La Mission de M. de Persigny à Berlin en 1850/02

La Mission de M. de Persigny à Berlin en 1850
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 354-383).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

LA MISSION DE M. DE PERSIGNY A BERLIN EN 1850.

II.[1]
LA DÉMISSION DE M. DE PERSIGNY. — D’ERFURT A OLMUTZ.


V. — TENSION ENTRE PARIS ET BERLIN.

L’agitation était grande dans les conseils de Frédéric-Guillaume, à la fin du mois de lévrier. On menait d’apprendre du même coup l’évolution conciliante du cabinet de Vienne dans l’affaire des réfugiés, et la formation d’un corps français sur les frontières de l’est, sous le commandement du général Changarnier, qu’on croyait brouillé avec l’Elysée. Les lettres de M. de Persigny et les insinuations de la diplomatie autrichienne contre la duplicité prussienne avaient fini par émouvoir Louis Napoléon. Il voyait toutes ses avances méconnues; de plus, il lui revenait par des avis, vrais ou faux, qu’il était question à Berlin de renforcer de 25,000 hommes l’armée d’occupation prussienne dans le grand-duché de Baden. Le moment lui avait paru opportun de donner à la fois un avertissement à la Prusse et un témoignage de sa reconnaissance à la Suisse par une démonstration militaire.

Les correspondances du comte de Hatzfeld n’avaient pas fait pressentir une aussi grave détermination. Elles montraient Louis Napoléon impuissant, aux prises avec les partis. Ce ne sont pas les renseignemens qui font défaut aux diplomates accrédités à Paris ; le difficile pour eux est de se placer assez haut pour démêler la vérité au milieu des passions qui s’agitent autour d’eux. M. de Hatzfeld assurément était bien placé pour savoir ce qui se passait dans les sphères gouvernementales. Mais son esprit timide, tatillon, n’était pas fait pour pénétrer « les vues souterraines » et les brusques évolutions d’un esprit aussi compliqué que celui de Louis Napoléon. L’accueil toujours gracieux et empressé qu’il recevait à l’Elysée ne lui permettait pas de prévoir que, du jour au lendemain, on romprait en visière à sa cour. « Il est deux langages, disait Joseph de Maistre, l’un de convention, tout en complimens et en protestations d’éternelle amitié, et l’autre sonore, laconique, qui atteint la racine des choses, les causes, les motifs secrets, les effets présumables et les vues souterraines.» Cette langue laconique sonore qui atteint la racine des choses n’était pas celle du ministre du roi à Paris ; elle n’était que trop celle de l’envoyé du prince-président à Berlin.

La Prusse, il faut bien le reconnaître, avait manœuvré avec une insigne maladresse. Après avoir recherché l’appui de la France, qui lui était indispensable, pour assurer ses desseins au nord de l’Allemagne, elle avait soulevé imprudemment une question qui nous tenait à cœur, et sur laquelle, avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvions transiger. Grisée par le succès du parti conservateur aux élections d’Erfurt et par l’impassibilité apparente du cabinet de Vienne, en face de sa politique envahissante, elle avait cru pouvoir résolument aller de l’avant. Révolutionnaire en Allemagne, elle s’était posée en champion de la réaction et du droit divin en Suisse. Elle avait trop auguré de ses forces et de son ascendant moral. Elle n’était pas de taille à poursuivre à la fois la revendication de Neufchâtel et l’asservissement à sa domination des états allemands du Nord, au mépris des traités de Vienne, sans être certaine d’une solide alliance. S’imaginer qu’il suffirait de caresser les instincts conservateurs de la Russie et de l’Autriche, en leur proposant une coalition contre la Suisse, protégée par la France, c’était se méprendre sur les intérêts de leur politique. Toutes deux réprouvaient les projets de M. de Radowitz; le parlement d’Erfurt, avec ses tendances constitutionnelles et nationales, était à leurs yeux un danger plus sérieux pour les principes d’ordre en Europe que la présence de quelques milliers de réfugiés sur le territoire suisse. Le ministre de Russie à Berlin, M. de Meyendorff, le donnait à entendre; son langage était loin d’être bienveillant pour la politique prussienne. « Mon maître, disait-il, n’a pas l’habitude de faire des remontrances, il frappe ! » Le roi Frédéric-Guillaume, abandonné par la France, réprouvé par la Russie et menacé par l’Autriche, ne devait pas tarder à reconnaître l’inanité de ses combinaisons.

« La nouvelle de la nomination du général Changarnier au commandement de l’armée de l’est, arrivée avant-hier par dépêche, a produit ici la plus profonde sensation, écrivait M. de Persigny, à la date du 2 mars. Le corps diplomatique tout entier en a été comme atterré. Quant à la cour, l’étonnement passe toutes les bornes. Ce qui l’augmente, c’est que, sur les rapports du comte de Hatzfeld, on croyait le général entièrement gagné aux royalistes. On était loin de soupçonner qu’il pût épouser contre la Prusse la cause bonapartiste ; on était certain qu’il refuserait le commandement s’il lui était offert. Jugez de l’état des esprits ! En présence de notre attitude, le cabinet de Berlin ne songerait plus qu’à battre en retraite; il céderait non-seulement sur la question des réfugiés, mais renoncerait à ses prétentions sur Neufchâtel. C’est le bruit général du corps diplomatique. On prétend que le nouveau ministre de la guerre, en raison du fâcheux état de l’armée, aurait insisté sur l’urgence d’une politique conciliatrice. — L’Autriche, d’ailleurs, rentre en scène; elle affecterait d’énormes prétentions. Elle veut la confédération germanique et demande à y entrer avec tous ses états. On parle de la concentration de 180 bataillons autrichiens sur les frontières de la Silésie. Les bruits les plus alarmans circulent et agitent le corps diplomatique. Mais ce qui domine tout, c’est l’attitude de la France. On dit et répète partout qu’elle est résolue à faire la guerre à la première occasion, et l’on en conclut que toute la politique européenne est transformée. On cherche surtout à dénaturer ma conduite. On suppose que je ne suis venu ici que pour demander à la Prusse les provinces rhénanes en échange de son agrandissement en Allemagne. Le gouvernement prussien cherche à accréditer ce bruit. C’est d’une mauvaise foi insigne, car il sait que je n’ai jamais prononcé un mot semblable. Quoi qu’il en soit, la conduite que j’ai tenue ici est excellente. Non-seulement la Prusse cédera sur la question des réfugiés, mais l’Europe dorénavant se verra forcée de compter avec nous. En tout cas, si le gouvernement prussien faisait la folie à laquelle on le pousse, en s’attaquant à la Suisse, jamais occasion plus belle se sera offerte à la France de se relever. » Frédéric II, pour amorcer les princes et les mettre sous sa coupe, recommandait à ses agens de se servir de « paroles veloutées. » M. de Persigny, au contraire, croyait être habile en épouvantant ceux qu’il devait rassurer. A son arrivée à Berlin, je l’ai dit au début de cette étude, l’Allemagne, à peine sortie de la crise révolutionnaire de 1848, était profondément divisée; la lutte d’influence engagée entre la Prusse et l’Autriche s’aggravait chaque jour et menaçait de dégénérer en guerre ouverte. Deux politiques s’offraient à nous : l’une consistait à atténuer les préventions de la cour de Potsdam, à caresser ses visées ambitieuses et à la pousser à une rupture violente avec le cabinet de Vienne : c’était celle du prince-président; la seconde, plus sage pour un gouvernement naissant et contesté, qui avait besoin de se faire accepter, était de déclarer que nous ne permettrions aucune transformation du corps germanique préjudiciable à nos intérêts : c’était celle du ministère des affaires étrangères et du comité de l’assemblée législative ; affirmer le respect des traités et le maintien de la paix était, d’après eux, le moyen le plus sûr d’asseoir notre influence morale en Europe. Mais inquiéter tous les cabinets, s’afficher avec la Prusse en approuvant ostensiblement l’œuvre d’Erfurt et la forcer en même temps à reculer avant d’être irrémédiablement engagée, était, de toutes les politiques, à coup sûr la plus regrettable. Ce fut celle que M. de Persigny, piqué dans son amour-propre, poursuivit inconsciemment à Berlin en se faisant inopportunément l’apôtre menaçant des idées napoléoniennes et en grossissant, outre mesure, la portée de la question des réfugiés. Moins nerveux, plus patient, il eût ménagé son autorité, il se serait expliqué les préjugés du roi en se rappelant les dures épreuves de sa maison sous le premier empire; il se serait borné à des remontrances courtoises et eut compris une politique, qui, par sa faiblesse même, était condamnée aux réticences.

Le comte de Hatzfeld dut se rendre à l’Elysée pour justifier son gouvernement et se plaindre de l’attitude si peu cordiale de l’envoyé de France dont il avait naguère si ardemment sollicité la nomination. S’il n’alla pas jusqu’à se permettre de réclamer son rappel, il laissait entrevoir que sa cour se sentirait fort soulagée en n’ayant plus à compter avec un agent fantasque, querelleur. N’avait-il pas en peu de semaines tout mis sens dessus dessous, mécontenté le roi, froissé les ministres et scandalisé le corps diplomatique? Le gouvernement prussien avait contre M. de Persigny des griefs plus graves encore, mais il se gardait bien de les formuler. Il ne lui pardonnait pas d’avoir déchiré les voiles, deviné, révélé les équivoques de sa politique et par l’hostilité de son altitude, ébranlé dans ses fondemens l’édifice d’Erfurt. Ce n’était pas, assurément, ce qu’avait voulu Louis Napoléon; son confident avait mal interprété sa pensée, méconnu ses instructions. Il se hâta de lui prêcher la raison, de lui recommander la conciliation. Il n’entrait pas dans ses vues de rompre avec le cabinet de Berlin. Il le lui fit entendre sévèrement. S’étonnant de ses méprises, il lui reprochait de manquer de prudence et de patience. « Vous devriez savoir cependant, disait-il avec humeur, que ma politique est de marcher d’accord avec la Prusse et l’Angleterre. » Si Louis Napoléon était timide en face des personnes, il ne l’était pas toujours la plume à la main.

