G. Charpentier et E. Fasquelle (p. 43-101).

ACCOUCHEMENT


Que la mer soit sacrée à nos cris mécréants !
Quand s’étalait partout l’onde triomphatrice,
Quand sa peau n’avait pas encor la cicatrice
Du sol au corps solide où nous marchons céans,

Ce globe énorme, gros du flux des Océans,
Était le ventre rond d’une génératrice.
Les continents futurs gonflaient cette matrice
Où durcissaient déjà leurs squelettes géants.

Le liquide bourbier de la première vase
Leur fut comme le sang que la femme extravase
Pour faire à l’embryon une chair et des os ;

Si bien qu’enfin, au ras des flots tièdes et fauves,
Les rocs parurent, hors de la poche des eaux
Que ces fils monstrueux crevaient de leurs fronts chauves.

II

LES PAPILLONS


— Papillons, ô papillons,
Restez au ras des sillons,
Tout au plus courez la brande.
C’est assez pour vos ébats.
Qu’allez-vous faire là-bas,
Tout petits sur la mer grande ?

— Laisse-nous, décourageux !
Il faut bien voir d’autres jeux
Que ceux dont on a coutume.
Quand on est lassé du miel,
Ne sais-tu pas que le fiel
Est doux par son amertume ?


— Mais des fleurs pour vos repas,
Là-bas vous n’en aurez pas.
On n’en trouve que sur terre.
Pauvres petits malheureux,
Vous mourrez le ventre creux
Sur l’eau nue et solitaire.

— Ô l’ennuyeux raisonneur
Qui met sur notre bonheur
L’éteignoir d’avis moroses !
Ne vois-tu pas que ces prés
Liquides sont diaprés
De lis, d’œillets et de roses ?

— Papillons, vous êtes fous.
Ces fleurs-là, m’entendez-vous,
Ce sont les vagues amères
Où les rayons miroitants
Font éclore le printemps
Dans un jardin de chimères.

— Qu’importe, si nous croyons
Aux fleurs de qui ces rayons
Dorent la belle imposture !
Dût-on ne point les saisir,
N’est-ce pas encor plaisir
Que d’en risquer l’aventure ?


— Allez, vous avez raison.
Comme vous à l’horizon
Mes vœux portent leur offrande.
Poëtes et papillons,
Partons en gais tourbillons,
Tout petits sur la mer grande.

III

LES HIRONDELLES DE MER


La mer n’est plus terne,
Le soleil renaît.
Car voici le sterne
Et le martinet.

Leurs pattes à peine
Se voient à leur flanc.
Leur dos est d’ébène,
Et leur ventre blanc.

Leur vol qui zigzague
Fuit, capricieux,
Du ras de la vague
Au plus haut des cieux,


Et, par lignes droites
Où vont s’allongeant
Leurs ailes étroites,
Semble en y plongeant

Au bleu de l’espace
Comme au vert des eaux
Donner quand il passe
Des coups de ciseaux.

Coupez, coupez ferme
Et d’un geste sûr
Le voile où s’enferme
Le timide azur.

Coupez de votre aile
Le brouillard dernier
Où le printemps frêle
Reste casanier.

Afin qu’il soit brave
Comme vous, oiseaux,
Coupez son entrave
De vos noirs ciseaux.

Aux trous que vous faites
Qu’il regarde un peu
Sur la mer en fêtes
Le soleil en feu.


Et qu’il apparaisse,
Délivré par vous,
Montrant la caresse
De ses grands yeux fous !

IV

LA FALAISE


La falaise en forteresse
Blanche et rigide se dresse,
Et du haut de ses remparts,
Ô vagues, elle se raille
De vos escadrons épars
Écrasés à sa muraille.

En vain vous la menacez
De vos coups jamais lassés,
De vos troupes toujours fraîches ;
La garnison pas à pas,
Vous laissant ouvrir vos brèches,
Recule et ne se rend pas.


Parfois, doublant votre rage,
Bat le tambour de l’orage,
Sonne le clairon du vent.
Vous galopez d’une traite.
Au galop ! Sus ! En avant !
Vous escaladez la crête.

Les talus sont arrachés,
Des pans de sol, des rochers.
La vieille se démantèle,
Et voici de toutes parts
Que s’émiettent devant elle
Les créneaux de ses remparts.

Dans sa muraille éventrée
Votre irrésistible entrée
Va, creuse, élargit son trou,
Bondit, massacre, renverse,
Brèche suprême par où
Il pleut des morts en averse.

