La Mer (Richepin)/Etant de quart

G. Charpentier et E. Fasquelle (p. 197-246).


ÉTANT DE QUART

PRÉLUDE


Te voilà de quart, pilotin.
Jusqu’à quatre heures du matin.
Pour rendre les minutes brèves,
Que faire en guignant le compas ?
Sommeiller ? Tu ne le dois pas.
Rêver ? Oui. Vas-y de tes rêves !

Écoute filer dans la nuit
L’air qui brise, le flot qui luit
Et le bateau qui se balance,
Et tâche à filer des chansons
Suggestives comme leurs sons,
Troublantes comme leur silence.

II

LES ÉCUS DE LA LUNE


La lune au ras des flots étincelants
Casse en morceaux ses jolis écus blancs.
Bon sang ! que de pécune !
Si ton argent, folle, t’embarrassait,
Pourquoi ne pas le mettre en mon gousset,
Ohé, la Lune ?

Ohé, la Lune ! Écoute un peu, voyons !
Et soudain tombe un paquet de rayons.
Mais, las ! quelle infortune !
Ça tomba sur mon crâne. Il se fêla.
Et ma cervelle a pris son vol par là…
Ohé, la Lune !

III

LE CATAFALQUE


Dans le calme et dans les ténèbres
Le bateau prend des airs funèbres.
Le pont, oblong, bombé, tout blanc.
À bâbord, à tribord, deux ternes
Et mystérieuses lanternes.
Les flots larmés à chaque flanc.

Catafalque ! Cercueil de vierge
Que flanque à droite, à gauche, un cierge.
Au-dessus, un dais noir : les cieux.
Mais l’église est vide. Personne !
Et seul j’assiste et je frissonne
Au requiem silencieux.

IV

LE MARGAT


Engourdi de froid sous ma capote,
Battu par la pluie et par le vent,
Je regardais l’eau qui sur l’avant
En paquets d’embrun saute et clapote.

La mer était dure, et par dessous
Se gonflait avec d’étranges râles.
Les flots ténébreux et pourtant pâles
Avaient dans la nuit l’air d’hommes soûls.

Dire que cette onde est maternelle !
Au creux des remous, puis au sommet.
Voguait un margat. Il y dormait,
Calme, ayant sa tête sous son aile.


Pare à prendre un ris ! Deux ris ! Trois ris !
La brise plus bas vient de descendre.
Les flots maintenant couleur de cendre
Font de gras rubans moirés de gris.

Nous allons danser. La lame est brève.
Combien boiront là leur dernier coup !
Mais l’oiseau, son aile sur son cou,
Sans se réveiller poursuit son rêve.

Ô mer, à la fois rage et douceur,
Qui saura jamais ton âme entière ?
Ce qui peut nous être un cimetière
Est pour le margat un nid berceur.

V

LE BAISER DU VENT


Je sais pourquoi tu geins toujours, grande pleureuse,
Inconsolable mer qui geins même en rêvant,
Et quel rêve impossible et quel vœu décevant
Gonflent de lourds sanglots ta chanson douloureuse.

Oui, je sais ton secret, ô mer, vaine amoureuse
Du mâle insaisissable et volage, le vent.
C’est vers lui, ce fuyard, que tu vas soulevant
Ta croupe qu’il soufflette et ton ventre qu’il creuse.

Tu voudrais l’arrêter, retenir dans leur cours
Ses galops essoufflants qui te semblent trop courts.
Mais son baiser d’oiseau t’effleure et se dérobe.

Et tandis que ce beau don Juan, vite repu,
Court vers quelque nuée et lui trousse la robe.
Tu n’achèves jamais ton spasme interrompu.

VI

OISEAUX DE TEMPÊTE


Quand la mer est douce aux régates,
On n’y voit que des goëlands,
Qui planent, paresseux et lents,
Chatoyants comme des agates.

Les poissons morts et les morgates
Vont à ces pêcheurs indolents.
Mais il faut l’orage aux élans
Des albatros et des frégates.

Car pour ces fous la volupté
C’est de fouetter le vent dompté
Et la vague qui se démène.