M. de Persigny était un impénitent, il ne démordait pas de ses idées. D’anciennes et de communes épreuves l’autorisaient d’ailleurs à s’expliquer avec le prince, familièrement, en toute franchise. «Je suis tout à fait pénétré de l’esprit qui a dicté votre lettre, répondait-il à ses remontrances, j’ai besoin seulement d’y faire une observation. Il y a pour votre politique deux choses bien distinctes : la dignité de la France, qui doit passer avant tout, et l’alliance franco-anglo-prussienne ensuite. Vous ne vous expliquez pas, me dites-vous, l’attitude de la Prusse dans la question suisse ; la sottise qu’elle a faite vous paraît si extraordinaire que vous me demandez si je ne me suis pas mépris, ou si elle ne s’est pas laissé prendre dans un piège que lui auraient tendu la Russie et l’Autriche. Détrompez-vous, il n’en est rien : c’est le mauvais esprit de la cour de Charlottenbourg qui a tout fait. L’Autriche s’est empressée de profiter de ses sottises, voilà tout ; aucun doute n’est possible à cet égard. Les faits, d’ailleurs, sont patens. Le mauvais esprit de la cour tient à ses préjugés contre la France. D’habiles intrigues les entretiennent. Je conviens avec vous qu’il est difficile de comprendre la folie du roi qui, pour satisfaire à la vanité d’un vain titre féodal de prince de Neufchâtel, n’a pas craint d’exposer l’alliance française. La raison se rend compte des préjugés, elle ne les explique pas. Ce que je puis dire seulement, c’est qu’on supposait la France vouée à l’impuissance. Il y a au fond de toute cette politique un mépris de la France que pour rien au monde je ne devais accepter en votre nom. Aussi ai-je dû prendre ici un langage aussi fier, aussi hautain, aussi impérieux qu’on était ingrat. Maintenant, je connais très bien ces gens-là. J’ai parcouru la correspondance des cinquante dernières années; il n’y a pas de doute à avoir sur leur caractère. Ils n’ont, au fond du cœur, aucune délicatesse, et c’est pour cela qu’il ne faut leur passer aucune grossièreté. J’ai été sans doute d’une dureté, d’une fermeté et d’une fierté qu’ils ne connaissaient pas depuis longtemps. Cette attitude a parfaitement réussi; vous verrez que nous n’en serons plus tard que meilleurs amis, si cela convient à notre politique. Ne tenez pas compte de quelques petites fautes de détail ; on ne remplace pas la politique de la faiblesse par la politique de la force sans frottement et sans un peu d’exagération. Du reste, notre situation est excellente. Je leur ai montré une telle assurance, je leur ai fait sentir si vivement notre force qu’ils ne s’y frotteront plus. Je suis doublement enchanté de l’occasion que l’affaire de Suisse vous a fournie. C’est une leçon non-seulement pour eux, mais pour toutes les puissances. Quant aux tentatives de coalition dont je vous ai parlé, il est bien entendu que ce sont des projets chimériques. Il y a aujourd’hui un abîme entre la Prusse et l’alliance austro-russe. Le roi Frédéric-Guillaume, placé entre deux sentimens contraires, l’ambition de dominer l’Allemagne et des préjugés féodaux profondément enracinés, passe sa vie à les satisfaire tour à tour. Il serait ravi sans doute de fomenter une coalition contre la France, s’il n’avait pas à compter avec le libéralisme révolutionnaire de l’Allemagne. Le temps des coalitions est passé. En laissant la Prusse s’engager dans l’affaire d’Erfurt, nous avons brisé la vieille alliance des trois cours du nord. Nous avons reconquis la liberté de nos mouvemens, nous pouvons sans crainte parler haut et ferme aux uns et aux autres. C’était l’habitude autrefois, dès que nous avions un différend sérieux à l’étranger, de nous menacer d’une coalition pour avoir raison de notice politique. L’état de l’Europe est tel aujourd’hui que notre faiblesse seule pourrait autoriser une action commune. Mais avec l’attitude que vous prenez, cette éventualité est une chimère qui ne mérite pas d’être discutée. »

Le temps des coalitions était en effet passé. La révolution de 1848 avait ébranlé les trônes et forcé les souverains à reconnaître l’inanité du droit divin. Les peuples partout s’étaient soulevés en proclamant un principe nouveau : celui des nationalités. Mais l’esprit de la sainte-alliance n’en restait pas moins vivant dans les cours; il ne devait sombrer qu’au début de la guerre de Crimée, après un effort suprême tenté en 1852, au nom des traités de Vienne, pour s’opposer au rétablissement d’un second empire en France et pour protester contre le titre et l’hérédité invoqués par Louis Napoléon,

L’anxiété grandissait à Berlin dans les derniers jours de mars. Les résistances au système prussien surgissaient de toutes parts à l’intérieur et au dehors. Les nouvelles de Vienne et de tous les points de l’Allemagne devenaient alarmantes. « Il faut avilir la Prusse avant de la démolir, » disait le prince de Schwarzenberg ; « il faut effacer de l’histoire allemande l’épisode de Frédéric II, » disait M. de Beust. Tous les adversaires de la Prusse relevaient la tête en la voyant livrée à ses propres forces, brouillée avec la France. Les libéraux lui reprochaient d’avoir fait avorter l’œuvre du parlement de Francfort, et les conservateurs de s’être faite l’instrument de la révolution.

« Les ennemis de la fédération prussienne s’agitent, écrivait M. de Persigny, ils ont l’air triomphant. Les Russes et les Autrichiens me font des caresses, et l’on répand le bruit que la cour de Pétersbourg et la cour de Vienne vont faire au cabinet de Berlin d’énergiques remontrances. J’en ai parlé à M. de Prokesch, qui m’a dit en haussant les épaules : «Les protestations sont superflues, Erfurt n’est pas viable, et si la constitution qu’on élabore devait être promulguée, l’Autriche ne se bornerait pas à de vaines protestations, elle mènerait les Prussiens tambour battant! »

« On parle d’armemens autrichiens et russes, et l’on dit que le gouvernement prussien, en prévision de menaçantes éventualités, demandera 18 millions de thalers aux chambres. Tous les esprits sont en l’air. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’au milieu de cette agitation, je ne cède à aucun entraînement; je me borne au rôle d’observateur et j’évite de donner à mon attitude une signification belliqueuse. Je m’efforce, au contraire, d’ouvrir les yeux au gouvernement prussien. Il méritait un châtiment, et, selon toutes les probabilités, ce châtiment ne lui manquera pas. C’est à notre attitude qu’il devait le succès de sa politique ; si nous avions dès l’origine protesté contre tout changement en Allemagne, la question d’Erfurt n’aurait jamais pu surgir. C’est en exploitant notre attitude sympathique, en faisant dire par les journaux que la France approuvait l’union restreinte et se refusait à s’associer à l’opposition de l’Autriche et de la Russie qu’on a pu réussir à impressionner l’Allemagne, à vaincre les résistances des états du Nord. « 

Le gouvernement prussien cherchait en vain à dissimuler à l’Allemagne l’altération de ses rapports avec la France ; l’Autriche et ses alliés savaient à quoi s’en tenir. Leur langage devenait de plus en plus hautain. M. de Schleinitz prévoyait le moment où il serait acculé dans une impasse; ses familiers se succédaient dans le cabinet de notre envoyé, caressans, démonstratifs ; ils affirmaient que tout s’arrangerait à notre entière satisfaction si nous voulions faire la plus petite concession à Sa Majesté. Le danger les rendait éloquens. A les entendre, la France et la Prusse étaient faites pour s’estimer et s’associer dans une commune politique. N’étaient-elles pas les deux nations les plus éclairées, les plus libérales du continent? Le ministre prussien ne se bornait pas à des protestations, soucieux de l’attitude agressive de ses adversaires et prévoyant une rupture ouverte avec l’Autriche, il insinuait que le roi parlait d’envoyer secrètement un agent à Paris pour pressentir notre gouvernement et se concerter avec lui. M. de Persigny ne l’y encourageait pas ; il faisait dépendre nos déterminations de la marche des événemens et des courans de l’opinion qu’ils provoqueraient en France[2].

Ce langage, assurément, était sage, honnête ; toutefois, s’il répondait aux instructions du ministère des affaires étrangères, il ne se conciliait pas avec les pensées secrètes de l’Elysée. Louis Napoléon voulait encourager la Prusse et non l’inquiéter sur nos déterminations éventuelles. Mais, excité par les insinuations du baron de Prokesch et sous le charme du langage mielleux de M. de Meyendorf[3], le ministre de Russie, M. de Persigny faisait la sourde oreille aux avances les plus caractérisées.

Après avoir, à ses débuts, prêté son appui moral au cabinet de Berlin, jusqu’à autoriser des bruits d’alliance, par ressentiment, il jouait le jeu de ses adversaires. Leurs mobiles lui échappaient; il semblait ne pas se douter qu’entretenir l’irritation entre Paris et Berlin était pour les diplomates russes, autrichiens, bavarois, wurtembergeois, saxons et hanovriens, tous hostiles à l’union d’Erfurt, le moyen le plus efficace de la faire avorter. Il les servait à souhait, car il ne décolérait pas. « Notre position est excellente, écrivait-il au prince, il faut que notre diplomatie s’en rende compte, qu’elle sorte de son ornière. Dites à ceux de nos agens que vous voyez à Paris, que, si l’on faisait la faute de vous traiter comme Louis-Philippe, vous n’hésiteriez pas à faire la guerre, car tout ce qui passe par la voie du département est affaibli à un point dont vous n’avez pas idée. Ce n’est pas en un jour qu’on peut changer des habitudes, des traditions de vingt ans. La dernière dépêche que j’ai reçue du ministère se borne, au sujet de la question prussienne, à la phrase banale que voici : « Il importe à la paix de l’Europe que le cabinet de Berlin ne méconnaisse pas les considérations que vous lui avez présentées. « Quant à nos armemens de l’Est, pas un mot. Supposez à Berlin un ministre qui ne soit pas pénétré de votre esprit et qui n’ait pas de résolution dans le caractère, voilà un homme désorienté qui ne saura que dire; supposez que ce soit un de nos diplomates habituels, que fera-t-il? Il dira, quand on lui parlera de nos armemens, qu’il ne faut pas s’en inquiéter, que c’est pour satisfaire à l’opinion publique en France, et toute cette belle situation sera dénaturée, compromise.

