La Mission de M. Jonnart en Grèce
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 803-832).
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LA MISSION
DE
M. JONNART EN GRÈCE

I
L’ABDICATION DU ROI CONSTANTIN

Dans les premiers jours du mois de juin 1917, M, Jonnart, ancien gouverneur général de l’Algérie, ancien ministre des Travaux publics et des Affaires étrangères, partait pour la Grèce en qualité de Haut-Commissaire des Puissances protectrices. Il arrivait à Athènes et, quelques jours à peine après son arrivée, on apprenait qu’il avait adressé au roi Constantin un ultimatum catégorique ; vingt-quatre heures plus tard, Constantin avait abdiqué, et, le surlendemain, il quittait la Grèce.

Cette heureuse nouvelle provoqua chez les Alliés une immense satisfaction. Deux semaines se passèrent : M. Venizelos, le grand homme d’État hellène, reparaissait dans la capitale grecque et reprenait le pouvoir ; l’unité du royaume était restaurée ; notre armée d’Orient était délivrée du péril qui l’avait menacée ; la Grèce était rentrée dans les voies de l’Entente d’où on n’aurait jamais dû la laisser sortir.

Cette double opération s’était faite avec une extrême rapidité, sans qu’un coup de fusil eût été tiré, sans qu’une goutte de sang eût été versée. Enfin l’Entente obtenait un succès signalé dans cet Orient ou, depuis le début de la guerre, elle avait commis tant de fautes et éprouvé tant de revers ! L’affaire cependant présentait de grandes difficultés ; et c’étaient, nous disait-on, ces difficultés qui avaient jusqu’alors empêché qu’on ne la tentât. Mais, cette fois enfin, au lieu de tergiverser, d’hésiter, de biaiser, on s’était placé résolument, courageusement, devant l’obstacle ; on avait choisi, et c’était l’essentiel, un homme de tête froide, que les responsabilités, si lourdes soient-elles, font réfléchir, mais n’effraient point. Et ce qui paraissait si difficile, presque impossible, avait été aussitôt réalisé.

Je voudrais, en m’aidant de renseignemens inédits et des documens les plus sûrs, présenter, dans son détail et dans sa précision, le récit de cette mission si heureusement remplie.


L’ACCORD ENTRE LES PUISSANCES

On connaît trop, pour qu’il soit besoin d’y revenir, les rai-, sons impérieuses qui nous imposaient le devoir d’écarter du trône le roi Constantin. Son « dossier » pourrait se résumer ainsi :

1° Ce souverain constitutionnel avait ouvertement violé la Constitution garantie à son peuple par les trois Puissances protectrices, l’Angleterre, la Russie et la France. Il avait fait de la Grèce, que tout oriente de notre côté, la complice, presque l’alliée de l’Allemagne.

2° Obligé par un traité formel de secourir la Serbie attaquée, il avait rompu délibérément, cyniquement, ce traité, provoqué par-là l’écrasement des Serbes et rendu possibles les victoires de l’Allemagne en Orient.

3° A la suite de machinations tortueuses, il avait attiré dans un véritable guet-apens et fait massacrer une centaine de marins français (1er et 2 décembre 1916)[1].

Au printemps de 1917, la révolution russe prive Constantin de l’appui qu’il trouvait à la cour de Pétrograd. Le ministère Briand cède la place au ministère Ribot, qui, sous la poussée de plus en plus énergique de l’opinion publique et du Parlement, songe à employer en Grèce des moyens plus radicaux. M. Jonnart fait adopter par la commission extérieure du Sénat présidée par M. Clemenceau un long rapport sur notre politique en Orient. La conclusion en est d’une importance qu’il est à peine besoin de souligner : « L’unité de politique, y est-il dit, nous paraît commander l’unité d’action. C’est le moment d’envisager la nomination à Athènes d’un mandataire unique des Puissances protectrices, ramassant entre ses mains les rênes éparses du char de l’Entente, capable d’assurer aux résolutions des Alliés l’esprit de suite, la fermeté et la dignité. » Le mot est prononcée ; c’est de la que tout allait sortir : mission de M. Jonnart, déposition de Constantin, restauration de l’unité hellénique, retour de la Grèce dans les voies de l’Entente.

Jusqu’alors en effet, — et de la provenait tout le mal, — les Alliés n’avaient jamais, à vrai dire, regardé en face le problème grec. Ils avaient négligé de se mettre d’accord sur un certain nombre de principes, très faciles à poser cependant. Leurs représentai à Athènes, laissés sans instructions nettes, sans directions précises, agissaient chacun de son côté. Constantin, au courant de tout ce qui se passait, poursuivait adroitement sa politique germanophile au travers des fluctuations et des tâtonnemens qu’il constatait chez les ministres de l’Entente.

A plusieurs reprises déjà, en avril 1916, en septembre de la même année, il avait été question d’envoyer en Grèce M. Jonnart : n’était-ce pas lui qui avait représenté la France, en qualité d’ambassadeur extraordinaire, aux obsèques du roi Georges, en 1913 ? Chaque fois, après un examen attentif et minutieux de la question, et en possession de tous les documens diplomatiques, il avait fait la même réponse : sa présence à Athènes ne servirait de rien, tant que deux conditions essentielles n’auraient pas été préalablement remplies :

1° Accord des Puissances sur la politique à suivre,

2° Désignation d’un mandataire unique qui aurait seul qualité pour traiter avec Constantin.

C’est-à-dire : unité dans le plan, unité dans l’exécution.

La commission extérieure du Sénat approuve à l’unanimité le rapport de M. Jonnart. L’idée d’un mandataire unique recrute peu à peu des adhérens. M. Malcolm, sous-secrétaire d’État au Foreign Office, adjoint de M. Balfour, vient à Paris en février 1917. Il s’entretient avec M. Jonnart des affaires de Grèce. « Nous serions très heureux, lui dit-il, de vous savoir là-bas. » Revenu à Londres, il en confère avec M. Balfour qui témoigne des mêmes sentimens. Le 4 mai, au cours d’une conférence qui se tient à Paris, M. Lloyd George et lord Robert Cecil envisagent nettement la nomination d’un Haut Commissaire des Puissances protectrices. Le nom de M. Jonnart retient de nouveau leur attention. M. Jonnart, président de la Compagnie de Suez, où les administrateurs britanniques collaborent d’une façon continue avec les administrateurs français, les uns et les autres faisant ensemble le meilleur ménage, inspire une absolue confiance en Angleterre : il y est très connu et y compte les plus solides amitiés. On se souvient que le roi Edouard VII l’honorait d’une estime toute particulière. Accoutumé, de très longue date, à traiter avec les Anglais, il sait que, dans les négociations que l’on conduit avec eux, et qu’il s’agisse d’ailleurs de politique, de diplomatie ou d’affaires, la sincérité, la franchise sont les conditions essentielles du succès. Tout le désigne au choix des Puissances.

Enfin, dans les derniers jours du mois de mai, M. Ribot, Président du Conseil, Ministre des Affaires étrangères, M. Painlevé, Ministre de la Guerre, se rendent à Londres pour conférer avec les ministres anglais. Il s’agit de procéder à un examen attentif de la situation en Orient : action diplomatique et militaire, effectifs, ravitaillement, etc. Ce sera l’honneur de M. Ribot, chef du gouvernement français, d’avoir compris qu’en Orient le problème le plus important à ce moment, celui dont la solution est la plus pressante, c’est le problème grec. Bien décidé à mettre, dans ses entretiens avec les hommes d’Etat britanniques, cette question au premier plan, à demander qu’on prenne à ce sujet des résolutions énergiques, il prie M. Jonnart de l’accompagner à Londres. L’absence dure trois jours. Les ministres anglais ne font aucune difficulté d’accepter la nomination de M. Jonnart comme mandataire unique des Puissances.

Le Haut Commissaire une fois nommé, quelles vont être ses instructions ? Une seule solution est possible : la déposition du roi Constantin. C’est le moyen, et le seul, de restaurer l’unité du royaume et de ramener la Grèce à nos côtés. Tant que Constantin restera sur le trône, toutes les mesures qu’on pourra prendre, tous les arrangemens qu’on pourra conclure seront exactement comme s’ils n’étaient pas.

Cette solution est, en effet, celle que propose le gouvernement français. Quelle va être l’attitude du gouvernement anglais ?

