La Mobilisation financière

LA
MOBILISATION FINANCIÈRE


I

Notre mobilisation militaire s’est accomplie dans un ordre parfait. Notre état-major a profité des leçons du passé. La plupart des reproches qu’il avait encourus à des époques antérieures ont pu lui être épargnés en 1914. Voyons si la préparation financière a été aussi bonne et si la mobilisation des capitaux s’est opérée avec la même précision et la même rapidité que celle de nos régimens.

Nous ferons tout d’abord remarquer que le problème ne se présente pas de la même façon sur les deux domaines. En matière militaire, tout est dans la main du Gouvernement. Une fois les lois votées, le ministre de la guerre est le maître absolu : tous les citoyens sont tenus d’obéir à la minute aux ordres qui leur sont communiqués par voie d’affiches ou d’avertissemens individuels, et chacun de nous a vu comment les hommes faisant partie de l’armée active, de la réserve ou de la territoriale ont répondu à l’appel. Beaucoup d’entre eux l’ont devancé, sans parler de ceux qui, libérés de toute obligation, ont demandé à reprendre du service. En matière financière, au contraire, nous sommes sur le terrain de la liberté, de l’indépendance, sauf en ce qui concerne la frappe des monnaies et l’émission des billets. Les établissemens de crédit, les banques particulières, les banquiers privés, pourvu qu’ils se soumettent aux lois générales du pays et à certaines lois spéciales qui ne visent qu’un but fiscal, sont libres d’agir à leur gré. Il est donc plus difficile de préparer ce que nous avons appelé la mobilisation financière que celle des armées. A plusieurs reprises, il avait été question, en France et dans d’autres pays, de soumettre les sociétés de dépôt à une législation spéciale. Les événemens auxquels nous assistons augmenteront peut-être le nombre des partisans de cette mesure. Mais, jusqu’ici, le Gouvernement n’exerçait aucune action sur les sociétés de crédit, tout au moins en ce qui concerne la gestion de leurs dépôts. En ce qui concerne l’introduction sur le marché de valeurs mobilières, particulièrement des fonds d’États, actions et obligations de villes ou corporations étrangères, le ministre des Finances et celui des Affaires étrangères interviennent. Et comme plusieurs de nos sociétés de crédit ont, au cours des dernières années, placé dans leur clientèle une très grande quantité de ces titres étrangers, elles ont été constamment en rapport, à ce sujet, avec le Gouvernement. L’influence de celui-ci s’est-elle exercée avec discernement? a-t-elle porté tous les fruits que d’aucuns se croyaient en droit d’en attendre ? Ce n’est pas l’heure de discuter cette question, qui devra être reprise après la guerre, et soigneusement étudiée. On peut toutefois dire, dès à présent, qu’il n’apparaît pas que les pouvoirs conférés aux ministres aient eu pour résultat d’écarter de notre marché des titres de la catégorie de ceux que les Anglais qualifient d’indésirables. Maintes émissions, faites avec ce que le public considère comme une estampille officielle et qui n’était, en réalité, qu’une sorte de visa de l’autorité, ont coûté cher à l’épargne et immobilisé des sommes considérables, dont l’absence se fait sentir en ce moment.

Quoi qu’il en soit, il convient d’examiner quelle était la situation de nos banques au début de l’été 1914, à la veille de la déclaration de guerre, qui éclata d’une façon si imprévue, et quelle était aussi celle de la Bourse de Paris. Au sujet de cette dernière, il conviendra de distinguer le marché des rentes françaises et celui de l’ensemble des autres valeurs. Nous indiquerons, pour chacune des catégories, les mesures législatives et autres qui ont été prises. Dans une dernière partie, nous donnerons les renseignemens sommaires qui nous sont parvenus sur la situation de quelques marchés étrangers et nous rappellerons au public certains principes essentiels qui devraient guider sa conduite dans les circonstances actuelles.

II

D’après les bilans au 30 juin 1914, publiés par nos quatre principales sociétés de crédit, elles avaient reçu de leur clientèle, en comptes de chèques, de dépôts à vue, à terme ou à préavis, 5 500 millions de francs. Elles avaient employé ces dépôts de la façon suivante : en reports et avances, 1 080 millions ; en effets escomptés, 3 540 millions ; elles avaient en caisse ou à la Banque de France, 602 millions.