Ainsi les grands cœurs arrogants
Ne sortent de la foule humaine
Qu’aux heures troubles d’ouragans.

VII

IL ÉTAIT UNE FOIS


Il était une fois jadis
Trois petits gueux sans père et mère.
C’est sur l’air du de profundis
Qu’on chante leur histoire amère.

Ils avaient soif, ils avaient faim,
Ne buvaient, ne mangeaient qu’en rêve.
Quand ils arrivèrent enfin
À demi-morts sur une grève.

L’Océan leur dit : — C’est ici
Que va finir votre fringale.
Mangez ! Buvez ! Chantez aussi !
Soyez gais ! C’est moi qui régale. —


Et les trois pauvres goussepains
Qui n’avaient jamais vu de grève,
Ont contemplé des pains, des pains,
Et de l’eau, plus que dans leur rêve.

Sans chercher, sans se déranger,
Ils avaient la table servie,
De quoi boire et de quoi manger
Tout leur soûl et toute leur vie.

Hélas ! les jolis pains mollets
À la croûte ronde et dorée,
C’était le désert des galets
Jaunis par l’or de la soirée.

L’eau claire et pure, l’eau sans fin,
C’était l’eau de la plaine amère.
Ils sont morts de soif et de faim,
Les trois petits sans père et mère.

Cette histoire est du temps jadis.
Une vague me l’a narrée
Au rhythme du de profundis
Que leur chante encor la marée.

VIII

ADIEU


— Ô marinier joli, je veux passer l’onde ;
Je veux voir avec toi les pays chantants
Où les beaux amoureux sont toujours constants…
— Le soleil est tombé dans la mer profonde.

— Ô marinier joli, je suis jeune et blonde.
Ouvre-moi ton hamac. Nous y dormirons.
Tu poseras ta tête entre mes seins ronds…
— Le soleil est tombé dans la mer profonde.

— Ô marinier joli, sans qu’on me réponde
Faudra-t-il me coucher dans l’eau pour linceul ?
Tu m’as promis passage, et tu t’en vas seul…
— Le soleil est tombé dans la mer profonde.

IX

LES DEUX SŒURS


Mon regard vague tour à tour monte et descend…
Sous l’eau noire, à bâbord, disque phosphorescent !
À tribord, dans le ciel sombre, disque d’opale !
Lequel est le plus rond ? Lequel est le plus pâle ?
Ici c’est la méduse, ombelle aux pieds flottants,
Cloche silencieuse à bouquet de battants ;
Et là-haut c’est la lune à la frange diffuse.
Mais chacune à la fois paraît lune et méduse.
Ayant forme pareille et pareille douceur,
On dirait une sœur qui sourit à sa sœur,
Tant que je crois enfin, prenant l’autre pour l’une,
Voir la méduse au ciel et sous l’eau voir la lune.

X

BAISERS PERDUS


Pauvres voyageurs las qui vont cherchant fortune.
Des oiseaux de passage au mât se sont posés,
Et leur chant retentit par les airs accoisés
Dans la hune.

Vers son pâle amoureux gonflant sa gorge brune,
La mer envoie au ciel ses vœux inapaisés.
Des lèvres de ses flots monte un vol de baisers
À la lune.

Pauvres voyageurs las, vous trouverez fortune.
Vous oublierez vos maux aux pays embrasés,
Là-bas ! Et c’est de quoi si gaîment vous causez
Dans la hune.


Mais toi, mer, à quoi bon gonfler ta gorge brune ?
De l’astre qui te fuit tes beaux seins méprisés
Se soulèvent en vain vers les lointains baisers
De la lune.

Heureux le simple cœur qui va cherchant fortune
Avec des rêves sûrs d’être réalisés !
Il est joyeux ainsi que ces oiseaux posés
Dans la hune.

Moi, j’ai, comme la mer gonflant sa gorge brune.
D’impossibles désirs, des vœux inapaisés,
Et je prodigue aussi d’inutiles baisers
À la lune.