Mais ces cadavres croulants
Embarrassent vos élans ;
Car la plage est toute pleine
D’un monceau d’estropiés
Où vos chevaux, hors d’haleine
S’abattent pris par les pieds.


Et toujours la forteresse
Blanche et rigide se dresse,
Puisque sans peur ni remords
Pour briser vos cavalcades
C’est avec ses propres morts
Qu’elle fait des barricades.

V

OCEANO NOX


Dans le silence
Le bateau dort
Et bord sur bord
Il se balance.

Seul à l’avant
Un petit mousse
D’une voix douce
Siffle le vent.

Au couchant pâle
Et violet
Flotte un reflet
Dernier d’opale.


Sur les flots verts,
Par la soirée
Rose et moirée
Déjà couverts,

Sa lueur joue
Comme un baiser
Vient se poser
Sur une joue.

Puis, brusquement,
Il fuit, s’efface,
Et sur la face
Du firmament

Dans l’ombre claire
On ne voit plus
Que le reflux
Crépusculaire.

Les flots déteints
Ont sous la brise
La couleur grise
Des vieux étains.

Alors la veuve
Aux noirs cheveux
Se dit : « Je veux
« Faire l’épreuve


« De mes écrins
« Dans cette glace. »
Et la Nuit place
Parmi ses crins,

Sous ses longs voiles
Aux plis dormants,
Les diamants
De ses étoiles.

VI

BRUME DE MIDI


Ton silence vaut tes chansons, belle Sirène.
Tout s’est tu. L’air et l’eau sont d’un azur profond.
Les regards aveuglés de lumière s’en vont
De l’or roux du soleil à l’or blanc de l’arène.

C’est midi, plein midi, l’heure lourde et sereine.
Dans l’immobilité la vie entière fond.
Mais voici que là-bas se font et se défont
Des écharpes de brume indolente qui traîne.

Tu m’apparais alors sous ce brouillard vermeil
Bacchante ivre d’amour, de vin et de sommeil.
Cette brume est la fleur de ton corps exhalée,

Sueur qui s’évapore en effluves ardents,
Voluptueuse haleine embaumée et salée
Que hume le Soleil, la bouche sur tes dents.

VII

LE JARDIN VIVANT


La mer mystérieuse et pleine d’épouvantes
A des bosquets fleuris où chantent les couleurs.
La mer énorme, atroce et tragique a des fleurs.
Fleurs folles, fleurs vivantes !

Fleurs étranges, ayant pour humus le rocher !
Mais on voit se mouvoir leurs mains, s’ouvrir leur bouche,
Et celles-ci frémir quand une algue les touche,
Et celles-là marcher.

Fleurs étranges ! La bête et la fleur sont confuses.
Quel grain ou quel baiser vous sème dans ce champ,
Campanulaires dont les fruits se détachant
Deviennent des méduses ?


Voici la pennatule au vaporeux dessin.
Plume d’autruche ; la chenille holothurie ;
L’étoile aux cinq rayons de la rouge astérie ;
Le marron de l’oursin.

L’anémone en un creux crispe ses tentacules,
Gros bouton de cactus en lui-même rentrant.
Par tas, c’est un parterre étalé comme un grand
Tapis de renoncules.

La méandrine est un cerveau plein de festons ;
L’explanaire une coupe épanie ; et l’astrée
Aux fossettes sans nombre est une chair bistrée
Cousue en capitons.

Le nullipore rose et que l’ombre safrane
S’agrippe aux éventails jaunes, lilas, moirés,
Des gorgones, dont les rameaux sont ajourés
Comme du filigrane.

À ces arbres de pierre accrochant leurs trésors,
Les escares en brins, les flustres, les patelles,
Entrelacent des fils, des tulles, des dentelles,
Des pourpres et des ors.

Combien d’autres, œillets, jasmins, roses trémières,
Aux douceurs de velours, aux éclats de métal,
Qui font du noir abîme un ciel oriental
Tout vibrant de lumières !


Et pour que rien ne manque à ce vivant jardin,
À travers ses massifs, ses gazons, ses corbeilles,
Voici des papillons et voici des abeilles
Qui voltigent soudain ;

Voici, pour remplacer le soleil qu’il réclame,
Tous les phosphorescents éclairant ces couleurs.
Et leur vol radieux porte de fleurs en fleurs
Comme un baiser de flamme.

VIII

PANTOMIME


Ô souvenir, souffleur de bulles !
Qui me dira pourquoi ce soir
La plage où je viens de m’asseoir
Me fait songer aux Funambules ?