Aucun gouvernement au monde ne reflète plus exactement que le gouvernement britannique les dispositions et les mouvemens de l’opinion. Or, il y a, au sujet de la Grèce, deux courans chez les Anglais. Comme en font foi la plupart des grands journaux, la majorité du pays est d’avis qu’on en finisse une fois pour toutes avec Constantin, qu’on traite en ennemi déclaré un monarque qui n’a jamais manqué l’occasion de manifester son hostilité contre nous. Mais, d’autre part, un certain nombre de personnes, généralement des conservateurs, n’envisagent pas sans hésitation et même sans déplaisir une politique aussi rigoureuse à l’égard du roi de Grèce. Celui-ci est, ne l’oublions pas, le propre neveu de la reine Alexandra. La déposition d’un souverain, d’autre part, ne risque-t-elle pas de porter atteinte à l’idée monarchique ? Ces scrupules, qui aussi bien s’expliquent parfaitement chez un grand peuple, respectueux plus qu’aucun autre des traditions, sont examinés, pesés, placés dans l’un des plateaux de la balance. On met dans l’autre plateau toutes les raisons impérieuses, péremptoires, qui contraignent les Alliés à agir immédiatement contre Constantin : sécurité de notre corps expéditionnaire, nécessité absolue d’arrêter la mainmise allemande sur la Grèce, etc. Veut-on, oui ou non, gagner la guerre ? Si oui, il faut la mener énergiquement, et lorsqu’un souverain qui nous doit tout, trahissant tous ses engagemens, se met obstinément sur notre route, ne pas hésiter à s’en débarrasser. Dans cette lutte titanique, où l’Angleterre et la France versent sans compter le meilleur de leur sang, que pèsent des raisons sentimentales ?… C’est l’autre plateau de la balance qui s’incline. Les ministres anglais, après une longue délibération, acceptent le principe de la déposition de Constantin. Ici encore l’influence personnelle de M. Ribot et son éloquence ont convaincu les auditeurs.

Il reste à réaliser cette déposition, en évitant, autant que possible, toute effusion de sang, et tout risque de nous mettre sur les bras une lutte armée avec l’armée royaliste. C’est là l’opération délicate qui est confiée à M. Jonnart. Il est décidé qu’il partira le plus tôt possible pour la Grèce. Les Anglais donnent leur consentement a un certain nombre de mesures militaires : établissement de postes en Thessalie, destinés à assurer le contrôle des récoltes ; troupes tenues prêtes parle général Sarrail pour occuper l’isthme de Corinthe en cas de nécessité ; que si le Roi essayait de déplacer l’armée du Péloponèse, l’isthme serait immédiatement occupé…

M. Jonnart, tout en remerciant les ministres anglais de ce grand honneur, tout en se déclarant prêt à accepter la lourde tâche dont on le charge, tient à formuler ses réserves touchant la réalisation du projet. Il fait observer que les peuples orientaux, tels qu’il les connaît, et il les connaît bien, sont prompts à saisir la moindre hésitation, à profiter du plus petit retard. Il faut prévoir le cas où Constantin refuserait d’abdiquer. Le Haut Commissaire risquerait alors, faute de pouvoir employer la force à l’instant même, de se trouver en l’air avec un sabre de bois. Il est donc indispensable, ajoute-t-il, et il insiste sur ce point, qu’une certaine latitude lui soit laissée dans l’emploi des moyens. Ce sont, en fait, les Français, qui au point de vue militaire assument, pour les neuf dixièmes, les risques de l’opération : les contingens alliés n’y participeront que d’une manière nominale, afin d’affirmer l’accord des Puissances. Un Français en accepte la direction générale : c’est bien le moins qu’on lui laisse sur place le choix des mesures à prendre. Les Anglais expriment le désir qu’on n’ait recours à la force qu’à la dernière extrémité et seulement au cas où Constantin se livrerait à des actes d’hostilité. M. Jonnart est aussi désireux que personne de ne pas employer la violence ; mais le meilleur moyen pour atteindre ce but est justement d’avoir la force toute prête. Si l’on adresse à Constantin une sommation menaçante, il faut être en état d’appuyer immédiatement cette menace ; si on lui laisse le temps de se ressaisir, d’organiser la résistance, le conflit sanglant qu’on cherche à éviter se produira presque immanquablement…


LE VOYAGE DE M. JONNART

Les ministres français rentrent à Paris le 30 mai. M. Jonnart, sentant la nécessité de faire vite, n’y reste que deux jours, le temps de boucler ses valises. Dès le 2 juin, il part pour la Grèce. Haut Commissaire des Puissances, il a toute la direction, — politique, diplomatique et militaire, — de l’opération : toutes les forces militaires et navales sont mises à sa disposition. Le gouvernement lui donne comme collaborateurs : M. Clausse, conseiller d’ambassade, le lieutenant-colonel Georges, ancien sous-chef d’état-major des armées alliées à Salonique. La mission doit traverser toute l’Italie, et s’embarquer à Brindisi. M. Dervillé, président du Conseil d’administration de Paris-Lyon-Méditerranée, ami personnel de M. Jonnart, a obligeamment mis à sa disposition son wagon-salon qu’il ne quitte qu’à Brindisi. C’est là que M. Robert David, ancien secrétaire du gouverneur général de l’Algérie, rejoint la mission.

Cependant M. Jonnart, en méditant les instructions qu’il a reçues, se rend compte que sur un point elles sont défectueuses. A la conférence de Londres, il a été prévu un certain nombre de mesures successives : saisie des récoltes en Thessalie, ultimatum signifié à Constantin, occupation de l’isthme de Corinthe, débarquement des troupes françaises. Or, pour que le résultat recherché soit atteint dans les conditions les meilleures, il apparaît à M. Jonnart, avec une évidence croissante, que ces mesures ne doivent pas être successives, mais simultanées. Toute la question est là ; il faut déployer l’appareil de la force pour ne pas avoir à se servir de la force. Durant les longues années qu’il a passées en Algérie comme gouverneur général, c’est la règle essentielle dont il s’est inspiré. C’est le principe dont le général Lyautey s’est si admirablement servi, dans la province d’Oran d’abord, au Maroc ensuite. M. Jonnart est donc placé en face de ce dilemme : s’il suit à la lettre le programme établi, il laisse à Constantin la possibilité de résister. L’opération risque d’échouer ou de provoquer un conflit avec les troupes royalistes, de créer un nouveau front, ce qu’il faut éviter par-dessus tout. Pour que l’affaire se réalise aisément, sans conflit sanglant, il est indispensable de modifier quelque peu l’exécution des mesures envisagées. M. Jonnart prend courageusement ce parti, sans se dissimuler que, pour le cas où il ne réussirait pas, sa responsabilité s’en trouve augmentée d’autant.

Durant sa traversée de l’Italie, il lui suffisait de lire les journaux de la Péninsule pour apercevoir un autre aspect du problème, qui, au surplus, ne lui a pas échappé La presse italienne dans son ensemble s’est montrée violemment hostile à M. Venizelos. Elle n’a point caché qu’elle lui préférait Constantin. La Tribuna écrivait, à la suite des événemens du 1er décembre : « Les désordres athéniens prouvent que Constantin et son pays s’entendent profondément, que nulle dynastie autant que la sienne ne fut jamais plus fidèle interprète de l’esprit et de la volonté d’une nation. De là toute la dangereuse absurdité des efforts sentimentaux et magnanimes tentés par les Alliés pour faire revivre et, pis encore, pour reconnaître une autre Grèce, fantastique, inexistante, directe héritière de l’ancienne. Laissons de côté l’Hellade et pensons que nous avons à discuter seulement avec la Grèce. Il est déplorable, — et les événemens récens en sont les tristes effets, — que, dans une certaine presse et même dans les Parlemens de l’Entente, on n’arrive pas encore à reconnaître courageusement cette vérité, et que l’on continue à parler d’une Hellade qui réside tout entière dans la personne de M. Venizelos. » Le Corriere della Sera, l’un des plus importans journaux d’Italie, prétendait, à la suite de ces mêmes événemens, que M. Venizelos était d’accord avec Constantin, qu’il était par conséquent plus qu’inutile, insensé, de vouloir remplacer l’un par l’autre.

Certes, le gouvernement italien ne s’associait pas à toutes ces critiques. Toutefois, dans une entreprise ayant pour but la déposition de Constantin et le retour au pouvoir de M. Venizelos, il serait imprudent de ne pas compter avec cet état d’esprit d’une partie du public italien. On risque de voir l’Italie élever sa protestation contre une entreprise sur le principe de laquelle l’accord entre les cabinets de Londres et de Paris a été assez long à établir. Or, l’amitié de l’Italie, l’accord absolu, sans nuages, avec elle, sont choses précieuses, auxquelles nous tenons par-dessus tout. Voilà en perspective des complications nouvelles dans une affaire déjà si compliquée !

