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XVI

ÉPILOGUE.


Trente ans environ après les événemens qui ont fait l’objet de ce récit, une petite caravane suivait le chemin qui conduisait de l’hospice du Lautaret au village du Bout-du-Monde.

On était en automne, saison souvent orageuse dans les Alpes françaises, et le ciel était chargé de nuages. Un vent glacial, sans être violent, s’engouffrait dans les défilés et forçait les voyageurs à prendre quelques précautions contre le froid. La neige, qui en été couvrait seulement certains sommets, blanchissait maintenant la chaîne entière et menaçait d’envahir bientôt les régions inférieures. Rien n’égayait plus le paysage ; les vallées étaient sans verdure, sans troupeaux et sans habitans ; le soleil lui-même ne vivifiait plus par sa présence cette nature sauvage, abandonnée précocement aux ravages de l’hiver.

Une litière ou chaise couverte, portée par deux mulets, s’avançait d’abord ; elle paraissait renfermer une personne malade, à en juger par la lenteur de la marche et les précautions que l’on prenait d’éviter les cahots. Une espèce de muletier, en costume du pays, dirigeait les bêtes de somme et les animait par momens de la voix et du fouet ; du reste, cet homme était un guide à gages, étranger aux personnes qu’il accompagnait. Enfin, un jeune homme de figure noble et régulière venait le dernier, à cheval, enveloppé dans un ample manteau. Il s’approchait de temps en temps de la litière, et adressait des paroles d’encouragement à la personne que cachaient d’épais rideaux. D’autres fois, il gourmandait le conducteur lorsqu’un faux pas des chevaux ou un coup de fouet donné trop brusquement avait imprimé au brancard une forte secousse. Toutes ses pensées, toutes ses attentions étaient pour son compagnon invisible, dont la voix douce, sortant par intervalles des profondeurs de la litière, exprimait la douleur et la faiblesse.

Le jeune cavalier avait des manières distinguées ; lorsque son manteau de voyage s’entr’ouvrait par hasard, ses vêtemens noirs, son habit sans boutons et garni de pleureuses, son épée dont la garde était d’acier bruni, annoncaient qu’il était en grand deuil. Par la même raison, ses beaux cheveux blonds n’avaient pas de poudre et étaient retenus simplement dans une bourse de soie. Il maniait son cheval avec une dextérité qui décelait le gentilhomme.

La route avait sans doute été longue et pénible ; les chevaux semblaient bien las, et des gémissemens, qui s’échappaient par momens de la litière, trahissaient la souffrance et l’épuisement de la personne qui en occupait l’intérieur. Déjà bien des fois le jeune voyageur avait interrogé son guide pour savoir à quelle distance on se trouvait encore du terme du voyage, bien des fois il avait promené son regard inquiet autour de lui, lorsque enfin une disposition particulière des rochers frappa son attention. Il poussa son cheval de manière à marcher de front avec la litière, ce que permettait en ce moment la largeur du chemin, et se penchant à l’une des portières, il dit avec vivacité :

— Ou je me trompe fort, ma mère, ou nous sommes enfin arrivés à notre destination, et vous allez pouvoir vous reposer de vos fatigues ! Voici, autant que je puis en juger par la description que vous m’en avez faite si souvent, les deux pitons de rocher qui forment l’entrée de la vallée du Bout-du-Monde. Mais, hélas ! peut-être trouverez-vous ici de bien tristes changemens !

Les rideaux de la portière s’éeartèrent aussitôt ; une dame en grand deuil, comme le jeune homme, et enveloppée de fourrures, se souleva péniblement sur les coussins dont elle était entourée. Elle avait cinquante ans environ, et certaines lignes de son visage pâle indiquaient encore qu’elle avait été belle ; mais les chagrins et la maladie grave qui semblait la miner lui avaient donné une vieillesse prématurée. Elle promena un regard morne autour d’elle. La porte n’existait plus ; une poutre vermoulue, adhérente au rocher, indiquait seule la place où cette porte se trouvait autrefois.

— Vous avez raison, Maurice, dit la voyageuse avec abattement, tout est bien ehangé ici, et ce que nous voyons au seuil de cette vallée n’est pas d’un augure favorable… C’est mauvais signe quand on trouve la porte de l’hôte qu’on vient visiter brisée et ouverte à tous venans ! Elle s’affaissa sur elle-même et retomba épuisée au fond de la litière.

— Mon excellente mère, dit Maurice avec tristesse, vous souffrez, je le vois… Oh ! pourquoi avez-vous voulu entreprendre cette dangereuse excursion, malgré mes prières ? Encore si nous étions sûrs de trouver ici les secours dont vous avez besoin !

— Ne songez pas à moi ; qu’importe le reste si, a’ant de mourir, je puis vous assurer la protection de ceux que nous venons chercher ici ? S’ils vous manquent ou s’ils vous repoussent, que vous restera-t-il sur la terre quand je ne serai plus ?

— De grâce ! ma mère, ne parlez pas ainsi, vous me déchirez le cœur ! Vos inquiétudes exagérées à mon sujet aggravent votre mal. Il est vrai qu’à la mort de mon père, tout le patrimoine de nos ancêtres s’est trouvé consumé ; mais notre nom est pur, j’ai reçu une bonne éducation, je suis jeune, plein de courage, je pourrai relever notre fortune. Votre confiance sans bornes dans ces parens éloignés que nous venons visiter m’afflige cruellement, car un dernier désenchantement vous porterait un coup mortel ; et cependant, ajoutait-il plus bas, il est sûr maintenant que notre démarche ne saurait avoir un résultat satisfaisant.