Pourquoi devant l’immensité
Mystérieuse et colossale
Ne penser qu’à l’étroite salle
Où grouille le peuple excité ?

Seul en face de la nature,
J’ai beau faire, je ne vois rien
Que le vieux tréteau faubourien
Dont je sens l’odeur de friture.


Là-bas, au bout de l’horizon
Où le soleil vient de descendre,
Ce rocher ressemble à Cassandre,
Le dos voûté, le chef grison.

Ton murmure, ô mer qui déferles,
Me paraît le froufrou coquin
De Colombine en casaquin
Secouant son tulle et ses perles.

Arlequin mobile et changeant
Va bondir hors de la coulisse.
Là, c’est ce nuage qui glisse,
Pailleté d’écailles d’argent.

Cassandre, courbé sur sa canne,
Les guette, tout noir dans la nuit,
Tandis que furtif et sans bruit
Près d’un portant Pierrot ricane.

Paf ! un coup de pied dans le flanc !
Pouf ! Cassandre en pleine poitrine
Reçoit un couffin de farine
Qui de tout noir le fait tout blanc.

Et soudain, crevant l’ombre brune,
S’épanouit au haut des cieux
Le grand rire silencieux
Du Pierrot qu’on nomme la Lune.

IX

AQUARIUM À MARÉE BASSE


Un puits dans la roche
 Où luit
Le soleil. J’approche,
 Sans bruit.

Ridicule espace !
 Pourtant
L’être y vit, rapace,
 Luttant.

L’algue aux bras sans nombre,
 Verts, roux,
Y creuse en son ombre
 Des trous


Où mollusques, plantes,
 Poissons,
Font en pullulantes
 Moissons

Voir que ton abîme
 Amer
Est grand dans l’infime,
 Ô mer.

Rien que dans ce vague
 Endroit,
Pour un pli de vague
 Étroit,

Ô mère féconde,
 Voici,
En une seconde
 Saisi,

Le net et fidèle
 Tableau
Vu sous la rondelle
 De l’eau.

Galets, de coquilles
 Couverts ;
Bigorneaux, équilles ;
 Des vers ;


Anémone aux belles
 Couleurs ;
Méduse en ombelles ;
 Des fleurs

Qui dressent leurs têtes
 Ainsi
Que des bêtes, bêtes
 Aussi.

Plus haut, des crevettes
 Nageant
Croisent leurs navettes
 D’argent.

Dans l’or de la flaque,
 Au fond,
Une sole en plaque
 Se fond.

Le long de la rampe,
 Au bord,
Un congre qui rampe
 Se tord.

Deux crabes voraces
 Au mur
Heurtent leurs cuirasses
 D’azur.


Devant leurs vacarmes,
 Trois plets
Trouvent ces gens d’armes
 Fort laids.

Et de la bagarre
 Pendant
Qu’un bernard se gare,
 Prudent,

Eux sous l’onde bleue
 En feu
S’en vont à la queue
 Leuleu.

X

BATAILLE DE NUIT


Nuit et tempête ! Au fond du gouffre en entonnoir
Le flot, le vent, le roc, des remous, des décombres !
Pêle-mêle incessant ! Tout n’est que bruits et qu’ombres.
On ne distingue rien, tant le chaos est noir.

Attendez ! Regardez ! Ombres et bruits quelconques
Se précisent. Je vois un tas de combattants.
Les ombres sont des corps. Les bruits parlent. J’entends
Le tambour des galets, la trompette des conques.

Bataille ! Assaut ! Clameurs ! Roulements de sabots !
Voici toute une ligne au galop qui se cabre.
Dans les ténèbres luit l’éclair pâle du sabre
Qui s’éteint brusquement sous des chairs en lambeaux.


Voici des chars de guerre au fracas de ferrailles,
Montés par des archers tout debout sur leurs bancs.
Voici leurs larges faulx traînant en longs rubans
Des loques de peau blême et de vertes entrailles.

Voici des fantassins en épais bataillons,
Hérissés comme un mur de piques et d’épées,
Où les poitrails ouverts et les faces coupées
Au fil de l’acier froid s’effrangent en haillons.

Et jusqu’au jour ce fut ainsi. Nuit et tempête
Au fond tourbillonnant du gouffre en entonnoir !
Le flot, le vent, le roc, luttèrent dans le noir,
Aux sanglots du tambour, aux cris de la trompette.