M. Jonnart arrive à Brindisi, le 4 juin à midi. Il est reçu par les représentans des autorités navales françaises et italiennes. L’amiral Gauchet, commandant l’armée navale interalliée, n’est pas venu, pour ne pas éveiller l’attention. Des automobiles amènent directement la mission au port où elle s’embarque sur le contre-torpilleur Mangini qui, coïncidence curieuse, porte le nom d’un oncle de M. Jonnart.

A une heure de l’après-midi, le Mangini, escorté du Protée du même modèle que lui, prend la mer par un très beau temps. Les deux navires franchissent à une vitesse de vingt-trois nœuds le canal d’Otrante. On est bientôt en vue de la côte albanaise, près de Vallona et Santi-Quaranta. On contourne l’île de Corfou par le Sud, des mines flottantes pouvant se trouver dans la passe Nord qui n’a pas été suffisamment draguée. A la nuit, vers neuf heures, les lumières de Corfou apparaissent. Voici la rade Une chaloupe conduit M. Jonnarl et ses trois compagnons à bord de la Provence, le magnifique cuirassé où se trouve l’amiral Gauchet qui, par radiotélégramme, les a invités à diner.

L’amiral reçoit M. Jonnart à la coupée. Il lui présente le chef d’état-major, le commandant du cuirassé. Le diner a lieu dans le grand salon. Ainsi que le note M. Robert David dans le « journal » très vivant, plein de détails savoureux, qu’il a bien voulu me communiquer et qui m’a été d’un grand secours, il y fait terriblement chaud : aucun hublot n’est ouvert et il n’y a pas de ventilateur ; les marins sont en toile blanche, tandis que leurs hôtes sont en costume de drap, d’autant qu’étant partis à l’improviste, ils n’ont guère eu le loisir de préparer une garde-robe variée. « La conversation s’en ressent, remarque M. Robert David. On fond en silence. »

Après le dîner, M. Jonnart entre en conférence avec l’amiral. Au cours de son voyage, son opinion sur la nécessité d’occuper l’isthme de Corinthe, de manière à couper le Roi de ses troupes du Péloponèse, n’a fait que se confirmer. Dans l’opération qu’il va entreprendre, il est essentiel que la coopération de la marine et des troupes de terre s’effectue d’une manière parfaite, sans retard et sans flottement. Le moindre retard pourrait tout compromettre. Toutes les dispositions sont dès lors arrêtées pour que la marine protège le débarquement des troupes et assure par sa puissante artillerie de bord le flanquement parfait de leurs positions. On se met en même temps d’accord sur la démonstration navale, qui, pour appuyer l’ultimatum, pour protéger au besoin un débarquement, va être faite aussitôt en vue d’Athènes.

Ces grosses questions réglées, à minuit, par un beau clair de lune, la mission gagne la terre, accompagnée de M. Boppe, ministre de France auprès du gouvernement serbe, qui avait été invité au diner, — et qui transmet à M. Jonnart les inquiétudes des Serbes au sujet du rétrécissement éventuel du front de Salonique. Des chambres ont été retenues à l’hôtel Saint-Georges. Le lendemain matin, M. Boppe conduit la mission, en automobile, par une superbe roule, à travers les bois d’oliviers, jusqu’à la petite terrasse qui domine l’îlot d’Ulysse : c’est un des plus beaux paysages du monde. Au retour, le général Baumann, gouverneur de Corfou, vient saluer le Haut Commissaire, et l’amiral Gauchet se rend à bord du Mangini pour prendre congé de lui.

Le départ a lieu à dix heures. On navigue dans le long canal de Corfou fermé à ses deux extrémités par des barrages, ce qui permet à l’escadre d’y faire en toute sécurité ses tirs de combat. Le barrage Sud franchi, les deux torpilleurs longent la côte Ouest de Sainte-Maure, l’antique Leucade. Voici le promontoire célèbre où Sapho, la poétesse, se précipita dans les flots pour mettre un terme aux dures souffrances d’un amour non partagé. Tout près, c’est l’île d’Ithaque, la patrie d’Ulysse, et de l’autre côté Céphalonie. Voici, à l’entrée du golfe de Corinthe, Missolonghi où mourut Byron !…Mais ces beaux souvenirs ne retiennent qu’un instant l’esprit de nos voyageurs, absorbés par de tout autres préoccupations.

Vers huit heures, les torpilleurs pénètrent dans le canal de Corinthe, étroit couloir de cinq kilomètres, taillé à même le roc. A l’entrée, un détachement français fait le contrôle des fusils grecs expédiés dans le Péloponèse, conformément aux injonctions des Alliés. Après dîner, vers dix heures, les torpilleurs passent en vue du Pirée et mouillent à Keratsini, dans la rade de Salamine. M. Jonnart s’installe sur le cuirassé la Vérité. La soirée du 5 juin et toute la journée du 6 sont employées à des conférences avec M. Guillemin, ministre de France, sir Francis Elliot, ministre d’Angleterre, le général Braquet, notre attaché militaire, M. de Castillon, secrétaire de la légation de France, qui va remplir les fonctions de chargé d’affaires, le commandant Clergeau, notre attaché naval.

Ce qui se dégage pour M. Jonnart de ces conversations, c’est qu’à Athènes, ville de bavardages, de graves indiscrétions ont été commises. Constantin, prévenu de tout, sait, à n’en pouvoir douter, ce que signifie pour lui l’arrivée de la mission : il a eu tout loisir de se préparer à la résistance. Des gens qui se prétendent bien informés de l’état des esprits et des intentions du Roi, affirment que l’opération projetée va faire couler des torrens de sang. Et voici qui est plus grave : les craintes qu’ils expriment ont déjà trouvé leur écho dans certaines capitales. Ne sont-elles pas de nature à faire hésiter, à la dernière minute, les gouvernemens ? La main qui s’apprête à frapper Constantin risquerait alors d’être retenue ou tout au moins gênée.

Pour échapper à ces risques, il n’y a qu’un moyen, toujours le même : précipiter les événemens. A quelque chose, d’ailleurs, malheur est bon. Constantin, précisément parce qu’il sait tout, n’ignore pas les hésitations qui peuvent se produire dans les gouvernemens, alliés. Il compte bien en bénéficier une fois de plus. Ce n’est certes pas la première menace qu’il reçoit de l’Entente. Il y a juste un an, une puissante escadre alliée est venue dans la rade de Salamine ; elle était suivie de transports qui amenaient un corps de débarquement. L’escadre n’a rien fait ; le corps de débarquement n’a pas débarqué ; les palabres diplomatiques ont recommencé de plus belle. Pourquoi n’en serait-il pas de même cette fois encore ?

M. Jonnart, tout à son désir de presser le plus possible l’opération, décide de partir le soir même pour Salonique. Entre temps, M. Robert David s’était rendu à Athènes où il avait eu une entrevue avec M. Zaïmis, président du Conseil, dont il était depuis longtemps l’ami. M. Zaïmis lui manifeste le désir de venir causer avec le Haut Commissaire dès son retour de Salonique. Voilà qui tombe à merveille. Le Haut Commissaire des Puissances, portant la paix ou la guerre dans les plis de sa toge, ne pouvait guère, pour des raisons que l’on comprend, se rendre de sa personne dans la capitale de Constantin que ses vaisseaux seraient peut-être obligés de bombarder. Le chef du gouvernement grec offrant de venir jusqu’à lui, c’était le fil tout trouvé, par lequel ses messages, même les comminatoires, seraient transmis à leur destinataire.

Le 6 juin, à cinq heures et demie du soir, le Mangini appareille pour Salonique. La mer devient forte, la nuit, dans le canal d’Oro. A l’entrée du golfe de Salonique, on rencontre, en plein chenal, une mine flottante. Le Mangini fait un crochet pour l’éviter, et le Protée, qui suit, tire sur elle un obus qui la fait exploser.

Le 7, à neuf heures du matin, les deux torpilleurs jettent l’ancre dans la rade de Salonique. Le contre-amiral Salaün, commandant les forces navales, monte aussitôt à bord. Il conduit à terre le Haut Commissaire et les membres de la mission. Le général Sarrail les reçoit, accompagné de M. de Billy, ministre de France auprès du gouvernement de M. Venizelos. Une première conférence a lieu dans la villa occupée par le général à l’ancien consulat de Bulgarie.


LES DISPOSITIONS PRISES

M. Jonnart et le général Sarrail examinent la situation, et règlent les opérations militaires sur lesquelles ils se trouvent en parfait accord. Le commandant en chef des armées d’Orient, sur des instructions de Paris, avait déjà procédé à tous les préparatifs en vue de l’action projetée. On décide, pour éviter toute possibilité de résistance, pour garder à l’opération son caractère pacifique, d’exécuter en même temps :

1° L’occupation de la Thessalie ;

2° La saisie de l’isthme de Corinthe ;

3° Le débarquement dans la région d’Athènes.

