent à apprêter les lignes des amateurs marseillais.

Le grand tort du régime qui nous occupe, c’est de n’avoir pas maintenu de distinction[4] entre ces diverses catégories d’inscrits et d’avoir assimilé, par exemple, tant sous le rapport des pensions que sous celui de la mobilisation, un long courrier qui risque son existence au large à un gabarier qui descend mollement les rives fleuries de la Dordogne entre deux rangs de coteaux tapissés de vignobles ; d’avoir considéré du même œil bienveillant les Terre-Neuvas et les Islandais, d’une part, dont les jours se passent dans le froid et dans la tempête, et les boucholleurs de Marennes, les riverains des étangs salés levant leurs filets entre deux vendanges, ou les « semble-pêcheurs » de la Côte d’Azur, qui abandonnent leur gouvernail pour faire les lazzaroni sur la grève, au moindre souffle du mistral.

Les inscrits actifs : longs courriers, caboteurs, pêcheurs hauturiers, se sont toujours plaints, à juste titre, de voir leurs camarades sédentaires profiter des mêmes avantages qu’eux sans courir les mêmes risques.

Les inscrits reçoivent trois sortes d’allocation : des secours, des pensions sur la caisse des Invalides, et des pensions ou gratifications sur la caisse de prévoyance contre les accidens de mur. Sur tous ces points, les matelots sédentaires sont avantagés. Les secours vont principalement à eux parce qu’ils sont présens et que leur misère est plus apparente. En ce qui concerne les pensions, il a bien été créé en 1908 un supplément de soixante francs par an pour ceux qui peuvent justifier de cent-quatre-vingts mois de navigation hauturière. Toutefois, ce supplément est loin de compenser les apports spéciaux que les bénéficiaires font à la caisse des Invalides. Alors que ces apports, qui portent sur 5 pour 100 de leur salaire, atteignent en moyenne 5 francs par mois, les pêcheurs ne versent que 1 fr. 50. Quant à la caisse de prévoyance, elle joue beaucoup plus souvent pour les pêcheurs que pour les marins du commerce qui sont, de par les règlemens, soignés pendant quatre mois à la charge de l’armateur.

Or, les navigateurs hauturiers constituent une élite restreinte parmi la population maritime. Celle-ci se décomposait de la façon suivante, d’après les dernières statistiques établies en 1911 :


Long cours 16 499
Grand cabotage 7 561
Cabotage français 8 184
Pilotage 1 708 33 952
Grande pêche 13 112 13 112
Pêche au large 10 196
Petite pêche 64 008
Bornage 7 602
Navigation fluviale 8 228 90 034
Inscrits inactifs 52 908 52 908
Total 190 006[5]

Il en résulte qu’en 1911 sur 19 006 inscrits, 52 908 sont inactifs, soit 27 pour 100 du chiffre total ; 90 034 pratiquent une navigation qui ne présente aucun intérêt vital pour la nation, soit 47 pour 100 ; 13 112 inscrits font de la grande pêche. Il n’en reste, en somme, que 33 952 dont la profession semble vraiment indispensable aux intérêts du pays, c’est-à-dire 17 pour 100 seulement des gens de mer.

On ne devrait jamais oublier cette proportion quand on parle de la mobilisation industrielle des marins. Un inscrit ne ressemble souvent pas plus à un inscrit qu’un mécanicien de chemin de fer à un chauffeur de taxi-auto, quoique l’un et l’autre soient des agens de transports.

La Marine aurait dû prévoir d’une façon différente la mobilisation des diverses catégories de réservistes que nous venons d’examiner. Il n’en a rien été. En vue de suivre leur situation, il avait été créé, au siège de chaque quartier, un casier de mobilisation dans lequel tout inscrit mobilisable était porté sur une fiche individuelle. Ce casier comprenait les catégories suivantes désignées par une lettre figurant sur le coin de la fiche : A-B-C, inscrits en sursis, dispensés ou en disponibilité, — D, âgés de moins de trente ans, — E, âgés de trente à trente-cinq ans, et ainsi de suite de cinq ans en cinq ans jusqu’à la lettre II (inscrits de quarante-cinq à cinquante ans). Il n’était tenu compte qu’à titre de renseignement de la navigation pratiquée ; mais, et c’est là l’erreur commise, la mobilisation s’effectuait par catégorie ; il n’était donc pas possible, en l’état des règlemens, d’appeler, par mesure générale, un pêcheur de rivière, un chalutier ou un gabarier, sans lever un caboteur, alors qu’il n’y avait pas les mêmes raisons pour les laisser tous dans leurs foyers.

Nous verrons quelles sont les difficultés qui résultèrent de ce défaut d’organisation.

Jusqu’ici nous n’avons parlé que des inscrits professionnels ; mais la plaie de l’institution, ce sont les faux-inscrits[6]. À une époque où le service militaire obligatoire n’existait pas, le Roi avait intérêt à étendre, le plus possible, les limites de l’Inscription maritime pour se procurer des marins. De nos jours, où la somme des avantages dépasse celle des inconvéniens, tout au moins pour les inscrits qui ne pratiquent pas une navigation hauturière, il faut, au contraire, se défendre contre les inscriptions abusives, émanant de citoyens désireux de percevoir la pension de retraite attachée à la qualité d’inscrit, sans pour cela embrasser en aucune manière la profession de navigateur. Depuis la loi de 1896, le contrôle de la marine fait une chasse constante à ces inactifs qui cherchent, par tous les moyens, à pratiquer une navigation fictive et à éluder les conséquences de la loi.

Malheureusement, le mal est tellement enraciné qu’il est difficile de le guérir. La complaisance des syndics, l’inertie de certains administrateurs, parfois même les interventions politiques paralysent l’action de la surveillance. Malgré les radiations nombreuses qui avaient été effectuées d’office, il restait encore, au moment de la guerre, un nombre élevé de faux-inscrits, qui avaient renoncé à la navigation ou ne l’avaient même jamais pratiquée à titre professionnel et qui, néanmoins, continuant à figurer sur des matricules, échappaient, par cela même, à l’appel du recrutement.

La protection que l’Inscription maritime accordait à ces hommes, exerçant des métiers les plus divers : épiciers, bouchers, commissionnaires, etc., avait quelque chose de particulièrement regrettable.