— Ne le croyez pas, Maurice, mon cher enfant ! laissez-moi jusqu’à la fin cette espérance… Le jour où nous nous séparâmes, il y a bien longtemps, le parent dont je vous ai parlé toujours comme d’un bienfaiteur me fit promettre en secret de recourir à lui dans le cas où les fautes de votre père… dans le cas enfin où le fils et la veuve du baron de Peyras se trouveraient un jour aux prises avec le besoin. Il m’offrit son appui, Maurice, avee cette simplicité, cette loyauté, cette franchise qui n’appartenaient qu’à lui, et je sais ce que valait une parole de Martin-Simon ?

— Oui, madame, mais vous ne songez pas que monsieur Martin-Simon devrait être bien vieux à l’heure où nous sommes, et que sans doute…

— Je vous comprends, et cette pensée m’est venue déjà, mais, à défaut de Martin-Simon, je crois pouvoir compter sur sa fille Marguerite, une austère et sainte personne, Maurice, qui me fit aussi une promesse solennelle le jour même de mon mariage… Mais regardez, mon fils, nous devons être bien près de ce charmant village où il m’eût été doux de passer ma vie, si votre père l’eût voulu.

On était arrivé, en effet, à l’extrémité du petit défilé qui servit d’avenue à l’allée du Bout-du-Monde. Le jeune homme s’arrêta et jeta un regard avide autour de lui, pour chercher les merveilles annoncées. De son côté, la voyageuse, dans laquelle on a sans doute reconnu la baronne de Peyras, s’empressa de se pencher à la portière pour revoir la gracieuse et paisible retraite qu’elle avait tant admirée autrefois… Un cri douloureux s’échappa de sa poitrine quand elle vit les tristes changemens opérés pendant son absence.

La vallée n’offrait plus aucune trace de culture. Le sol semblait avoir été bouleversé récemment par un tremblement de terre ; des amas de pierres s’élevaient de toutes parts, à côté de profondes cavités évidemment faites de main d’homme ; pas un pouce de terrain n’était plat et uni, tout avait été déchiré, retourné, ravagé.

Depuis longtemps, en effet, le bruit qu’une mine d’or existait dans le voisinage avait appelé au Bout-du-Monde une foule de spéculateurs, de gens avides, qui, en exaltant l’imagination des colons, en leur démontrant la possibilité de trouver un pareil trésor dans leur propriété, les avaient poussés à cette dévastation. Chacun avait défoncé son champ, creusé dans le roc tant qu’il avait eu de force et de courage ; puis, lorsque l’on s’était aperçu de l’inutilité de ces efforts, il n’était plus temps de se repentir, et l’on était ruiné. La fable de la Poule aux Œufs d’or avait été une réalité pour les pauvres habitans de la vallée.

Bien plus, les chercheurs de mine n’avaient pas laissé un rocher à deux lieues à la ronde sans l’explorer, sans s’assurer qu’il ne recélait pas le précieux métal dont la présence s’était manifestée sur le mont Follet. On avait ainsi attaqué les pics énormes qui dominaient le village et le préservaient des avalanches si nombreuses et si terribles dans cette partie des Alpes. Ces barrières naturelles une fois rompues, l’avalanche s’etait précipitée chaque hiver sur les habitations, renversant, écrasant tout sur son passage. La population avait dû fuir devant cet épouvantable fléau. Les bâtimens, abandonnés par leurs propriétaires, n’avaient pas tardé à s’écrouler. La maison si élégante et si coquette de l’ancien bailli, la petite église, les belles fermes si propres et si gaies, les jardins et leurs massifs de feuillago, tout avait disparu ; il eût été difficile de retrouver exactement sur le roc nu la place qu’ils avaient occupée. Deux ou trois chaumières s’élevaient cependant encore près de l’endroit où les voyageurs s’étaient arrêtés, mais elles semblaient être l’asile de l’indigence. Du reste, pas un montagnard ne se montrait ; ces lieux paraissaient condamnés au silence et à l’abandon.

En contemplant ce douloureux tableau, la baronne de Peyras versa des larmes amères.

— Vous avez dit vrai, mon fils, s’écria-t-elle avec désespoir, l’homme juste qui avait fait de ce désert affreux un séjour d’abondance et de paix n’existe plus depuis longtemps sans doute… L’aspect de cette dévastation a dû le tuer !

Maurice était descendu de cheval.

— Madame, dit-il doucement, vous le voyez, j’avais raison de prévoir quelque malencontre ; mais, je vous en supplie, supportez cet événement avec courage. Tant que je vivrai, ma bonne mère n’aura besoin du secours et de l’appui de personne.

— Ce n’est pas sur moi et même sur vous que je pleure, dit la malade avec un léger accent de reproche ; je n’ai d’abord pensé qu’à eux en présence de ce grand désastre. Enfant, vous ne pouvez savoir ce que j’ai contracté d’obligations avec ceux qui ne sont plus.

Maurice baissa la tête sans répondre.

— Madame, reprit-il enfin, que devons-nous faire ?

— Tout espoir n’est peut-être pas perdu, dit la baronne en s’essuyant les yeux ; nous devons du moins à nos amis de nous informer de leur sort, ne fût-ce que pour révérer leur mémoire !… Interrogez les habitans de ces ruines ; on ne peut ignorer ce que des personnages aussi importans que le roi du Pelvoux et sa fille Marguerite sont devenus.

Le jeune homme se dirigea vers les chaumières dont nous avons parlé. La baronne le suivit des yeux, mais bientôt elle laissa retomber les rideaux de sa litière, soit que le froid l’eût saisie, soit qu’elle ne pût supporter l’aspect désolé de ce lieu auquel se rattachaient pour elle tant de souvenirs.