« Heureusement que cela n’a pas eu lieu ici. Il n’y a pas eu d’équivoques. J’ai parlé haut et ferme; j’ai repoussé toutes les insinuations de médiation et d’alliance; chacun sait maintenant qu’il ne faut plus jouer avec la France et que vous êtes aussi ferme que sage. Quant à ma situation personnelle, ne vous en préoccupez pas. Après avoir été pendant quinze jours l’objet des colères et des fureurs de la cour, de la société et du corps diplomatique, je vois aujourd’hui tout le monde poli et gracieux. C’est le triomphe de votre bonne et énergique politique. »

Pour justifier son attitude si peu conforme à ses instructions, M. de Persigny se faisait modeste ; il se plaisait à faire remonter ce qu’il appelait « le triomphe de notre politique » au président. Il lui attribuait le mérite de s’être assuré la reconnaissance de la Suisse en faisant reculer la Prusse. Il voyait dans ce résultat tout un avenir, car, disait-il, si la guerre venait à éclater, la Suisse nous assurerait une position stratégique de « premier ordre. « Mais, après ce fugitif accès d’humilité, il revenait aussitôt à sa glorification personnelle. Il priait le prince de faire copier ses dépêches et de les soumettre au général Changarnier, au comte Molé et à M. Carlier, pour bien leur montrer la crânerie imprimée à notre politique extérieure. Il lui demandait aussi de ne pas laisser dénaturer notre rôle au dehors par nos journaux. « La presse prussienne, disait-il, est admirablement dirigée ; elle est très habile à travestir, au profit de son gouvernement, les questions étrangères. C’est ainsi que la Deutsche Reform, un organe officieux, s’applique à séparer le bonapartisme de la France. Elle croit à la force des vieux partis et voudrait vous faire écraser par les factions. Il serait important de faire connaître au public l’état des choses. Il n’y a pas d’inconvénient à dire e aujourd’hui que vous avez voulu soutenir l’Allemagne. Si les gouvernemens ne l’ignorent pas, les peuples ne savent qu’imparfaitement comment et pour quels misérables intérêts royaux la Prusse a récompensé votre concours. Il faudrait surtout séparer la cause allemande de la coterie de Charlottenbourg, cela ferait dans le Napoléon une profonde sensation. »

Cette véhémente sortie contre l’ingratitude prussienne se terminait par une instante prière ; M. de Persigny suppliait le prince de ne plus lui écrire par la poste, car toutes ses lettres, disait-il, lui arrivaient en retard et lacérées. La recommandation était étrange. Le prince s’expliquait en toute liberté avec son ambassadeur sur les affaires de l’état, et au lieu d’assurer le secret à ses correspondances par l’envoi de courriers, il ne craignait pas de les livrer au dépouillement du cabinet noir prussien dont il ne pouvait ignorer l’existence. Était-ce le fait d’une inconcevable étourderie, ou bien tenait-il à rassurer le roi Frédéric-Guillaume, en lui permettant de constater, par l’expression familière de sa pensée, que son représentant à Berlin n’était pas l’interprète fidèle de sa politique?


VI. — LA DÉMISSION DE M. DE PERSIGNY.

La mission de M. de Persigny touchait à sa fin, sa position n’était plus tenable dans une cour formaliste, ombrageuse et susceptible; au lieu d’être une assistance, il était devenu un danger; on cherchait à s’en débarrasser. Mais il n’était pas de ces agens sans attaches, qu’on révoque par simple décret, sur les insinuations d’un gouvernement étranger. Convaincu qu’il ne serait pas écouté à l’Elysée, le comte de Hatzfeld parvint à impressionner les membres les plus influens de l’assemblée législative, opposée à toute immixtion dans les affaires allemandes. Le comité des affaires extérieures s’en expliqua avec le général de La Hitte qui, en butte aux récriminations incessantes d’un collaborateur acariâtre, n’avait aucune raison de le ménager. Il fit ressortir à l’Elysée ses excentricités, son indiscipline, le contraste de ses appréciations avec celles de notre diplomatie accréditée auprès des cours du midi. Il insista sur la nécessité d’être exactement renseigné sur les affaires allemandes par un esprit éclairé, impartial, et sur ses instances, le président se prêta à l’envoi d’un agent officieux en Allemagne. M. Rio, un publiciste ultramontain bien vu des conservateurs, fut chargé de suivre les discussions du parlement d’Erfurt et d’en rendre compte au département. Sa mission n’était pas celle d’un simple reporter. Dans la pensée du président il devait, par sa présence, prouver à M. de Radowitz l’importance qu’il attachait au succès de son œuvre ; dans celle du comité du ministère des affaires étrangères, il devait se borner au rôle impassible d’observateur; dans celle du ministre, au contraire, il devait se montrer sympathique à l’Autriche et à ses partisans. C’était de la politique en partie triple.

Bien inspiré, M. Rio eût débuté par Berlin ; mais au lieu de ménager les légitimes susceptibilités de notre légation, il fit l’école buissonnière à Carlsruhe, à Stuttgart et à Munich. Il eut surtout le tort de s’arrêter à Francfort, au centre de l’agitation allemande. d’y prendre couleur en se frottant aux partis, et de se donner les allures et l’importance d’un agent diplomatique. Il n’en fallut pas davantage pour faire vibrer les nerfs irascibles de M. de Persigny. L’envoyé du département, en se présentant tardivement à la légation, quinze jours après son départ de Paris, fut d’autant plus mal accueilli que les lettres du ministre et du président, dont il était porteur, avaient perdu l’attrait de l’actualité. M. de Persigny en fit ses plaintes au prince. « Je comprends, disait-il, qu’en remettant votre lettre à M. Rio vous ayez cru qu’elle me parviendrait aussitôt; mais je ne m’explique pas que M. de La Hitte ait pu lui confier une dépêche importante qui devait m’éclairer sur votre politique, sachant qu’il ne se rendrait pas directement à Berlin. Vous me permettrez de vous présenter de sérieuses observations au sujet de cette mission qui autorise celui qui en est chargé de ne correspondre qu’avec le département. Cela me met dans une situation fausse. Placé à Berlin, au point capital où se décident les événemens, j’en suis réduit à ne savoir ce qui se passe à Erfurt que par les journaux. Une telle situation n’est pas acceptable ; il faut que toutes les dépêches de M. Rio me soient adressées sous cachet volant pour me permettre de régler ma conduite d’après ses renseignemens. Sans cela, je jouerai ici un rôle ridicule, car le véritable représentant de la France serait M. Rio. On vous a représenté sa mission comme une simple mission d’observation, elle devrait en effet n’être que cela ; mais en correspondant en dehors de mon contrôle avec le ministère, il devient un agent officiel. Il s’impose à l’attention de tous les partis en Allemagne. Chacun cherchera à pénétrer son opinion, en croyant pénétrer l’opinion du gouvernement français ; il y aura deux actions divergentes, l’une à Berlin, l’autre à Erfurt. Ce qui aggrave les difficultés de cette situation, ce sont les tendances politiques de M. Rio; il est légitimiste et ne s’en cache pas. Vous l’ignorez sans doute; mais à Francfort il a pris ouvertement parti pour l’Autriche, à tel point que M. de Radowitz, vivement mécontenté, a demande à ce qu’il n’y eût pas d’agent français à Erfurt. Je suis tellement pénétré des inconvéniens de cet état de choses, que je donne dès à présent ma démission. Il faut, d’ailleurs, que j’aille à Paris pour vous parler de ce qui se passe ici et m’entendre avec vous sur les graves événemens qui se préparent. »

Peu de jours après, M. de Persigny quittait, en effet, Berlin, en agent indiscipliné, sans l’autorisation du département, emportant de sa campagne diplomatique un décevant souvenir. Il n’y reparut que fugitivement, dans les derniers jours de juin, pour lever son établissement. Chapitré sans doute par le président, il surveilla cette fois sa parole. Il eut à cœur d’effacer les impressions fâcheuses laissées par ses orageux débats en dépensant beaucoup de grâce et d’esprit. Ses causeries ne manquaient pas d’attrait lorsque, par aventure, il se désintéressait de la politique et ne se jetait pas dans d’interminables dissertations sur les pyramides d’Égypte, édifiées, selon lui, non pour témoigner de la grandeur des pharaons, mais pour arrêter les sables du désert[4]. De toutes ses toquades, c’était celle qui rencontrait à Berlin le moins de contradicteurs. Elle souriait au roi, fort épris à ce moment de sphinx, de momies et de sarcophages et aussi de faux palimpsestes qu’il achetait à grands frais, sur la garantie du docteur Lepsius, un de ses savans les plus renommés[5].

M. de Persigny put croire que son départ inspirait de sincères regrets, tant on mit de soins à l’enguirlander. Il était de ceux qu’on couvre de fleurs à l’heure des adieux, mais qu’on ne pleure pas. Ne pas être regretté et passer à l’état de cauchemar est le sort des ambassadeurs déplaisans et des hommes d’état vindicatifs. Dans un dîner donné en son honneur, auquel assistaient tous les membres du cabinet et du corps diplomatique, M. de Schleinitz lui réserva la première place. Il ne fut pas insensible à cette marque inusitée de déférence, et il ne manqua pas de la relever. « On m’a fait passer, contrairement à l’usage diplomatique, écrivait-il, avant mes collègues plus anciens que moi, j’ai eu tous les honneurs de la soirée. » Il fut choyé, caressé; mais on ne rend pas les illusions à ceux qui les ont perdues.

Il était dit que les réfugiés seraient funestes à M. de Persigny; en 1850, ils le brouillèrent avec le gouvernement prussien et, en 1858[6], la demande d’extradition de Bernard, l’un des complices d’Orsini, le brouilla avec le gouvernement anglais. Il se présenta au Foreign Office, en grand uniforme, la menace à la bouche, criant en portant la main à la garde de son épée : « Puisque vous ne voulez pas céder, c’est la guerre! c’est la guerre! » — L’empereur n’ayant pas ratifié ses menaces, il se démit de son ambassade. Il espérait que sa démission serait refusée; il fut consterné, en apprenant que, sur les instances du comte Walewski, son adversaire, très bien en cour à ce moment, elle était acceptée.

L’envoi de M. Rio à Erfurt fut, en 1850, le prétexte et non la cause véritable de sa détermination. Il avait conscience de ses fautes, bien qu’il s’attribuât le mérite d’avoir sauvé la Suisse en faisant reculer la Prusse : Scripsit et salvacit. Il sentait son crédit atteint, sa parole méconnue ; la cour lui battait froid, les ministres l’évitaient, et ses collègues, sauf le baron Nothomb, toujours enchanté de s’édifier en le faisant parler, n’entretenaient avec lui que des rapports de courtoisie. Sagace, pénétrant, il avait, dès la première heure, vu clair dans le jeu de la Prusse ; il avait signalé à Louis-Napoléon, en pure perte malheureusement, sa politique tortueuse, ses préjugés, ses haines endémiques, son ambition démesurée. Mais, possédé d’une idée fixe, il n’avait tenu aucun compte de ses instructions; il avait eu surtout le tort de faire sentir trop ostensiblement aux ministres prussiens les effets de sa clairvoyance, et les gouvernemens dont les procédés laissent à désirer n’aiment pas les diplomates perspicaces qui savent atteindre « la racine des choses. » Le prince-président n’était pas heureux dans le choix de ses envoyés; qu’ils fussent officieux ou officiels, ils prenaient le contre-pied de sa politique. M. Rio devait atténuer à Erfurt le mal fait à Berlin par M. de Persigny, et il l’aggravait sous l’influence ultramontaine et légitimiste de l’Assemblée législative. Si Louis Napoléon était mal servi, il le devait à son esprit à la fois systématique et irrésolu et surtout à son insouciance fataliste dans le choix de ses instrumens.

