La Mission Marchand (Congo-Nil)/05
CHAPITRE V
DE l’OUBANGHI AUX PASSES DE BAGUESSÉ.
La mission était arrivée au poste avancé d’Abira au confluent de l’Oubanghi et du fleuve M’Bomou.
Malgré les fatigues endurées dans la brousse, les durs yaux de jalonnement du chemin, malgré les alertes incessantes causées par les Noirs, la santé générale était bonne.
Quant au moral il était excellent.
Tout le matériel se trouvait rassemblé à Abira, sans avaries.
Partout régnait la confiance.
Seul, le chef demeurait songeur.
C’est qu’il était seul à savoir que les efforts déployés jusqu’à ce moment pour le transport, tantôt par terre, tantôt par eau, de plus de six mille charges de vivres et d’approvisionnement de toute espèce, étaient bien peu de chose auprès des trésors d’énergie qu’il faudrait dépenser désormais.
En avant de la mission s’étendait un pays entrecoupé de marécages.
La vase, l’humidité, voilà les véritables ennemis de l’Européen en Afrique. Des nappes d’eau bourbeuse le soleil pompe des vapeurs pestilentielles. La température est étouffante ; les mouches harcèlent le voyageur, l’empêchent de prendre un instant de repos.
De plus, pour traverser les contrées où l’on allait s’engager il ne fallait compter que sur ses propres ressources.
C’était seulement au moyen des vivres de réserve entassés dans les chalands que, pendant ce voyage, dont la durée pouvait être longue, l’on devait espérer soutenir les forces des soldats et des porteurs.
Sur les rives du Haut-Oubanghi et du Bas-M’Bomou, la seule viande offerte par les populations riveraines est de la chair humaine !
Et Marchand, contraint d’adopter la route du Sud, prenait ses dispositions pour ménager l’existence de ses tirailleurs, de ses porteurs et pagayeurs.
Les officiers, avec une faible escorte et des pirogues, explorèrent le cours inférieur du M’ Bomou et en relevèrent la topographie.
Tandis que cette utile besogne préparatoire s’accomplissait, Marchand ne restait pas inactif.
Il faisait rayonner autour d’Abira de fréquentes excursions qu’il guidait souvent lui-même.
Vingt jours s’écoulèrent.
Les officiers revinrent les uns après les autres, ayant relevé, en ce court espace de temps, la topographie complète du bief inférieur de la rivière M’ Bomou.
Leurs constatations n’étaient pas encourageantes.
Ils avaient compté sur le cours du Bas-M’Bomou trente barrages.
Le cours capricieux de la rivière était coupé par trente cascades.
Trente échelons à gravir par toute la flottille, pour arriver enfin à un bief navigable et tranquille s’étendant à perte de vue.
Du reste, il n’y avait pas à hésiter ; le M’Bomou était la seule route qu’il fût possible de suivre.
Sur les deux rives, en effet, jaillissait du terrain détrempé l’infranchissable barrière de la forêt, profonde, impénétrable, penchant, sur les eaux du fleuve, ses inextricables broussailles.
La marche à travers le fourré eût été absolument impossible.
Il fallait donc renoncer à la voie de terre.
Le commandant fractionna sa troupe en trois parties inégales.
L’une, de beaucoup la plus faible, fut placée sous les ordres du capitaine Baratier.
Celui-ci, avec ses hommes et trois pirogues, devait franchir les passages difficiles aussi rapidement que possible.
Il atteindrait les eaux libres, signalées au delà des chutes, et entreprendrait de jalonner le M’Bomou supérieur.
Il devait continuer sa route aussi longtemps que le cours d’eau serait navigable.
Alors seulement, il se rejetterait dans l’un des affluents de la rive droite et s’avancerait le plus loin qu’il le pourrait dans la direction du Bahr el-Ghazal.
Une seconde fraction, dirigée par Marchand lui-même et le capitaine Mangin, suivrait en pirogue jusqu’au point précis (Baguessé) où les rapides prenaient fin.
Enfin le troisième groupe, commandé par le capitaine Germain, le lieutenant de vaisseau Morin et le lieutenant Gouly, (ces deux derniers ne devaient jamais revoir leur patrie), fut chargé de faire franchir les barrages à la flottille.
C’est cette dernière troupe que nous allons suivre.