Telle était la population maritime. Elle comptait, au 1er mars 1915, après l’épuration dont nous allons parler et en chiffres ronds : 211 870 inscrits, dont 28 860 inscrits provisoires 121 545 inscrits définitifs et 61 465 inscrits hors de service qui, comme nous le savons déjà, étaient affranchis de leur dette militaire, soit par suite de leur âge, soit parce qu’ils étaient réformés. Les inscrits définitifs âgés de vingt à cinquante ans étaient donc seuls mobilisables. Sur ce nombre de 121 500 hommes, il s’en trouvait déjà plus de 30 000 sous les drapeaux[7] ; d’autre part, certains d’entre eux ne pouvaient être mobilisés pour diverses raisons, de sorte que le chiffre des mobilisables était de 81 000 environ. Mais la Marine ayant entrepris, dès le mois de septembre, la révision des inscrits réformés, le chiffre total des réservistes s’est élevé depuis à 87 000 unités en raison du passage de près de 6 000 inscrits hors de service à la matricule des inscrits définitifs. Il y a, en revanche, lieu de déduire de ces 87 000 inscrits les hommes âgés de quarante-huit à cinquante ans, que le ministère décida de ne pas appeler au service parce qu’au recrutement, leur classe était dégagée de toute obligation militaire. Le chiffre des mobilisables se trouve ainsi ramené à 85 000 hommes.

Par suite de circonstances que nous avons opposées plus haut, c’est-à-dire la présence sur les navires, dès le temps de paix, d’effectifs sensiblement égaux aux exigences de la guerre et le fait que la Marine avait surtout besoin d’ouvriers de spécialité, ce nombre de 85 000 inscrits était supérieur à celui dont la Marine prévoyait l’utilisation. On avait évalué le total des marins disponibles à un corps d’armée, soit 45 000 hommes environ. Nous verrons ce qu’il faut penser de ce calcul. Ce qu’il importe de retenir, c’est que ce personnel n’était ni entraîné, ni instruit, ni encadré, ni armé en vue de son affectation dans l’armée de terre.

Le régime de l’Inscription maritime présentait donc cet inconvénient grave de soustraire à la Défense nationale un contingent notable de citoyens qu’aucune raison ne devait dispenser de remplir, comme les autres Français, leurs obligations militaires du temps de guerre.

Pour éviter cette conséquence fâcheuse, la loi du 8 août 1913 avait décidé, en son article 2 : « Les inscrits maritimes placés dans la réserve de l’armée de mer, qui se trouvent en excédent aux besoins de l’armée de mer, sont, quelle que soit leur classe ou leur spécialité, versés dans l’armée de terre. Ils sont soumis dans cette armée aux mêmes obligations que leur classe de mobilisation. » L’exécution de cette prescription supposait une entente entre les deux Départemens de la Guerre et de la Marine qui aurait pu précéder le vote de la loi. Cependant, les ministères intéressés qui, instruits par l’exemple du passé, n’étaient pas fixés sur les intentions du Parlement, avaient attendu que celui-ci les manifestât pour se mettre à l’ouvrage.

Dès l’apparition de la loi, l’Etat-major étudia les ressources que pouvait lui offrir l’Inscription maritime, afin de les rapprocher de ses besoins réels et d’en déduire la statistique des hommes qu’il y avait lieu de verser au recrutement. De son côté, la Guerre devait répartir ces réservistes au mieux des intérêts de la Défense nationale. Les quartiers avaient reçu l’ordre de faire un travail de recensement des inscrits qui avait été rapidement terminé. Cependant, au jour de la mobilisation, aucun accord n’était intervenu entre les deux Départemens au sujet de l’utilisation des réserves en excédent dans l’armée de mer. Le règlement de cette affaire était moins simple qu’on n’aurait pu se l’imaginer tout d’abord. La Marine était assez gênée pour dénombrer les marins qui pouvaient lui être nécessaires : ce chiffre dépendait, ainsi que cette guerre l’a démontré, d’une foule de facteurs. Il ne s’agissait pas seulement de connaître les effectifs des matelots à embarquer sur les bâtimens de combat, chose fort aisée ; mais aussi de savoir ceux qu’il faudrait réserver pour le Service général des arsenaux ou des bases de ravitaillement, pour la défense des côtes, pour l’armement des navires de commerce réquisitionnés ou affrétés, selon les expéditions lointaines que nous aurions à entreprendre. Il fallait donc envisager certaines considérations diplomatiques et prévoir, notamment, les complications qui se sont produites en Orient. Or, la masse des marins sur lesquels portait la mobilisation était forcément instable. Ainsi que l’écrivait M. Barbey, ministre de la Marine, le 21 février 1891 : « Les gens de mer forment une population absente et insaisissable dans son ensemble à un moment donné ; aussi, à l’heure des grands et suprêmes appels, lorsque le salut public exige le concours instantané de tous les hommes disponibles, ne trouve-t-on sous la main qu’un tiers, qu’une moitié de la population. » Il fallait que l’Etat-major général tînt compte de cette mobilité des inscrits maritimes, qui constitue la principale difficulté de leur utilisation militaire. Si l’Angleterre ne s’était pas rangée à nos côtés, on pouvait craindre notamment qu’une grande quantité de marins fût retenue dans des ports neutres, réduisant d’autant les prévisions du Bureau des équipages. De son côté, le ministre de la Guerre, qui ignorait le degré d’instruction militaire des réservistes dont elle allait hériter, avait besoin de les sélectionner et de les connaître pour les incorporer dans son armée.

Quoi qu’il en soit, quand la guerre éclata, la Marine avait encore a sa charge tout le bloc des réserves de l’Inscription maritime.

Nous allons rechercher comment elle s’est tirée de la situation difficile dans laquelle elle se trouvait du fait du retard apporté d’abord au vote de la loi de 1913, puis à l’exécution de cette loi.

Dans cette occurrence, la Marine devait poursuivre un double but : procurer à la Défense nationale le maximum des réserves dont elle disposait et fournir à la marine marchande les équipages suffisans pour lui permettre d’assurer le trafic commercial, dans la mesure où il était utile aux intérêts généraux du pays. C’est d’un heureux équilibre entre ces deux tendances contradictoires que devait sortir la solution du problème. Et, lorsqu’on examine les résultats à atteindre, on peut même se demander si le plus important à réaliser n’était pas justement de laisser à la marine marchande les effectifs nécessaires pour lui maintenir toute son activité, à condition d’apprécier quels étaient les navires, quel était le genre de navigation qui devaient bénéficier des dispositions de la loi. On voit que la question était complexe. Cette préoccupation constante de ne pas affaiblir notre marine marchande, afin qu’elle profitât de la liberté des mers, devait dominer toutes les décisions du Département en matière de rappel des inscrits, sans que celui-ci méconnût, cependant, le devoir supérieur de tout citoyen vis-à-vis de sa dette militaire. En d’autres termes, la Marine devait procéder à une mobilisation à la fois militaire et industrielle de la population maritime, la guerre actuelle ayant d’ailleurs démontré, sur terre comme sur mer, que tel était le but auquel devait répondre l’appel de la nation armée.