XI

LA COLÈRE DU BATEAU


Béni soit ce joli quart !
Peu de brise. Pas d’écart.
Mer confite.
Je peux, tout en m’étirant.
Rimer quatre heures durant.
J’en profite.

Je vais en des vers très courts
Mettre le très long discours,
La harangue,
Qu’en parlant ce bateau-là
Me fit le jour qu’il parla
Dans sa langue.


Écoutez de point en point,
Et si vous ne croyez point
Mon histoire.
C’est que vous êtes terrien.
Un terrien ne croit à rien,
C’est notoire.

*


Tout à bord est embarqué.
Le bateau, quittant le quai,
Se balance.
Et, tandis qu’il prend le vent,
On entend auparavant
Du silence.

Puis, soudain des bruits se font
Dans ce silence profond.
Le mât plie ;
La toile claque au plus près ;
Un fil tend sur un agrès
Sa poulie ;

Et la coque sourdement
Pousse un rauque grondement.
Voix touchante.

C’est toi, bateau, qui gémis.
Or voici, pour ses amis.
Ce qu’il chante.

*


Sur les flots bons ou mauvais.
Toujours et toujours je vais.
Où donc vais-je ?
Ces mathurins casse-cou
Me mènent au Mexique ou
En Norwège.

On part. Moi, je ne sais pas
Quel point marquent leur compas,
Leur boussole.
Ce sont des maîtres méchants.
Seul, le mousse avec ses chants
Me console.

Dans le calme noir des nuits
Il me conte ses ennuis.
Mais qu’importe ?
Lui non plus, l’enfant martyr,
Il ne voudrait pas partir.
Je l’emporte.


Je l’emporte, sanglotant.
Il me maudit. Et pourtant,
Seul je l’aime.
Seul je comprends son chagrin.
Quand moutonne sous un grain
L’onde blème.

Comme lui je hais les flots
Où la main des matelots
Me ballotte,
Où je cours contre mon gré,
Virant au geste exécré
Du pilote.

Comme lui je hais la mer.
Et contre son fiel amer
Je réclame,
Poison gluant que je bois
Par tous les trous de mon bois,
Jusqu’à l’âme.

Comme lui je cherche encor
Le lointain et cher décor
De la terre.
Et comme lui je me sens
Sur ces gouffres mugissants
Solitaire.


Je n’étais pas né non plus
Pour souffrir flux et reflux,
Pour connaître
Ces tourmentes, ces effrois,
Cette eau qui de baisers froids
Me pénètre.

Dans le sol j’avais les pieds.
Ils les ont estropiés
Par la hache.
Ils ont fait, ces nains morveux,
De mes branches des cheveux
Qu’on arrache.

Ils ont planté dans mon sein
Un coin de fer assassin
Qui crevasse.
De leur scie au cri moqueur
Ils m’ont scié jusqu’au cœur
Tout vivace.

Ah ! j’étais bon, cependant !
Avec mon abri pendant
Sur leurs têtes,
J’étais un abri pour eux,
Marcheurs, rêveurs, amoureux,
Gens et bêtes.


Ah ! j’étais fier, cependant !
Contre l’orage grondant,
Sentinelle,
Je me tenais droit et fort,
Et mes poings cassaient l’effort
De son aile.

Ah ! j’étais beau, cependant !
Je florissais, étendant
Dans l’espace
Mes cent bras tout grands ouverts
Où le vent rhythme des vers
Quand il passe.

Ils m’ont tué cependant !
Et je vais, en attendant
D’être épave,
Ainsi qu’un tas de bois mort
Sur qui le flot tantôt mord,
Tantôt bave.

Je vais où cela leur plaît.
Ces nains, je suis leur valet
À la chaîne.
Ces nains, je leur obéis,
Moi, le roi de leur pays,
Moi, le chêne !


Mais je saurai me venger.
Toujours, les nuits de danger,
Je regarde
Pour trouver enfin l’écueil.
J’ai la forme d’un cercueil.
Prenez garde !

Une nuit que vous serez
Affolés, désemparés
Sous la brise.
Vous sentirez brusquement
S’effondrer le bâtiment
Qui se brise.