Maurice atteignit bientôt les habitations ; elles lui parurent encore plus pauvres qu’il ne l’avait imaginé. Les murs, élevés par des mains inhabiles, étaient lézardés et menaçaient ruine ; les fenêtres, fermées avec de grossiers volets, ne laissaient pénétrer aucune lumière dans l’intérieur, et un trou fait au toit de chaume servait seul au passage de la fumée. Une repoussante malpropreté régnait à l’entour : tout enfin annonçait la misère la plus hideuse.

Le bruit des bottes éperonnées du voyageur attira sur le seuil d’une de ces chaumières un petit garçon de dix ou douze ans, à figure hâve et souffreteuse, couvert de haillons. Quoique ses traits exprimassent une certaine intelligence, Maurice hésita d’abord à s’adresser à lui. Cependant, ne voyant personne qu’il pût questionner de préférence, il s’avança vers l’enfant qui le regardait tout effaré.

— Pourrais-tu ne dire, mon garçon, demanda-t-il, si l’on connaît ici un vieillard du nom de Martin-Simon de Peyras, ou quelque personne de sa famille ?

L’enfant recula d’un air d’effroi, puis il appela sa mère, vieille femme à la démarche tremblotante, aux yeux éraillés, qui sortit des ténèbres de la cabane.

— Nous ne connaissons personne de ce nom, répondit-elle en examinant Maurice avec curiosité.

Voilà qui est singulier ! reprit le jeune homme comme s’il se parlait à lui-même ; on a oublié jusqu’à son nom dans des pays où il était autrefois adoré comme un Dieu ! Mais… pardon, ma bonne femme, continua-t-il en s’adressant à la montagnarde, peut-être connaissez-vous la personne dont il s’agit sous le surnom qu’on lui avait donné… certainement vous avez entendu parler du roi du Pelvoux ?

— Le roi du Pelvoux ! répéta la vieille femme avec horreur en se signant.

— Sans doute ; qu’y a-t-il dans ma question qui doive tant vous irriter ?

La montagnarde ne répondit pas, et elle fit un mouvement comme pour rentrer avec son fils dans la chaumière.

— Mère, demanda l’enfant avec naïveté, le roi du Pelvoux n’était-il pas ce fameux sorcier dont vous m’avez raconté l’histoire, qui faisait des miracles avec le secours du démon, et que le diable a fini par étrangler, parce que leur pacte était fini ?

— Oui, dit la ménagère en jetant un regard de travers sur Maurice, et c’est se moquer d’une chrétienne que de lui demander des choses auxquelles Satan seul peut répondre. Maudit soit le roi de Pelvoux et toute sa race !

Cette malédiction serra le cœur de Maurice, bien qu’il n’eût pas connu le bon et généreux Martin-Simon. Il reprit avec insistance, en glissant une pièce d’argent dans la main de la vieille :

— Il y a sans doute ici quelque malentendu. L’homme que je cherche était chéri et estimé dans cette contrée alors florissante ; il était bailli de ce village, quand il y avait un village au lieu où nous sommes et il comblait de bienfaits tous ceux qui l’approchaient.

— Alors ce n’est pas du roi de Pelvoux que vous voulez parler, reprit la vieille un peu radoucie, car c’était un magicien qui avait tourné la tête aux gens du pays en leur faisant voir, avec le secours du démon, une mine d’or qui n’existe pas ; si bien que les uns sont morts fous, les autres dans la plus profonde misère… Ensuite, monsieur, je suis ici depuis peu de temps ; je ne sais pas grand’chose sur ce qui s’est passé avant moi. Peut-être les anciens habitans auraient-ils pu vous répondre, mais ils ont tous quitté la vallée depuis bien des années. Il faut être pauvres et abandonnés comme nous pour rester l’hiver dans ce vilain endroit, où nous risquons d’être engloutis sous la neige.

— Quoi ! demanda Maurice, ne se trouve-t-il donc plus dans le voisinage aucun de ceux qui habitaient le village il y a trente ans ?

— Aucun. Quand nous sommes arrivés, nous et les deux familles qui sont là-bas, cet endroit était désert ; nous nous sommes logées comme nous avons pu dans les ruines.

Maurice garda le silence ; il n’avait plus aucune question à faire, et cependant il hésitait encore à s’éloigner : il songeait au chagrin de la baronne lorsqu’elle apprendrait l’inutilité de ses recherches.

— Mère, dit tout à coup le petit garçon, pourquoi le monsieur ne va-t-il pas trouver la grande femme qui me fait toujours peur quand je la rencontre ? On dit qu’elle habite sa grotte depuis bien longtemps !

— Quelle est cette femme ? demanda Maurice avec intérêt.

— Une folle qui ne parle à personne et que personne ne connaît ; elle vit seule, à un quart de lieue d’ici, dans un endroit sauvage ; elle ne quitte son rocher que deux fois par mois, pour aller à la Grave chercher ses provisions. Elle n’a pas bonne réputation, et elle passe pour sorcière aussi bien que pour folle : peut-être ne vous dira-t-elle rien de bon, dans le cas où elle consentirait à dire quelque chose, car elle n’est pas parleuse… Mais Pierre a raison ; elle habite le pays depuis plus longtemps que nous, et elle pourrait vous apprendre des nouvelles de ceux que vous cherchez.

— Mais, quel est le nom de cette pauvre créature ?

— Oh, mon Dieu ! vous lui donnerez le nom que vous voudrez ; elle n’y tient pas… On l’appelle la Grande Femme, la Folle du Rocher, la Sorcière du Follet… Cependant, elle répond, m’a-t-on dit, plus volontiers au nom de Margot ou de Marguerite qu’à tout autre.

En entendant ce nom de Marguerite, Peyras tressaillit.