Le 31 juillet, avant même que l’ordre de mobilisation générale fût lancé, la Rue Royale, qui tenait à avoir des navires prêts au combat, avait profité des dispositions particulières de la loi de 1896, pour rappeler individuellement les marins nécessaires au premier armement des navires, c’est-à-dire la classe A et certains spécialistes. Puis, le 2 août, désireuse de ne point désorganiser la flotte marchande et de ne pas congestionner ses dépôts, elle avait restreint la portée de l’ordre de mobilisation générale. Les inscrits des classes B et C (marins au-dessous de vingt-cinq ans) avaient seuls été appelés, mais, en même temps qu’eux, oh s’adressait à tous les affectés spéciaux employés dans les services du front de mer, le service des renseignemens, les postes divers des défenses fixes, et les auxiliaires d’artillerie placés dans les forts et batteries sous le commandement du Département de la Guerre pour la défense des côtes. Tout ce personnel devait, à la première heure, se trouver en mesure de repousser une attaque soudaine de la flotte ennemie sur un des points quelconques de notre territoire. La mobilisation de ces diverses catégories était terminée, quand l’ordre de rappel était lancé, le 13 août, pour les gradés et brevetés, ou auxiliaires des spécialités de canonniers, fusiliers, timoniers, infirmiers et guetteurs de la catégorie D (au-dessous de trente ans). Le 26 août, un télégramme ministériel levait le reste des inscrits de la catégorie D et les gradés et brevetés des mêmes spécialités que ci-dessus de la classe E (de trente à trente-cinq ans, y compris les utilisables à terre). Mais le ministre avait soin de spécifier que les capitaines au long-cours, maîtres au cabotage, mécaniciens, etc., ne seraient pas touchés et que les marins embarqués au cabotage seraient laissés sur leurs navires. Entre temps, le 11 août, à la demande du Département de la Guerre, les inscrits des catégories F et G (de trente-cinq à quarante-cinq ans) étaient mis à la disposition du ministre de l’Agriculture pour effectuer les moissons. Cette mesure n’était pas très heureuse et elle fut rapportée quelques jours après.

En définitive, le 26 août, la Marine avait appelé tous les marins âgés de moins de trente ans, ainsi qu’une grande partie des inscrits âgés de trente à trente-trois ans, dans lesquels sont choisis les affectés spéciaux ou les auxiliaires d’artillerie, et certains gradés de trente à trente-cinq ans.

La mesure n’était cependant pas assez radicale, et il fallait pousser la mobilisation plus loin, sans nuire à la marine marchande dont le concours devenait de plus en plus utile, soit pour le service auxiliaire de l’armée navale (charbonniers, transports, etc.), soit pour le ravitaillement de la population civile, soit, enfin, pour l’approvisionnement de nos armées. Les besoins sont à ce point enchevêtrés qu’une enquête sur place est indispensable. Cette enquête, qui doit se poursuivre rapidement au siège de chaque quartier (il y en a 71, y compris la Corse et l’Algérie), est confiée à une mission de contrôle, dirigée par M. le contrôleur général Thierry d’Argenlieu.

Chaque quartier est un petit royaume original et pittoresque, où les conditions de la mobilisation ne sauraient être semblables. Ici, c’est le grand port de commerce ; les courriers y attendent à heure fixe leurs contingens de marins pour prendre le large. Il suffit qu’un maître d’équipage ou que quelques soutiers fassent défaut au dernier moment pour retarder l’appareillage d’un grand steamer. Comme les effectifs sont calculés strictement, la ponctualité dans le recrutement des matelots est la condition même de la régularité des lignes postales. Autour des môles, vit un monde de remorqueurs, de pilotes, de citernes dont l’activité est essentielle au trafic : Marseille, Le Havre, Bordeaux, Rouen, Saint-Nazaire, La Rochelle. Là, c’est l’arsenal de guerre où presque tous les inscrits se rattachent à une profession militaire : Brest, Cherbourg, Lorient, Toulon. Il y a les quartiers d’armement des grandes pêches qui voient l’exode des Islandais et des Terre-Neuvas s’effectuer comme en rite chaque année vers la même époque : Paimpol, Saint-Servan, Saint-Malo, dont les bassins sont encombrés de goélettes. Puis, les villages maritimes où tous, hommes et femmes, vivent du poisson, dont les rues tortueuses sentent la marée : Dieppe, Fécamp, Concarneau, Audierne, Camaret, Les Sables. Les ports mixtes, comme Dunkerque, La Rochelle, Cette, qu’alimentent le commerce et la pêche. Les quartiers des rivières qui semblent un anachronisme étrange et ne connaissent rien de la mer : Libourne, Arles et Narbonne. Puis les cités hivernales de la Côte d’Azur : Antibes, Nice, Saint-Tropez, Cannes, où les administrateurs ont l’air d’être en villégiature. Il faut troubler la paix de toutes ces agglomérations bruyantes ou paisibles, brumeuses ou ensoleillées. Il s’agit de discerner celles dont il faut conserver l’activité, précieuse pour la nation tout entière, et celles auxquelles une telle sollicitude n’est point due.

La situation est la suivante : parmi les inscrits au-dessous de trente et de trente-cinq ans, qui ont été laissés dans leurs foyers, figurent des navigateurs au long cours, au cabotage ou à la grande pêche. Mais il se trouve que, par une coïncidence singulière, les navires qui effectuent ces voyages, ayant été en partie désarmés, il reste surtout dans les ports des matelots désœuvrés, des faux inscrits et toute la masse des petits pêcheurs. Alors que des hommes âgés d’un village ont été blessés, des gars plus jeunes, sous prétexte qu’ils sont inscrits maritimes, vendangent paisiblement les vignes des mobilisés. Il faut mettre un terme à cet abus. Une dépêche du 29 octobre ordonne la levée immédiate de tous les inactifs, et la décision du ministre ne s’applique pas seulement aux inscrits non portés sur un rôle et aux faux inscrits, bouchers, boulangers, employés de tramway qui, par je ne sais quel subterfuge, continuaient à figurer sur les matricules des gens de mer ; elle s’étend également à tous ceux qui, même embarqués régulièrement, ne pratiquent pas une navigation active et utile au pays. Il importe donc de déterminer quels sont les marins qui remplissent cette condition.

On sait que les matricules enregistrent les embarquemens des marins au fur et à mesure qu’ils se produisent. Il est donc possible de savoir à tout moment la situation des inscrits. C’est par la recherche individuelle des cas d’espèce que les ordres du ministre peuvent être exécutés. Il faut agir avec tact, de façon à ne point désorganiser les campagnes de pêche, qui sont en pleine période de production. On ne touchera donc point aux harenguiers ni aux sardiniers qui pourront achever leur saison.

La levée immédiate de quelques centaines d’inscrits représente un intérêt général beaucoup moindre que l’ouverture d’usines alimentaires qui font vivre toute une région et approvisionnent l’armée. Les chalutiers à voiles et à vapeur profitent également de l’exemption temporaire. En revanche, des coupes sombres sont apportées dans l’armement des barques de petite pêche qui ne se livrent pas à une navigation manifestement active. Les pêcheurs à pied, ceux des étangs salés et des rivières, les patrons de « pointus, » tout ce monde-là reçoit son ordre d’appel. Les ostréiculteurs qui, un instant, font mine de protester sont assimilés à de simples ouvriers agricoles et suivent le sort de leurs classes.