Avant de quitter le poste où si gratuitement il s’était fait tant de mauvais sang, M. de Persigny se donna la satisfaction de récriminer contre le général de La Hitte, qui, la question suisse étant définitivement réglée par un complet recul de la Prusse, s’était permis de mettre en doute les intentions agressives du cabinet de Berlin et de regretter la scène faite au comte de Brandebourg. « Il est fort commode, disait-il, aujourd’hui que le différend n’a plus de portée, de dire que la Prusse n’a jamais eu l’intention d’agir sans nous et qu’il eût suffi de quelques observations pour la faire renoncer à toute idée d’intervention. Il est très facile surtout de relever quelques exagérations de langage et de subordonner le jugement d’une conduite qui a réussi, à la considération de quelques paroles imprudentes. Je m’attendais à ces reproches; mais, comme j’ai le sentiment profond d’avoir fait mon devoir et rempli mes véritables instructions, je crois pouvoir les supporter sans me plaindre et sans m’en préoccuper. Mais si quelque exagération de langage dans ma dépêche a pu vous donner l’idée d’une scène de menaces et de hauteurs injustifiables, la conversation elle-même n’en a eu en aucune manière le caractère. Ma dépêche n’était que le squelette d’un entretien de deux heures; toute la partie philosophique, toute la partie des précautions oratoires, des politesses de langage, des réserves des personnes devait être naturellement rejetée de la rédaction, sous peine d’écrire un volume. Tout ceci est tellement élémentaire que je suis étonné d’avoir besoin de le dire.

« Quant à la situation elle-même, la voici en peu de mots. La France, après avoir pris une altitude à laquelle on n’était plus habitué, après avoir fait passer dans tous les esprits la conviction de sa force et de sa résolution, après avoir mis à découvert les secrets de la faiblesse de ses voisins, après avoir dissipé les préjugés amoncelés contre elle, la France, dis-je, est ici, malgré ses embarras intérieurs, dont, au reste, on prévoit le terme prochain, dans la plus haute situation, car elle est courtisée par toutes les puissances et elle apparaît comme l’arbitre futur du grand débat qui agite l’Europe. Le moment approche où elle aura, en effet, un grand rôle à jouer. C’est alors qu’il sera permis de dire si la manière dont s’est terminé ici l’affaire suisse aura été utile ou nuisible à notre influence. Quant à ce qui me concerne personnellement, j’attends avec calme et confiance les résultats de la politique qui a été suivie, et, loin de redouter pour l’avenir le blâme qui m’a été infligé par le département, ce n’est pas sans une certaine satisfaction que j’en confie les traces aux archives de la légation. »

Après avoir dit son fait au général de La Hitte, M. de Persigny prenait à partie la diplomatie française, dont les appréciations avaient le tort de ne pas cadrer avec les siennes. « Je sais, disait-il, que la plupart de nos agens en Allemagne se font les mêmes illusions qu’à Vienne sur les défaillances de la Prusse. Je ne saurais assez prémunir le gouvernement contre ces appréciations. Je suis au centre même de la résistance, je la vois grandir chaque jour, et la situation se développe dans toute sa gravité telle que je l’ai définie dès mon arrivée. Tandis que l’Autriche luttera pour sa prépondérance, la guerre en Prusse prendra le caractère d’une guerre nationale. Soyez certain qu’on est ici plein de confiance, de résolution, et qu’on ne reculera pas. »

Le ministre de Belgique à Berlin ne se piquait pas d’être prophète ; mais dès la première heure, il avait, avec une rare connaissance des hommes et des choses, plus judicieusement caractérisé le dénoûment de la politique d’Erfurt en disant : « Vous verrez qu’on ira jusqu’au bord de l’abîme pour se retourner et tomber dans la boue. »

Le 3 septembre 1870, vingt ans après avoir tracé la lettre qui devait rester dans nos archives comme un témoignage impérissable de l’infaillibilité de ses prévisions, M. de Persigny descendait, éperdu, l’avenue des Champs-Elysées. Il courait aux Tuileries non pour aviser aux moyens de salut, mais pour donner cours à ses plaintes, à ses reproches ; ses croyances et sa fortune venaient de s’effondrer. Son émotion était débordante, il gesticulait, extravaguait et criait : « Nous sommes f… » C’était une réminiscence tragique, hélas ! du 4e hussards. — Sa mort ne tarda pas. Avant d’expirer, il implora de celui dont il avait été l’apôtre un humble pardon pour d’amères récriminations proférées dans des accès de désespérance[7]. Notre premier secrétaire prit en main la direction de la légation dans un esprit plus conforme à la pensée du département. M. Cintrat, fils du directeur politique, était un homme fin, sensé, quelque peu sceptique. Soucieux de sa responsabilité, il ne recherchait pas les affaires, et lorsqu’il ne pouvait les éviter, il les traitait avec le sang-froid et l’autorité d’un agent élevé dans les traditions de notre politique. Autant son père abattait de mémoires et de circulaires, autant il écrivait peu de dépêches ; son esprit était vif, mais sa plume discrète. Nommé en 1852 ministre à Hambourg, où j’eus l’honneur de lui succéder en 1868, il acheta un immeuble et s’v installa comme s’il devait y finir sa carrière et sa vie. Peu enclin aux sollicitations, il fit si peu parler de lui, bien qu’accrédité auprès de sept états, — les trois villes hanséatiques, les deux Mecklembourg, le duché de Brunswick et le duché d’Oldenbourg, — que le département oublia pendant seize ans ses titres à un légitime avancement. Il fut admis à faire valoir ses droits à la retraite sans avoir pu donner toute sa mesure. « Tels peuvent être loués de ce qu’ils ont su faire, tels de ce qu’ils auraient pu faire, » a dit La Bruyère.

Les situations brisées ne se reconstituent pas aisément, et les rapports entre Paris et Berlin étaient pour le moins disloqués. Louis Napoléon, sans être dégrisé comme son ambassadeur, se voyait déçu dans ses espérances. La cour de Prusse n’avait pas répondu à son attente. S’il avait écouté M. de Persigny, il l’eût abandonnée à la vindicte de l’Autriche. Mais la politique qu’il lui conseillait était le renversement de toutes ses combinaisons. Il lui en coûtait de laisser échapper les chances sur lesquelles il spéculait. Son intérêt lui commandait, croyait-il, de ne pas décourager la Prusse, de la laisser aux prises avec sa rivale et de se servir de ses ambitions pour le succès de ses propres desseins. Il redoubla d’attentions, de prévenances avec M. de Hatzfeld pour rendre à sa cour la confiance que lui avait fait perdre son confident et, lorsqu’il vit les événemens se compliquer de plus en plus en Allemagne, il pressentit l’Angleterre sur son attitude éventuelle.

Dès son avènement au pouvoir, il s’était efforcé de chercher des dérivatifs au dehors et de préparer les voies et moyens pour réaliser le plan qu’il avait conçu et médité dans l’exil. Mais, surveillé de près par une assemblée jalouse de ses prérogatives, n’ayant pas la libre disposition de l’armée et de la diplomatie, il lui était difficile de poursuivre ouvertement une politique personnelle sans s’exposer à un conflit avec la chambre. Il ne s’adressa pas moins à lord Malmesbury, avec lequel il s’était étroitement lié au temps de son exil à Londres. Il lui démontra que l’Europe réclamait une modification aux traités de 1815, et il lui demanda, à brûle-pourpoint, comme un homme qui ne doute de rien et que rien ne déconcerte, ce que ferait l’Angleterre : 1° si cette modification était soumise à un congrès; 2° si la guerre devait éclater en Allemagne. Il ne cachait pas qu’il soutiendrait la Prusse et se dédommagerait sur le Rhin. L’Angleterre y trouverait son compte, car il lui serait loisible, au prix de son alliance ou de son abstention, d’étendre son influence en Égypte. Le prince reconnaissait du reste les difficultés de sa tâche. Il disait que le parti légitimiste, le plus borné de tous, voulait lui faire jouer le rôle de Monk, mais qu’en eût-il le pouvoir, il ne trahirait pas les sept millions d’électeurs qui l’avaient nommé. Dans une seconde lettre, en date du mois d’avril 1850, à la fois mélancolique et résolue, il écrivait au ministre anglais : « Je suis ici absolument isolé. Mes partisans ne me connaissent pas, et ils me sont inconnus. Il est peu de Français qui m’aient vu de près depuis que je suis arrivé d’Angleterre. J’ai essayé de concilier les partis sans en venir à bout. Ou voudrait m’enlever et me mettre à Vincennes. On ne peut rien faire de la chambre, je suis absolument seul; mais j’ai pour moi l’armée et les populations, et je ne désespère pas. Vous voyez ma position, il est temps d’en finir. »

Le cabinet de Berlin n’ignorait pas les embarras de Louis Napoléon ; il savait qu’il aurait, fùt-il sincère et désintéressé, à compter, dans sa politique extérieure, avec l’assemblée législative, dont les sympathies inclinaient vers l’Autriche, et qu’il serait paralysé le jour où il voudrait à main armée prendre en Allemagne fait et cause pour la Prusse; de là, en partie, « les perfidies » qui avaient exaspéré M. de Persigny.