Le tableau ci-dessous résume ces données :

(En millions de francs).
Dépôts. Escompte. Avances
et reports.
Encaisse.
Crédit Lyonnais 2 378 1 648 357 231
Société générale 1 413 738 403 160
Comptoir d’Escompte 1 473 1 017 249 197
Crédit industriel 240 137 71 14
Au total 5 504 3 540 1 080 602


On estime en général que les dépôts dans les autres sociétés de crédit et chez les banquiers particuliers qui ne publient pas leurs écritures s’élèvent à un montant à peu près égal, c’est-à-dire à 5 milliards de francs. On n’a que des données incomplètes sur l’emploi de ces ressources. D’ailleurs, il a dû y avoir, depuis la déclaration de guerre, des modifications profondes dans la situation des banques. Aucun bilan n’ayant été publié depuis lors, nous ne pouvons raisonner que sur ceux dont nous venons de reproduire les articles essentiels.

La plus grande partie des disponibilités était placée en portefeuille d’escompte. C’est une sorte d’axiome, admis dans le monde des affaires, que des effets ayant une base légitime, c’est-à-dire créés à l’occasion de transactions commerciales effectives, de vente et d’achat de marchandises, constituent l’emploi le meilleur des capitaux qu’une banque a pour mission de faire fructifier.

Ces effets sont des promesses de payer à échéance fixe des sommes déterminées, et donnent, par conséquent, à l’établissement qui les a acquis, la certitude de rentrées successives à des dates prévues. Ces dates sont, en général, rapprochées, et ne dépassent guère trois mois.

Les capitaux au moyen desquels les banques ont acquis leur portefeuille sont, pour la majeure partie, constitués par des dépôts à vue, en sorte que, malgré la brièveté relative du délai dans lequel les effets de portefeuille viennent à échéance, il n’y a pas concordance entre les exigibilités et les disponibilités. C’est ici qu’intervient un facteur essentiel de notre système financier : la Banque de France. Celle-ci a la faculté de créer des billets qui ont le caractère de monnaie et, grâce à ce pouvoir, fournit aux autres banques, lorsqu’elles en ont besoin, un moyen de paiement immédiat. Pour cela, elle leur reprend tout ou partie de leurs effets, qu’elle place dans son propre portefeuille, et qu’elle encaissera à l’échéance ; elle les échange contre des billets que les banques remettent à leurs déposans, et au moyen desquels elles se libèrent vis-à-vis de ces derniers. Ils auraient le droit, à leur tour, de venir présenter ces billets à la Banque de France, et d’en exiger le remboursement en espèces sonnantes et trébuchantes ; mais, en temps ordinaire, ils ne s’en soucient pas, et, aux époques exceptionnelles, le législateur dispense la Banque de cette obligation.

Il résulte des explications qui précèdent que tout notre édifice bancaire repose, en dernière analyse, sur la Banque de France. C’est ce que confessait le président du plus important de nos établissemens de crédit, M. Henri Germain, qui, pendant la dernière partie de sa vie, n’a cessé de s’appliquer à rendre la situation du Crédit Lyonnais aussi forte et aussi liquide que possible, mais qui répétait : « Nous sommes prêts à tout événement, à condition que la Banque de France soit toujours là. » Certes, il n’y a pas d’emploi plus judicieux des ressources d’une banque que l’escompte du papier de commerce : c’est par là qu’elle distribue le crédit aux industriels et aux négocians qui en ont besoin, et qu’elle contribue à développer les transactions dans le pays. Toutefois, si les banques étaient isolées, réduites à ne compter que sur leurs propres moyens, elles devraient ou bien n’accepter que des dépôts à échéance aussi éloignée que celle des traites qu’elles mettent en portefeuille, ou bien n’employer à l’escompte que leurs capitaux propres, c’est-à-dire le montant des sommes versées par les actionnaires ou mises en réserve. C’est pour elles un avantage immense que d’avoir à côté, ou plutôt au-dessus d’elles, un établissement central qui peut, à tout moment, transformer leurs créances à terme en un moyen de paiement immédiat, donner, contre l’effet à échéance, le billet à vue.