— Je vais aller la trouver sur-le-champ, dit-il avec précipitation, indiquez-moi le chemin.

— Le chemin n’est pas facile ; mais, si vous lé voulez, Pierre vous accompagnera, quoiqu’il ne se soucie pas de se trouver en présence de la folle.

— Il sera bien récompensé… De grâce, hâtons-nous ! on m’attend à quelques pas d’ici, et le froid est rigoureux… Allons, mon garçon, partons vite !

Il glissa un écu à la mère et voulut emmener l’enfant, qui ne semblait pas charmé de la commission. Cependant Pierre s’arma d’un long bâton pour suivre le jeune gentilhomme.

— Encore un mot, dit la montagnarde, que l’argent de Maurice avait bien disposée pour lui ; vous êtes un brave monsieur et je serais fâchée s’il vous arrivait malheur : eh bien ! je vous conseille de ne pas irriter la folle… on la dit méchante, et elle pourrait vous jeter un sort.

Maurice revint en toute hâte à l’endroit où il avait laissé sa mère, afin de lui rendre compte du résultat de sa démarche. La baronne l’attendait avec impatience. Dès qu’il lui eut fait part de son projet, elle s’écria chaleureusement :

— Je vous accompagnerai, mon fils. C’est elle, j’en suis sûre ; c’est la malheureuse Marguerite autrefois si belle, si riche, si respectée, qui habite maintenant le creux d’un rocher, en proie peut-être à la misère !

La petite caravane prit d’abort le sentier où avait eu lieu la conversation de Marcellin et de Marguerite à leur sortie de chez Eusèbe Noël. Puis on passa près de l’emplacement de la maison de Martin-Simon, dont il ne restait pas même des débris, et l’on gagna enfin le défilé sombre qui conduisait à la vallée du mont Follet ; mais alors les difficultés du chemin devinrent telles, que l’on fut obligé de s’arrêter. Le vallon et la gorge étaient encombrés de pierres ; les chevaux ne pouvaient plus se frayer un passage au milieu de ce chaos.

Là encore la rage des chercheurs de mine s’était exercée sans contrainte. Les masses imposantes tombées du Follet, dans la soirée mémorable dont nous avons raconté les événemens, avaient été brisées pour en extraire le précieux métal, et leurs débris étaient amoncelés sur le sol. Le mont lui-même avait été attaqué, comme on pouvait en juger aux tranchées et aux sondages dont on voyait les traces à sa base, mais il avait bravé toutes les atteintes. Son cône était toujours aussi régulier, aussi lisse, aussi inaccessible qu’autrefois, et, comme l’avait prédit Martin-Simon, il était couronné maintenant de glaces, éternelles.

Les voyageurs se trouvaient dans un grand embarras, vu l’état de souffrance de la baronne, qui ne lui permettait pas d’aller à pied jusqu’à l’habitation de la Folle du Rocher. Enfin il fut décidé qu’Ernestine resterait dans sa litière, sous la garde du muletier, tandis que son fils et le petit montagnard se rendraient seuls chez Marguerite. On établit la pauvre malade dans un enfoncement du sol, à l’abri du vent, et Maurice partit avec l’enfant, en promettant de revenir bientôt.

Ils se dirigèrent vers le bouquet de sapins qui existait encore au-dessus de la grotte habitée par l’inconnue, car cette grotte était celle où Martin-Simon avait jadis donné rendez-vous à ses hôtes. L’aspect de ces lieux n’avait pas changé comme celui de la vallée voisine ; ils étaient aussi âpres, aussi désolés, aussi tristes qu’autrefois. Maurice, tout occupé à des obstacles qui embarrassaient sa marche, n’avait encore pas songé à regarder au-dessus de lui, quand son guide, lui saisissant le bras, dit avec l’accent de la terreur :

— La voici !

Et il désignait du doigt une femme de haute taille, assise sur la plate-forme qui précédait la grotte.

Elle était enveloppée d’un long manteau de laine brune qui lui couvrait la tête, et elle restait complètement immobile. Son visage était tourné vers le mont Follet, de sorte que Maurice ne pouvait voir ses traits ; mais il y avait dans son apparition subite au milieu de ces rocs stériles, dans sa pose grave et méditative, dans son costume grossier, dans sa stature extraordinaire, quelque chose qui frappait d’étonnement et de respect.

— Je n’ai pas besoin d’aller plus loin, dit l’enfant à voix basse, comme s’il eût craint que ses paroles n’arrivassent jusqu’à l’habitante de la grotte ; je vais rejoindre la dame qui est restée en arrière, et nous vous attendrons… Dieu veuille qu’il ne vous arrive pas malheur !

En même temps, sans attendre la permission du voyageur, Pierre fit un signe de croix et s’enfuit aussi vite que le permettaient les difficultés du chemin.

Resté seul, Maurice ne put s’empêcher de ressentir une appréhension vague en songeant à la bizarrerie du personnage qu’il allait visiter ; mais ce sentiment dura peu. Honteux d’avoir peur d’une femme, il se mit à gravir avec précipitation le penchant de la montagne et en quelques minutes il eut atteint le rocher sur lequel était assise la solitaire.

Il s’arrêta de nouveau, cherchant le moyen de l’aborder d’une manièro convenable sans l’effrayer elle-même. Pendant qu’il réfléchissait, l’inconnue tourna la tête vers lui et le regarda fixement. Son visage était d’une maigreur effrayante, ses yeux étaient caves, enfoncés, mais pleins d’une ardeur fiévreuse. Maurice par un sentiment de respect instinctif, se découvrit et allait lui adresser la parole, lorsque la solitaire poussa un cri déchirant :

— Lui, lui ici ! disait-elle d’un air égaré ; est-ce encore un rêve ? le verrai-je donc toujours ?