Cependant Frédéric-Guillaume, malgré ses cuisantes perplexités, était trop avancé pour reculer sans porter atteinte à la dignité de sa couronne. Sa personne venait d’être l’objet d’un attentat qui révélait les passions soulevées, même dans l’armée, par sa politique. Le 22 mai, un artilleur de la garde avait tiré sur lui. Visé à bout portant, il avait été blessé à l’avant-bras. C’était un symptôme significatif; il dénotait la gravité de la situation. On avait surexcité le sentiment national, il fallait le satisfaire. Il ne suffisait pas d’avoir fait voter en bloc une constitution par le parlement d’Erfurt et de l’avoir soumise au congrès des princes réuni à Berlin. il importait de la promulguer et de l’appliquer pour justifier de solennelles déclarations. M. de Schleinitz reconnaissait qu’on était lancé dans une voie qui ne permettait plus à la Prusse de revenir sur ses pas sans y laisser son renom. Mais il ne se dissimulait pas les périls d’une politique à outrance. Le caractère aventureux du prince de Schwarzenberg lui donnait à réfléchir. « L’Autriche, disait-il, se débat dans une crise financière inextricable, sa situation intérieure est voisine de la décomposition ; elle a besoin de son armée pour contenir ses provinces, elle a tout à craindre d’une guerre en Allemagne, qui pourrait provoquer une intervention de la France en Italie, et cependant avec un homme d’état aussi audacieux, toutes les folies sont à redouter! »

Les événemens, que je vais esquisser en traits rapides pour compléter cette étude, ne devaient que trop vite, après le départ de M. de Persigny, justifier les appréhensions du ministre prussien. Il est dans l’histoire des épisodes d’un enseignement dramatique, saisissant; ils méritent d’être remis en pleine lumière, ne serait-ce que pour relever le patriotisme découragé, en montrant combien sont rapides les retours de fortune pour les peuples dont la foi sait résister aux plus humiliantes épreuves.


VII. — L’Allemagne DANS LES DERNIERS MOIS DE 1850.

L’Allemagne présentait en 1850 un étrange spectacle : l’Autriche en était exclue, le droit ancien avait disparu, les liens fédéraux étaient brisés et le particularisme s’affirmait de toutes parts. Les rêves unitaires de 1848 avaient abouti à une menaçante sécession. Deux camps se trouvaient en présence, d’un côté la Prusse avec les petits états du Nord, embrigadés à contre-cœur dans l’union restreinte sous la pression du parti libéral de Gotha, de l’autre, les quatre royaumes, le Wurtemberg, le Hanovre, la Saxe et la Bavière, coalisés entre eux et enrôlés avec la Hesse électorale, le grand-duché de Darmstadt, sous la bannière de l’Autriche.

La Prusse s’appuyait sur la constitution impériale votée in extremis par le parlement de Francfort pour réclamer, au nom de son avenir, l’hégémonie en Allemagne ; et l’Autriche, en souvenir de son passé, se refusait à abdiquer son influence traditionnelle et les droits qu’elle tenait du congrès de Vienne pour satisfaire l’ambition de sa rivale. Sa diplomatie, aussi persévérante que résolue, avait entrepris avec la diplomatie prussienne une lutte ardente qui, déjà au mois de mai 1849, avait forcé le cabinet de Berlin à se prêter à la réinstallation d’une commission fédérale au siège de l’ancien Bund. La Prusse avait reconnu implicitement, par cette concession, qu’elle ne représentait pas seule l’Allemagne et elle avait permis à l’Autriche de reprendre pied, officiellement, dans la confédération dont les professeurs de l’église Saint-Paul l’avaient expulsée. Il est vrai, que dans le débat ouvert entre les deux puissances, M. de Schleinitz persistait à se maintenir dans ses positions et à repousser la restauration éventuelle de la diète germanique. « Elle a été dissoute légalement, disait-il, le 12 juillet 1848, avec votre assentiment, pour être remplacée par un de vos princes, l’archiduc Jean, nommé vicaire général de l’empire. Vous avez participé à tout ce qui s’est fait en 1848, vos députés ont siégé à l’église Saint-Paul ; ils se sont, de votre consentement, associés, sans réserves, à tous les travaux de l’assemblée nationale ; vous avez donc mauvaise grâce d’affirmer aujourd’hui que la constitution votée par le parlement avant sa dissolution est illégale, l’invoque les droits qu’elle me confère et c’est en vertu de l’article du pacte de Vienne qui permet aux princes allemands de former entre eux une union restreinte en dehors du lien fédéral, que j’entends procéder à la formation d’une nouvelle Allemagne. — Votre argumentation, répondait le prince de Schwarzenberg, n’est pas sérieuse. L’assemblée de Francfort, en mettant Un à l’existence de la diète germanique, a usurpé un pouvoir qui ne lui appartenait pas. La diète, en transmettant l’exécution de son mandat, n’y a nullement renoncé; elle a confié ses pouvoirs à l’archiduc Jean, pour les remettre plus tard à une autorité définitivement constituée. Or le pouvoir central de1848 n’était qu’une création provisoire, et la transmission a cessé d’être valable avec l’existence du provisoire. » Au fond, ce que voulait l’Autriche, c’était de passer l’éponge sur 1848 et de rétablir de droit et de fait, comme si rien ne s’était passé dans l’intervalle, l’ancienne législation fédérale. C’était trop augurer de la condescendance de la Prusse et traiter par trop cavalièrement les aspirations unitaires. Le cabinet de Berlin ne pouvait admettre de pareilles prétentions; il protesta en termes vifs et altiers contre les procédés du cabinet de Vienne, qui déjà prenait ses mesures pour rétablir le conseil restreint de l’ancienne confédération.

Le 10 mai, le jour même où Frédéric-Guillaume ouvrait à Berlin le congrès des princes, l’Autriche procédait à l’ouverture du plenum à Francfort. C’était élever autel contre autel, méconnaître les protestations de la Prusse, et jeter un dédaigneux défi à la création d’Erfurt. Plus les événemens marchaient, plus les relations des deux gouvernemens s’envenimaient ; jamais elles n’avaient été aussi tendues; les notes et les dépêches se croisaient, chaque jour plus acrimonieuses; on invoquait des argumens subtils, on s’invectivait dans les journaux, comme les héros de l’Iliade avant de se mesurer en champ clos.

Le général de Radowitz perdait du terrain. Frédéric-Guillaume devenait hésitant. Le plan qui l’avait séduit ne lui disait plus rien de bon depuis qu’il voyait les obstacles surgir et les nuages s’amonceler. Inquiet et perplexe, il cherchait à se prémunir contre une catastrophe. Loin de pousser les princes réunis en congrès à Berlin, à faire à la constitution d’Erfurt, soumise à leur examen, le sacrifice de leurs prérogatives, il les encourageait, sous main, à la discuter sans précipitation et à en éliminer soigneusement tous les principes révolutionnaires. Mal engagé, il cherchait à gagner du temps et à ne pas fermer la porte à une réconciliation avec l’Autriche. Sa situation n’avait rien de rassurant; il était sans alliés au dehors depuis qu’il s’était aliéné les sympathies de la France, et il n’avait derrière lui que le menu fretin des princes allemands, tandis que l’Autriche, appuyée par la Russie, disposait de toutes les cours secondaires. Le roi de Bavière et le roi de Wurtemberg travaillaient avec ardeur pour la faire rentrer en scène. Soucieux de leur indépendance, ils portaient à François-Joseph des toasts significatifs.

Au mois d’octobre 1850, tous les souverains du Midi accouraient à Bregenz pour présenter leurs hommages à l’empereur d’Autriche et pour se concerter avec lui. Ils lui demandaient de se mettre à leur tête, de maîtriser la Prusse et de la réduire une fois pour toutes à l’impuissance. Tout ce qui revenait à Berlin de l’entrevue était peu rassurant. On appréhendait une coalition. Il devenait évident que l’Autriche et ses confédérés n’attendaient qu’un prétexte pour mettre la Prusse en demeure de renoncer à sa politique séparatiste et de rentrer, dégrisée de ses velléités ambitieuses, dans le giron fédéral.

Ce prétexte, la cour de Hesse-Cassel, dont j’ai raconté naguère les excentricités, ne devait pas tarder à le fournir. Les épreuves de 1848 n’avaient laissé à l’électeur aucun enseignement ; elles n’avaient servi qu’à le rendre plus fantasque, plus taquin et plus intolérant[8]. Il ne pouvait se consoler de s’être prêté à une charte libérale qui le mettait aux prises avec des chambres ingouvernables; il s’appliquait à reprendre une à une les concessions qu’on s’était permis de lui extorquer. Il rêvait lui coup d’état. Il avait trouvé en M. Hassenpflug, condamné ’jadis en Prusse pour malversation, un ministre docile, retors, prêt à toutes les violences. Dès que la chambre résistait, ils la renvoyaient cavalièrement et procédaient à de nouvelles élections. Ne pouvant venir à bout de l’opposition croissante du pays, ils l’avaient décrété en état de siège, en dépit des protestations de la bureaucratie, de la magistrature et des populations. L’armée, mise en demeure de violer la constitution, par lui nouveau serment de fidélité au souverain, s’y était refusé. Se voyant abandonné par ses officiers, l’électeur avait promptement quitté sa capitale ; son courage n’était pas au niveau de ses instincts : c’était, je crois l’avoir dit, un roseau peint en fer.

Personne n’avait plus que lui, en Allemagne, compromis la royauté et il se posait en victime de la résolution ! Il réclamait l’intervention des souverains pour le remettre sur son trône, au nom des principes monarchiques qu’il prétendait outrageusement méconnus. Membre de l’union d’Erfurt, il passa brusquement à l’Autriche, pensant, à juste titre, trouver à Francfort plutôt qu’à Berlin les moyens nécessaires pour remettre ses sujets à la raison. Mais, tandis qu’il sollicitait le secours du Bund autrichien, les populations hessoises imploraient l’appui du Bund prussien.

Par son évolution, la Prusse, qu’il abhorrait, se trouvait, à son contentement, acculée dans un dilemme. Si elle intervenait en Hesse, elle jetait le gant à l’Autriche, et, si elle permettait à la diète de relever son autorité, elle subissait un affront. « Mieux vaut la guerre, » disait M. de Radowitz, qui venait de remplacer M. de Schleinitz au ministère des affaires étrangères. — Que risquait-on ? Le congrès des princes, réuni à Berlin, ne battait plus que d’une aile, l’œuvre d’Erfurt menaçait de sombrer, une action énergique seule pouvait la remettre à flot. On s’attendait à de graves événemens, en voyant inopinément le général de Radowitz sortir des coulisses et prendre le pouvoir.