Il est facile de voir comment, dès que l’horizon s’assombrit et que les déposans viennent réclamer aux établissemens de crédit le remboursement de leur avoir, le chiffre des escomptes grossit à la Banque de France. Le 23 juillet 1914, son portefeuille était de 1 541 millions ; une semaine plus tard, le 30 juillet, à la veille de la déclaration de guerre, il s’élevait à 2 444 millions, c’est-à-dire qu’en sept jours il avait augmenté de 903 millions. Parallèlement, la circulation passait de 5 911 à 6 683 millions, atteignant presque le maximum légal, fixé alors à 6 800 millions.

On comprend que, pour intervenir d’une façon aussi efficace, la Banque de France doit jouir auprès du public d’un crédit illimité. Il faut que sa signature soit l’équivalent de la monnaie, qu’elle vaille, selon le dicton populaire, de l’or. Les garanties qui sont à la base du billet sont l’encaisse métallique et les effets escomptés. Aussi longtemps que le total de la circulation, c’est-à-dire des billets émis, ne dépasse pas celui de ces deux chapitres de l’actif, le remboursement des billets en espèces est mathématiquement assuré. Il suffirait que la Banque ne procédât pas à de nouveaux escomptes, et encaissât à leur échéance les traites qu’elle a en portefeuille, pour qu’elle réunît en peu de temps dans ses serres une quantité de numéraire égale à celle de la circulation. Mais il intervient un troisième élément qui joue un rôle d’autant plus important que les temps sont plus troublés. C’est l’Etat, qui s’adresse à la Banque et lui demande son concours. Déjà, auparavant, il était son débiteur pour une somme de 200 millions qui avait été avancée au Trésor à diverses occasions, 60 millions en 1857, 80 en 1878, 40 en 1897 et 20 en 1911. Ces diverses avances ont été fondues en une seule qui échoit au jour d’expiration du privilège concédé à la Banque, c’est-à-dire le 31 décembre 1920 : elles ne sont passibles d’aucun intérêt.

A la suite de la déclaration de guerre, les avances de la Banque à l’Etat ont pris de tout autres proportions. Une convention de 1897, renouvelée en 1911, avait prévu qu’elles pourraient s’élever à 2 900 millions, auxquels s’ajouteront 100 millions fournis par la Banque de l’Algérie, de façon à former un total de 3 milliards. La loi du 5 avril 1914, qui a approuvé ces accords, a en même temps élevé à 12 milliards la limite d’émission. Ce chiffre pourra être dépassé en vertu d’un décret rendu en Conseil d’État. La Banque de France est dispensée de l’obligation de rembourser ses billets en espèces. La Banque de l’Algérie a été autorisée à porter à 400 millions sa circulation ; elle est également dispensée de l’obligation du remboursement.

La Banque de France remplit admirablement son double rôle : elle est le banquier des banques et celui de l’État. La première partie de sa tâche est compliquée par le moratorium qui est intervenu et qui a ajourné l’échéance de toutes les obligations contractées antérieurement au 4 août. Le gouvernement a été autorisé, par une loi du 5 août, « à prendre, dans l’intérêt général, par décret en Conseil des ministres, toutes les mesures nécessaires pour faciliter l’exécution ou suspendre les effets des obligations commerciales ou civiles. » Un décret rendu le 9 août, en conformité de cette loi, proroge de trente jours francs l’échéance de toutes les valeurs négociables échues depuis le 31 juillet ou venant à échéance avant le 1er  septembre. Il en résulte que la Banque de France n’encaisse pas en ce moment les effets qu’elle a en portefeuille, et que, par conséquent, elle ne reconstitue pas les ressources dont elle a disposé pour escompter ces traites. Mais le cours forcé la dispense de rembourser ses billets et lui permet d’attendre le retour aux circonstances normales.

Avec une encaisse de 4 milliards et demi de francs (dont plus de 4 milliards d’or, elle est dans une position très forte : elle fera face à toutes les éventualités.

De ces diverses mesures résulte un arrêt dans la circulation des valeurs et dans l’exécution des obligations qui, nous devons l’espérer, ne se prolongera pas longtemps. Il s’est également produit à la Bourse.