De cette façon, les matricules des gens de mer ont été déblayées et il ne reste dans les quartiers que des professionnels du commerce ou de la pêche. Une équivoque subsiste toutefois. Les quartiers n’ont pas apprécié de la même façon le caractère d’utilité qui confère la dispense. Certains administrateurs se sont montrés sévères, d’autres indulgens. Dans un quartier, les petits pêcheurs, qui sortent un jour sur trois, n’ont pas été inquiétés parce qu’ils sont actifs au sens de la loi ; dans un autre, l’administrateur, prenant à la lettre l’injonction ministérielle, s’est fondé sur la production des pêcheurs et a levé sans pitié tous ceux qui n’apportaient pas sur les marchés une quantité de poisson suffisante pour que l’on pût affirmer que leur industrie était « utile au pays. »

D’ailleurs, alors que tous les Français sont aux armées, sans distinction pour le métier qu’ils remplissent dans la vie civile, il devient illogique d’assurer aux pêcheurs un privilège qui ne se justifie plus. Leur maintien sur les navires leur a permis de mener jusqu’au bout les campagnes de pêche au hareng, à la sardine, au thon, etc. Avec l’approche de la mauvaise saison, leur travail n’est plus fructueux ; la population maintenue dans ses foyers est largement suffisante pour assurer l’exercice de la petite pêche et de la pêche côtière. On se gardera bien, toutefois, d’inquiéter les chalutiers à vapeur dont l’utilisation est prévue éventuellement comme arraisonneurs, remorqueurs auxiliaires, dragueurs ou comme patrouilleurs dans la chasse contre les sous-marins.

C’est une dépêche du 22 décembre 1914 qui fixe définitivement la situation des inscrits par rapport à leur dette militaire. Ses dispositions se résument ainsi : tous les inscrits de dix-huit à quarante-sept ans sont, en principe, rappelés au service, à l’exception de ceux qui naviguent effectivement sur des navires dont l’armement a été jugé indispensable aux intérêts généraux du pays à la suite d’une enquête contradictoire effectuée dans chaque quartier par le contrôle et les administrateurs de l’Inscription maritime. Exception est faite également pour les pêcheurs de plus de quarante-cinq ans pratiquant effectivement leur industrie. Les navires qui confèrent le sursis sont ceux qui sont armés au long cours, au cabotage et au bornage, lorsque ces derniers sont jugés nécessaires aux relations entre les îles et le littoral où à l’exploitation des ports de commerce : pilotes, remorqueurs, etc. Il est dressé une liste de ces navires aussi restrictive que possible. Les autorités examinent ensuite individuellement le cas de tous les inscrits maintenus dans leurs loyers et jugent d’après leurs embarquemens si ce maintien doit être confirmé. Comme les matricules sont examinées case par case, on peut déclarer, après cette étude, que tous les inscrits coopèrent à la défense nationale, soit parce qu’ils ont été rappelés, soit parce qu’ils naviguent utilement. Des délais très courts leur sont alloués entre deux embarquemens ou en cas de maladie, afin d’éviter toute cause d’embuscade. La mobilisation est donc complète : la Marine a procédé par étapes successives, soucieuse de faire la part respective des besoins militaires et de ceux de l’armement.


Il reste à savoir quelle a été l’utilisation effective des inscrits mobilisables ? On comprendra que, sur ce point, nous nous contentions de donner des indications générales[8]. La Marine a dû faire face, en premier lieu, à ses propres besoins. Elle a complété l’armement de ses navires de combat ; elle en a armé de nouveaux. Ces mouvemens n’ont absorbé toutefois qu’un petit nombre de réservistes, grâce au désarmement des bâtimens écoles dont les cadres et les élèves ont été grossir les rangs des équipages naviguant. Il a fallu également constituer les effectifs du front de mer pour les services maritimes spéciaux : défense fixe, renseignemens, etc. Il s’agissait là de quelques milliers d’hommes. Les directions du port s’enrichirent des équipages des arraisonneurs des remorqueurs auxiliaires et des dragueurs de mines. Tout compte fait, c’est à peine si la flotte avait employé une trentaine de mille de réservistes, dont la plus grande partie avait été prélevée sur les hommes du recrutement. Il était prudent de laisser dans les dépôts un contingent important de matelots pour les « services généraux » du port : corvées de toutes sortes, gardes, personnel d’instruction, etc. Mais il restait un excédent d’hommes toujours considérable. C’est alors que la Marine eut l’idée de constituer cette fameuse brigade de fusiliers marins qui fit, à Dixmude, une résistance superbe. Outre la brigade, la Rue Royale s’occupa de rassembler un régiment de canonniers marins, une compagnie de mitrailleuses, des groupes d’auto-canons et d’auto-projecteurs, des sections de pontonniers, etc. Pour apprécier, à sa juste valeur, l’effort accompli par le Département, il faut se rendre compte qu’il n’y était point préparé. Cette coopération de la Marine, dans les opérations à terre, n’avait pas été envisagée, et les cadres mêmes des unités nouvelles ont dû être improvisés. On a pris des officiers de marine de l’active, des officiers de réserve, des officiers des équipages de la flotte et des capitaines au long cours ; on les a réunis hâtivement et on leur a dit : « Débrouillez-vous pour barrer la route à l’ennemi. » Ils ont prouvé qu’on n’avait point en vain compté sur eux. Cependant, cette pénurie des cadres ne permit pas de pousser l’expérience plus loin, et, comme il restait encore dans les dépôts du personnel inutilisé, le ministère prescrivit de verser 4 000 matelots sans spécialité, puis 2 000 dans les régimens de l’armée de terre : infanterie de ligne, infanterie coloniale, zouaves, génie, etc. Ces 6 000 cols bleus ont endossé la capote et coiffé le képi pour se battre aussi vaillamment que leurs camarades de la brigade.

En même temps, le ministre décidait de ne plus appeler, pour son service, les inscrits maritimes âgés de plus de trente-cinq ans et l’ordre était donné de passer tous ces réservistes aux bureaux régionaux de recrutement. C’était l’application intégrale de l’article 2 de la loi du 8 août 1913. Cette décision mit à la disposition du Département de la Guerre 27 000 hommes environ[9] qui ajoutés aux 6 000 versés dans les régimens et aux 10 000 ou 12 000 marins des formations militaires donne le chiffre de 45 000 hommes, c’est-à-dire l’effectif d’un corps d’armée dont nous avons parlé au début de cette étude.