L’embarras de Maurice redoubla.

— Madame, balbutia-t-il, veuillez m’excuser si…

— Il parle ! dit la Folle du Rocher en tressaillant. Oui, j’ai reconnu le son de sa voix. C’est lui !… il est plus jeune, il est plus beau que jamais !… Et trente ans se sont écoulés depuis !… Oh ! je suis folle ! ils ont raison, je suis devenue folle !

Elle se leva brusquement, et elle voulut rentrer dans la caverne sans jeter les yeux sur le jeune Peyras, comme si elle eût dû rencontrer de ce côté un fantôme évoqué par son imagination malade. Maurice ne conservait plus de doute que cette malheureuse femme n’eût l’esprit dérangé ; cependant il résolut de tenter un dernier effort.

— Je vous en supplie, madame, reprit-il, écoutez-moi… Je ne compte pas troubler longtemps votre solitude ; mais on m’a dit que seul dans ce pays vous pouviez me donner des nouvelles de Martin-Simon de Peyras ou de sa fille Marguerite.

L’inconnue s’était arrêtée à l’entrée de la grotte ; en entendant prononcer les noms de Martin-Simon et de Marguerite, elle s’élança vers le jeune homme, et lui dit d’une voix tremblante, mais qui annonçait déjà des idées plus calmes :

— Vous n’êtes pas celui que je croyais… Qui êtes-vous donc ? une étrange ressemblance m’avait fait penser… Qui êtes-vous vous qui parlez de Martin-Simon et de Marguerite de Peyras ?

— Je devine, madame, que vous avez le droit de m’adresser cette question… Je suis Maurice de Peyras, fils du baron Marcellin.

Une agitation extraordinaire se peignit sur les traits de la solitaire.

— Vous êtes son fils ? répliqua-t-elle ; j’aurais dû m’en douter à cette étonnante ressemblance… Mais lui, où est-il ? que fait-il ? pourquoi n’est-il pas venu ?

— Si vous parlez de mon père, madame, répliqua Maurice en baissant les yeux, ces vêtemens de deuil doivent vous apprendre…

La Folle du Rocher garda un moment le silence.

— Il est mort ! dit-elle d’une voix sourde ; et sans doute il n’a jamais eu un souvenir pour… Mais, continua-t-elle avec vivacité, vous ne me dites rien de votre mère, jeune homme ; elle a été malheureuse, n’est-ce pas ? Avouez qu’il l’a rendue bien malheureuse ?

Jusque-là Maurice s’était laissé dominer par une autorité presque irrésistible ; mais à cette question si précise et faite avec une sorte de joie maligne, il reprit avec dignité :

— Avant de répondre à aucune question sur ma famille, il serait bon, madame, que je susse plus précisément qui m’interroge.

La solitaire le regarda avec étonnement.

— C’est vrai, c’est vrai, reprit-elle ; vous ne savez pas qui je suis ; vous ne pouvez pas le savoir… et ceux qui m’ont vue autrefois ne pourraient reconnaître aujourd’hui la pauvre Marguerite de Peyras.

Elle s’assit sur le rocher, et, se couvrant le visage avec son manteau, elle versa d’abondantes larmes, Maurice n’essaya pas de lui adresser d’inutiles consolations, mais des larmes sympathiques mouillèrent ses yeux. Marguerite s’en aperçut :

— Vous êtes bon, dit-elle en se rapprochant de lui, vous pleurez, et cependant vous ne pouvez comprendre combien nos malheurs méritent de pitié ! Regardez là-bas… il y avait un pays riche et fertile, un village délicieux, une population tranquille et heureuse, et il n’y a plus qu’un désert affreux, inhabitable ! Mon père était le plus probe, le plus estimé, le plus bienveillant des hommes, et mon père est mort de colère et de douleur en voyant l’ouvrage dont il était si fier détruit et renversé pour toujours !… Moi, j’étais une belle et fière jeune fille devant laquelle tous les fronts s’inclinaient, et voyez ce que je suis devenue… une pauvre mendiante, habitant le creux d’un rocher, accusée de folie et de sortilége parce que je n’ai voulu ni quitter ces lieux où j’ai connu d’heureux jours, ni me mêler à d’avares et stupides étrangers ! Notre nom a été flétri, calomnié, exécré ! Et pour me consoler de la noire ingratitude des hommes, je n’ai que la vue de ce trésor que nous pouvions leur donner… et qu’ils n’auront jamais !

Elle montrait par un geste farouche le sommet du mont Follet où se trouvait la mine d’or.

— Quoi ! mademoiselle, demanda Maurice avec un sentiment de profonde pitié, ne vous est-il resté ni parens ni amis pour vous consoler ?

— Parens, amis, tout fut dispersé après la fatale catastrophe ; tous quittèrent un pays maudit où le sol ne pouvait plus fournir à leurs besoins, où le climat menaçait à chaque instant leur vie. Moi seule je suis demeurée fidèle à la religion des souvenirs. — Elle s’arrêta oppressée et reprit après une pause : — Oui, notre charge a été bien lourde, et elle a excédé depuis longtemps les forces de mon père. Que n’a-t-elle aussi déjà excédé les miennes !… Mais ne parlons plus de mon père ni de moi. Le récit de notre abaissement, de nos souffrances, ne pourrait être qu’importun au fils du baron de Peyras… Vous, jeune homme, vous êtes né au milieu de l’opulence et des grandeurs ! Votre père était ambitieux ; nous avons appris qu’il avait quitté autrefois un pays qui n’offrait pas un assez large théâtre à ses désirs. Il a dû mourir comblé de biens et de dignités !…

— Vous vous trompez, mademoiselle ; la mauvaise fortune a frappé notre famille comme la vôtre. Mon père, avant de mourir, a connu les privations, presque le besoin… Ma mère, qui est à quelqes pas d’ici, a partagé ses chagrins.