III

On sait que les opérations sur valeurs mobilières se font de deux façons : au comptant et à terme. Les premières, qui se règlent à bref délai par la livraison des titres et le paiement en monnaie, continuent à s’effectuer dans les mêmes conditions qu’avant la guerre. Il est inutile d’ajouter que le volume en est singulièrement réduit. Quant aux affaires dites à terme, c’est-à-dire qui ne se règlent qu’à des dates fixes, le 15 et le dernier jour de chaque mois, la liquidation en a été ajournée. Toutes les opérations conclues pour le terme du 31 juillet ont été provisoirement reportées au 31 août.

On sait qu’un certain nombre de ces opérations sont faites par les agens de change et autres intermédiaires pour le compte de cliens qui n’ont pas l’intention de prendre livraison des titres achetés, ni de livrer les titres vendus, mais qui attendent l’occasion de réaliser un bénéfice en revendant ou en rachetant les mêmes valeurs, de façon que toute l’opération se résolve par le paiement d’une différence. La baisse violente déterminée par la guerre a mis les acheteurs de cette catégorie dans une situation précaire. En temps ordinaire, ils font reporter leur position, c’est-à-dire qu’ils obtiennent de détenteurs de capitaux disponibles une avance temporaire sur leurs titres, grâce à laquelle ils renvoient à la liquidation suivante le terme d’exécution de leurs engagemens. Ils se trouvent, à la fin du mois d’août, dans la même situation qu’à la fin de juillet, et le problème se pose de nouveau de savoir comment devront se régler les transactions conclues avant le 31 juillet.

La question est particulièrement délicate pour les opérations en cours sur la rente française 3 1/2 pour 100 amortissable. Le 7 juillet dernier, un emprunt de 885 millions était mis en souscription au cours de 91 ; il obtenait le plus grand succès et était couvert quarante fois. Il n’était versé que 10 francs au moment de l’émission sur chaque 100 francs de capital normal ; le second versement de 21 francs venait à échéance le 31 juillet, le troisième de 30 francs est exigible le 16 septembre, le quatrième et dernier, de 30 francs également, le 16 novembre. Une fraction de l’emprunt, le quart environ, a été libérée par anticipation ; mais la majeure partie ne l’a pas été : elle est encore entre les mains des souscripteurs-originaires qui doivent acquitter, aux dates fixées, le solde du prix d’émission.

IV

Les places étrangères semblent avoir passé par des phases semblables à celles qui ont marqué pour la nôtre le début de la guerre. La Bourse de Londres (Stock-exckange) a été fermée le 31 juillet ; la liquidation du milieu d’août a été reportée au 31 août, puis au 14 septembre, et celle des consolidés anglais au 1er septembre. Une proclamation royale du 6 août a reculé d’un mois l’échéance de tous paiemens résultant de contrats antérieurs au 4 août ; elle dispose que ces sommes porteront intérêt au profit du créancier, à partir du jour où il aura mis son débiteur en mesure de s’exécuter. Les membres du Stock-exchange de Londres, c’est-à-dire les agens de change anglais, ont, en vertu de cette clause, invité leurs cliens acheteurs de titres en liquidation mi-août à en prendre livraison. Ceux qui ne le font pas auront à supporter l’intérêt depuis cette date jusqu’au jour du règlement.

La Banque d’Angleterre a élevé son escompte le 31 juillet de 4 à 8 pour 100 et le 1er août à 10 pour 100. Mais, dès le vendredi 7 août, elle le ramenait à 6 pour 100 et, le lendemain, à 5 pour 100. Les journées des 3, 4, 5 et 6 août avaient été déclarées « fériées, » ce qui avait permis aux esprits de se calmer et au gouvernement de préparer des billets de 10 shillings et de 1 livre sterling (12 fr. 50 et 25 francs) qu’il a mis en circulation. Ces billets d’Etat sont remboursables en or, comme ceux de la Banque d’Angleterre. Les mandats postaux ont été déclarés monnaie légale. La loi de la Banque (Bank Act) a été modifiée en ce sens que la quantité de billets de 5 livres sterling que la Banque est autorisée à émettre sans couverture métallique n’est plus limitée au chiffre de 18 450 000 livres. De leur côté, les établissemens de dépôt (joint-stock banks) de Londres ont créé des certificats de chambre de compensation (Clearing house certificates) garantis par des dépôts de titres, et dont elles se servent entre elles pour les règlemens de leurs soldes de comptes. Ces diverses mesures ont ramené le calme sur la place de Londres.