Il est à prévoir que ces trois actions simultanées, rapidement conduites, mettront Constantin hors d’état de tenter quoi que ce soit.

Les résolutions définitives sont arrêtées en conséquence : l’ultimatum sera remis à Constantin le 10 au soir ; l’entrée en Thessalie aura lieu dans la nuit du 10 au 11 ; l’occupation de l’isthme de Corinthe, le débarquement en Attique s’opéreront au même moment, et l’état-major français va régler dès maintenant le départ des troupes expéditionnaires pour qu’elles soient rendues sur place et prêtes à agir à la date fixée. Ce n’est pas une tâche facile d’embarquer toutes ces troupes dans un aussi court délai ; mais, grâce à l’activité intelligente de tous les services, état-major, marine, intendance, etc., tout s’exécute dans les meilleures conditions.

Le général et Mme Sarrail reçoivent la mission à déjeuner. M. Jonnart se rend, aussitôt après, chez M. Venizelos, et il a avec lui un très long entretien, qui devait d’ailleurs se poursuivre le jour suivant.

Rencontre émouvante. Les deux hommes d’Etat se sont connus et appréciés en 1913, quand M. Jonnart vint en Grèce pour les obsèques du roi Georges ; ils éprouvent l’un pour l’autre une sympathie des plus vives ; ils ont l’un dans l’autre une confiance absolue. Ce qui fait l’originalité, la force, et l’on peut dire le génie de M. Venizelos, c’est la réunion de qualités qui paraissent contradictoires. Il a la, foi impétueuse, le superbe élan, et c’est en même temps la tête la plus froide, l’esprit le plus prudent et le plus réfléchi. Quand il harangue la foule, qui boit littéralement ses paroles, on croirait entendre un apôtre : le discours achevé, le fin politique, l’homme de cabinet, attentif et laborieux, reparaît. De toute sa personne se dégage une impression de loyauté, d’honnêteté et de franchise. De là vient l’influence énorme qu’il exerce sur tous ceux qui l’approchent fil est l’objet d’un véritable culte.

M. Venizelos trouve excellentes les dispositions prises par le Haut Commissaire, d’accord avec le général Sarrail. Il est convaincu que les opérations projetées rendront impossible tout essai de résistance. Venant d’un homme qui connaît mieux que personne la Grèce, cette opinion a une importance capitale. Il affirme encore à M. Jonnart que nos troupes seront reçues en Thessalie comme des libératrices, et que, dès leur arrivée, les populations elles-mêmes chasseront les agens du roi Constantin.

La France et la Grande-Bretagne, en exigeant l’abdication de Constantin, sont résolues à écarter du trône le Diadoque, dont les sentimens germanophiles sont bien connus et qui, au 1er décembre dernier notamment, a tenu sur l’Entente des propos odieux. C’est le second fils du Roi, le prince Alexandre, qui sera appelé à lui succéder. M. Venizelos se prononce en faveur de ce prince. Pour ce qui est de lui-même, il estime qu’une fois le changement de règne effectué, il devra, avant de revenir à Athènes et de reprendre le pouvoir, laisser aux esprits le temps de s’apaiser. Un ministère de transition sera nécessaire : M. Zaïmis paraît le plus qualifié pour en être le chef. Cette période d’attente devra se prolonger peut-être plusieurs mois… Le gouvernement français était, à cet égard, exactement du même avis : M. Ribot et M. Jonnart avaient reconnu la nécessité de ne pas trop presser le retour de M. Venizelos, et d’attendre que les passions se fussent calmées. L’accord, l’identité de vues sont donc complets. Voilà qui est d’un excellent augure pour le succès de l’opération.

La journée du 8 fut employée à mettre au point tous les détails de l’entreprise. L’intendant général Mettas et le sous-lieutenant Bonnier règlent, au point de vue financier, l’achat des récoltes thessaliennes. Nouveau déjeuner chez le général commandant l’armée d’Orient, avec l’amiral Salaün et le général Regnault, qui prend le commandement des divisions désignées pour débarquer à Corinthe et au Pirée. Dans l’après-midi, M. Venizelos rend visite au Haut Commissaire. On dîne chez M. de Billy avec Mme Argyropoulo, « l’Egérie du parti venizeliste, » comme l’appelle M. Robert David. C’est dans son salon à Salonique que fut constitué, en octobre 1916, le gouvernement provisoire de M. Venizeios. Après le diner, M. Venizeios et deux de ses ministres, dont M. Repoulis, viennent saluer M. Jonnart.

Le 9 juin, à huit heures du matin, M. Jonnart quitte Salonique à bord du Manyini. Le général Regnault l’accompagne ; deux de ses officiers s’embarquent sur le Protée. Il fait un très beau temps, et la traversée est magnifique. Près du canal de Skopélos, on rencontre nos premiers transports chargés de troupes à destination du Pirée : ils font route, survolés par un dirigeable qui surveille les sous-marins. On arrive à neuf heures du soir en rade de Keratsini (Salamine), où M. Jonnart prend congé du très aimable commandant du torpilleur, M. Magnier, de ses officiers et de l’équipage. La mission s’installe à bord du cuirassé La Justice.

A Salonique, M. Jonnart avait eu surtout affaire aux militaires. Tout le côté matériel de l’opération avait été réglé et bien réglé. Le mécanisme était monté, l’organisation était prête qui, ligotant les forces de Constantin, rendrait vaine toute tentative de résistance. L’affaire à cet égard semblait donc en très bonne voie. Mais, dès l’arrivée dans les eaux d’Athènes, voici que surgissent à nouveau les complications diplomatiques. Les ministres des Puissances alliées attendaient M. Jonnart à son bord : ils manifestent une vive émotion à la pensée qu’on va agir si vite, ils craignent pour la sécurité des Légations et de leurs nationaux. Cette inquiétude a trouvé un écho jusque dans les capitales de l’Entente. L’émotion qu’elle y provoque se manifeste déjà par des télégrammes qui parviennent à M. Jonnart. Au dernier moment, alors qu’il est sur le point de remettre son ultimatum au Roi, le Haut Commissaire va-t-il être contrarié, paralysé ?

Cet ultimatum, d’après un plan soigneusement étudié et mûri, doit être appuyé d’une double action militaire : occupation de l’isthme de Corinthe, débarquement au Pirée. Mais voici que des protestations s’élèvent contre cette modification aux mesures envisagées à Londres, où l’on avait conçu cette action comme devant être subordonnée à une menace effective des troupes royales. De nouveau des craintes se font jour : la guerre civile ne va-t-elle pas éclater en Grèce ? Les Venizelistes, les sujets des Puissances alliées ne seront-ils pas massacrés dans la capitale ? Peut-être vaudrait-il mieux, pour éviter tous ces risques, atténuer un peu la rigueur des premières décisions, et, au lieu d’exiger l’abdication du Roi, se contenter de son éloigneraient pour la durée de la guerre ?


L’ABDICATION DU ROI

L’instant est décisif. Si M. Jonnart faiblit, s’il écoute ces plaintes, s’il cède tant soit peu à ces suggestions, le succès de l’opération est compromis. Toute hésitation permettra à Constantin de gagner un temps précieux, d’amuser le tapis par des négociations où il est passé maître, de s’en tirer par des engagemens et des promesses qui auront le sort des promesses antérieures. L’Entente n’aura à enregistrer en Grèce qu’un échec, qu’une reculade de plus.

Cette fois, l’échec sera particulièrement grave, parce qu’il sera public, patent, connu de tous. Nul ne pourra ignorer que toutes les dispositions avaient été prises, que les troupes avaient été embarquées et qu’au dernier moment, par manque d’accord entre les Alliés ou par crainte des conséquences, on a purement et simplement reculé.

Heureusement, M. Jonnart est inébranlable. On l’a chargé d’obtenir l’abdication de Constantin : il est résolu à remplir cette mission coûte que coûte. L’opération a été préparée : elle s’exécutera à la date fixée. Des retards, des délais ne serviraient qu’à tout gâter. Seulement, pour prouver à quel point il est respectueux des décisions prises à Londres, pour établir qu’il ne les modifie que dans la mesure strictement indispensable, il se résout, après réflexion, à suspendre de vingt-quatre heures l’une des deux actions projetées, à savoir : le débarquement de nos troupes au Pirée. L’autre, l’occupation de l’isthme de Corinthe, est absolument nécessaire, car elle prive Constantin du secours de son armée. M. Jonnart donne ainsi le meilleur gage de ses dispositions conciliantes. Il fera tout ce qui dépend de lui pour garder à l’opération son caractère pacifique. »

L’amiral de Gueydon, le général Regnault, le général Braquet ont été convoqués à son bord. Les transports amenant nos troupes doivent arriver le soir même. Par suite de la grande chaleur, il y a de gros inconvéniens à ne pas faire débarquer aussitôt les hommes et surtout les chevaux. M. Jonnart décide de passer outre : il fait accepter par les généraux un délai de vingt-quatre heures, il y a des cas où les nécessités militaires doivent s’accommoder dans une certaine mesure des exigences diplomatiques.