Et lorsque vint l’aurore, après que le reflux
Eût tout emporté, bruits et spectres de l’orage,
La bataille acharnée avait si bien fait rage
Que, vaincus ou vainqueurs, aucun ne restait plus.

Mais leur mémoire encor couvrait la plage entière.
D’énormes blocs épars, où perchaient des corbeaux.
De tous ces guerriers morts figuraient les tombeaux.
Et leur champ de bataille était leur cimetière.

L’un près de l’autre, seuls, à l’écart, deux rochers
Fauves et reluisants arrondissaient leurs dômes.
Et c’étaient les deux rois de ces peuples fantômes,
Héros trop grands pour être ensevelis couchés,


Qu’on avait mis à part dans un lieu solitaire,
Enterrés tout debout, le front vers l’infini,
Et qui montrent toujours le globe d’or bruni
De leurs casques géants dressés hors de la terre.

XI

BRISE DE TERRE


Tous les gens de Paris sont partis.
Les flots et l’écume qui moutonne
Ne font plus en esclaves gentils
Le travail grotesque et monotone
De baigner ces hideux ouistitis.
La plage est à toi, brise d’automne.

Doucement, en sons clairs et lointains,
Tu flûtes tes chants et tes murmures
Qui se sont parfumés dans les thyms.
Dans les foins tondus, dans les ramures,
Et dans les frais sentiers clandestins
Fleuris de baisers, saignants de mûres.


Souffle bien sur les flots reposés,
La tiède langueur de tes paresses.
Souffle-leur cette odeur de baisers
Où s’endort le cri de leurs détresses.
Souffle bien sur les flots apaisés,
Douce haleine en fleurs qui les caresses.

Souffle encor, douce haleine du vent
Qui viens des coteaux et de la plaine.
Souffle encor ; car la mer bien souvent
Contre nos laideurs de rage est pleine.
Toi qui sais l’accoiser en rêvant,
Souffle-lui ton âme, ô douce haleine.

Tu calmis, douce haleine des champs,
La vague en courroux qui déblatère ;
Tu lui fais oublier les méchants
Qui troublaient sa rive solitaire ;
Et la paix se conclut par tes chants,
La paix de la mer avec la terre.

XII

MACKEREL SKY


Mackerel sky ! — Plaît-il ? — Mackerel sky ! — Et, digne
Sans ajouter un mot, du doigt il me fit signe
De regarder au ciel s’il n’avait pas raison.
Un nuage nacré trainait à l’horizon.
Rose et lilas. Plus haut, voguant dans l’étendue,
Flottait une vapeur d’émeraude fondue,
Rayée en traits plus noirs de bandes de saphir.
C’est vrai ! l’expression anglaise est à ravir :
Mackerel sky ! Aussi, soit dit sans le déplaire.
Mais depuis lors, je pense à toi, grave insulaire.
Toutes les fois qu’au ciel je revois trait pour trait
Le maquereau géant que ton doigt m’y montrait.

XIII

LES PHARES


Le soleil dans les flots a noyé son tison
Comme un brûlot lancé d’abord en émissaire.
Et voici qu’à sa suite, au vent qui les lacère
Les voiles de la nuit s’enflent sur l’horizon.

Elle approche, grandit, s’embosse en trahison,
Cette flotte, de l’ombre aux vaisseaux de corsaire,
Et pas à pas, sans bruit, le cercle se resserre
Contre la côte étreinte en ce mur de prison.

Mais les phares sont là pour chasser le pirate.
Ils éclairent soudain sa marche scélérate,
Accrochent leurs grappins lumineux à son bord.

Et leurs blancs pavillons aux pavillons funèbres
Ripostent, cependant que par chaque sabord
Le sol crachant ses feux mitraille les ténèbres.

XIV

NUAGERIES


Les nuages là-haut vont rêvant,
 Pas de vent !
Nul rayon n’y met son coloris.
On dirait une bande d’oiseaux
 Dans les eaux
Mirant leur gros ventre en velours gris.

Les nuages là-haut vont planant.
 Maintenant
La brise ébouriffe leur poitrail
Où les rais du soleil découvert
 Ont ouvert
Des blessures d’or et de corail.


Les nuages là-haut vont mourant ;
 Car, plus grand,
Sous la dent féroce qui les mord
S’élargit le grand trou peu à peu
 Tout en feu
Par où fuit le sang et vient la mort.

Les nuages là-haut vont crevant,
 Et le vent
Les jette à la mer qui se ternit.
On dirait une bande d’oiseaux
 Dans les eaux
Plongeant pour mourir où fut leur nid.