Toutefois, on n’y a pas encore repris les affaires en changes étrangers, et c’est là un point vital du mécanisme économique de l’Angleterre. L’énorme commerce extérieur de la Grande-Bretagne, qui dépasse maintenant 30 milliards de francs par an, ne peut se poursuivre que si les règlemens en sont assurés, et ceux-ci ne peuvent l’être que par des transactions régulières en transferts, chèques et lettres de change sur les pays avec lesquels s’opèrent les achats et ventes de marchandises. Des cours de change ont été cotés dès le 13 août sur Hongkong, Shanghaï, Alexandrie, Buenos-Ayres, Valparaiso, Montevideo.

Très vives au début, les demandes d’or sont déjà beaucoup moins pressantes. La communauté britannique est satisfaite de ce premier résultat, qui indique un certain retour de tranquillité dans les esprits ; elle aurait voulu échapper au moratorium. L’Economist de Londres écrivait dans son numéro du 8 août : « Il y a quinze jours, n’importe quel homme d’affaires de la Cité eût haussé les épaules à l’idée qu’un moratorium put être institué en Angleterre. Mais la guerre a dévasté le délicat mécanisme du crédit, dont la place de Londres a pendant longtemps si merveilleusement profité. Les difficultés avec lesquelles les banques se sont trouvées aux prises résultent du fait qu’elles avaient en portefeuille des lettres de change acceptées par des maisons qui ne pouvaient les payer faute de remises reçues des tireurs... La situation est bien pire en Allemagne. »

L’examen du bilan de la Banque d’Angleterre, à une semaine d’intervalle, est instructif. On sait que nul indice économique n’est plus sensible et ne reflète avec plus d’exactitude la situation du marché monétaire ; du 29 juillet au 7 août 1914, l’émission des billets était tombée de 55 à 44 millions de livres sterling ; mais, le 29 juillet, 25 millions de ces billets étaient dans les mains de la Banque, tandis que, le 7 août, elle n’en avait plus que 8 millions, ce qui veut dire que, bien que la circulation totale eût diminué, la circulation effective aux mains du public s’était élevée de 30 à 36 millions. Par suite de cette modification, la réserve de billets et d’espèces, qui représentait le 29 juillet 27 millions, c’est-à-dire 40 pour 100 des dépôts, ne s’élevait, plus le 8 août qu’à 10 millions, soit 14 pour 100 des dépôts. Cette baisse prodigieuse explique la hausse violente du taux de l’escompte. L’encaisse métallique était tombée, de 38 millions le 29 juillet, à 28 millions le 7 août : elle avait donc diminué de 10 millions de livres, soit 250 millions de francs. Mais, depuis lors, des arrivages considérables de métal jaune ont permis à la Banque de reconstituer son trésor.

Le bilan du 13 août n’est pas moins intéressant que les deux précédens. Il accuse une augmentation de l’encaisse de près de 5 1/2 millions de livres, 135 millions de francs. La proportion de la réserve aux engagemens a remonté de 14 à 17 pour 100. Les dépôts particuliers atteignent 84 millions de livres, soit 2100 millions de francs ; la plupart des banques et banquiers particuliers ont augmenté considérablement le chiffre de leur compte à la Banque d’Angleterre. Celle-ci n’a pas encore usé de l’autorisation qui lui a été donnée d’émettre des billets au delà de la limite que lui impose sa charte. Une partie de l’or acquis par elle a été déposée pour son compte entre les mains du ministre des finances du Canada, à Ottawa ; cette mesure intelligente va sans doute être imitée dans l’Afrique du Sud, de façon à éviter provisoirement les transports de métal, qui peuvent être dangereux en temps de guerre. Enfin, le gouvernement britannique ayant garanti la Banque d’Angleterre contre toute perte pouvant résulter pour elle de l’escompte d’effets acceptés antérieurement au 4 août, elle va procéder à des achats de lettres de change, qui rendront des services inestimables à la communauté commerciale.