Entre temps, M. Robert David s’est rendu à Athènes où il a un entretien avec M. Zaïmis. Le président du Conseil accepte de venir voir M. Jonnart le soir même. Afin de lui épargner un assez long trajet en canot, on décide que l’entrevue aura lieu, non point dans la rade de Salamine, mais dans le port du Pirée, à bord du croiseur français Le Bruix, qui y est ancré.

La baie de Salamine, où se livra la fameuse bataille, est située entre l’Ile du même nom et la côte d’Attique. Toute l’escadre française s’y trouve. C’est un magnifique paysage de beauté et de lumière. D’un côté, la baie d’Eleusis avec le petit village d’Eleusis dans le fond ; en face, les hauteurs du mont Aegaléos ; de l’autre côté, la rade et le port du Pirée.

A l’heure fixée, M. Jonnart quitte le cuirassé La Justice, et se rend à bord du Bruix pour rencontrer M. Zaïmis. Cette entrevue est d’une extrême importance. Il est essentiel, pour le succès de l’opération, que M. Zaïmis conserve le pouvoir. Il est l’homme de transition, de conciliation rêvé. Au cas où Constantin songerait à résister, à provoquer un conflit, M. Zaïmis peut l’en dissuader, lui démontrer l’inutilité de toute résistances Constantin écarté, il s’agit de préparer le retour de M. Venizelos, de faire le pont. Ici encore, M. Zaïmis est à même de rendre les plus grands services. Si, par crainte des responsabilités, il quittait maintenant le pouvoir, Constantin ne manquerait pas de le remplacer par un ministère hostile à l’Entente. Avec ce ministère, ainsi qu’avec le monarque, les seuls rapports possibles, au point où en sont les choses, ce seraient des coups de canon, ce qu’il faut éviter par-dessus tout.

M. Jonnart, qui s’en rend bien compte, décide de faire tout son possible pour maintenir M. Zaïmis au pouvoir, pour gagner sa confiance, pour lui représenter la grandeur et l’utilité de l’œuvre de restauration nationale qu’il peut maintenant accomplir. Afin de ne pas l’effaroucher de prime abord, il a pris la résolution de procéder avec lui par étapes. Il ne lui remettra, au cours de la première entrevue, que les deux notes relatives au contrôle des récoltes en Thessalie et au renforcement de nos postes dans l’isthme de Corinthe : la note exigeant l’abdication du Roi ne lui sera remise que le lendemain. En attendant, il lui expose les desseins et les désirs des Puissances protectrices. « Elles ne cherchent, lui dit-il, qu’à reconstituer l’unité de la Grèce, qu’à accroître sa prospérité et sa grandeur. Si la crise actuelle peut se dénouer pacifiquement, le blocus sera immédiatement levé ; la liberté, les biens de tous les Grecs, sans distinction de parti, seront sauvegardés. » L’entretien reste très cordial. M. Zaïmis ne fait aucune objection au contenu des notes : il semble même un peu étonné qu’on ne lui demande pas davantage. M. Jonnart l’informe qu’il attend cette nuit de nouvelles instructions. Rendez-vous est pris pour le lendemain matin à neuf heures et demie, à bord du Bruix.

Une grave question se pose maintenant : faut-il, en prévision des troubles ou des massacres qui pourraient se produire, évacuer d’Athènes les sujets des Puissances alliées ? L’affaire est discutée en présence du ministre d’Angleterre, de M. de Castillon, à qui M. Guillemin, notre ministre, sur des instructions de Paris, vient de remettre les services de la Légation. L’évacuation présente beaucoup d’inconvéniens. Tout de suite, le débat est tranché par l’attitude énergique de notre chargé d’affaires déclarant qu’il n’évacuera pas ses nationaux.

Dans Athènes ou tout se sait, où tout se colporte aussitôt, l’arrivée soudaine de M. Jonnart n’a pas, comme bien on pense, passé inaperçue, On ne l’attendait pas aussi tôt ; on pensait qu’il resterait beaucoup plus longtemps à Salonique. La présence de ces cuirassés, de ces croiseurs dans la rade de Salamine, l’apparition des transports militaires qui déjà se montrent au Pirée, à Phalère, les allées et venues du président du Conseil, tout cela est gros de signification et fait présager l’imminence des plus graves événemens.

Ce soir du 10 juin, à la nuit tombante, il y eut, à ce que m’ont raconté plusieurs témoins, une assez vive effervescence dans les rues et sur les places d’Athènes. Dans certaines églises, le tocsin sonne appelant les épistrates (réservistes) aux armes. Des groupes se forment ; quelques meneurs royalistes essayent de haranguer la foule ; mais rien de sérieux ne se produit. Un communiqué officiel de M. Zaïmis contribue beaucoup à calmer les esprits. Le Haut Commissaire, debout toute la nuit, se fait rendre compte, heure par heure, de la situation, prêt à parer à toutes les éventualités.

Le lendemain, lundi 10 juin, est la grande journée, la journée historique. M. Jonnart, en ce qui concerne notre action militaire, a reçu dès le matin d’excellentes nouvelles. La progression de nos troupes se poursuit en Thessalie sans le moindre incident. Le colonel Boblet, chargé d’occuper l’isthme de Corinthe, a procédé sans coup férir à cette occupation. Nos soldats ont débarqué ; ils se sont installés dans l’isthme sans rencontrer aucune résistance de la part des Grecs (IVe corps), qui avaient d’ailleurs reçu de leur gouvernement des ordres en conséquence.

Dans la nuit, de nouveaux télégrammes sont parvenus à M. Jonnart. Le débarquement de nos troupes au Pirée étant de nature à provoquer un vif mécontentement chez l’un de nos plus puissans alliés, on lui demande formellement d’y renoncer. Si les circonstances l’exigent impérieusement, le débarquement pourrait s’opérer à Eleusis. Le Haut Commissaire, avec l’amiral de Gueydon et le général Regnault, se livre à un examen minutieux de cette solution. Tous trois s’accordent pour lui reconnaître les plus graves inconvéniens : une baie peu profonde qui se prête mal au débarquement ; insuffisance du matériel pour la mise à terre des troupes ; région malsaine et sans eau ; la distance d’Eleusis à la capitale étant de vingt kilomètres, les troupes seraient dans l’impossibilité d’agir immédiatement ; elles auraient de plus à franchir le défilé de Daphné où l’état-major hellénique pourrait, avec quelques mitrailleuses, retarder singulièrement la marche de nos troupes… Ces raisons sont convaincantes. Le projet est donc écarté. Entre deux maux M. Jonnart choisit le moindre : il préfère maintenir provisoirement les troupes à bord : ainsi, on ne pourra pas l’accuser d’avoir exercé une pression militaire trop directe sur le roi Constantin.

A neuf heures et demie du matin, a lieu l’entrevue avec M. Zaïmis. Le Haut Commissaire remet au Président du Conseil hellénique la note suivante exigeant l’abdication et le départ du Roi :

« MONSIEUR LE PRESIDENT,

« Les Puissances protectrices de la Grèce ont décidé de reconstituer l’unité du royaume sans porter atteinte aux institutions monarchiques constitutionnelles qu’elles ont garanties à la Grèce.

« Sa Majesté le roi Constantin, ayant manifestement violé, de sa propre initiative, la Constitution dont la France, la Grande-Bretagne et la Russie sont les garantes, j’ai l’honneur de déclarer à Votre Excellence que le Roi a perdu la confiance des Puissances protectrices et que celles-ci se considèrent comme dégagées à son égard des obligations résultant de leurs droits de protection.

« J’ai, en conséquence, pour mission, en vue de rétablir la vérité constitutionnelle, de réclamer l’abdication de Sa Majesté le roi Constantin, qui désignera lui-même, d’accord avec les Puissances protectrices, un successeur parmi ses héritiers.

« Je suis dans l’obligation de vous demander une réponse dans un délai de vingt-quatre heures.

« Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de ma haute considération.

« JONNART. »


Le document officiel était suivi d’un aide-mémoire précisant certains points importans : exclusion du Diadoque ; promesse au roi Constantin, après son abdication et son départ de la Grèce, d’un revenu personnel viager d’un demi-million de francs, garanti par les Puissances ; engagement formel de ne tolérer aucunes représailles.