Alors, pleins d’un vain remord,
Illuminés par la mort
Si prochaine,
Vous comprendrez qu’il fallait
Laisser pousser comme il est
Le vieux chêne.

*


Ainsi, triste et mécontent,
Le bateau crie en parlant.
Mais le mousse
Chante sa chanson. Sa voix
Enfantine est à la fois
Rauque et douce.


Et voyant, lui, l’inhumain,
Que la peine du gamin
Est amère,
Le bateau calmé se dit :
— Bah ! je rendrai ce bandit
À sa mère.

XII

FRISSONS D’AMOUR


Dans l’ombre autour de moi vibrent des frissons d’amour.
Venu je ne sais d’où parmi les senteurs salines
Traîne un vol de parfums, œillets, roses, miel, prâlines.
Le vent voluptueux roule un chœur de voix câlines.
Dans l’ombre autour de moi vibrent des frissons d’amour.
Pourtant, la terre est loin, la terre où sont les maîtresses.
Adieu, bagne, où vaincu m’avaient enchaîné leurs tresses !
J’ai repris en lambeaux mon cœur aux dents des ogresses.
Dans l’ombre autour de moi vibrent des frissons d’amour.
Ah ! votre souvenir soûle encor mon sang de mâle.
Voix, parfums, laissez-moi ! Toi, lune, va-t’en ! Sein pâle,
Ventre blanc, chair ! Pitié ! Ne vous vengez pas ! Je râle !…
Dans l’ombre autour de moi vibrent des frissons d’amour.

XIII

VOIES LACTÉES


L’espace est pur, et les étoiles y sont toutes.
D’où vient donc ce grand bruit de pluie à larges gouttes ?
Ah ! j’y suis !.… La mer lampe, et c’est le bruit des rangs
Où vont tumultueux les bouillons de harengs.
Ô caravane en long ruban clair, tu ruisselles
Comme un torrent de lait pétillant d’étincelles.
Et là-bas, aussi loin que peuvent voir mes yeux,
Tu te joins à celui qui coule dans les cieux ;
Et la Nuit et la Mer en nourrices jumelles
Semblent verser de leurs invisibles mamelles
Ce lait doux que bientôt va boire en souriant
Le soleil rose qui s’éveille à l’orient.

XIV

L’OUBLIEUX


Ô bateau, roi des galants,
Sous toi la vague se creuse,
Et dans sa rage amoureuse
Ses genoux serrent tes flancs.

Tu réponds à ses caresses,
Ô bateau, roi des coureurs.
Tu rends fureurs pour fureurs.
Elle t’étreint. Tu la presses.

Quand son amour cependant
T’accable, tu t’en soulages,
Ô bateau, roi des volages,
Qui veux vivre indépendant.


Roi des don Juans sans rebelles,
Tu prends le plaisir donné ;
Puis après, le dos tourné,
Tu vas trouver d’autres belles.

Tu ne les revois jamais,
Celles qui disaient : « Il m’aime ! »
Tu ne t’en souviens plus même.
Dis comment tu les nommais ?

Bienheureux qui suit ta mode,
Bateau, roi des oublieux,
Et se contente en tous lieux
De la volupté commode !

Bienheureux, et sage aussi,
Qui ne jouit que de l’heure,
Comme toi que rien ne leurre,
Bateau, roi des sans-souci !

Cela vaut mieux que de vivre
En empoisonnant son cœur
De regrets et de rancœur…
Bienheureux qui s’en délivre,

Et boit avec des guenons
Le vin des grosses ivresses
À la santé des maîtresses
Dont il ne sait plus les noms !

XV

QUATRE HEURES DU MATIN


Au firmament teinté de rose et de lilas
On dirait qu’une main nonchalante et distraite
De l’aurore endormie ouvre la gorgerette
Et découvre le sein voilé de falbalas.

Mon quart est fait. Je vais me coucher. Je suis las.
Mais avant, toi que j’aime et que mon œil regrette,
Je veux te dire adieu, céleste pâquerette,
Dernière étoile qui dans l’ombre étincelas.