On pourrait regretter que le dégrossissement militaire de ce personnel ait été entrepris au cours des hostilités. Mais n’est-ce point-là le cas de tous les réservistes qui ont été reclassés dans les services armés ? D’ailleurs, les inscrits maritimes qui ont été incorporés dans les régimens d’infanterie coloniale, se sont révélés supérieurs, à classe égale, par leur endurance et leur sang-froid professionnel, à leurs camarades du recrutement. Ils ont été cités plusieurs fois dans nos communiqués comme s’étant particulièrement fait remarquer, notamment dans nos attaques de Champagne et de Beauséjour.

Malgré ces versemens successifs d’inscrits maritimes ; malgré l’importance des formations militaires, la Marine avait eu la sagesse de conserver des réserves, tout en se chargeant, en outre, de la défense des côtes qui, réglementairement, devait être laissée au Département de la Guerre. C’est pourquoi elle a pu faire face à tous les besoins spéciaux qui sont nés au cours des hostilités : armemens des chalutiers pour la chasse des sous-marins, des transports de troupes pour les Dardanelles ou Salonique et des bâtimens auxiliaires de toute nature, nécessités par les expéditions d’outre-mer, organisation des bases de ravitaillement des corps d’occupation, etc., ce qui constitue une charge très lourde. On peut s’en rendre compte en réfléchissant que la Marine a réquisitionné cinq navires-hôpitaux, une dizaine de croiseurs auxiliaires, dont trois de plus de 10 000 tonneaux, une trentaine de transports de troupes, des transports auxiliaires, des ravitailleurs, des transports de munitions, des charbonniers, dont le total atteint près de 150 unités ; plus de 50 remorqueurs auxiliaires et près de 200 chalutiers à vapeur.

Ces armemens ont finalement absorbé toutes les disponibilités de l’Inscription maritime. Celle-ci, après avoir fourni environ 45 000 hommes au front, a donc pu permettre l’armement d’une flotte considérable, assurer le succès de deux expéditions particulièrement difficiles et de la défense des côtes, tout en s’efforçant de maintenir à la marine marchande sa pleine activité.

Le Journal Officiel a donné, la répartition suivante des inscrits au 20 septembre 1915.

Au service de la flotte : 57 000 ;

Aux formations militaires : 10 000[10] ;

Versés à la Guerre : 6 000 ;

Passés au recrutement : puis rappelés par la Guerre : 26 000 ;

Laissés en sursis à la disposition de l’armement : 20 000.

Si l’on ajoute à ce total 2 000 non-disponibles, on obtient le chiffre de 121 000 qui correspond bien à celui des inscrits définitifs mobilisables. (Document parlementaire n° 1319.)

Quel fut l’emploi de ce personnel ?

A l’exception de quelques agens de l’Inscription maritime ou de l’Administration, commis, syndics, gardes, etc., et des pilotes, 2 000 non-disponibles sont des ouvriers des arsenaux qui ont coopéré à des travaux intéressant la Défense nationale et qui eussent été mis en sursis par le recrutement.

Les 6 000 hommes versés à la Guerre, dont il y aurait lieu de défalquer certains marins non inscrits, ont combattu dans l’infanterie (armée active). Les 10 000 inscrits des formations militaires comprennent 6 000 fusiliers, 2 000 canonniers et le surplus des mitrailleurs, des automobilistes, des pontonniers, des équipes de projecteurs, etc.[11].

Sur les 57 000 inscrits au service de la flotte, 32 000 s’y trouvaient au moment de la mobilisation ; reste 22 000 réservistes, dont un certain nombre (environ la moitié) occupent encore des fonctions à terre : défense des côtes, défense fixe, corvées générales, renseignemens, électro-sémaphores, dépôts des équipages, plantons, etc., ce qui représente un contingent trop élevé de marins distraits du service actif ?

Sur les 26 000 inscrits laissés à la disposition de la Guerre, il en existe peut-être encore 18 000 réellement incorporés. L’armement bénéficie donc de 28 000 mobilisables. Il y a lieu d’observer, en outre, qu’un grand nombre de marins ont été militarisés sur les navires réquisitionnés, soit 2 500. La flotte commerciale conserve ainsi à sa disposition 30 000 mobilisés environ. Si l’on rapproche ce chiffre des inscrits que nous avons considérés comme exerçant une industrie vraiment utile au pays, c’est-à-dire 33 952, on s’aperçoit que l’écart, soit 4 000 approximativement, n’est pas grand. Il est compensé par les mousses, inscrits provisoires, marins réformés, inscrits âgés de plus de quarante-sept ans qui complètent l’armement des navires armés au long cours, au cabotage ou au bornage, ou remplacent les malades ou absens.


Est-ce que, par cette répartition, la Marine a pu réaliser le double objectif qu’elle se proposait, c’est-à-dire procurer à la défense nationale le maximum de réserves dont elle disposait et fournira la marine marchande des équipages suffisans ? En ce qui concerne la mobilisation militaire, il semble qu’elle ait été aussi complète que possible. Il ne reste plus d’embusqués. On pourrait seulement reprocher à la Marine d’avoir mobilisé tardivement les pêcheurs dont l’industrie ne présentait pas un intérêt général évident et d’avoir abrité pendant quelques mois, sous la fausse qualification d’inscrits maritimes, des marins qui n’avaient plus de raison de prétendre à ce titre. Le mal n’a point été, toutefois, aussi grand qu’on pourrait se l’imaginer. Beaucoup d’administrateurs avaient, au début de la mobilisation, révisé leurs matricules et rayé d’office ceux qui ne devaient point y figurer. Quant aux petits pêcheurs laissés dans leurs foyers du 2 août au 22 décembre 1914 et qu’on aurait pu lever immédiatement, le nombre n’en était point très élevé. Comme à cette époque-là les dépôts de la Guerre, aussi bien que ceux de la Marine, regorgeaient de personnel, leur mobilisation eût été sans doute plus gênante qu’opportune. Il n’en est pas moins vrai, ainsi que nous le disions plus haut, qu’il eût été préférable de séparer, dès le temps de paix, le sort de ces petits pêcheurs de celui des marins dont l’activité est certainement aussi nécessaire pendant la guerre que l’action militaire elle-même, et de songer, en conséquence, à assurer les besoins de la flotte commerciale, ce à quoi le législateur lui-même n’avait pas songé.

On peut se demander, en effet, si ces besoins ont été satisfaits assez largement, et si, par conséquent, le second objectif a été atteint comme le premier, étant donné qu’il n’était pas moins essentiel ?

À ce titre, la mobilisation des inscrits a donné lieu à des critiques assez vives de la part de certains membres du Parlement, notamment de M. de l’Estourbeillon, de l’amiral Bienaimé et de plusieurs de leurs collègues, qui ont étudié cette question avec compétence[12].