La situation est sans précédent, parce que jamais, dans les temps modernes, les relations internationales n’ont été interrompues entre autant de pays à la fois. Elle s’améliorera quand les mers auront été purgées des croiseurs allemands, parce qu’alors la prime d’assurance baissera considérablement et que les navires marchands reprendront sans crainte leurs voyages. Dès maintenant, le gouvernement assume la charge des quatre cinquièmes des frais d’assurance de la coque et de la cargaison des navires marchands anglais ; on estime que, grâce à cette mesure, le commerce maritime international va reprendre son cours et permettre à la fois au courant des importations et à celui des exportations anglaises vers les pays neutres de se poursuivre. La politique adoptée par le cabinet a rencontré une approbation générale dans le monde des assureurs, qui la considère comme la seule efficace dans l’état actuel du commerce d’outre-mer. Notre Gouvernement a manifesté des dispositions analogues et prend à sa charge la presque totalité des risques d’assurances des navires français.

En Amérique, les effets de la crise n’ont pas été moins foudrojans qu’en Europe. Si on se l’explique pour les pays comme l’Argentine, le Brésil, le Chili, qui vivent du crédit que leur fait l’Ancien Monde, on peut se demander pourquoi la place de New-York semble avoir été aussi vivement atteinte et pourquoi la Bourse y a été fermée en même temps qu’elle l’était à Londres, Vienne, Budapest, Saint-Pétersbourg et en d’autres capitales. La raison en est que les porteurs européens de valeurs américaines ont voulu réaliser ces titres en quantités énormes : c’est pour éviter une avalanche d’offres que les transactions ont été provisoirement suspendues. C’était par millions que se comptaient les actions et les obligations titres expédiées d’Allemagne pour être réalisées à New-York.

Depuis quelque temps déjà des expéditions d’or considérables avaient lieu d’Amérique en Europe. Mais, à la longue, il est certain que les États-Unis seront le seul pays du monde qui s’enrichira pendant la guerre : d’une part, il aura occasion de racheter à de très bas cours le papier dont les belligérans voudront se défaire ; d’autre part, il leur vendra, à de hauts prix, les matières premières dont ils auront besoin, à commencer par les céréales, dont la récolte est excellente chez lui, la viande, le pétrole, les cuirs, en un mot tout ce que réclament les armées en campagne et les consommateurs restés dans leurs foyers. L’ensemble de ces considérations nous fait croire que le marché américain sera le premier à se rouvrir, et que les transactions ne tarderont pas à y reprendre de l’ampleur.

Des dépêches nous apprennent déjà que la Chambre de compensation de New-York s’est réunie et a arrêté des mesures pour faciliter les échanges au comptant : la seule condition imposée est qu’ils ne se fassent pas à des cours inférieurs à ceux qui étaient pratiqués avant la clôture de la Bourse.

En Belgique, un moratoire permet aux banques de ne rembourser à chaque déposant que mille francs et 10 pour 100 de l’excédent.

Des Bourses allemandes et autrichiennes il nous est très difficile de parler. Aucun renseignement ne nous est parvenu sur leur situation. Les transactions sont nulles à Berlin. Les mesures fiduciaires et monétaires prévues par la loi de 1913 ont dû être mises en vigueur : augmentation des billets d’Etat (Reichskassenscheine), frappe extraordinaire de monnaies d’argent. L’Autriche-Hongrie, très éprouvée depuis deux ans par le contre-coup de la guerre balkanique, doit souffrir également. Déjà on annonce que les billets de banque allemands et autrichiens sont fortement dépréciés par rapport au métal.

Les quelques pays européens qui sont restés neutres ressentent eux-mêmes le contre-coup économique des événemens. En Espagne, les fonds publics sont brusquement tombés de 10 pour 100. La Banque d’émission a été autorisée à porter la limite maximum de sa circulation de deux milliards à 2 500 millions de pesetas ; on vertu d’un décret du 6 août, la Banque d’Espagne pourra créer un demi-milliard de billets nouveaux, garantis, jusqu’à concurrence de 60 pour 100, par de l’or et de 20 pour 100 par de la monnaie d’argent. La Norvège a établi un moratorium général d’un mois et dispense sa banque d’émission de l’obligation de rembourser ses billets en espèces. À Constantinople, des banques allemandes et autrichiennes ont suspendu leurs paiemens ; un moratoire d’un mois a été proclamé.