Adieu, jusqu’à ce soir, fleur du jardin nocturne,
Dont le calice clair, incliné comme une urne,
Versait à mes regards son vin de rayons blancs.

Adieu ! Ton feu pâlit dans l’air plus diaphane ;
Et repliant sur toi tes pétales tremblants,
Parmi les prés d’azur ton bouton d’or se fane.

XVI

JOLIS FLOTS


— Jolis flots, voulez-vous m’entendre ?
Dites-moi qui vous a donné
Cette couleur d’un vert plus tendre
Qu’un arbre en avril bourgeonné.

— Ce vert où l’aile de ton rêve
Se teint d’espérance, ce n’est
Que notre fiel qui toujours crève,
Toujours crève et toujours renaît.

— Jolis flots, voulez-vous encore
Me dire d’où vous vient souvent
L’éclat soyeux qui vous décore
Quand votre azur se moire au vent ?


— Regarde mieux nos fronts arides,
Quand nous flottons comme un drapeau.
Cette moire, ce sont des rides
Aux plis flasques de notre peau.

— Jolis flots, comme des bergères,
Paissant vos moutons, vous chantez.
Leurs toisons d’écumes légères
Vous font des flocons argentés.

— À l’aube des temps nous vécûmes,
Et c’est pourquoi jusqu’à nos flancs
Ce que tu nommes des écumes
Pend en mèches de cheveux blancs.

— Jolis flots, si jeunes quand même,
Je veux ouvrir vos cœurs fermés.
Mais j’aimerais aimer qui m’aime.
Dites-moi donc si vous m’aimez.

— Ni toi, ni personne. Cœurs vides
Où ne bat que la trahison.
Vieux Judas aux lèvres livides.
Notre baiser est un poison.

— Jolis flots de la mer jolie,
Ah ! cependant j’étais tout prêt
À verser ma mélancolie
Dans votre âme qui la boirait.


— S’il s’agit d’y vomir ta bile,
Voici nos gueules de crapauds,
Voici notre gouffre mobile
Où dort l’immobile repos.

— Jolis flots, c’est cela. Sans trêve
Roulez-moi dans vos goëmons.
Oui, vous avez compris mon rêve.
Vous voyez que nous nous aimons !

— Viens, alors, viens ! Plus ne diffère,
Et jouis sans peur ni remords
Du seul bien que puisse te faire
Notre amitié de croque-morts.

XVII

LARMES


Pleurons nos chagrins, chacun le nôtre.
Une larme tombe, puis une autre.
Toi, que pleures-tu ? Ton doux pays,
Tes parents lointains, ta fiancée.
Moi, mon existence dépensée
En vœux trahis.

Pleurons nos chagrins, chacun le nôtre.
Une larme tombe, puis une autre.
Semons dans la mer ces pâles fleurs.
À notre sanglot qui se lamente
Elle répondra par la tourmente
Des flots hurleurs.


Pleurons nos chagrins, chacun le nôtre.
Une larme tombe, puis une autre.
Le flux de la mer en est grossi
Et d’une salure plus épaisse,
Depuis si longtemps que notre espèce
Y pleure ainsi.

Pleurons nos chagrins, chacun le nôtre.
Une larme tombe, puis une autre.
Peut-être toi-même, ô triste mer,
Mer au goût de larme âcre et salée,
Es-tu de la terre inconsolée
Le pleur amer.

XVIII

DANS LE BROUILLARD


Ciel d’encre. Flots de poix. Foutu quart de brume !
La mer épaisse colle aux flancs du bateau
En gargouillant ainsi que lorsqu’on fait eau.
Dans l’air visqueux et sourd la cloche s’enrhume.

Tout grillé que je suis, il fait mucre et froid.
Je sens m’entrer partout ce noir qu’il faut fendre.
Je suffoque, engoncé comme en un scaphandre,
Cuirassé d’un prélart, casqué du suroit.

On croirait respirer des paquets de plume.
Des lunettes de plomb vous bouchent les yeux.
Le feu blanc du grand mât semble au fond des cieux
Un astre qui, lointain, meurt et se rallume.