L’émotion étreint M. Zaïmis. Dans les termes les plus chaleureux, les plus pressans, M. Jonnart fait appel à son patriotisme. Il lui montre la Grèce divisée, amputée déjà de quelques-unes de ses provinces, en état de complète anarchie, à la veille d’une guerre civile. « Les Puissances protectrices, lui dit-il, ne veulent pas renverser la dynastie ni supprimer la forme monarchique du gouvernement. Elles ne cherchent qu’à assurer l’unité de la Grèce, sa grandeur et son indépendance. » Le Haut Commissaire, exécuteur de la décision des grandes Puissances, fera ce qui dépend de lui pour que le changement de règne s’accomplisse dans les conditions les plus pacifiques. Mais la volonté des Puissances est absolument formelle. Elle ne souffrira aucune échappatoire, aucun délai : tout essai de résistance sera impitoyablement brisé. D’ailleurs la résistance est inutile : une puissante escadre est là dont les canons sont braqués sur la capitale. Des troupes françaises, excellentes et nombreuses, se trouvent dans le port du Pirée et au Phalère, prêtes à débarquer au premier signal et à marcher sur Athènes.

« Dans cette guerre, ajoute M. Jonnart, où l’Allemagne a accumulé les férocités et les crimes, où elle a dévasté nos provinces, réduit les populations en esclavage, violé les lois divines et humaines, nous nous défendons ; nous défendrons, sans jamais nous laisser abattre, les intérêts essentiels et l’existence de notre patrie. Mon département d’origine, le Pas-de-Calais, est en partie dévasté par les barbares. Arras, où je me trouvais il y a quelques jours, est en ruines. S’il faut que demain je fasse subir à Athènes le même sort, la mort dans l’âme, je le ferai, je vous l’affirme. Les troupes que j’ai amenées de Salonique doivent retourner au plus tôt sur le front macédonien. Je suis pressé. »

C’est sur ces déclarations très nettes que l’entretien prend fin. Un délai, de vingt-quatre heures est accordé au Roi pour faire connaître sa réponse. Ce délai expire le lendemain, à midi.

M. Zaïmis rentre en toute hâte à Athènes, tandis que M. Jonnart regagne l’escadre à Salamine. Sur les cuirassés et les croiseurs, le branle-bas de combat est ordonné ; toutes les vitres et les glaces sont enlevées. Nos marins procèdent allègrement à ces préparatifs.

Cependant M. Zaïmis s’est rendu auprès du Roi et lui a remis l’ultimatum. Le Conseil de la Couronne est immédiatement convoqué. Il se réunit à midi au palais. Tous les anciens présidens du Conseil y prennent part : MM. Rhallys, Dragoumis, Skouloudis, Gounaris, Lambros, Callogeropoulos, ainsi que MM. Dimitracopoulos et Stratos, chefs de partis. Le secret a été gardé sur cette dramatique séance ; on peut cependant, d’après les journaux locaux, d’après quelques récits qui ont filtré, avoir une idée de ce qui s’y passa.

Un examen rapide de (la situation militaire fait apparaître tout d’abord l’inanité de toute résistance. La capitale est sous les canons de l’escadre, sous la menace d’un débarquement ; l’isthme de Corinthe est déjà occupé cependant que les troupes françaises s’avancent en Thessalie. Donc impossibilité absolue de résister aux Alliés. Sur ce point, l’avis est unanime… Le Roi fait alors connaître son intention d’abdiquer. Certains voudraient qu’il se laissât faire violence, qu’il ne cédât que contraint et forcé. . Cette opinion est rejetée. Constantin décide d’abdiquer immédiatement pour éviter un coup de force et les représailles qui pourraient en résulter.

Le soir même, M. Zaïmis fait savoir à M. Jonnart que l’ultimatum est accepté sans aucunes réserves. Le lendemain matin, il remet au Haut Commissaire la réponse officielle du gouvernement grec :


Athènes, le 11 juin 1917.

« MONSIEUR LE HAUT COMMISSAIRE,

« La France, la Grande-Bretagne et la Russie ayant réclamé par votre note d’aujourd’hui l’abdication de S. M. le roi Constantin et la désignation de son successeur, le soussigné, président du Conseil des ministres, ministre des Affaires étrangères, a l’honneur de porter à la connaissance de Votre Excellence que S. M. le Roi, soucieux comme toujours du seul intérêt de la Grèce, a décidé de quitter avec le Prince royal le pays et désigne pour son successeur le prince Alexandre.

« Veuillez agréer, Monsieur le Haut Commissaire, les assurances de ma haute considération.

« ZAÏMIS. »


LE DEPART

Constantin avait cédé, — faute de pouvoir faire autrement. Le but principal était d’ores et déjà atteint. Mais il s’en fallait que tout fût terminé. Le Roi, s’il avait abdiqué, n’était pas partis Une vive effervescence se produisait dans la capitale ; des bandes de manifestans massés devant le Palais prétendaient s’opposer au départ du souverain.

Il fallait couper court à ces manifestations, assurer dans le plus bref délai l’embarquement du Roi, préparer le retour de M. Venizelos, rétablir entre le peuple hellénique et l’Entente des relations cordiales et confiantes de manière à parfaire sans incident, sans effusion de sang, ce qui avait été si bien commencé. C’est à quoi M. Jonnart allait activement s’employer.

Le 12 juin, à neuf heures du matin, M. Zaïmis, président du Conseil, remettait à M. Jonnart, Haut Commissaire des Puissances protectrices, la réponse officielle du gouvernement grec, acceptant dans le délai de vingt-quatre heures prévu toutes les demandes des Alliés. M. Jonnart profite aussitôt des dispositions conciliantes de M. Zaïmis pour régler avec lui la délicate question du débarquement de nos troupes au Pirée. L’abdication de Constantin est dès maintenant chose acquise ; on ne saurait prétendre qu’elle a été obtenue par une pression militaire trop directe : les objections formulées contre le débarquement se trouvent, par cela même, supprimées. Le Haut Commissaire informe M. Zaïmis de la nécessité absolue où nous sommes de mettre à terre nos soldats, retenus depuis deux jours déjà à bord des transports. Il exprime le désir que ce débarquement s’opère en complet accord avec le gouvernement grec. Afin de bien établir cet accord aux yeux de tous, il demande qu’un officier de l’état-major grec soit placé à la disposition du commandement français.

M. Jonnart remet une note en ce sens à M. Zaïmis : la voici, telle qu’elle fut publiée le soir même dans les journaux locaux :

« Vous avez bien voulu, dit cette note, prendre en considération les raisons qui ne me permettent pas de retenir plus longtemps, sur les navires qui les ont amenées, les troupes que mon gouvernement a mises à ma disposition.

« Je suis en effet dans l’obligation de les faire débarquer.

« Un examen attentif de la question m’a conduit à écarter tout projet de débarquement, où dans la baie d’Eleusis, soit à Salamine.

« C’est au Pirée que cette opération pourra être réalisée de la manière la plus pratique.

« J’ajoute que nos troupes y trouveront les conditions d’installation les plus favorables, jusqu’au jour prochain où elles pourront regagner le front macédonien pour y continuer vaillamment la lutte contre les ennemis héréditaires de la Grèce : les Bulgares et les Turcs.

« Aujourd’hui, après les communications que vous avez bien voulu me faire, nos soldats seront heureux de fraterniser avec les populations helléniques.

« Quand ils rallieront leur poste de combat, fiers d’avoir pacifiquement coopéré à l’unité de la Grèce, ils emporteront, j’en suis sûr, de leur court séjour sur le sol glorieux de l’Attique, un souvenir attendri et reconnaissant. »

Le débarquement commence aussitôt : il s’opère dans les conditions les meilleures.

Vers midi, le lieutenant-colonel Antoniadis, de l’état-major hellénique, accompagné d’un officier du contrôle allié, s’était rendu au Pirée pour préparer les cantonnemens. Vers deux heures, une brigade française (40e et 58e régimens d’infanterie) débarque près du pavillon royal sur le quai de Miaoulis. La garde grecque, qui se trouvait au Pirée, rentre aussitôt à Athènes. L’orphelinat et le théâtre municipal sont occupés par nos troupes, ainsi que l’Hôtel de Ville, où s’installent les états-majors. Une compagnie prend son cantonnement à la place Thémistocle. Le débarquement des autres unités continue : le 4° régiment russe, un groupe d’artillerie français. Ces troupes s’établissent en arc de cercle autour de la ville. Quinze cents hommes environ s’avancent jusqu’aux prisons de Syngros et aux casernes de Rouf sur la route d’Athènes. Une seconde colonne, forte de huit cents hommes environ, prend le boulevard Syngros et s’arrête à l’église du Sauveur.