Pour ce qui est de la petite pêche côtière, nous savons qu’on a permis aux inscrits d’achever leur campagne d’été de 1914, et c’était, à mon avis, tout ce qu’on pouvait leur accorder. En ce qui concerne la pêche au large, le ministre a fourni des équipages au cinquième des goélettes armant, d’ordinaire, ce qui avait été demandé par le Comité des armateurs de France. Reste le long cours et le cabotage, c’est-à-dire la « marine marchande. » Il faut, à cet égard, distinguer trois périodes : le début de la mobilisation, la période qui s’écoule du 29 octobre 1914 au 1er mars 1915, et les mois qui suivent cette dernière date.

Dans l’exposé des motifs d’une proposition de loi, dont nous allons parler, la Commission de la Marine à la Chambre des Députés a écrit que la mobilisation avait jeté les équipages de commerce dans « un tel désarroi qu’elle avait entraîné le désarmement général et presque complet des navires de commerce et de pêche. » Etant donné ce que nous savons de la façon dont les ordres de mobilisation ont été rédigés, je doute que l’arrêt des expéditions maritimes puisse être imputable à la mobilisation des inscrits. Je fais exception pour les exemples cités par le rapporteur de la Commission de la Marine : « Des navires français furent arrêtés dans les ports étrangers, et les équipages envoyés en France par ordre des consuls, contrairement aux instructions ministérielles du 19 décembre 1900 (Affaires étrangères), qui précisent que les bâtimens du commerce se trouvant en relâche à l’étranger lors d’une mobilisation doivent conserver leurs équipages au complet jusqu’à l’arrivée en France.

« N’a-t-on pas vu aussi l’administrateur des établissemens français de Saint-Pierre et Miquelon expédier des chalutiers à vapeur sur les bancs, pour notifier, contre tout bon sens et, croyons-nous, contrairement à l’ordre général de mobilisation, l’ordre de rappel à la flottille de pêche, qui repartit quelques heures avant l’arrivée d’un câblogramme du Département de la Marine, indiquant à ce fonctionnaire trop pressé que la mobilisation en vue d’une guerre avec l’Allemagne ne devait pas avoir pour effet de rappeler en France les navires, terre-neuviers. »

Certes, ces incidens sont regrettables ; mais il s’agit là de cas particuliers, dus, ainsi que le déclare la Commission, au zèle intempestif d’un consul ou d’un administrateur faisant à titre exceptionnel l’office de commandant de recrutement., Dans une opération aussi grave que la mobilisation générale, il est difficile que, sous l’excitation du moment, il ne se produise pas quelque désarroi. Pour en revenir à la question qui nous occupe, je pense, pour ma part, que les armateurs ont surtout désarmé leurs navires au début des hostilités par prudence, et aussi faute de fret, parce que tous les transports par voie ferrée étaient suspendus. Ils n’ont pas, à proprement parler, été dépourvus d’équipages, puisque, à la date du 26 août, la plus grande partie des inscrits n’était pas encore atteinte.

Je reconnais toutefois que les capitaines ont éprouvé, du fait de la mobilisation des inscrits, une certaine gêne et surtout une grande inquiétude au sujet du recrutement de leurs équipages, qu’il eût été préférable de placer aussitôt en sursis d’office : cette mesure aurait dû être préparée dès le temps de paix ; prise au moment des hostilités, elle risquait d’apporter des perturbations graves dans les services militaires et surtout dans ceux de la reconnaissance et du front de mer qui demandaient à fonctionner dès les premières heures de la guerre.

Plus tard, lorsque les armateurs ont voulu faire naviguer leurs navires, ils se sont heurtés à des difficultés du fait que les inactifs avaient été rappelés ; mais pouvait-on laisser ces hommes dans leurs foyers, alors qu’on ne savait pas encore s’ils seraient plus tard embauchés ?

Non, évidemment.

Alors que toutes les branches de l’activité nationale avaient été touchées par le passage de la nation tout entière sur le pied de guerre, il n’était, d’ailleurs, pas possible que seule l’industrie des transports maritimes ne sentit pas la répercussion de ce bouleversement. L’insécurité des routes due à la présence des navires sous-marins ennemis a souvent contrarié le recrutement de la main-d’œuvre maritime. Les dispositions prises pour mettre les inscrits en devoir de se prononcer entre le service dans les tranchées ou l’embarquement commercial, ont indirectement profité à l’armement parce qu’elles ont fait naître des vocations nouvelles.

Dans ces conditions, les intérêts de la marine marchande ne paraissent pas avoir été sérieusement sacrifiés, si l’on en juge par la statistique suivante établie au 1er mars 1915, jour où la mobilisation a été achevée :

Sur 303 navires armés au long cours, antérieurement à la mobilisation, il y en avait 288 armés. Ce déchet de 15 unités, soit 5 pour 100, est d’autant moins anormal que plusieurs voiliers figuraient parmi les bâtimens désarmés. Quant au cabotage, sur 1 001 navires armés avant la mobilisation, il en restait 895 armés au 1er mars, soit une différence de 106, c’est-à-dire de 10 pour 100. Mais cette proportion ne doit pas nous surprendre. Des navires désarmés comprennent des plaisanciers, des transporteurs de passagers arrêtés faute de trafic, des navires qui ont déposé leur rôle pour faire de la navigation purement fluviale, etc. La mobilisation des inscrits parait donc avoir été sans inconvénient grave jusqu’au 1er mars 1915 sur l’armement français et si l’industrie maritime a rencontré des difficultés, la raréfaction de la main-d’œuvre n’a pas été la plus sérieuse, sauf pour la pêche que la Marine a atteinte volontairement, moins d’ailleurs par la mobilisation des gens de mer que par la réquisition des chalutiers. Les armateurs ont bien d’autres sujets de grief contre l’Etat ; celui qui a trait à la pénurie de matelots n’est qu’un accessoire de leurs cahiers de doléances !

Depuis le 1er mars toutefois, l’armement a été réellement contrarié dans la constitution de ses équipages, sans rencontrer cependant d’obstacles insurmontables. Ainsi que l’expose le rapport de la Commission de la Marine, il est très juste, en effet, que la loi du 8 août 1913, en statuant sur le passage à la Guerre de réserves inutilisées de l’armée de mer, n’avait pas envisagé la part de la flotte commerciale qu’il eût été prudent de ménager. Aussi, la Commission de la Chambre a-t-elle proposé de modifier l’article 11 de la loi du 8 août 1913, « afin, dit le rapport de la Commission, de parer aux graves inconvéniens d’ordre économique qui se sont révélés dès la première application de la loi. »

En conséquence, le nouveau texte édicté qu’en cas de mobilisation générale, les inscrits « qui se trouvent en excédent aux besoins de l’armée de mer et de la flotte commerciale fixés par le ministre, sont mis à la disposition du ministre de la Guerre. » Ces sages dispositions ont, en fait, été suivies avant la lettre et dans la mesure du possible. Si la Marine a recherché avec la dernière sévérité les inscrits inactifs, si elle a traqué les pêcheurs dont le maintien dans leurs foyers ne se justifiait à aucun titre ; en revanche, les recommandations qui ont été adressées aux administrateurs ont tendu expressément à faciliter le recrutement des équipages de commerce. Non seulement aucun marin effectivement embarqué n’a été atteint par la levée, mais les malades ont été mis en sursis ; il a été accordé un mois de repos aux gens de mer entre chaque voyage et des noyaux d’équipage ont été réservés, avant l’armement, à tout capitaine qui en a fait la demande.