VIII. — I.A CONFÉRENCE DE VARSOVIE.

Dès le lendemain, en effet, le généra! de Groeben à la tête d’un corps d’armée prussien pénétrait en Hesse et occupait Cassel, tandis qu’un général autrichien, le comte de Linange, nommé commissaire fédéral par le plenum de Francfort, s’avançait à la tête d’un corps d’armée bavarois pour rétablir l’autorité de l’électeur dans ses états. Un choc semblait inévitable. On comptait sans le roi, bien que depuis 1848, il n’eût pas cessé de donner à l’Allemagne le spectacle des plus affligeantes évolutions. Frédéric-Guillaume courtisait la révolution tant qu’elle ouvrait des perspectives à son ambition, il la répudiait dès qu’elle l’exposait à un danger. Le mot d’Alexandre de Humboldt devait se justifier cette fois encore; sa conscience, qui décidément lui voulait du mal, se réveilla juste au moment où le général de Radowitz présentait à sa signature le décret de mobilisation. Le parti fédéral qui combattait les deux grandes passions nationales : la délivrance des duchés de l’Elbe et l’unité de l’Allemagne, n’était pas resté inactif, il avait mis tout en branle pour l’effrayer et le faire reculer. Il déplorait, par l’organe de M. de Bismarck, qu’on voulût imposer à la monarchie des Hohenzollern une constitution qui permettrait à une coalition de petits états de la majoriser. Il réprouvait, au nom du vrai patriotisme, toute transformation portant atteinte aux droits de souveraineté des princes ; il répudiait les couleurs nationales allemandes, les tenant pour l’emblème de la révolution. La guerre faite au roi de Danemark était, à ses yeux, une entreprise inique, frivole, désastreuse, révolutionnaire. M. de Bismarck. demandait enfin qu’on relevât en Allemagne la colonne du droit sur ses bases légales en restaurant la Confédération germanique. Les argumens du parti de la Croix, les prières de la reine Elisabeth, la tante de François-Joseph, avaient comme toujours produit leur effet sur l’esprit du roi. Mais ce qui l’avait impressionné surtout, c’étaient les correspondances de ses agens. Non-seulement les diplomates des princes qui s’étaient rencontrés sur le lac de Constance, dans les derniers jours d’octobre, tenaient des propos méprisans pour sa personne, mais, symptôme alarmant, les diplomates russes, si disciplinés, s’associaient à leurs récriminations. Le doute n’était plus permis, la Russie prenait couleur, elle se mettait ostensiblement du côté de l’Autriche.

L’empereur Nicolas, en effet, entrait en scène avec le ton hautain que l’Europe lui laissait prendre. La révolution de 1848 l’avait bien servi. Il avait profité des fautes des peuples et des gouvernemens pour s’immiscer dans leurs débats. Les Polonais étant les alliés des Magyars, il avait joué un rôle déterminant en Hongrie[9] ; signataire des traités de 1815, il avait suivi de près les affaires allemandes, il avait couvert les dynasties menacées de son appui moral et montré son pavillon dans l’archipel danois. Les conservateurs de tous les pays exaltaient à l’envi sa sagesse, il était à leurs yeux le défenseur des trônes et l’adversaire militant des démocrates. Habitué à jouer le rôle d’arbitre dans les différends germaniques, il invitait le comte de Brandebourg et le prince de Schwarzenberg à venir s’expliquer devant lui à Varsovie. Ses invitations étaient des ordres. Les Allemands, si glorieux et si provocans aujourd’hui, n’étaient pas fiers alors. Le comte de Brandebourg partit sur l’heure avec le prince de Prusse.

Frédéric-Guillaume croyait avoir des titres à l’amitié de son beau-frère ; il s’en remettait à lui pour le tirer d’embarras ; il lui confiait le soin de sa dignité et de ses intérêts. C’était une illusion ; il était condamné d’avance ; le prince Guillaume, son frère, n’en plaida pas moins les circonstances atténuantes. Il lui semblait que pour rétablir entre les deux gouvernemens l’ancienne harmonie, il suffisait de se faire des concessions réciproques. Il demandait qu’on accordât à la Prusse des délais pour lui permettre, sans compromettre sa dignité par une brusque rupture avec les aspirations de l’Allemagne, de rentrer dans l’esprit des traités de 1815. « Nous sommes prêts, disait-il, à accéder à une nouvelle organisation centrale à Francfort et à enlever à la constitution d’Erfurt tout ce qui pourrait lui donner le caractère de propagande révolutionnaire ; nous réglerons ses attributions avec vous d’une façon invariable. L’union restreinte n’a qu’un but : museler la révolution et fortifier contre elle les petits états, impuissans à se défendre, livrés à leurs seules forces. Elle ne menace l’indépendance d’aucun souverain, elle est loin de prétendre à la domination de l’Allemagne, elle songe moins encore à dépouiller l’Autriche de sa prépondérance traditionnelle. Opposer l’esprit unitaire, dans l’intérêt social, à l’esprit révolutionnaire, tel est son but. Après avoir arraché la Saxe, le grand-duché de Bade et les états de la Thuringe à l’anarchie, par nos armes, il est de notre devoir de leur garantir l’avenir. Nous ne nous inspirons que du salut public, nous n’avons qu’un désir: conjurer un conflit en nous prêtant, dans la mesure de notre dignité, à la restauration d’un pouvoir central en Allemagne. »

Le ministre autrichien prit acte des dispositions pacifiques manifestées par le prince de Prusse au nom du roi. Il déclara ne pas s’opposer à une union restreinte dont l’unique but serait de défendre militairement contre la révolution les petits états qui en feraient partie, mais il ajouta que pour rien au monde il n’accepterait la constitution d’Erfurt. Une constitution qui faisait passer l’autorité législative des mains des princes dans celles d’une assemblée populaire était, à ses yeux, le triomphe éclatant de la révolution, une menace perpétuelle pour l’Allemagne, la violation flagrante des traités de 1815,

Les protestations du roi, de son frère et de son ministre ne suffisaient pas au prince de Schwarzenberg; il en connaissait la valeur. Il voulait enlever à la Prusse, une fois pour toutes, l’arme qu’elle Brandissait ou cachait au gré de ses convenances. Il savait que son jeu était double; qu’elle préconisait la sainte-alliance, ou pactisait avec la révolution, en se montrant tour à tour aux princes et aux peuples, oiseau ou souris suivant la marche des événemens. Si aujourd’hui la cour de Berlin affectait la modération et le désintéressement, c’est qu’elle y était contrainte; il fallait en profiter pour lui couper les ailes et la faire rentrer, l’oreille basse, dans le terrier fédéral.

Il ne dépendait plus que de l’empereur Nicolas de préciser les bases de la réconciliation ; mais soit calcul, soit impuissance à trouver une formule, il se déroba, en se retranchant dans de significatives généralités. Tout en protestant de son attachement aux deux souverains, qui, disait-il, lui imposait une neutralité amicale, il déclara qu’en cas de conflit, il se verrait contraint d’intervenir en faveur de la puissance attaquée, et que pour lui la puissance agressive ne serait pas celle qui prendrait les armes la première, mais bien celle dont la conduite aurait forcé sa rivale de recourir à ce parti extrême. Ses oracles s’inspiraient de Montesquieu, qui faisait remonter la responsabilité de la guerre, non pas à ceux qui la déclarent, mais à ceux qui, par leurs actes, la rendent inévitable. « Signataire et garant des traités de 1815, disait le tsar, je serai forcé d’intervenir en Allemagne en faveur de la puissance qui s’en constituera le défenseur. « Il était évident qu’il prenait fait et cause pour l’Autriche. Dans ses entretiens avec le comte de Brandebourg, il avait apprécie, d’ailleurs, en termes sévères, la politique louvoyante et révolutionnaire du roi et il n’avait pas caché que, s’il devait y persévérer, il l’abandonnerait à son sort. Il n’était pas homme à livrer l’Allemagne à la Prusse; il savait que, le jour où l’Autriche cesserait d’être une puissance germanique, elle serait condamnée fatalement à chercher son expansion en Orient et à barrer à la Russie le passage des Balkans. C’est ce qu’Alexandre II, mal inspiré, sous l’empire d’étroits ressentimens et séduit par les cajoleries du roi Guillaume, son oncle, refusa de comprendre en 1866 et en 1870.


IV. — L’EPILOGUE DE LA POLITIQUE D’ERFURT.

Le président du conseil revint de Varsovie consterné ; selon Ini. le seul moyen d’échapper à une guerre désastreuse était de sortir au plus vite de l’aventure d’Erfurt et de s’entendre, coûte que coûte, avec le cabinet de Vienne. Mobile, timoré, Frédéric-Guillaume ne craignait pas d’évoluer en face du danger et de faire de ses ministres les victimes expiatoires de ses erreurs. Sans sourciller et sur l’heure, il donna congé au général de Radowitz et confia à l’habileté du comte de Brandebourg le soin de remettre à flot sa politique désemparée.

Le comte de Brandebourg ne se fit pas prier; pénétré des remontrances du tsar, il écrivit prestement au prince de Schwarzenberg une dépêche modeste et conciliante. La Prusse brûlait à peu près tout ce qu’elle avait adoré ; elle manifestait l’intention de tempérer sa politique allemande et ses revendications contre le Danemark. Si elle ne faisait pas litière de l’union restreinte, elle se montrait disposée à considérer comme nulle et non avenue la constitution impériale votée je 28 mai 1849 par le parlement de Francfort et que depuis un an elle ne cessait d’invoquer. Le comte de Brandebourg déclarait en outre ne pas s’opposer à une intervention militaire de l’Autriche et de ses alliés en Hesse, et il se disait prêt à traiter avec eux, dans des conférences libres, toutes les questions pendantes; il eût été difficile de se montrer plus accommodant.

Le roi était mortifié sans doute des sacrifices qu’on lui imposait, mais il échappait à la guerre, rompait avec la révolution et revenait aux vrais principes : sa conscience était satisfaite. Tout marchait au gré de ses vœux, l’entente qu’il souhaitait ardemment paraissait assurée, lorsque le comte de Brandebourg mourut subitement. Le tableau changea aussitôt, de pacifique le roi redevint belliqueux. La mort si soudaine de son ministre n’était-elle pas un indice céleste! Dieu évidemment réprouvait le sacrifice du général de Radowitz, et son devoir était tout tracé par les décrets de la providence, ils lui commandaient de reprendre son conseiller et de sauvegarder l’honneur prussien. Saisi d’un retour de patriotisme, d’un de ces élans généreux passagers comme l’inspiration, il pensa que son gouvernement devait se retremper dans les grandes entreprises, que sa mission était non pas de se subordonner à l’Autriche, mais bien de réaliser le rêve de l’Allemagne. — « Les rois de Prusse, disait-on, ont deux âmes dans leur politique qui s’entre-choquent comme les deus enfans dans le sein de Rebecca : le respect et la haine de la maison de Habsbourg.»

Frédéric-Guillaume revint au programme d’Erfurt que la veille il avait abjuré. « La Prusse, avait dit le général de Radowitz, le 29 avril 1849, devant le parlement séparatiste, ne met rien au-dessus de l’honneur et du droit ; elle aurait pu en 18448, dans des temps troublés, profiter de l’effarement des princes allemands pour leur extorquer des concessions; elle aurait pu aggraver la lutte que l’Autriche soutenait pour son existence ; elle a su résister à toutes les tentations, elle saura également résister à toutes les intimidations, directes ou indirectes. » C’est en s’inspirant de ce mâle langage que Frédéric-Guillaume, après avoir un instant abdiqué ses pensées ambitieuses, sous la pression de la Russie, brisait du jour au lendemain avec la conciliation et jetait le gant à l’Autriche.