L’Amérique du Sud est très éprouvée. À Rio de Janeiro, le gouvernement vient d’émettre 300 millions de milreis (environ un demi-milliard de francs) de billets. De ce montant, 200 millions seront retirés graduellement au moyen d’un prélèvement de 10 pour 100 sur le produit des douanes fédérales ; 100 millions sont avancés aux banques, qui devront les rembourser au plus tard le 31 décembre 1915. Un moratoire de trente jours, pouvant être porté à cent vingt jours, a été décrété. En Argentine, le moratoire a été voté pour un mois, et la Caisse de conversion fermée pour un délai égal, susceptible d’être doublé par le pouvoir exécutif. En Bulgarie, le Sobranié a voté un moratoire de trois mois. En Égypte, il a été fixé au 15 septembre ; les banques sont autorisées à ne rembourser que 5 pour 100 des dépôts.

V

Nos lecteurs nous pardonneront de leur dire que ce n’est pas sans un effort énergique de volonté qu’il nous a été possible de rédiger en ce moment un article économique. Nous l’avons fait par esprit de devoir et parce que nous pensons que chaque Français doit s’efforcer de travailler dans sa sphère, et d’aider, dans la mesure où il le peut, à ce que la vie nationale ne soit pas trop complètement interrompue.

Nous voudrions profiter de cette occasion pour adjurer nos compatriotes, lecteurs de la Revue et autres, de garder leur sang-froid dans l’épreuve que traverse notre pays et de laquelle il sortira, nous en avons la ferme conviction, fortifié et ennobli.

Il ne faut pas que les mêmes hommes qui donnent un si admirable exemple de dévouement à la patrie en lui offrant joyeusement leur vie et celle des êtres qui leur sont le plus chers, perdent leur calme en face d’une situation financière qui est sérieuse, mais qui est certainement moins préoccupante pour la France et ses alliés que pour leurs adversaires.

Le public porte sa part de responsabilité dans le trouble qui s’est manifesté à la fin de juillet et au commencement d’août. Aux premiers bruits de guerre, un très grand nombre de cliens se sont précipités aux guichets des banques et ont retiré des sommes considérables. Certes, il est naturel qu’un père de famille, à la veille d’événemens graves, se hâte de mettre de côté une somme d’argent suffisante pour assurer la nourriture et les besoins élémentaires des siens. Mais les accumulations de monnaie se sont produites en quantités bien supérieures à ces besoins : c’est par centaines de milliers de francs que de simples particuliers ont thésaurisé et accumulé dans leurs serres des espèces métalliques et des billets de banque. Ces instrumens de paiement ou de crédit sont ainsi retirés de la circulation au moment même où celle-ci en aurait le plus grand besoin. Il en résulte un affaiblissement des banques, dont le rôle unique n’est pas de transformer en monnaie, à première réquisition, la totalité des dépôts qui leur sont confiés, mais qui doivent bien plutôt servir d’intermédiaire au plus grand nombre possible de citoyens, en leur permettant de régler, par des transferts, leurs dettes et leurs créances réciproques.

Que l’on considère l’Angleterre, où les dépôts de banque atteignent 25 milliards de francs ; les États-Unis, où ils dépassent 80 milliards ; que l’on mette ces chiffres en présence du stock monétaire des deux pays, et l’on se convaincra aisément que personne ne s’y attend à recevoir, à première réquisition, en espèces, la totalité des sommes qui figurent à son crédit. Et cependant, les cliens de ces établissemens britanniques et américains laissent sans crainte leurs milliards entre les mains d’établissemens par l’intermédiaire desquels ils règlent quotidiennement d’innombrables transactions. La cité de Londres a eu, dans les premiers jours d’août, elle aussi, ses heures de panique. Mais elle n’a pas tardé à se ressaisir. Jamais les dépôts à la Banque d’Angleterre n’avaient atteint les chiffres que révèlent les derniers bilans. Particuliers et banques comprennent qu’ils ont un égal intérêt à laisser dans la circulation les sommes qui leur appartiennent : loin de thésauriser, ils laissent ce qu’ils ont de disponible entre les mains de l’établissement régulateur, dont l’action bienfaisante doit faire mouvoir le mécanisme financier de la Grande-Bretagne et amener par contre-coup la reprise des transactions sur d’autres places.