XV

FLORÉAL


Des fleurs, des fleurs, des fleurs, des fleurs
Des fleurs de toutes les couleurs,
Innombrables, grosses, petites,
À pleins regards, à pleines mains,
Œillets, roses, genêts, jasmins.
 Lilas et clématites ;

Des fleurs qui pleuvent par ruisseaux ;
Des fleurs s’écroulant en monceaux
Qui font se crever les corbeilles ;
Des fleurs à parer tous les seins ;
Des fleurs à soûler les essaims
 De toutes les abeilles ;


Des fleurs, des fleurs, des fleurs, des fleurs
Les plus fous y trouvent les leurs.
C’est leur rêve qui les colore.
Et tout cela dans un jardin
Qui s’est épanoui soudain
 Comme il venait d’éclore.

C’est un jardin tout grand ouvert,
Au gazon toujours frais et vert.
Le jardin de la mer fleurie,
Où l’aube en robe de satin
Fait sous ses pas chaque matin
 Naitre cette féerie ;

Où vient à son tour chaque soir
En robe de velours s’asseoir
Le couchant semeur de prestiges ;
Jardin au sol miraculeux
Où poussent des dahlias bleus
 Et des roses sans tiges ;

Jardin aux trésors indulgents,
Où les songeurs, les pauvres gens,
Le marin triste et solitaire,
Tous les gueux, tous les malchanceux,
Font des bouquets plus beaux que ceux
 Qu’on cueille sur la terre ;


Jardin de l’aube et du couchant
Dont jamais sous l’hiver méchant
Ne meurt la couronne fanée ;
Jardin du printemps idéal
Où l’on voit deux fois Floréal
 Dans la même journée !

XVI

LA FÊTE DU FEU


C’est la fête du feu. Sur l’eau même il est dieu.
Aucun souffle éventeur n’en rafraîchit l’effluve.
Le soleil le vomit à flots, comme un Vésuve
Qui de ses laves d’or couvre tout peu à peu.

Le ciel semble du soufre ardent qui flambe bleu.
La mer, plate, immobile, où pèse un air d’étuve.
Est de l’argent fondu fumant dans une cuve.
L’eau ne paraît plus d’eau. C’est la fête du feu.

C’est la fête du feu jusque dans les ténèbres.
La nuit le roule en vain sous ses voiles funèbres :
Les flots, aidés du vent, tâchent de le noyer ;

Invincible, le dieu ne veut pas rendre l’âme :
Il lutte ; et, devenus eux-mêmes son foyer,
Les flots phosphorescents sont écaillés de flamme.

XVII

EN SEPTEMBRE


Ciel roux. Ciel de septembre.
De la pourpre et de l’ambre
Fondus en ton brouillé.
Draperie ondulante
Où le soleil se plante
Comme un vieux clou rouillé.

Flots teintés d’améthyste.
Écumes en batiste
Aux légers falbalas.
Horizon de nuées
Vaguement remuées
En vaporeux lilas.

Falaises jaunissantes.
Des mûres dans les sentes.
Du chaume dans les champs.

Aux flaques des ornières,
En lueurs prisonnières
Le cuivre des couchants.

Aucun cri dans l’espace.
Nulle barque qui passe.
Pas d’oiseaux aux buissons
Ni de gens sur l’éteule.
Et la couleur est seule
À chanter ses chansons.

Apaisement. Silence.
La brise ne balance
Que le bruit endormant
De la mer qui chantonne.
Ciel de miel. Ciel d’automne.
Silence. Apaisement.

XVIII

VENTÔSE


Hop ! hop ! En avant ! Au large !
En tumultueux galops,
Hop ! voici venir la charge,
Hop ! hop ! la charge des flots.

Où vont-ils ? Hop ! hop ! Qu’importe !
Ils vont, la crinière au vent.
Une rage les emporte.
Au large ! Hop ! En avant !

Ils vont, sans ordre, par troupes
Qui pêle-mêlent leurs bonds.
Les poitrails, heurtant les croupes,
Les saillissent, furibonds.


Ils vont, les naseaux en fièvres,
Cabrés, ronflant, hennissant.
Hop ! ils vont, l’écume aux lèvres,
Hop ! hop ! l’œil phosphorescent.

Ils vont, Hop ! Charge macabre
Qui charge sans savoir où.
Hop ! hop ! Tout un rang se cabre,
Puis s’engloutit dans un trou.

Hop ! hop ! La mer est jonchée
De cadavres pantelants
Où l’ardente chevauchée
Précipite ses élans.