Marguerite resta sombre et muette.

— Je comprends, dit-elle enfin ; votre père aimait le plaisir, le luxe, et le sort lui a été contraire dans ce Paris qui était le but de ses espérances… Je vous disais bien tout à l’heure que votre mère avait été malheureuse ! Je le savais, je l’avais prévu, et cette pensée me consolait… Mais, continua-t-elle brusquement, ne m’avez-vous pas dit qu’elle était ici ?

— En effet ; elle est faible, elle ne peut marcher ; les difficultés du chemin l’ont obligée de s’arrêter à l’entrée de la vallée. Si vous étiez assez bonne…

— Je ne la verrai pas, interrompit Marguerite en frémissant ; je ne dois pas la voir. L’entrevue serait trop pénible et pour elle et pour moi ! Elle a sans doute soupçonné un secret… Non, je ne dois pas la voir ! Mais, dites-moi, jeune homme, pour faire un si long voyage, malade comme elle est, il lui faut un autre motif que celui de visiter des parens oubliés depuis trente ans ?

— Mademoiselle, je ne sais si je dois vous avouer…

— Parlez, parlez.

— Ma mère pensait…

— Eh bien ! que pensait-elle ?

— Madame la baronne, se croyant près de sa fin, venait chercher ici des protecteurs pour son fils… pour moi.

— Je m’en doutais, dit Marguerite avec ironie ; nous avions comblé de bienfaits le père et l’aïeul ; le tour de l’enfant devait venir !

Maurice fit un geste de dignité.

L’enfant ne demandait que des conseils et de l’affection, reprit-il avec une certaine arrogance, et on était libre de les lui refuser.

Cette fierté ne parut pas déplaire à Marguerite.

— Il est hautain comme lui, murmura-t-elle. Jeune homme, reprit-elle après une nouvelle pause, on s’est souvenu d’une promesse sacrée faite par mon père et par moi ; cette promesse ne sera pas vaine. Quoique je sois pauvre en apparence, je possède encore les moyens de relever une noble famille ; j’ai prévu ce qui arrive, et je me suis tenue prête à vous être utile encore une fois… Vous avez sans doute un cheval ; allez le chercher… En prenant sur la gauche, vous trouverez un passage pour lui au milieu des roches. Vous le conduirez jusqu’au pied de la montagne, et vous pourrez le charger sans qu’on vous voie.

— Mais, mademoiselle…

— Allez, dit-elle avec un geste impérieux.

Mauriee obéit sans pouvoir s’en défendre, et redescendit le sentier. La solitaire le suivit un moment des yeux en branlant la tête et en prononçant des paroles inintelligibles ; puis elle rentra précipitamment chez elle.

La grotte habitée par la fille de Martin-Simon était d’une austérité qui rappelait les demeures des anciens Saxons, ou celles des ermites de la Thébaïde. Cependant, depuis l’époque où elle avait été le théâtre des événemens de cette histoire, elle avait subi quelques changemens. L’entrée en avait été formée par une maçonnerie grossière, dans laquelle était scellée une lourde porte en chêne. Cette porte donnait seule un peu de lumière dans la caverne, où l’on apercevait quelques meubles misérables.

Marguerite alluma une lampe, et, s’armant d’une bêche, s’avança vers un angle obscur de sa demeure souterraine. Là elle déposa sa lampe à terre, et creusa le sol avec activité.

Bientôt elle mit à découvert un petit baril cerclé en fer dont le bois vermoulu devait avoir été exposé pendant hien des années à l’humidité. Marguerite réunit tous ses efforts pour le retirer de la fosse.

— C’est le dernier débris de notre opulence passée, murmurait-elle ; quand je l’ai enfoui dans cet endroit, je songeais à lui… C’est son fils qui l’aura ! J’étais gardienne de ce dépôt, je le leur rends… Je craignais encore pour ce trésor les voleurs et les assassins ; qu’ils viennent, maintenant, je ne les craindrai plus !

Pendant qu’elle prononçait ces paroles, on entra doucement dans la grotte, dont elle avait laissé la porte entr’ouverte. Tout à coup une voix douce s’écria sur le ton d’une profonde émotion :

— Marguerite, ma chère Marguerite, est-ce vous ?

La solitaire recula vivement et laissa tomber sa bêche. À la faible clarté qui éclairait cette partie de la grotte, elle venait de reconnaître Ernestine, pâle, vieillie, appuyée sur son fils qui dirigeait sa marche chancelante. Le visage de Marguerite se colora d’un rouge ardent.

— Je ne voulais pas la voir ! s’écria-t-elle avec force en s’adressant à Maurice ; monsieur, c’est cruauté de mettre ainsi en présence deux malheureuses femmes si différentes maintenant de ce qu’elles étaient autrefois.

— Oh ! ne blâmez pas mon fils ! dit Ernestine d’un ton suppliant ; j’ai insisté pour venir troubler votre repos… j’espérais que, malgré votre goût pour la retraite, vous ne resteriez pas insensible aux rcmerciemens d’une mère dont vous voulez protéger l’enfant, aux preuves d’affection d’une parente, d’une ancienne amie !

Marguerite ne répondit pas d’abord ; elle examinait attentivement sa rivale, et, en voyant ses joues creuses, ses yeux éteints, ses cheveux blancs, ses vêtemens de deuil elle semblait chercher en elle la belle et fraîche jeune fille de trente ans auparavant. Ernestine, de son côté, était épouvantée des ravages que le temps avait fait sur la beauté grave et fière de la fille du roi du Pelvoux.