En attendant, la loi française du moratorium a fixé provisoirement à 250 francs, augmenté du vingtième du surplus, la somme que chaque titulaire d’un compte peut exiger des banques dépositaires. Dans plus d’un cas celles-ci ne se sont pas prévalues de cette disposition et ont fourni à leur clientèle des montans plus élevés que ceux qu’elles étaient légalement obligées de payer. Un nouveau décret du 20 août a enjoint aux banques de rembourser un dixième des dépôts. Le Crédit Foncier de France s’est déclaré prêt à rembourser la totalité de ses dépôts : cela a suffi pour arrêter les retraits. Nous espérons que bientôt l’état normal sera rétabli partout. Mais il faut pour cela que le public lui-même collabore à l’œuvre de restauration et qu’il cesse de manifester l’esprit de défiance excessive dont il a fait preuve durant la crise à l’égard des sociétés de crédit. Il est vrai malheureusement que celles-ci n’ont pas été à l’abri de tout reproche : quelques-unes d’entre elles, sortant du rôle d’établissemens de dépôt ou l’élargissant indûment, ont exagéré leur activité du côté du placement des valeurs mobilières et n’ont pas toujours apporté le discernement voulu dans le choix de ces valeurs. Leur clientèle s’en est souvenue, et, s’étant mal trouvée d’avoir suivi leurs conseils en matière de placemens, n’a plus voulu laisser entre leurs mains les soldes créditeurs de ses comptes d’espèces »

Ce fut un tort. Prenons exemple sur l’Angleterre. A Londres, au moment de la déclaration de guerre, quelques velléités de thésaurisation se sont produites : on a présenté des billets au remboursement à la Banque d’Angleterre. Mais le public, se rendant bientôt compte que les chèques étaient payés comme auparavant, a laissé dans les banques les sommes dont il était créditeur. D’ailleurs, l’or afflue à Londres du monde entier ; l’Afrique du Sud a, dans le seul mois de juillet, produit près de 80 millions de francs du métal précieux, qui ont pris le chemin du Royaume Uni. Plus que jamais, la Cité parait devoir être le centre des règlemens internationaux.

Sachons comprendre en France que nous n’avons pas seulement le devoir militaire à remplir envers la patrie. Réfléchissons aux nécessités financières, et efforçons-nous, au lieu d’augmenter les difficultés, de contribuer à les écarter. Il est antipatriotique de conserver par devers soi, en numéraire ou en billets de banque, une somme dépassant les dépenses courantes à prévoir pendant quelques mois ; et encore ce montant peut-il, sans le moindre danger, être considérablement réduit ; les banques, dès maintenant, ouvrent à leurs cliens des comptes pour lesquels elles renoncent à se prévaloir de la clause du moratorium et dont la totalité est, à tout instant, à la disposition du titulaire. Ceux qui ne veulent pas faire confiance aux sociétés de crédit n’ont qu’à demander l’ouverture d’un compte à la Banque de France et à lui verser leurs disponibilités, qui ne sauraient être sous une meilleure garde. Il faut que la thésaurisation irraisonnée et excessive cesse : en se prolongeant, elle constituerait pour notre société un retour à l’état primitif, dont les efforts de la civilisation nous ont éloignés peu à peu.

La monnaie, qui jadis était le seul moyen d’effectuer des paiemens, ne doit servir aujourd’hui que d’appoint dans le règlement des transactions humaines. Tout le reste se fait par le crédit. Crédit veut dire confiance. Ne craignons pas de l’accorder à nos grandes banques : elles ont été surprises par la soudaineté et l’énormité des demandes qui leur ont été adressées, mais elles vont retrouver leur équilibre et aideront à rétablir la marche normale de notre mécanisme économique, instrument indispensable à la continuation de notre effort militaire. La mobilisation de l’armée s’est opérée dans des conditions merveilleuses d’ordre et de régularité. Il faut que la mobilisation financière ne lui soit pas inférieure. Aidons de tout notre pouvoir ceux qui ont la charge redoutable de l’organiser. Sur ce terrain comme sur le champ de bataille, nous ne pouvons être victorieux qu’en agissant dans l’intérêt général et en faisant abstraction de tout égoïsme particulier. Que chacun soit pénétré de cette vérité, et une grande partie des difficultés de l’heure présente se résoudront d’elles-mêmes. Depuis plus d’un siècle le crédit de la France n’a jamais été mis en doute : appliquons-lui la fière devise de nos alliés anglais, et répétons : « Je maintiendrai ».


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.