Soudain, tout près de nous, un sanglot dolent
En sons entrecoupés râle et s’effiloche.
À bâbord ? À tribord ? Qui sait ? Tinte, cloche.
Un grand fantôme gris passe en nous frôlant.

Ohé, l’ami, bonsoir ! Ta cloche s’enrhume.
Nous nous sommes donné tous deux de l’émoi.
Bonsoir, vieux, sans nous voir. De quart, comme moi ?
Ciel d’encre. Flots de poix. Foutu quart de brume !

XIX

L’ÉTOILE DU NORD


Cinquante ans d’efforts persistants
Et de course qui s’accélère,
Un demi-cycle séculaire,
Voilà donc ce qu’il faut de temps

Pour que les rayons éclatants
De la blanche étoile polaire
Qui nous conduit et nous éclaire
Arrivent à nous. Cinquante ans !

Ô phare du céleste havre,
Ainsi tu serais un cadavre
Aux feux éteints, aux flancs vidés.

Que dans notre foi coutumière
Nous serions encore guidés
Par ta survivante lumière !

XX

ENCORE ELLE


Puis, quand même viendrait ce funèbre moment
Où ton âme, quittant un corps qui se crevasse,
Devrait s’évanouir à jamais de ta face,
Ta place resterait marquée au firmament.

Vers ce trou noir, privé de ton scintillement.
Toujours et malgré tout et quoi que l’ombre y fasse,
Toujours se tournera dans son amour vivace
L’invincible désir qui jaillit de l’aimant.

De cette amour fidèle et qu’il te garde entière.
Toujours il trouvera dans le grand cimetière
La tombe obscure et chère où tu reposeras,

Et sans qu’à t’oublier jamais on se résigne
Nous lèverons encor nos regards et nos bras
Vers la place immuable où son doigt nous fait signe.

XXI

ELLE TOUJOURS


Car ce serait assez pour que l’on te bénît,
Sainte étoile du nord, si tu n’étais qu’un phare,
Toi par qui les bateaux, quand leur aile s’effare,
Sont en un sûr chemin ramenés à leur nid.

Quelquefois cependant le phare se ternit,
Et l’heure où de rayons son feu nous est avare,
C’est l’heure où l’ouragan soufflant dans sa fanfare
Pousse au galop sur nous son cheval qui hennit.

Mais quoi ! Même à cette heure, et sans que l’on te voie,
Aux matelots perdus montrant toujours la voie,
Tu guides dans la nuit l’aiguille du compas ;

Et c’est toi, toujours toi, que nous voyons en elle,
Ancre immobile, dont le câble ne rompt pas,
Ancre jetée au fond des cieux, ancre éternelle !

XXII

CLAMAVI


Appelle dans l’ombre, appelle !
C’est le vent qui te répond.
Pas de messe à la chapelle
De l’entrepont !

La mort vous refera vierges,
Ténèbres de ses rideaux.
Mais personne entre deux cierges
N’est sur le dos.

L’aimée est toujours aimante.
Ce n’est pas encor jadis :
Oh ! quand donc ta voix charmante,
De profundis ?

XXIII

L’INSAISISSABLE


J’ai vu celui que rien ne figure,
Qui sans se montrer vient comme il part,
Qui court partout et n’est nulle part,
Qui remplit le ciel d’une envergure.

J’ai vu celui qui passe à travers
L’espace en chantant et qui s’envole
Sans que jamais de sa chanson folle
On ait entendu le dernier vers.

J’ai vu celui dont la voix farouche,
Plus haut que la foudre et que les flots
Jetant des cris, poussant des sanglots,
Rugit sans poumons, souffle sans bouche.


J’ai vu rouler parmi les remous,
Ceux de la nuée et ceux des vagues,
Comme une tête aux prunelles vagues,
Et des mains sans bras aux gestes mous.

J’ai vu celui qui n’a point de face,
Et qu’on cherche en vain d’un œil hagard.
Car aussitôt qu’on a le regard
Arrêté sur lui, brusque, il s’efface.