Le 6 novembre, il décrétait la mobilisation de l’armée et de la Landwehr, convoquait les chambres el adressait un manifeste belliqueux à son peuple. C’était un alea jacta est. Toute nouvelle défaillance semblait impossible, une conflagration était imminente. Déjà les avant-gardes avaient échangé des coups de fusil à Bronzell sur les frontières électorales, lorsqu’on apprit que les Prussiens se repliaient subitement, la marche des Bavarois sur les routes d’étape, où d’après les conventions elles avaient le droit de cantonner. La conscience du roi s’était réveillée de nouveau. Plus flottant que jamais entre la honte d’un recul et la folie d’une guerre, il avait cherché et croyait avoir trouvé son salut dans une transaction. Il s’était flatté qu’en donnant à ses soldats l’ordre de se replier, il calmerait l’Autriche menaçante et pourrait renouer avec elle les négociations si brusquement rompues. Il était trop tard. On jugeait mal à Berlin l’homme d’état qui avait pris la haute main dans les conseils de François-Joseph[10] ; on oubliait les sentimens vindicatifs des ministres dirigeans de Saxe et des cours méridionales. Ils avaient de vieux comptes à régler avec la Prusse, tous étaient résolus à en finir une bonne fois avec elle et à lui faire payer chèrement les audaces et les violences de sa politique. Le prince de Schwarzenberg n’était pas homme à se contenter de demi-concessions, l’occasion lui paraissait bonne pour résoudre à fond et définitivement la question du dualisme germanique. Il était entré au pouvoir à l’heure où l’Autriche, en lutte avec la révolution, en Italie, en Hongrie et en Bohème, combattait pour l’existence. Doué d’un esprit entreprenant, il avait sauvé la monarchie en mettant à son service toute l’ardeur de sa brillante nature. Il menait de front, comme les Peterborough et les Bentinck, avec une fougue égale, le plaisir et les affaires. Au mois de décembre 1850, le sort du royaume de Prusse était entre ses mains. Il avait trois magnifiques corps d’armée mobilisés en Bohème; 80,000 Bavarois étaient sur le pied de guerre, 20,000 Saxons occupaient l’Elbe jusqu’à Troppau, les contingens fédéraux hessois, badois et wurtembergeois étaient en marche, et l’armée prussienne, commandée par de vieux généraux, ne s’était pas couverte de gloire en se mesurant avec les Danois.

Le ministre autrichien connaissait la mobilité de caractère du roi, la désorganisation de son armée, les divisions et les incertitudes de son cabinet ; il se sentait soutenu par la Russie, suivi d’alliés impatiens de satisfaire de vieux et profonds ressentimens, et le gouvernement français, dont naguère il redoutait l’intervention, restait sous la pression de l’assemblée législative, silencieux, impassible. Il avait le vent en poupe; aussi parlait-il en grand seigneur, haut et ferme, certain de gagner la partie. Il exigeait que la Prusse évacuât non seulement Cassel, mais toute la Hesse y compris les routes d’étape, avec l’espoir que le roi, en retour d’un ordre aussi mortifiant, répondrait par une déclaration de guerre[11]. Pour rendre la blessure plus cuisante, on avait prescrit au baron de Prokesch de prendre ses passeports si dans les vingt-quatre heures, il n’était pas fait droit à cette injurieuse sommation. — Tout était à la guerre en Allemagne, il était question d’anéantir la Prusse et de se partager ses dépouilles. Le gouvernement du roi subissait ces haineuses attaques sans les relever ; mais la chambre n’y restait pas insensible : de toutes les provinces, disait son président, le comte de Schwerin, on nous crie qu’on ne veut souffrir aucune humiliation. « L’épée est tirée, répondait l’assemblée dans une adresse au roi, elle frappera énergiquement quiconque voudrait porter atteinte aux droits et à l’honneur de la nation. »

L’instant décisif était venu, et le conseil affolé ne savait que décider. Les ministres couraient chez le baron de Prokesch pour le supplier de retarder son départ. Dans les derniers jours de novembre, le général de Radowitz, abandonné par son souverain et par ses collègues, disparaissait brusquement, sous les décombres de sa politique, en butte aux plus amères récriminations. Le roi après ce sacrifice demandait en termes pressans à l’empereur Nicolas d’intervenir auprès de François-Joseph, et M. de Manteuffel, qui avait succédé à M. de Radowitz au ministère des affaires étrangères, expédiait dépêches sur dépêches au prince de Schwarzenberg pour obtenir une entrevue à Oderberg, sur les frontières de la Silésie, dans l’espoir de le ramener à la conciliation. Mais ses appels restaient sans réponse. Les représentans des cours allemandes alliées à l’Autriche s’opposaient à toute entente. Réunis dans les salons du prince, ils attendaient avec une fébrile impatience le mot décisif, celui de la vengeance pour le transmettre à leurs gouvernemens. L’ouverture des hostilités était imminente ; les armées coalisées n’attendaient plus qu’un signal pour s’ébranler et procéder à l’exécution fédérale de la Prusse par l’envahissement de son territoire, lorsqu’on apprit que le ministre prussien, sans être fixé sur la rencontre d’Oderberg, était parti précipitamment, comme poussé par une indicible terreur, pour Olmütz, où se tenait le gouvernement autrichien. L’orgueil prussien était profondément atteint, toutes les espérances dont on se berçait depuis trois ans recevaient le plus cruel démenti. La diplomatie du roi passait sous les fourches caudines, et pour obtenir l’aman, elle sacrifiait : la Hesse, le Holstein et l’union restreinte. Elle reniait tout ce qui s’était fait sous son inspiration en Allemagne depuis 1848 : le parlement de Francfort, la guerre contre le Danemark, la constitution de l’empire, l’œuvre d’Erfurt. Le seul et triste avantage qu’elle se réservait dans le traité que le prince de Schwarzenberg appelait orgueilleusement des ponctuations[12], c’était de coopérer, avec le cabinet de Vienne et ses alliés, à étouffer les causes que la Prusse avait embrassées, le droit de frapper ses amis en commun avec ses adversaires. Elle s’engageait à rétablir sur son trône l’électeur de Hesse, le plus impopulaire des souverains, que ses partisans avaient renversé ; à étouffer l’agitation révolutionnaire qu’elle avait entretenue dans le Holstein ; elle se prêtait au rétablissement de la vieille diète de Francfort emportée par l’élan national de 1848, concédait à l’Autriche des avantages économiques importans et se soumettait à l’entrée de toutes ses populations non allemandes dans la confédération germanique.

Après avoir ainsi fait amende honorable en face de l’Europe, et refait ce qu’il avait défait, le gouvernement du roi envoyait à Francfort M. de Rochow, un diplomate réactionnaire, et comme gage de sa repentance il lui adjoignait M. de Bismarck, qui, dans les chambres prussiennes, avait vengé les injures faites à l’Autriche par le parti libéral et reconnu sa prépotence sur la Prusse.

M. de Manteuffel s’était sacrifié pour sauver son roi et son pays, il n’en fut pas moins honni et conspué. Victime de fautes qu’il n’avait pas commises, son nom est encore aujourd’hui aux yeux des libéraux prussiens le synonyme de pusillanimité. Le baron de Manteuffel se défendit en termes éloquens, avec le sentiment d’un grand devoir accompli. Il démontra que, s’il avait abandonné ses alliés, déchiré la constitution d’Erfurt, et abdiqué, au nom de son souverain, l’idée unitaire si hautement proclamée, il avait su ménager à la Prusse une situation à part dans la confédération germanique, en la faisant entrer en partage de la suprématie autrichienne. « Si le présent est sacrifié, disait-il, l’avenir est réservé. » Ce n’était pas le langage d’un vaincu. Blessé de ces explications, le prince de Schwarzenberg interpréta à son tour les ponctuations, en répliquant au mémoire justificatif du plénipotentiaire du roi. par une outrageante circulaire livrée à la publicité. « L’Autriche, disait-il, a voulu prouver qu’il lui répugnait de se servir de ses immenses avantages pour humilier la Prusse ; mais elle n’a fait aucun sacrifice à sa politique fédérale, ni à celle de ses alliés. « Il constatait que le cabinet de Berlin avait absolument et irrévocablement déchiré la constitution de l’union restreinte, et il racontait à l’Europe l’incident humiliant des dépêches télégraphiques affolées de M. de Manteuffel et sa course éperdue à Olmütz. Accusé de faiblesse par ses alliés, il justifiait sa mansuétude en disant avec un superbe dédain : «L’empereur, mon auguste maître, n’a pas cru pouvoir repousser les demandes du roi de Prusse, si modestement formulées. »

Le prince de Schwarzenberg manquait aux devoirs de la générosité. On frappe ses ennemis, on leur impose la rançon de la défaite, mais on ménage leur honneur. Les exigences implacables provoquent les revanches, et plus les traités sont humilians, plus les nations cèdent à l’irrésistible impulsion de les déchirer.

Un pays, à moins d’abdiquer, ne renonce pas à ses tendances historiques ; celles de la Prusse étaient de dominer l’Allemagne, et, comme cette idée était dans toutes les têtes et que chacun tendait à un but commun, elle devait, en dépit des garanties les plus formelles, passer du rêve à la réalité. Aussi le baron de Manteuffel avait-il raison de ne pas céder au découragement et de ne pas fermer la porte aux espérances nationales, en affirmant que. si la convention d’Olmütz brisait le présent, elle assurait l’avenir.