Ils vont. Hop ! Les lames vertes
S’éparpillant par lambeaux
Ont l’air d’entrailles ouvertes
Que dévident leurs sabots.

Hop ! Ils sont fous, ils sont ivres.
Encor ! Hop ! Des pieds, des dents !
Hop ! hop ! En avant ! Les cuivres
Poussent des appels stridents.

Hop ! hop ! En avant ! Au large !
Ils sont ivres, ils sont fous.
Hop ! Entendez-vous ? La charge
Sonne, sonne. Entendez-vous ?


Hop ! hop ! Leur course s’effare.
Hop ! Ils vont à corps perdu.
Hop ! hop ! Là-haut la fanfare
Sonne. Avez-vous entendu ?

Hop ! Ce qui gonfle leur rage,
C’est la charge qu’en passant
Les sorcières de l’orage
Sonnent d’un accent perçant.

Hop ! hop ! Les vieilles farouches
Avec des gestes hideux
En sonnant à pleines bouches
Gambadent au-dessus d’eux.

On voit flotter par les nues
Les fouets de leurs cheveux blancs,
Et de leurs mamelles nues
Les bouts claquent sur leurs flancs.

Hop ! hop ! hop ! Quand l’une éclate
De rire, c’est un éclair.
Hop ! C’est leur sexe écarlate
Qui, béant, saigne dans l’air.

Hop ! hop ! Ce rouge s’éclipse.
Tout s’éteint. Le gouffre noir
En buccin d’Apocalypse
Élargit son entonnoir.


Il en pleut des cris funèbres,
Des plaintes, des hurlements,
Du tonnerre et des ténèbres
Au chaos des éléments ;

Et dans cette ombre inconnue
On ne voit plus que les flots
Dont la horde continue
Ses effroyables galops ;

Et dans la clameur compacte
Au fracas tonitruant
Que fait cette cataracte
Sur soi-même se ruant,

On entend les vieilles gueuses
Voler comme des oiseaux
En sarabandes fougueuses
Où cliquètent tous leurs os,

Cependant que la tempête
Pour animer ces démons
Leur souffle dans sa trompette
Tout le vent de ses poumons.

XIX

LES CORBEAUX


Le mont, la plaine, ont leurs corbeaux.
Mais la mer, ce champ de bataille
Dont tous les flots sont des tombeaux,
La mer, les voulant à sa taille,
Plus noirs, plus lugubres, plus beaux,
Plus grands, la mer a ses corbeaux.

Arrière-garde de l’orage,
Ils arrivent dans le ciel gris
En tournoyant, quand un naufrage,
Couvrant la plage de débris,
Leur a préparé de l’ouvrage
À ces croque-morts de l’orage.

Pesant, majestueux, le vol
De leurs larges ailes funèbres
Tombe en spirale au ras du sol

Comme une trombe de ténèbres ;
Et là, le chef droit sur le col,
Ils arrêtent d’un coup leur vol.

À les voir ainsi par la grève,
Debout, l’oeil fixé sur les eaux,
Ils donnent l’illusion brève
Que ce n’est plus là des oiseaux.
Mais des philosophes qu’un rêve
Immobilise sur la grève.

D’un pas grave et sacerdotal,
D’une allure de patriarche,
Sans secousse ni saut brutal,
Bientôt ils se mettent en marche.
On dirait que d’un piédestal
Chacun descend, sacerdotal.

Ils vont, très lents, et quand des choses
Accrochent leurs yeux en passant,
Pour les voir ils prennent des poses
Pédantesques, puis, croassant,
En savants hérissés de gloses
Ils se disent entre eux des choses.

Ils ont le verbe caverneux.
Tels des Sibylles et des Mages
Dénouant les mystiques nœuds

D’un problème et rendant hommages
À l’oracle qui parle en eux
Comme en un temple caverneux.

Mais dès qu’ils voient une charogne,
Bonsoir tenue et gravité !
Leur marche danse. Leur voix grogne.
L’équilibre désorbité,
L’aile battante en bras d’ivrogne,
Ils s’affalent sur la charogne.

C’est leur paradis là-dedans.
Le clou de leur bec droit lacère
Ces haillons visqueux et pendants
Qu’ils éparpillent de la serre,
Avec des cris brefs et stridents,
Ceux-ci dessus, ceux-là dedans,

De pourriture ils font ribote.
Parmi la sanie et les vers
Ça rit, ça braille, ça jabote.
Dans les jus épais, noirs et vers,
Ça patauge jusqu’à mi-botte.
Les croque-morts sont en ribote.