Pendant quelques jours, la navigation fut aisée.
On franchit assez rapidement les premiers barrages.
Les rives du fleuve, formées de terrain solide, permettaient de hisser à terre les chalands, vapeurs et pirogues.
Sur le sol résistant, dans une éclaircie de quelques centaines de mètres de longueur, gagnée à la hache dans le taillis bordant les berges, les équipes de porteurs, s’attelant aux embarcations de la flottille, Les faisaient glisser sur cette sorte d’écluse à sec.
Il était inutile de démonter les chalands.
Les charges restaient arrimées, et le trajet s’accomplissait sans perte de temps appréciable.
Mais bientôt Les difficultés hérissèrent le chemin.
Les barrages se rapprochèrent, le sol devint spongieux.
Les berges vaseuses, presque fluentes, dans lesquelles les travailleurs enfonçaient jusqu’aux genoux, nécessitèrent la construction de véritables travaux d’art.
Il fallait, à l’aide de la dynamite, abattre de gros arbres ; les amener au bord de l’eau, les utiliser comme des cales sur lesquelles on tirait, à force de bras, les chalands préalablement déchargés, C’était un travail effroyable.
Les charges, portées à dos d’homme, restaient à la garde de quelques tirailleurs, tandis que, suivant la voie latérale au fleuve, les embarcations, poussées sur des rouleaux de troncs d’arbres, grossièrement façonnés à la hache, contournaient lentement les barrages.
Il fallait des précautions infinies, un temps effroyablement long pour gagner ainsi quelques kilomètres.
Il y eut des jours où l’on ne progressa que de dix-sept cents mètres.
Puis après, un bief libre de la rivière se présentait. On remettait la flottille à l’eau. Un nouveau barrage se présentait après quelques heures de navigation ; et il fallait recommencer le déchargement, la marche éreintante dans les fourrés. Et ainsi de suite.
Afin de faciliter les mouvements d’ensemble, l’adjudant de Prat forma une équipe de chanteurs.
Ceux-ci, à tour de rôle, donnaient la mesure aux hommes qui tiraient sur les chalands ou sur les pirogues.
Et les échos de la forêt sombre, qui étendait de chaque côté de l’eau son impénétrable rideau de verdure, retentissaient de chœurs pittoresques :
— En voilà un !
— Le joli un !
— À un s’en va !
— Hardi là !
— À un s’en va s’en aller !
— Ohé !
Les noirs, amusés par la chanson, tiraient en cadence sur les cordes.
Parfois, quand se présentait une bande de terrain dénudé où la traction pouvait être activée, le clairon sonnait une charge, et les nègres, sans s’inquiéter de la vase qui leur montait aux cuisses, ni des insectes sanguinaires, allaient de l’avant, barbotant dans la boue infecte d’où s’échappaient des miasmes délétères.
La bonne humeur des soldats les gagnait et, avec leur accent enfantin, ils braillaient faux mais de bon cœur :
— Y a la goutte à boï la hiaut !
— Y a la goutte à boï !
Pour certains barrages, les officiers furent obligés de construire des cales sur pilotis, labeur de géants. On devait affermir le sol presque liquide avec des fascines.
Sans cela, sous le poids des charges, les rouleaux se fussent enlisés.
Et plus la flottille avançait, plus le terrain devenait bourbeux. Avec cela, la chaleur était suffocante, à peine pouvait-on exiger des hommes deux heures de travail consécutif.
Le lieutenant de vaisseau Morin, en particulier, était très éprouvé par la fièvre bilieuse hématurique.
Grelottant, claquant des dents, il dirigeait quand même les opérations, mais il était sombre.
Un mois de travail acharné, de luttes contre la nature rebelle, contre le climat torride, un mois entier passé à se nourrir de légumes secs et de conserves, et cette poignée de vaillants n’avait encore pu parcourir que cent cinquante kilomètres, cinq kilomètres par jour en moyenne !
La lenteur de la marche, les difficultés à vaincre n’avaient point abattu leur énergie, n’avaient point abattu leur gaîté.
Mais devant le terrible mal qui touchait le lieutenant de vaisseau Morin, une crainte vague les saisit. Allaient-ils être décimés par le fléau des bois, par la fièvre pernicieuse ?
Le vaillant marin comprit ce qui se passait dans l’esprit de ses compagnons.