Nos soldats reçoivent partout le meilleur accueil. Partout la foule se presse pour les voir défiler. « Ces hommes à l’aspect énergique, au visage bronzé, ont tous une superbe allure, écrit un journal d’Athènes. Certains d’entre eux portent accrochés à leurs sacs des casques à pointe allemands, glorieusement conquis dans les batailles. Nul doute que le camp français du Pirée ne devienne rapidement la promenade favorite des Athéniens ! »

Cette épineuse question, qui préoccupait beaucoup M. Jonnart, se trouve donc réglée. Il s’agit maintenant d’assurer dans le plus bref délai le départ de Constantin.

C’est le 11, vers cinq heures après-midi, que la nouvelle de l’abdication du Roi commence à se répandre dans la capitale. Beaucoup de boutiques ferment aussitôt ; des rassemblemens se forment ; à tous les carrefours, la nouvelle est commentée, discutée ; une foule nombreuse se rassemble devant le palais royal. Dans la soirée, pendant la nuit, plusieurs délégations sont reçues par Constantin au palais royal. Une réunion se tient au Cercle militaire et ne prend fin que vers deux heures du matin. Les esprits y sont très échauffés, affirment les journaux locaux (le Progrès d’Athènes, 13 juin). Après une longue discussion entre civils et militaires, on décide que la population de la capitale sera convoquée au son des cloches, afin d’empêcher par tous les moyens le départ du Roi.

Le lendemain matin, la foule n’a fait qu’augmenter. Une proclamation du Roi annonçant son abdication et son départ est affichée dans les principales rues. On se presse pour la lire. La grande place de la Constitution, devant le palais royal, est grouillante de monde ; les épistrates y dominent ; on parle, on crie, on gesticule. Les esprits se montent, les manifestans s’excitent : les voitures qui emmèneront le Roi devant nécessairement passer par cette place, on décide de les arrêter.

Vers onze heures du matin, arrive le Métropolite, qui se rend au palais pour la prestation de serment du prince Alexandre. La foule se porte instinctivement vers lui et l’empêche de passer : même, on brise les vitres de sa voiture. Le Métropolite est obligé de rebrousser chemin, de faire un long détour et d’entrer au palais par une porte de service. M. Stratos, qui avait assisté la veille au Conseil de la Couronne, est aperçu par des manifestans : il est aussitôt entouré, injurié et quelque peu houspillé. On lui reproche violemment de s’être déclaré la veille pour le départ du Roi. Il essaie de prononcer un discours pour se défendre, mais on ne le laisse pas parler.

Sans prendre au tragique ces manifestations, il importe cependant d’en tenir compte, et surtout de ne pas les laisser grossir sous peine de fâcheux incidens. Le roi Constantin, la reine Sophie, n’avaient rien épargné pour se rendre populaires dans la capitale. Faveurs de toutes sortes, distributions en argent et en nature, au moment le plus critique du blocus, sans parler des dizaines de millions dépensés trente mois durant par la propagande allemande, avaient servi à constituer une nombreuse clientèle de royalistes dévoués. Il y a là, tout préparé, le noyau d’un soulèvement.

M. Jonnart s’est, dès la veille au soir, transporté de Keratsini au Pirée sur Le Bruix pour être tenu, heure par heure, au courant de tout. Il décide d’agir sans retard. Dès le matin, il envoie M. Robert David auprès de M. Zaïmis pour lui demander de presser le plus possible le départ du Roi et de faire dégager par la police les abords du palais. Vers deux heures et demie, deuxième visite de M. Robert David, qui a l’ordre de tenir un langage énergique. Il insiste à nouveau pour que la foule soit écartée. Si la police ne dispose pas de moyens suffisans, le Haut Commissaire est prêt à envoyer du Pirée quelques compagnies de mitrailleuses.

M. Zaïmis assure qu’il fera tout le nécessaire et que le Roi dans quelques heures aura quitté le palais.

Le départ a lieu en effet vers cinq heures. M. Helleu, secrétaire à la légation de France, en apporte la nouvelle à M. Jonnart. La foule a été avisée des résolutions irréductibles du Haut Commissaire : elle se débande en partie. Pour dépister ceux qui restent, on a usé du stratagème classique. Quelques voitures vides, aux stores baissés, ont quitté le palais dans la direction du Zappeion. Les manifestans se portent immédiatement de ce côté. Pendant ce temps, les automobiles royales sortent du côté opposé et gagnent le boulevard de l’Université. Dans la première se trouvent le roi Constantin, la reine Sophie, le Diadaque et les princesses Hélène et Irène. Les aides de camp du Roi, MM. Paparigopoulos et Lévidis, suivent dans une autre. La petite princesse Catherine est avec sa gouvernante dans une automobile escortée par une voiture où se trouve un général du palais.

Par la route de Décélie, la famille royale se rend à Tatoï, résidence d’été du Roi, située à soixante kilomètres au Nord, non loin de l’endroit où s’élevait la citadelle lacédémonienne de Décélie qui joua un grand rôle dans les guerres helléniques. Le Roi possède là deux villas entourées de beaux jardins d’où l’on jouit d’une admirable vue sur la plaine d’Athènes et sur la mer. Le navire anglais, offert tout d’abord par sir Francis Eliott, n’est pas arrivé. M. Jonnart compte mettre deux contre-torpilleurs français à la disposition du Roi, qui pourra s’embarquer dans le port voisin d’Oropos, sur le canal de l’Eubée. Mais Constantin exprime le désir de partir sur un bateau grec. Il aurait dit, assure-t-on : « J’aime encore mieux souffrir des punaises que recourir à des bateaux français. » Qu’à cela ne tienne : la traversée s’accomplira sur l’ancien yacht royal Sphactérie, qui sera escorté par deux de nos contre-torpilleurs.

Constantin avait fait savoir par l’intermédiaire de M. Zaïmis qu’il ne lui serait pas possible de s’embarquer le jour suivant : M. Jonnart répond qu’en aucun cas le départ ne pourra être reculé au-delà du 14 juin à midi. Le Roi ayant exprimé le désir de se retirer en Suisse, les Puissances protectrices déclarent qu’elles n’y voient pas d’inconvénient.

Le capitaine de frégate Clergeau, notre attaché naval en Grèce, est chargé par le Haut Commissaire d’assister à l’embarquement du Roi et de l’escorter jusqu’à son arrivée dans un port italien. Il part pour Oropos avec les deux contre-torpilleurs d’escorte, le Protée et le Faulx. Le lieutenant de Cazotte, de notre mission navale, l’accompagne. Aussitôt arrivé, il se met en rapport avec M. Theotokis, maréchal de la Cour, chambellan de la Heine, et les colonels Sotiris et Manos, de la maison du Roi. La famille royale s’embarquera le lendemain 14 juin à onze heures du matin.

Deux heures avant, le commandant Clergeau règle avec l’amiral Damianos, commandant le yacht royal, tous les détails de la traversée. Il avait été décidé d’abord que le Roi ferait escale à Corfou et y attendrait d’être fixé sur sa destination. Mais cet arrêt est supprimé. Le roi se rendra directement dans un port italien, et de là il gagnera la Suisse. Le port choisi est Villa di San Giovanni, en face de Messine. Sur la demande de M. Zaïmis, le gouvernement allemand, par l’intermédiaire de l’ambassade d’Espagne à Paris, sera informé de la date du départ ainsi que de l’itinéraire, afin d’éviter les attaques des sous-marins.

A l’heure fixée, la famille royale arrive à Oropos. Une centaine de personnes de la haute société d’Athènes sont venues prendre congé du souverain. Constantin, la reine Sophie, le Diadoque, le prince Paul et les trois princesses Hélène, Irène et Catherine prennent place sur la chaloupe à vapeur qui les conduit à bord du Sphactérie. Le roi Alexandre, le prince Christophore accompagnent leur père jusqu’à bord. Le Spetse, un petit bateau grec, transporte les personnes de la suite et les bagages.

A midi vingt, les deux navires escortés des torpilleurs lèvent l’ancre. Ils traversent pendant la nuit le canal de Corinthe. Au petit jour, se lève une brise assez forte qui fait rouler le yacht royal. A midi, l’amiral grec informe par signaux le commandant Clergeau qu’il va relâcher dans l’île Oxia. Un aide de camp vient aussitôt informer le commandant que le Roi, pour éviter le roulis, désire remonter la côte, passer entre Corfou et la terre et gagner ensuite le cap Santa Maria di Luca, et le détroit de Messine. Mais l’amiral aurait besoin pour cela de cinquante tonnes de charbon et de trente tonnes d’eau. Le Roi voudrait aussi que Berlin fût avisé par télégramme du changement d’itinéraire.