Car ils la boivent, les corbeaux.
Cette chair flasque et corrompue.
Ils l’ingurgitent par lambeaux.

Plus c’est liquide et plus ça pue,
Mieux ils en gonflent leurs jabots.
La carne est le vin des corbeaux.

Las de manger et las de boire,
S’ils croassent alors, leur voix
Chante en tons creux de bassinoire,
Sinistre et comique à la fois,
Un Requiem blasphématoire,
Requiem sur un air à boire.

Enfin, repus, comme s’en vont
Des goinfres à la panse pleine
Qui se sont empiffrés à fond
Et qui sont gavés, hors d’haleine,
Si lourds qu’ils en ont l’air profond.
Enfin, solennels, ils s’en vont ;

Et ces vivantes sépultures
Prenant par le ciel leurs ébats
Y semblent les noires montures
De sorciers qui dans les sabbats
Vont avec d’infâmes postures
Forniquer sur des sépultures.

XX

EFFET DE NEIGE


Dans la mer au bleu plombé
Le ciel blafard est tombé.
Aucun vent ! Même une plume
Ne se tiendrait pas en l’air.
Et pas un seul rayon clair
Sur tout ce gris ne s’allume.

Soudain plane en voltigeant
Comme un papillon d’argent,
L’envergure grande ouverte.
Cet argent sur ces étains
Réveille les tons éteints
De l’eau qui redevient verte.


Après lui d’autres, lents, lourds,
Au corset de blanc velours,
Aux ailes d’hermine blanche,
Un, cent, mille, millions,
Tourbillon de papillons,
Papillons en avalanche.

C’est la neige doucement
Qui croule du firmament.
Elle y dormait paresseuse
Sur le nid qu’elle couvait.
Et sans bruit son fin duvet
Descend dans l’onde mousseuse.

Les flocons mêlant leurs nœuds
Font le ciel jaune et laineux ;
Mais la mer est purpurine
Et scintille par-dessous
Comme de l’éclat dissous
Jailli d’une aube marine.

Ténébreux est le plafond ;
Mais en bas l’ombre se fond
Aux feux de cette aube étrange
D’où la lumière à présent
Monte et fuse en s’irisant
Sur ce coton qui s’effrange.


Quel jour bizarre ! On dirait
Qu’on est au pays secret
Inconnu même des rennes,
Où l’effluve sans chaleur
Colore seul la pâleur
Des nuits hyperboréennes.

Dans l’air obscur et glacé
Voici qu’un vol a passé,
Oiseaux du nord, lummes, grèbes,
Dont les bras battant les flancs
Sèment tous ces œillets blancs
Cueillis dans les blancs Érèbes.

Oui, c’est le pôle ! On s’y croit.
L’enfer sombre, l’enfer froid.
Aux aurores magnétiques.
L’enfer blême où l’on attend
Les banquises cahotant
Leurs défilés fantastiques ;

Car sous ce voile épaissi
Il semble qu’on voie aussi.
Comme aux horizons polaires
Voguer sur l’écran des cieux
Les glaçons silencieux
En flottes crépusculaires.

XXI

MOUETTES, GRIS ET GOÉLANDS


Mouettes, gris et goélands
Mêlent leurs cris et leurs élans.

Leur vol fou qui passe et repasse
Tend comme un filet dans l’espace.

Mouettes, goélands et gris
Mêlent leurs élans et leurs cris.

Parmi les mailles embrouillées
Grincent des navettes rouillées.

Mouettes, gris et goélands
Mêlent leurs cris et leurs élans.

Ces navettes à l’acier mince,
C’est leur voix aiguë et qui grince.


Mouettes, goélands et gris
Mêlent leurs élans et leurs cris.

On voit luire en l’air dans les mailles
Des ors, des nacres, des écailles.

Mouettes, gris et goélands
Mêlent leurs cris et leurs élans.

C’est un poisson que l’un attrape
Et qu’au passage un autre happe.

Mouettes, goélands et gris
Mêlent leurs élans et leurs cris.

Holà ! ho ! Du cœur à l’ouvrage !
La mer grossit. Proche est l’orage.

Mouettes, gris et goélands
Doublent leurs cris et leurs élans.

Mais soudain, clamant la tempête,
Le pétrel noir au loin trompette.

Mouettes, goélands et gris
Brisent leurs élans et leurs cris.

Vite, vers leurs grottes fidèles
Ils retournent à tire d’ailes.