Avec un courage stoïque, il dompta la maladie et, se bourrant de quinine, il parvint à rester à son poste.
Le M’Bomou semblait d’ailleurs se dégager d’obstacles.
La route se montrait plus libre. La flottille pouvait naviguer et, tout en gagnant du terrain, les hommes se reposaient.
Sur l’eau, bienfait inappréciable, les moustiques étaient moins incommodes.
On dépassa le village de Uanao, dont les cases apparurent un instant sur la rive droite du fleuve, au milieu d’une clairière. En ce point, on dût échanger quelques coups de fusil avec Les habitants hostiles.
À deux kilomètres en amont du point où venait de se produire l’escarmouche, le fleuve faisait un coude brusque, et, le tournant franchi, la flottille était arrêtée par un barrage monstre.
L’eau bouillonnait tumultueusement et le courant était si violent qu’il fallut stopper à huit cents mètres en contre-bas de l’obstacle.
Pour comble de malheur, la rive gauche était totalement inabordable.
De larges flaques d’eau y rendaient impossible le transport des chalands et des charges.
Il fallait donc opter pour la rive droite ; on fit une reconnaissance de ce côté. En amont de la chute, le sol n’était point mauvais.
Mais, presque à hauteur du barrage, un cours d’eau ou plutôt un bras formé par les remous du fleuve, s’étendait en travers du passage sur deux cents mètres de large environ.
Impossible de le traverser avec les embarcations.
Sur presque toute sa largeur ce canal avait une profondeur insignifiante ; un chenal avec sept à huit mètres d’eau serpentait en son milieu.
— Messieurs, dit gaiement le lieutenant de vaisseau Morin, voilà le moment de nous distinguer. Il y a un pont à construire. Deux ou trois jours au moins sont nécessaires.
Il ne fallait pas songer en effet à contourner le canal. Le malencontreux cours d’eau s’enfonçait à plusieurs kilomètres dans l’intérieur de la forêt.
On se mit à l’œuvre.
Une sonnette rudimentaire fut montée pour le battage des pilotis.
Pour cela, on croisa trois branches moyennes, on accrocha, au sommet de ce trépied une poulie et l’on suspendit à l’une des extrémités de la corde, un gros caillou, remplissant l’office de mouton.
En moins de deux jours, les rangées de pilotis étaient prêtes à recevoir la charpente de l’estacade.
Pendant que les ouvriers travaillaient avec une ardeur fébrile, — tout le monde avait hâte d’arriver au plus vite à la route libre, — les officiers faisaient de fréquentes battues aux alentours.
La rencontre des naturels de Uanâo n’était pas sans leur laisser quelque inquiétude, mais rien ne parut devoir justifier leurs appréhensions.
À la fin du troisième jour, le plancher et le pont rustique reliaient les deux rives de la nappe liquide. On décida de passer le lendemain.
Toute la nuit les sentinelles veillèrent. — Les petits postes furent sur leurs gardes.
Une brume épaisse s’était élevée et réduisait à quelques mètres le rayon visuel.
La nuit toutefois se passa sans alerte. Aucun bruit insolite ne troubla la tranquillité sinistre de cette solitude
Dès l’aube, le ralliement fut sonné, les postes se replièrent, et l’on se mit en devoir de commencer le passage des chalands.
Un des bateaux plats d’acier prit la tête de la colonne.
Sous la conduite du lieutenant Morin, les porteurs se mirent en branle et l’opération parut devoir marcher sans encombre. Mais, à l’instant où l’avant du chaland s’engageait sur le pont jeté au-dessus du chenal, un craquement se fit entendre ; bateau, porteurs et cargaison s’effondrèrent dans l’eau avec le plancher.
Un cri de rage s’éleva sur la rive.
Les tirailleurs venaient de voir, s’élançant des buissons avoisinant le canal, une douzaine de pirogues chargées de noirs, qui forçaient de rames pour atteindre les porteurs se débattant dans l’eau.
Mais la surprise dure peu.
Une pluie de projectiles s’abat sur les assaillants, en démonte un certain nombre.
Devant cette réception vigoureuse, ils n’insistent pas et effectuent une retraite précipitée.
L’alerte passée, le lieutenant Morin veut se rendre compte de ce qui est arrivé.