Le commandant Clergeau fait immédiatement observer à l’aide de camp que l’amiral français commandant en chef notre escadre, à supposer qu’il dispose sur le moment d’un charbonnier, ne pourrait pas l’envoyer avant vingt-quatre heures. Si la brise, au lieu d’être locale, souffle dans toute la Méditerranée, on aura la mer par le travers pour aller de Santa Maria di Luca à Spartivento. Par conséquent, pour éviter le léger roulis qui incommode les princesses, on risque une mauvaise traversée pendant ce dernier trajet. Il est en outre impossible de franchir la passe Nord de Corfou interdite à la navigation à cause des mines mouillées par les Allemands. Enfin, et ceci est l’argument décisif, les torpilleurs français, pas plus d’ailleurs que les bateaux grecs, ne seraient en sécurité, la nuit suivante, à Oxia. Si un sous-marin ennemi s’approchait, il pourrait fort bien, faute de les avoir reconnus, torpiller les navires royaux.

De tels argumens étaient sans réplique. Quelques instans après, l’aide de camp revient et déclare que le Roi se rend à ces raisons, que le départ aura lieu vers huit heures du soir et qu’on fera route directement vers le détroit de Messine.

Le commandant Clergeau ayant demandé le nom des personnes composant la suite royale, la liste officielle lui en est remise.

Font partie de la suite du Roi : le colonel C. Levidis ; capitaine de vaisseau E. Papparigopoulos ; lieutenant-colonel Manos ; médecin-major Anastasopoulos ; M. Streit.

Suite de la Reine : maréchal de la Cour J. Theotokis ; Mlle A Contostavlos.

Suite du Prince royal : lieutenant d’infanterie D. Levidis.

Le 17 juin, à neuf heures trente, le convoi royal mouille à Villa di San Giovanni. De là, le Roi et sa famille gagnent la Suisse par un train spécial.

A peine Constantin a-t-il quitté le sol hellénique, que M. Jonnart adresse la proclamation suivante au peuple pour annoncer la levée immédiate du blocus, le rétablissement des relations cordiales entre les Puissances protectrices et la Grèce, la restauration prochaine de l’unité nationale :


Au Peuple hellène.

« La France, la Grande-Bretagne et la Russie ont voulu l’indépendance, la grandeur et la prospérité de la Grèce.

« Elles entendent défendre le noble pays qu’elles ont libéré contre les efforts réunis des Turcs, des Bulgares et des Allemands.

« Elles sont ici pour déjouer les manœuvres des ennemis héréditaires du royaume.

« Elles veulent mettre fin aux violations répétées de la Constitution et des Traités, aux déplorables intrigues qui ont abouti au massacre des soldats des pays amis.

« Berlin commandait hier à Athènes et conduisait graduellement le peuple sous le joug Bulgare-Allemand.

« Nous avons résolu de rétablir la vérité constitutionnelle et l’unité de la Grèce.

« Les Puissances garantes ont en conséquence demandé au roi Constantin d’abdiquer.

« Elles ne prétendent pas toucher à la Royauté constitutionnelle. Elles n’ont d’autre ambition que d’assurer le fonctionnement régulier de la Constitution à laquelle le roi Georges, de glorieuse mémoire, avait toujours été scrupuleusement fidèle et que le roi Constantin a cessé de respecter.


HELLENES !

« L’heure de la réconciliation est venue. Vos destinées sont étroitement associées à celles des, Puissances garantes. Votre idéal est le même, vos espérances sont les mêmes.

« Nous faisons appel à votre sagesse et à votre patriotisme.

« Aujourd’hui le blocus est levé. Toute représaille contre les Grecs, à quelque parti qu’ils appartiennent, sera impitoyablement réprimée.

« Aucune atteinte à l’ordre public ne sera tolérée.

« Les biens et la liberté de chacun seront sauvegardés.

« C’est une ère nouvelle de paix et de travail qui va s’ouvrir devant vous.

« Sachez que, respectueuses de la Souveraineté nationale, les Puissances protectrices n’ont nullement l’intention d’imposer au peuple grec la mobilisation générale.

« Vive la Grève unie, grande et libre ! « Au nom de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie,

« Le Haut Commissaire des Puissances protectrices,

« JONNART. »


Dès la veille, M. Jonnart s’est préoccupé de faire rechercher à Athènes et au Pirée, tous les stocks de blé et de farine disponibles : ils seront achetés par nos soins et distribués aux plus nécessiteux. Ordre est envoyé par radiotélégramme aux navires chargés de vivres, de rallier au plus vite les ports grecs. Une note à ce sujet, communiquée à la presse, produit la meilleure impression.

Constantin est parti, l’ordre n’a pas cessé de régner dans la capitale, nos troupes n’ont pas eu intervenir. Voilà donc la première partie de la difficile mission brillamment remplie. Tout a marché on ne peut mieux ; le plan avait été judicieusement conçu ; l’exécution a été parfaite.

L’action simultanée de nos forces sur ces trois points vitaux, — Thessalie, isthme de Corinthe, Athènes, — supprimait toute possibilité de résistance. L’extrême rapidité avec laquelle a agi M. Jonnart a été un des élémens essentiels du succès. Par suite des indiscrétions commises, son intervention était attendue, mais beaucoup plus tard. L’entourage du Roi, le Roi lui-même n’imaginaient pas qu’il pût aller si vite en besogne. Comment supposer qu’il ne resterait que deux jours à Salonique, qu’un temps si court lui suffirait pour mettre sur pied un plan d’action très compliqué, comportant une coopération minutieusement réglée de la marine et de l’armée de terre ? L’Entente jusqu’ici n’avait pas accoutumé Constantin à des décisions aussi promptes : elle ne comptait point par jours, mais par semaines ou par mois !

Constantin comptait en outre sur les retards, les hésitations, qui, une fois de plus, rendraient inopérante la décision des Alliés. Des fluctuations faillirent en effet se produire. L’histoire impartiale fera plus tard la pleine lumière sur les graves difficultés dont le Haut Commissaire dut triompher à force d’énergie et d’esprit de décision. La veille même de l’exécution, des voix murmuraient, susurraient à ses oreilles des conseils de -compromis : il ne les écouta point. Décidé à remplir sa mission coûte que coûte, il coupa court à toutes les hésitations, et mit tout le monde en présence du fait accompli.

Les broyeurs de noir avaient annoncé que le peuple d’Athènes se soulèverait comme un seul homme si l’on essayait de toucher au Roi. Or le peuple ne bougea pas. Même les partisans les plus dévoués du Roi, cette clientèle personnelle que Constantin et la reine Sophie s’étaient constituée par leurs largesses, ces épistrates embrigadés pour soutenir la politique personnelle du souverain, tout ce monde se résigna immédiatement à l’inévitable. Ils sentirent tous, — et le mot d’ordre venait d’en haut, — qu’on était, cette fois, en présence d’une force supérieure qui briserait impitoyablement toute résistance.

Pour l’ensemble du pays d’ailleurs, la solution intervenue, quelque radicale qu’elle pût paraître, marquait la fin d’un véritable cauchemar. La situation si troublée, si confuse, redevenait claire. Depuis des mois et des mois, la Grèce étouffait sous l’inimitié des Alliés qui bloquaient ses ports, arrêtaient ses bateaux, rationnaient ses vivres. Elle se demandait chaque jour quelle nouvelle exigence apporterait le lendemain. C’est que la Grèce, maritime et commerçante avant tout, ne saurait vivre dans un état d’hostilité prolongée avec les grandes Puissances maîtresses de la mer. Dans ce pays si intelligent où les esprits déliés et subtils saisissent si rapidement les choses, la plupart se rendaient bien compte que cette situation ne pouvait pas indéfiniment se prolonger. Il fallait en sortir d’une manière ou d’une autre. L’ultimatum de M. Jonnart dénouait cette crise. La vie redevenait normale. On pourrait maintenant se remettre à travailler. Ce sentiment fut pour beaucoup dans l’apaisement et la détente qui se produisirent aussitôt.

Cependant M. Jonnart recevait des télégrammes de Paris lui apportant les chaleureuses félicitations du gouvernement français. M. Ribot, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, faisait à ce sujet une déclaration à la Chambre qui votait l’affichage de son discours.


RAYMOND RECOULY.

  1. Voir dans la Revue du 1er mars 1917 : « Les Événemens d’Athènes des 1er et 2 décembre 1916, » par M. Léon Maccas.