Mouettes, gris et goélands
Rentrent leurs cris et leurs élans.

Lui, sa clameur stridente augmente.
Quand vient ce roi de la tourmente,

Mouettes, goélands et gris
N’ont plus d’élans, n’ont plus de cris.

XXII

LE PÉTREL


Sur les landes désolées,
Avant-coureurs d’ouragans
Passent en brusques volées
Des souffles extravagants
Où les feuilles envolées
Dansent des farandolées
En caprices zigzaguants.

D’étain gris la mer se broche.
Au fond rentre le poisson.
L’oiseau retourne à sa roche.
Une lueur de glaçon
Aux crêtes des flots s’accroche.
Et partout de proche en proche
Court un étrange frisson.


Tout à coup, un grand silence !
Plus rien au vert promenoir.
Dans l’azur un fer de lance
Creuse un sinistre entonnoir.
Le pétrel alors s’élance,
Crie, un moment se balance,
Puis cingle droit au trou noir.

Seul dans l’étendue immense
Il aime à humer ce vent.
Il en a l’accoutumance.
Il l’appelle en le bravant.
Et la bataille commence
Entre l’orage en démence
Et lui qui vole au devant.

L’orage comme une boule
Le roule sans le saisir.
Dans ses doigts il glisse, il coule,
Il passe, il joue à loisir ;
Et de la céleste houle,
D’espace, d’air, il se soûle,
Le bec claquant de plaisir.

Ô pétrel, loin du rivage
Où nous gisons dans la paix,
Loin de ce lâche esclavage,
Loin de ce sommeil épais,

Nous que le repos ravage,
Emporte-nous donc, sauvage
Qui d’ouragans te repais.

À ton âme fraternelle
Vont nos âmes de démons.
Nous nous sentons vivre en elle.
Ô farouche, nous t’aimons.
Il faut à nos cœurs ton aile,
L’éclair à notre prunelle,
Et l’orage à nos poumons.

XXIII

UNE VAGUE


Le temps de compter jusqu’à vingt,
Et voici, net sur ma prunelle,
Gravé profondément en elle,
Ce que d’une vague il advint.

Le flux remontait vers la terre.
Il ventait serré du suroît.
J’observais, immobile et droit,
Du haut d’un rocher solitaire.

Et tous ses aspects épiés.
Rien là ne me distrayant d’elle,
J’en eus l’impression fidèle,
De l’horizon jusqu’à mes pieds.


D’abord, un frisson sur la plaine
De satin vert aux reflets bleus.
Puis un grand pli, large, onduleux,
Que par dessous gonfle une haleine.

Ensuite, une barre d’acier
Rectiligne et raide d’arête.
Après, un mont à blanche crête
Comme une Alpe avec son glacier.

Soudain, quand de terre elle approche,
C’est un monstre au gosier béant,
Dont les mâchoires de géant
Vont broyer d’un seul coup ma roche.

Non, il s’aplatit, étalé,
Tel un linge mouillé qu’on plaque,
Et la moitié retombe en flaque
Avec un gargouillis râlé.

Mais l’autre, élastique, s’enlève
Comme sur sa queue un serpent,
Tout à coup, long, aigu, coupant,
Rigide, noir, surgit un glaive.

C’est un panache ! Et brin à brin
Le vent prend sa plume envolée
Qu’il change en averse salée
Dans l’air embrumé de poudrain.


Hallucination ? Mensonge ?
Non pas. Objets réels et clairs,
Images passant en éclairs
Dans la rapidité d’un songe.

Ainsi naquit, vécut, devint,
Et mourut, strictement notée,
Cette vague au corps de Protée,
Le temps de compter jusqu’à vingt.

XXIV

LE DERNIER OCÉAN


Pour immense qu’il soit, l’Océan diminue.
Car la force par quoi notre globe a durci.
Lente et sure, le fait se contracter aussi,
Pendant qu’il s’évapore en brumes vers la nue.

À toujours s’exhaler son âme s’exténue,
Et son corps se condense à la longue épaissi.
Jadis ce vert manteau couvrait tout, et voici
Que bientôt l’on verra la Terre à moitié nue.

Puis viendra l’heure où vieille, édentée et sans crins,
Elle n’en aura plus qu’un haillon sur les reins.
Un lambeau d’Océan, lourd, gras, frangé de crasse

Et dans le sale ourlet de ce pagne visqueux
Grouilleront les derniers survivants de ma race
Comme des poux collés à la loque d’un gueux.