— Elle a raison, reprit enfin Marguerite, comme si elle se parlait à elle-même, nous sommes parentes, et elle m’a peut-être aimée dans son cœur… D’ailleurs, elle défendit mon père le jour où je l’accusais moi-même !

Elle se tut brusquement, s’apercevant peut-être que, suivant l’habitude des solitaires, elle venait d’exprimer tout haut sa pensée. Elle ramassa sa lampe et, conduisant la mère et le fils dans la partie habitée de la grotte, elle dit avec une politesse emphatique :

— Que ma parente soit la bienvenue dans la pauvre demeure de Marguerite de Peyras ! — Elle fit asseoir Ernestine sur un fauteuil de bois qui semblait être sa place habituelle, et s’assit elle-même sur un escabeau à ses pieds. La mère de Maurice était glacée par les manières bizarres de son hôtesse ; son embarras redoubla quand Marguerite reprit avec un sourire amer : — Ma parente me pardonnera de ne pas la recevoir plus somptueusement ; je ne suis plus la fille du roi du Pelvoux, mais une recluse qui achève tristement ses jours dans le creux d’un rocher… Cependant tout ce qui est ici appartient à ma parente, et s’il est quelque chose que je puisse faire pour lui être agréable, elle n’a qu’à parler.

— Je voulais vous remercier, Marguerite, dit Ernestine avec effort, de l’appui que vous avez promis à Maurice.

— Vous m’y faites penser, madame, tout est prêt ; votre fils peut emporter ce qui lui appartient.

Et elle montra le baril qu’elle venait de déterrer.

— Prenez, dit-elle ; la charge est lourde, mais il est bien peu d’hommes qui voudraient s’en plaindre : c’est de l’or, jeune homme, et, si vos désirs sont bornés, vous pourrez être heureux.

Maurice n’osait accepter un don présenté d’une manière si extraordinaire ; mais une nouvelle insistance le décida. Subjugué par cette femme singulière, il transporta le précieux fardeau vers l’entrée de la grotte. Alors Marguerite, toujours avec la même politesse froide et en quelque sorte automatique, se tourna vers la baronne :

— Je remercie ma parente de sa visite, reprit-elle, et je suis fâchée de n’avoir pu lui procurer les secours que sa maladie et sa faiblesse la mettaient en droit d’attendre chez moi ; mais il est tard, et il lui sera difficile de retourner ce soir à l’hospice du Lautaret, si elle tarde davantage à se remettre en chemin… D’ailleurs, il n’est pas prudent de voyager la nuit avec un pareil trésor, continua-t-elle en désignant le baril d’or qui était resté aux pieds de Maurice.

Ernestine se leva en chancelant et prit la main de Marguerite.

— Nous ne nous séparerons pas ainsi, dît la baronne en fondant en larmes. Mon amie, le temps, qui a changé tant de choses autour de vous, a-t-il donc aussi changé votre cœur ? Je vous aimais, moi, je vous aime encore, et je ne puis comprendre pourquoi vous me haïssez… Si autrefois, il y a bien longtemps, j’ai commis une faute qui excita votre sévérité, votre mépris peut-être, j’ai bien cruellement expié cette faute, je vous le jure.

— Je ne suis pas votre juge, répliqua Marguerite d’un ton farouche ; mais, je vous en supplie, ne revenons pas sur le passé… Nous sommes l’une et l’autre tombées dans l’affliction ; à quoi sert de nous attendrir, vous sur mes maux, moi sur les vôtres ? Chacune de nous a bien assez de ses chagrins !

— Marguerite, dit Ernestine d’un air de douceur qui contrastait avec le sombre désespoir de la solitaire, il a fallu de bien grands malheurs, de bien vives souffrances pour aigrir ainsi votre âme… Eh bien ! puisque vous le voulez, ne touchons pas à des blessures encore saignantes ; laissons le passé, j’y consens, et parlons du présent… Si je suis entrée ici malgré vous, quand mon fils m’a eu raconté dans quel état il vous avait trouvée, c’est que je ne saurais vous abandonner dans ce désert… Nous accepterons vos bienfaits, mais à une condition… c’est que vous viendrez partager l’aisance que nous vous devrons…

— Vous prévenez ma pensée, madame, dit Maurice avec chaleur ; quant à moi, je refuserais les dons d’une parente que j’aurais laissée dans un dénûment pareil à celui que nous voyons…

Marguerite les regarda l’un après l’autre en silence, puis elle dit avec moins d’amertume :

— Ce jeune homme a un noble cœur, et vous, madame, je le sais, vous êtes bonne et compatissante. Pourquoi s’est-il élevé entre nous un obstacle invisible qui nous sépare ? Merci de votre pitié… mais je dois rester ici.

— Et pourquoi refuseriez-vous de venir partager notre sort ? Je suis en proie à un mal terrible, et mes jours sont comptés ; ne voulez-vous pas servir de guide à mon pauvre Maurice ? Ah ! il vous aimera, j’en suis sûre, car vous n’êtes pas pour lui une étrangère, il vous connaît depuis longtemps : le baron et moi, nous lui avons souvent parlé de vous, de votre père…

— Vous parliez de moi quelquefois ? Et sans doute, jeune homme, on vous disait que j’étais dure, hautaine…

— On me disait que vous étiez juste, généreuse, dévouée ! s’écria Maurice de Peyras ; de grâce, mademoiselle, renoncez à la vie insupportable que vous menez dans cet affreux rocher ; écoutez nos prières… Bien que je ne partage pas les fatales prévisions de mon excellente mère, consentez à venir vivre avec nous ; vous serez entourée de respect et d’affection ; vous retrouverez enfin loin d’ici le calme dont vous ne pouvez jouir dans ce pays, si rempli pour vous de cuisans souvenirs ?…

Pendant qu’il parlait, l’expression hostile qui s’était montrée jusque-là sur les traits de Marguerite s’effaçait graduellement ; elle les contemplait avec complaisance ; elle souriait, non plus de son sourire ordinaire, qui était empreint d’une amère tristesse, mais d’un sourire amical, plein de douceur.