Mais à peine a-t-il regardé qu’il pousse un juron énergique.
— Les coquins ! s’écrie-t-il, ils ont scié les pilotis à fleur d’eau !
Poursuivant son examen, il s’aperçoit également que les troncs d’arbre formant tablier ont été détachés de la tête des pieux.
C’est évidemment le travail des noirs de Uanâo. Ils ont espéré, à la faveur du désordre, arrêter les Français et les massacrer.
Profitant du brouillard nocturne, ils se sont glissés jusqu’à l’estacade ; ils ont pu hacher charpentes et liens.
Immédiatement on se remet à l’œuvre, on répare le pont à l’aide des deux sonnettes installées naguère pour le battage des pieux ; le chaland est remonté sur l’estacade. En quelques heures, sous l’habile direction de Morin, le pont est rétabli.
Mais le brave officier, qui n’a voulu confier à aucun autre le soin de diriger cette opération, se sent à bout de forces ; il doit se coucher dans une des pirogues, terrassé par un accès de l’horrible fièvre.
Pour comble de malheur, quand on cherche la quinine, seul remède efficace en pareil cas, on ne la retrouve point.
La caisse de pharmacie se trouvait dans le chaland ; précipitée du pont, elle a dû rouler dans le fleuve. Au milieu du désarroi produit par l’attaque des nègres, on ne s’en est pas aperçu.
Maintenant, les compagnons de Morin assistent impuissants à son agonie.
Le mal empire rapidement. Le délire s’est emparé du malheureux officier.
Tous, le cœur serré, comprennent avec effroi que c’est la fin, et ils éprouvent une douleur d’autant plus poignante qu’ils n’ont aucun moyen de combattre la bilieuse.
Des porteurs cherchent des simples. On en fait boire des infusions à l’officier ; mais la température du fiévreux augmente toujours.
— À boire !… À boire !… bégaie-t-il sans cesse, la voix étranglée, l’œil hagard… Je brûle ! Je brûle.
Ses mains se crispent sur son estomac.
Et, se redressant soudain, le regard perdu :
— L’Anglais… l’Anglais… Il est là, là… Je le vois… Il vient… Le voilà tout près… Attention… à deux cents mètres… feu !… feu !… feu !
Puis il se renverse en arrière haletant, ruisselant de sueur.
Ses amis soutiennent le moribond.
Il se calme tout à coup, ses yeux fixent tour à tour ceux qui sont près de lui, il leur tend ses mains tremblantes, et d’une voix éteinte, à peine un souffle entrecoupé de spasmes :
— Vous reverrez la France, vous… Germain… mes parents… adresse… portefeuille… Dites-leur… Lieutenant… Morin… Mort !… Mort !… pour la… pour la…
Il ne peut prononcer le nom de la patrie. Sa voix s’étrangle dans sa gorge… Il a un râle profond, suprême… C’est fini.
Le lieutenant de vaisseau Morin n’est plus.
Le martyrologe de l’exploration africaine compte une victime de plus.
Les officiers, l’adjudant, les sergents pleurent, silencieux, ne trouvant pas une parole en face de cette mort affreuse.
Tous restent atterrés devant l’événement fatal qui les sépare d’un compagnon aimé.
Mais les heures sont brèves. La tâche à accomplir ne permet pas même les longs regrets.
Il faut songer à marcher en avant.
Il faut encore lutter, afin d’atteindre le but rêvé.
Sous la voûte des arbres, au bord du fleuve, une fosse est creusée.
Le corps de Morin, religieusement enveloppé dans les plis d’un pavillon, aux couleurs de cette France à laquelle il a donné sa vie, est déposé dans son dernier lit par ses compagnons d’armes.
Les honneurs militaires lui sont rendus.
Une croix faite de deux branches marque la place où repose le vaillant.
Puis, tous, avec un serrement de cœur s’éloignent de celui qui dort de l’éternel sommeil.
Il n’y a pas eu de discours, mais des sanglots ont secoué ces soldats.
Le capitaine Germain a prononcé la seule parole qui ait retenti au-dessus de cette tombe.
Et cette parole est tombée, cri d’héroïsme et d’abnégation, dans le silence troublant de la futaie.
Germain a dit doucement :
— Adieu, Morin… et peut-être bientôt : Au revoir !