Si l’indignation fut grande au nord de l’Allemagne, elle ne fut pas moindre en Saxe, en Bavière, en Hanovre, en Wurtemberg et dans le grand-duché de Bade, lorsqu’on connut l’arrangement d’Olmütz. Les cours allemandes voyaient, avec rage, la vengeance leur échapper, elles comptaient en écrasant la Prusse se mettre à l’abri de ses convoitises, et, sauf l’honneur, elle sortait indemne de l’aventure où sa fortune aurait dû sombrer; si elle était « avilie, » elle n’était pas « démolie, » et l’épisode de Frédéric le Grand n’était pas effacé de l’histoire allemande. Le comte de Beust en eut une jaunisse, ses mémoires traduisent la douloureuse impression qu’il ressentit en apprenant le contre-ordre que le prince de Schwarzenberg donna si malencontreusement aux armées coalisées, au sortir de ses conférences avec M. de Manteuffel. « Ne pas jouer une partie gagnée d’avance, s’écrie-t-il, laisser échapper étourdiment l’occasion de brider, une fois pour toutes, l’ambition prussienne me parut impossible! » Ses regrets ne devinrent que plus cuisans, lorsque le prince de Prusse, pour le persifler sans doute, lui dit peu de temps après : « Si les armées fédérales ne sont pas entrées à Berlin au mois de janvier 1851, c’est qu’elles ne l’ont pas voulu. « Telles étaient dans ces temps, à la fois si récens et si lointains, les haines et les rivalités séculaires dont s’inspirait l’Allemagne. J’en fus le témoin à Francfort, dans les jeunes années de ma carrière, à la veille et au lendemain d’Olmütz, au moment où elles se déchaînaient impétueuses, brutales. Ma mémoire en a gardé une ineffaçable empreinte. Je vois encore l’attitude humiliée des diplomates prussiens, les allures triomphantes des coalisés de Bregenz ; je crois entendre les imprécations vindicatives qui s’échangeaient des deux rives du Mein. Il est des souvenirs dont l’écho n’a rien d’affligeant, ils font vibrer l’espérance dans les cœurs aux heures de découragement.

Les fautes se paient et les occasions perdues ne se retrouvent plus. La mansuétude inattendue du prince de Schwarzenberg, provoquée par un élan de générosité de François-Joseph, — si ce n’est par l’intervention de l’empereur Nicolas, — décida du sort des deux empires; elle sauva la Prusse, mais elle perdit l’Autriche.

En 1866, les mêmes causes provoquèrent les mêmes passions ; mais les constellations n’étaient plus les mêmes. L’Autriche, mal inspirée, mal commandée, était isolée, tandis que la Prusse, animée du souffle de la vengeance, alliée, par notre fait, aux Italiens, avait réorganisé son armée et s’était assuré de secrètes complicités à Paris et à Pétersbourg. La direction des deux politiques avait changé de main. Le comte de Bismarck, converti à l’idée de la revanche, était rentré en scène à l’heure où le prince de Schwarzenberg, comme un brillant météore, en disparaissait soudainement[13]. La roue de la fortune avait tourné ; l’armée autrichienne, qui était certaine de vaincre au mois de décembre 1850, subissait la défaite dans une lutte fratricide au mois de juillet 1866[14]. M. de Persigny, dans ses lettres au président, avait prédit le châtiment de la Prusse; mais, bien qu’il eût le don des vovans, il n’avait pas prévu son prompt relèvement.


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Lettre de M. de Persigny au prince président, Berlin, 18 mai 1850. — « M. de Schleinitz me parla de l’intention du roi d’envoyer un agent secret à Paris pour sonder les dispositions de notre gouvernement et lui demander ce qu’il ferait le jour d’une rupture ouverte entre la Prusse et l’Autriche. Je lui ai fait comprendre combien il nous serait difficile de nous prononcer sur des éventualités lointaines. Je lui ai dit, que faire des déclarations anticipées serait sortir de notre neutralité et porter atteinte aux susceptibilités nationales de l’Allemagne, que la guerre seule pourrait nous autoriser à prendre un parti, et qu’à cet égard il appartenait à la Prusse de juger de l’état de notre pays, des dispositions du sentiment public et à pressentir nos résolutions sans les provoquer prématurément; une démarche du roi faite à Pétersbourg serait sans inconvénient, car la volonté de l’empereur Nicolas est souveraine, il peut décider de la paix et de la guerre à son gré; mais quand il s’agit de la France où le gouvernement relève de l’opinion, de pareilles ouvertures ne seraient pas sans inconvénient. C’est à vous de deviner, car tout dépendra de la marche des événemens. »
  3. Lettre de M. de Persigny. — « M. de Meyendorf est un homme de la plus haute distinction, désigné depuis longtemps à remplacer M. de Nesselrode au ministère des affaires étrangères. Il n’a aucun préjugé, il comprend parfaitement que, votre force étant tout entière dans le sentiment national, vous ne pouvez à aucun prix y laisser porter atteinte. Il m’affirme que son souverain le comprend comme lui et qu’il entend vous traiter avec la plus haute considération. » — « Si vous deviez constater un manque d’égards de la part de la Russie, me dit-il, veuillez me le signaler; il y sera porté remède aussitôt. »
  4. Il avait développé son système dans une brochure.
  5. Alexandre de Humboldt m’a raconté qu’ayant conçu des doutes sur l’authenticité des palimpsestes, il avait conseillé au roi de les envoyer à Paris pour les soumettre à l’examen de son ami, M. Hase, un incomparable orientaliste qui connaissait à fond toutes les locutions du grec classique et du grec byzantin. « Je flairais une escroquerie, me disait-il, en voyant les manuscrits si chèrement acquis par l’académie de Berlin, confirmer de la façon la plus surprenante, les théories les plus risquées et les plus contestées de Lepsius sur l’Égypte. » L’expertise fut désastreuse, le texte fourmillait de locutions modernes. M. Hase renvoya les palimpsestes en disant finement ; « Leur authenticité ne saurait être mise en doute, si on fait remonter leur origine à la première partie du XIXe siècle après Jésus Christ. » Simonidès, le vendeur, fut arrêté à Leipzig et condamné. C’était un faussaire prodigieux doublé d’un psychologue avisé ; il avait pris le grand égyptologue, dont la Prusse était fière, par son côté vulnérable : la vanité.
  6. Journal du lord Malmesbury, mars 1858. — « Persigny, qui est tout dévoué à lord Palmerston, es furieux de me voir aux affaires; il lui rapporte tout ce qui se passe entre nous. J’espère qu’il va partir, car nos relations seraient malaisées et pénibles. Il n’a aucune discrétion, aucun empire sur lui-même. La première fois qu’il est venu me voir au foreign office,, il extravaguait, portant la main à la garde de son épée, car il avait mis son uniforme, criant : « C’est la guerre! c’est la guerre ! » Tandis que je restais impassible, seul moyen d’affronter ses explosions de colère, on me raconte que l’empereur n’était pas disposé à accepter sa démission, qu’il l’avait cachée pendant plusieurs jours à Walewski ; mais que celui-ci, en ayant été informé, avait menacé de se retirer lui-même si elle n’était pas maintenue. L’empereur a cédé, et Walewski a aussitôt envoyé une dépêche à Persigny avec ces simples mots : « Votre démission est acceptée. » Le pauvre Persigny est exaspéré de ce procédé imprévu ; c’est le duc de Malakof qui le remplace. »
  7. Il avait adressé à l’empereur, à Wilhemshöhe, des lettres amères, et à Londres, il s’était permis de prendre à partie l’impératrice. Il lui avait reproché d’avoir provoqué la guerre du Mexique en empêchant la ratification de la convention de Soledad signée par l’amiral Jurien de la Gravière, et d’avoir, en vue de la régence, poussé à la guerre de 1870. Il lui faisait surtout un crime d’avoir repoussé les propositions que le comte de Bernstorff, l’ambassadeur de Prusse en Angleterre, était venu, après Sedan, lui offrir au nom du comte de Bismarck et qui, moyennant la cession de Strasbourg et de sa banlieue et une indemnité de guerre de 2 milliards, devaient nous assurer la paix. Il n’était pas clément pour l’impératrice ; son hostilité datait de loin, elle remontait à son mariage : ses récriminations dépassaient la mesure, elles étaient d’ailleurs imméritées. Je l’ai fait ressortir dans le récit que j’ai consacré du drame du mois de juillet 1870 (L’Allemagne et l’Italie en 1870 et 1871). M. de Persigny mourut à Nice, dans l’hiver de 1872, presque dans le dénûment bien que l’empereur, si généreux envers ses amis, l’eût comblé de faveur. Il a laissé des mémoires qui, dit-on, ne tarderont pas à paraître.
  8. Voir la Revue du 1er et du 15 août 1888. Une Cour allemande au XIXe siècle.
  9. Manifeste de l’empereur Nicolas, 8 mai 1849. — « L’insurrection hongroise soutenue par l’influence de nos traitres de la Pologne de l’année 1831, a donné à la révolution des Magyars une extension de plus en plus menaçante. L’empereur d’Autriche nous ayant invité à l’assister contre l’ennemi commun, notre armée se mettra en marche pour étouffer la révolte et anéantir les anarchistes audacieux qui menacent aussi bien la tranquillité de nos provinces. »
  10. Il appartenait à une des plus anciennes familles de Bohème, la famille Tsernogora, germanisée sous le nom de Schwarzenberg. Il entra jeune dans la diplomatie, tout en continuant à faire partie de l’armée. Envoyé à Inspruck lors de la guerre d’Italie en 1848, par le maréchal Radetzky, pour relever le moral de la cour exilée de Vienne, il frappa l’empereur par l’énergie et la hauteur de ses vues, et lorsqu’à la fin de 1848 il s’agit de reconstituer l’empire, c’est à lui qu’on s’adressa. Il représentait dans le ministère le principe de la centralisation. Son père était, sous le premier empire, ambassadeur d’Autriche à Paria, et sa mère périt dans les flammes de l’incendie qui éclata dans la salle de bal à la fête donnée à l’ambassade d’Autriche à l’occasion du mariage de Napoléon avec Marie-Louise.
  11. Dépêche télégraphique du prince de Schwarzenberg : « Si les troupes fédérales rencontraient dans leur marche une résistance ouverte de la Prusse, ce serait la guerre. »
  12. Les préliminaires furent signés à Olmütz le 29 novembre 1850. La Prusse, en vertu des ponctuations, se déclarait prête à régler les affaires de Hesse et de Holstein de concert avec tous les gouvernement allemands, à nommer une commission pour s’entendre à Francfort sur les mesures à prendre en commun ; — elle s’engageait à n’opposer aucun obstacle à l’action des troupes appelées par l’électeur; — elle obtenait toutefois l’autorisation de maintenir un bataillon à Cassel, avec l’assentiment formel de l’électeur; — elle envoyait, de concert avec l’Autriche, un commissaire dans le Holstein pour exiger de la lieutenance, au nom de la confédération germanique, la suspension des hostilités, la retraite des troupes derrière l’Eider, en les menaçant d’une exécution en cas de refus ;— des conférences ministérielles devaient s’ouvrir immédiatement à Dresde.
  13. Le prince avait, dans la journée du 5 avril 1852, donné de nombreuses audiences et présidé le conseil des ministres. En s’habillant pour aller à un grand dîner chez son frère, il perdit subitement connaissance, et en moins d’une demi-heure il expira.
  14. La Prusse et son roi pendant la guerre de Crimée, chapitre V.