La Rue Royale n’a pas pu faire davantage, parce que les circonstances ne s’y prêtaient pas et que les lois s’y opposaient. Il est donc peu équitable de parler de gâchis dans la mobilisation, quand il y a eu tout au plus indécision, faute de plan préconçu.

Il existe d’ailleurs un moyen de conjurer la crise de la main-d’œuvre, c’est de renvoyer en sursis les hommes demandés par l’armement, et je m’associe au vœu qui a été émis dans ce sens par M. de l’Estourbeillon. Il importe, plus que jamais, de donner au commerce maritime toutes les facilités voulues pour se développer. Je me borne seulement à faire observer qu’il est plus expéditif d’envoyer un marin en sursis, parce qu’on sait où le prendre à son corps, que de rechercher un inactif parti sans laisser d’adresse. Sur ce point encore, il ne faut pas regretter que la mobilisation, ait été aussi radicale qu’elle le fut : mais il importe que l’administration ne repousse pas les demandes de sursis raisonnables, ce que semble lui reprocher M. de l’Estourbeillon.

Cette critique même, en quoi est-elle fondée ? La Marine, il est vrai, a rejeté quelques demandes de sursis ; mais celles-ci visaient pour la plupart des marins de spécialité : des chauffeurs, des mécaniciens, des télégraphistes, qu’il était indispensable de conserver dans leur emploi à bord des navires armés. Il y a, c’est indéniable, déficit de matelots dans le service de la machine et de l’électricité ; toutefois, il importe de discerner quels sont les bâtimens à servir les premiers, des navires marchands ou des torpilleurs de veille contre les sous-marins ennemis ? Il est assez naturel que le Bureau des équipages considère ses propres unités comme les plus urgentes à compléter. Enfin nous ne devons pas faire entrer en ligne de compte les nombreuses interventions relatives à des agens du service civil relevant exclusivement du ministère de la Guerre, et que l’Inscription maritime a dû simplement transmettre.

Il semble, d’autre part, que les autorités compétentes aient examiné avec bienveillance les demandes concernant des matelots sans spécialité. La dépêche du 14 septembre 1913, qui laisse en sursis les équipages des chalutiers, en est la preuve, et le Département, en dissolvant la brigade des fusiliers, vient de montrer qu’il entendait se réserver des marins disponibles pour l’embarquement. Les armateurs peuvent désormais être convaincus que leurs intérêts, qui coïncident avec ceux du pays, ne seront pas négligés, si tant est qu’ils l’aient été jusqu’ici.

Dans un autre ordre d’idées, l’amiral Bienaimé a fait remarquer : « La Marine a pris pour ses services les hommes des classes les plus jeunes ; pour les marins servant sur les navires de commerce, elle a, d’une manière générale, mis en sursis ceux qui s’y trouvaient, et, pour le surplus, les embarquemens se sont faits au hasard des offres sans aucune règle. » Ce grief est fondé. Toutefois, il était malaisé, sans désorganiser l’armement commercial, de substituer le choix de l’administration à celui des armateurs auxquels il importait d’ailleurs de conserver des hommes dans la force de l’âge. En réalité, tous les inscrits qui l’ont voulu ont pu trouver des embarquemens. Mais les pêcheurs répugnent absolument à naviguer au commerce ; il y a entre ces deux catégories d’inscrits des cloisons étanches aussi impénétrables qu’entre un marin et un ouvrier d’usine. Au moment de leur levée, les inscrits ont été mis en demeure d’embarquer au cabotage ou de suivre leur destination militaire. S’ils ont préféré cette dernière solution, ce n’est point la faute de la Marine. Celle-ci a fait son possible pour aider les capitaines à remplacer les malades et les hommes manquans pour une cause quelconque, et l’on peut affirmer qu’en poursuivant tous les désœuvrés, les autorités navales ont procuré de nouvelles recrues à la flotte commerciale, ces hommes n’étant pas plus désireux de naviguer au commerce que d’aller se battre dans les tranchées. Le bureau de l’Inscription maritime est devenu pour eux une sorte d’agence de placement maritime.

Le rapport de la Commission énonce « qu’une armée de plantons encombrent les services accessoires de la Marine et jouissent des avantages dont on prive les vieux pères de famille qui donnent, à côté de leurs frères de l’armée de terre, les preuves de vaillance que l’on sait. » Ceci ne regarde point l’Inscription maritime. Au lieu de retenir à elle tous les hommes jeunes dans des fonctions parfois très éloignées des dangers de la guerre, la Marine aurait dû prendre des réservistes territoriaux et verser à leur place des hommes jeunes à l’armée de terre.

Ce même rapport a enfin appelé l’attention sur le sort défavorable fait aux inscrits versés au recrutement et rappelés ensuite par le Département de la Guerre. Ces hommes perçoivent les soldes de l’armée de terre, alors qu’on a conservé les avantages pécuniaires donnés par la Marine, non seulement à ceux qui servent en qualité de marins, mais encore aux 6 000 hommes qui, après avoir été levés par la Marine, ont été postérieurement versés dans des régimens de l’armée de terre. Il y a là une inégalité de traitement assez choquante, mais la véritable faute consiste à avoir accordé aux réservistes de l’armée de mer des soldes supérieures à celles de l’armée de terre. A l’heure actuelle, un inscrit, employé comme planton dans un bureau, perçoit une solde de 1 fr. 20 par jour, quand il est matelot de 1re classe. S’il y a un abus, il faut donc le chercher dans l’attribution de soldes trop élevées aux inscrits réservistes, concurremment avec leurs allocations de famille.

Certes, comme toutes les œuvres improvisées, la mobilisation des inscrits maritimes ne saurait échapper à la critique. Il est indéniable que, par suite d’une préparation incomplète, la Marine a dû tâtonner avant de trouver sa voie. Elle a pu commettre des erreurs, mais, somme toute, elle a solutionné heureusement le problème urgent qui se posait devant elle.


Quoi qu’il en soit, cette guerre aura révélé des lacunes assez sérieuses dans la mobilisation des inscrits, surtout sous le rapport de leur utilisation économique dans la flotte commerciale.

Il sera donc opportun, plus tard, de prévoir cette mobilisation sur les bases dictées par l’expérience du passé. Mais il semble que, par sa souplesse même, l’Inscription maritime ait montré qu’elle était encore le régime adéquat à la profession maritime. Elle est susceptible de grosses modifications, mais elle doit être conservée dans son principe en tant que système de recrutement des gens de mer, soit pour le compte de la Marine, soit pour celui du Département de la Guerre.