— Il ressemble à son père, en même temps qu’il a l’âme tendre de sa mère ! dit-elle avec une satisfaction ineffable. Puis elle se redressa avec fermeté : — Non, reprit-elle, cessez de me presser, mes parens, mes amis ; Marguerite de Peyras doit vivre et mourir dans ce pays où elle est née !… Qu’ai-je à faire dans ce monde que je ne connais pas, maintenant que j’existe seulement par la mémoire ? De quel droit irais-je embarrasser votre vie d’une créature morose, capricieuse, fantasque, telle que moi ? Non, partez ; retournez dans ces villes pour lesquelles vous êtes faits, et où vous pouvez encore trouver d’heureux jours. Moi je dois rester ici, où tout est en harmonie avec ma douleur, où tout est morne, triste, désolé comme mon âme… Parfois ce désert m’offre de ravissantes visions auxquelles je ne pourrais renoncer ; je me reporte par la pensée aux temps qui ne sont plus ; je revois notre fraîche vallée couverte de vergers et de moissons, notre village si gai, j’entends les chants joyeux de nos montagnards, et je souris à mon père qui se montre au bout du sentier… Ce sont là des rêves délicieux que Dieu m’envoie quelquefois, et après lesquels je voudrais mourir. Pourrais-je emporter ces beaux rêves avec moi ?… D’ailleurs, continua-t-elle avec ironie, en baissant la voix, ceux qui vous ont indiqué ma demeure ont dû vous apprendre que ma pauvre tête… Mais vous avez dû vous en apercevoir, ajouta-t-elle en regardant fixement ses auditeurs ; souvent ma raison s’égare, et alors il faut que je sois seule, il faut que je voie ces rochers, ces glaciers, ces montagnes ; il faut que je gémisse, il faut que je pleure… Si vous m’emmeniez avec vous, je vous échapperais, et je reviendrais ici dès que je ne sentirais plus l’odeur des sapins et du serpolet !

Ernestine et son fils étaient slupéfaits du mélange d’égarement et de raison qui perçait dans les paroles de leur parente. Ils allaient cependant redoubler d’instances pour la décider à quitter sa solitude, quand un grondement lointain se fit entendre. Marguerite se leva : Entendez vous ? dit-elle, le vent s’élève, et peut-être deviendra-t-il un ouragan avant la nuit. Il faut partir ; vous n’êtes peut-être déjà restés que trop longtemps… Partez, partez, vous dis-je ; je ne pourrais donner l’hospitalité à une pauvre malade dans cet antre malsain ; je ne pourrais offrir que du pain noir et de l’eau du torrent voisin à ce jeune gentilhomme… vous me forceriez à rougir de ma misère et de mon dénûment ! Mon enfant, chargez-vous de cet or jusqu’à l’endroit où vous attendent vos chevaux. Quant à moi, ajouta-t-elle résolûment, je soutiendrai votre mère, qui ne saurait marcher sans appui.

— Marguerite !

— Mademoiselle !

— Paix ! interrompit la solitaire, ma résolution est prise, je n’en changerai pas.

Maurice et sa mère insistèrent encore pour vaincre cette détermination. Mais le vent continuait à gronder d’une manière menaçante, et ils savaient trop ce qu’ils avaient à craindre, s’ils étaient surpris par l’ouragan dans les défilés de ces montagnes, pour ne pas comprendre la nécessité de partir sur-le-champ. Le jeune de Peyras se chargea donc du baril d’or, pendant que Marguerite soutenait Ernestine, et ils redescendirent vers la vallée. Quand on fut arrivé à l’endroit où étaient les guides, et quand on eut chargé sur un des chevaux le riche présent, Marguerite fit un signe de la main à la mère et au fils, et voulut s’éloigner. La baronne la retint par sa mante.

— Marguerite ! dit-elle, les larmes aux yeux, laissez-moi du moins espérer que notre réunion deviendra possible plus tard ?

— Jamais !

— Permettez-moi de vous envoyer dans votre triste demeure quelques objets indispensables dont vous êtes privée…

— Je les refuserais… Je dois vivre dans les privations et la solitude ; je dois continuer ma vie d’expiation.

— Une expiation ! vous si pure !

— Quoi ! vous ne savez pas ? reprit Marguerite avec son sourire amer. J’ai à me punir d’avoir ressenti un amour coupable et d’avoir maudit mon père !… Un moment de silence s’ensuivit ; puis la solitaire dit à Ernestine :

— Vivez longtemps. — Et à Maurice : — Soyez heureux ! Et elle s’enfuit.

La petite caravane se remit en marche ; comme elle allait sortir de la vallée, la mère et le fils jetèrent un dernier regard vers la grotte des Sapins.

Marguerite se montrait encore debout sur son rocher ; elle était dans une immobilité complète, et semblait suivre des yeux ces derniers amis qui s’éloignaient pour toujours.

Le vent se jouait dans les plis flottans de sa mante ; ses cheveux gris, épars sur ses épaules, sa haute taille, son geste sculptural, lui donnaient une apparence fantastique et surnaturelle au milieu de cet âpre paysage.

— Adieu ! adieu ! répétèrent les voyageurs, en sanglotant.

Mais personne ne répondit, et la solitaire disparut au détour du chemin.


FIN DE LA MINE D’OR.