Cependant, il sera judicieux d’apporter un remaniement à l’organisation actuelle des quartiers. A côté de certains ports de pêche qui comptent plus de 3 000 inscrits définitifs comme Dinan, Saint-Brieuc, Morlaix, Le Conquet, Quimper, Concarneau, Auray, on trouve des quartiers qui n’administrent qu’un nombre ridiculement infime de marins[13]. Exemple : Caen, Royan, Agde, Saint-Tropez, Cannes, Antibes, etc. Or, ces quartiers possèdent le même cadre : un administrateur, un syndic, un garde maritime, un préposé, des commis et le légendaire gendarme. De telles dépenses d’administration sont beaucoup trop élevées pour le résultat qu’elles donnent. Les circonscriptions territoriales des quartiers ont été jadis définies à un moment où les communications étaient difficiles. De nos jours, le maintien de certains quartiers, à une distance rapprochée l’un de l’autre, constitue une superfétation. Il faut donc amputer tous ceux qui ne sont pas d’une incontestable utilité et, dans ce cas, il y en aura plusieurs qui seront atteints.

Les procédés comptables de l’Inscription maritime sont également à simplifier pour les mêmes raisons. Quant au régime social des inscrits, qui prête le flanc à bien des critiques, il demande à être mis en harmonie avec la législation relative aux retraites ouvrières, de façon que les pensions deviennent proportionnées aux risques courus et à l’importance des versemens effectués par les intéressés. Il est infiniment désirable aussi que les représentans de la population maritime : membres du Parlement, conseillers généraux, maires, etc., soucieux à bon droit de défendre les intérêts de leurs mandans, n’interviennent pas trop souvent entre les inscrits et l’administration, à qui incombe le devoir de veiller à l’application des règlemens.

Enfin, sous le rapport de l’utilisation des marins, des précautions sont à prendre. Un accord devra intervenir entre les deux Départemens intéressés pour la meilleure exploitation des réserves. Celles-ci devront être entraînées et instruites, selon l’affectation qui sera prévue pour elles. Il sera utile que la Marine ait à sa disposition des réservistes de l’armée territoriale, en assez grand nombre pour assurer les services généraux des ports (gardes et corvées) ; les hommes jeunes devront être employés à des œuvres militaires plus actives. On devra discuter la question de savoir qui assumera la charge de la défense des côtes qu’il paraît logique de laisser à la Marine. Celle-ci ayant un important matériel qui, par suite du désarmement des navires anciens, peut être employé sur terre, tiendra compte du personnel nécessaire à son utilisation. La brigade de fusiliers marins a montré, par ses qualités très spéciales, qu’elle méritait de survivre à cette guerre ; les cadres de cette brigade devront être réservés, puisque c’est là surtout ce qui faisait défaut.

Les besoins éventuels de la marine marchande devront surtout être envisagés et largement servis. C’est alors seulement, après tous ces calculs, que la Marine versera au Département de la Guerre l’excédent de ses réserves. Mais il est un point qui me paraît hors de doute, l’Inscription maritime doit conserver en main toutes ses ressources. Elle seule est capable de les mobiliser sans désorganiser aucun service ; elle seule permet de suivre la situation des marins, d’apprécier l’utilité de leur profession, de les répartir et de les incorporer soit dans l’armée de mer, soit dans l’armée de terre, ou les laisser en sursis au mieux des intérêts généraux.

L’Inscription maritime, par les renseignemens précis qu’elle possède sur les gens de mer, peut être le modèle de cette mobilisation à la fois économique et militaire qui est la caractéristique de cette guerre, à la condition que l’on sache à l’avance quelle sera l’utilisation de chaque inscrit d’après son fige, sa compétence et les services qu’il rend effectivement dans la vie civile.

Réformons donc l’institution, ne la supprimons pas.


RENE LA BRUYERE.

  1. La conscription aurait pu s’appeler tout aussi bien l’inscription militaire, par opposition avec l’inscription maritime ; le principe en est le même.
  2. Ce chiffre peu important est fait pour surprendre, si on le rapproche du contingent admis en 1911 ; mais il y a lieu de considérer qu’antérieurement à 1911 les jeunes gens provenant du recrutement étaient beaucoup moins nombreux et, en outre, qu’une proportion notable de conscrits souscrivent un rengagement à l’expiration de leur temps obligatoire et font ainsi leur carrière dans l’armée de mer.
  3. Cette subvention était de 16 280 734 francs en 1914, plus 2 383 225 francs de subvention spéciale (loi du 19 avril 1906), en augmentation totale de l 100 912 francs sur 1913.
  4. Cette distinction, qui a été consacrée à plusieurs reprises dans notre législation, a toujours été supprimée sous la poussée des intérêts régionaux.
  5. Non compris 31 738 marins embarqués à l’État, soit au total 221 700 inscrits. Il y a un écart de 10 000 unités environ entre ce chiffre et celui qui est donné plus loin au 1er mars 1915. Cet écart s’explique par la baisse progressive du nombre des inscriptions et surtout par les radiations d’office opérées depuis la déclaration de guerre jusqu’au 1er mars 1915, ainsi que nous l’expliquerons.
  6. Une notable partie des 52 908 inscrits inactifs qui figurent à la statistique de 1911 sont des faux-inscrits.
  7. Les inscrits continuent à figurer sur les matricules pendant qu’ils servent à l’État. En outre, tous les sous-officiers du cadre de maistrance sont tenus de se faire inscrire au siège d’un quartier, et de nombreux engagés volontaires accomplissent cette formalité pour jouir de certaines indemnités pour charge de famille qui ne sont accordées qu’aux seuls inscrits maritimes, grâce à la survivance de règlemens aujourd’hui incompréhensibles.
  8. Nous ne relaterons que des chiffres produits au Journal Officiel.
  9. Sur lesquels il en a été incorporé 26 000 environ, une grande partie ayant été depuis renvoyés en sursis d’appel.
  10. Non compris les pertes subies.
  11. Une décision récente a supprimé la brigade des fusiliers marins, ne laissant subsister qu’un seul bataillon. Cette mesure radicale a été dictée par la nécessité d’opérer des remplacemens dans les équipages surmenés à la suite d’un service à la mer intensif, notamment sur les torpilleurs, et par celle d’assurer certains arméniens supplémentaires, militaires ou commerciaux.
  12. Documens parlementaires. J. O. Annexes n° 995 — 1008 — 1031 — 1242 — 1298 — 1319 — 1330 — 1358.
  13. Exemples : Ile de Ré, 851 inscrits ; Royan, 730 ; , et trois quartiers reliés par un tramway à quelques kilomètres de distance : Nice, 974 ; Antibes, 720 ; Cannes 628 inscrits.