Insaisissable, obscur, décevant,
Je m’imaginais le voir, le rendre ;
Mais au moment où j’allais le prendre,
Je ne l’ai plus vu. C’était le vent.

Pourtant, il est. Il respire. Il clame.
Il dit quelque chose. Écoutez !… Si !
Écoutez mieux. N’est-ce pas ceci :
— La terre est un corps, et j’en suis l’âme.

XXIV

À LA DÉRIVE


La mer pleure une cantilène
Sur d’invisibles violons.

Je n’aimerai plus Madeleine.
Tanguis, tanguons ! Roulis, roulons !
Les nuits sont courtes, les jours longs.

La mer pleure une cantilène
Où passent, railleurs, des flonflons.
Tanguis, tanguons ! Roulis, roulons !

Mais c’est de sanglots qu’elle est pleine.
Elle et moi nous nous désolons.
Les nuits sont courtes, les jours longs.

Je n’aimerai plus Madeleine.
Mieux vaut courir les Madelons.
Tanguis, tanguons ! Roulis, roulons !


Mais je sens passer son haleine
Et vois flotter ses cheveux blonds.
Les nuits sont courtes, les jours longs.

À son parfum de marjolaine
J’ai frémi du crâne aux talons.
Tanguis, tanguons ! Roulis, roulons !

Cheveux d’Aphrodite et d’Hélène !
Or plus roux des secrets vallons !
Les nuits sont courtes, les jours longs.

Pourquoi trahir la châtelaine ?
À cause de ses yeux félons.
Tanguis, tanguons ! Roulis, roulons !

La mer pleure une cantilène
Où la belle et moi nous râlons.
Les nuits sont courtes, les jours longs.

Je n’aimerai plus Madeleine.
Tant pis ! Vieux habits, vieux galons !
Tanguis, tanguons ! Roulis, roulons !

Mon cœur est un flocon de laine
Qu’emportent de noirs Aquilons.
Les nuits sont courtes, les jours longs.

La mer pleure une cantilène
Sur d’invisibles violons.

XXV

LES ÎLES ROSES


Sur la mer aux flots toujours féeriques
Partez en bateau, même en radeau.
On y trouve encor des Amériques,
On y trouve encor l’Eldorado.

Moi je vous ai vus, vierges rivages
Aux parfums calmants, aux bois épais,
Où chantent des chœurs d’oiseaux sauvages,
Où rêve l’oubli qu’endort la paix.

Vous tous qu’empoisonnent les névroses.
N’importe comment, partez, partez,
Et vous renaîtrez aux îles roses
Qu’arrosent toujours les vieux Léthés.

XXVI

CAUSERIES DE VAGUES


Voici ce que chante un vieux chant !
Les vagues parlent en marchant.

L’une dit à l’autre : Ma sœur,
Pour nous la vie est sans douceur.

Vois combien vite en est le cours !
À court passage, plaisirs courts !

Mais l’autre lui répond : Ma sœur,
Sa brèveté fait sa douceur.

À longue existence, longs soins !
Et vivre peu, c’est souffrir moins.

XXVII

CE QU’EN PENSE UN FLOT


Comme elle gémissait cela,
Brusque, un flot les interpella.

Les cheveux au vent, les yeux fous,
Il leur dit : Sottes, taisez-vous !

Vivre, c’est dépenser comptant
Toute sa vie en un instant.

Qu’importe avant ? Qu’importe après ?
On passe ou reste sans regrets ;

Et le tout, c’est d’avoir goûté
Dans cet instant l’éternité.

XXVIII

TERRE !


Ô patience, ô saint trésor !
Tant fait-on de quarts que la nuit passe.
Tant suit-on les astres dans l’espace
Qu’enfin le soleil y prend l’essor.
Tant parle-t-on qu’il faut se taire.
Tant navigue-t-on qu’on voit la terre.

Ô patience, ô sûr recours !
La douleur veut vivre, âpre et têtue.
Le temps, de ses flèches d’or, la tue.
Les jours longs jadis se refont courts.
Ô temps, ô divin sagittaire !
Tant navigue-t-on qu’on voit la terre.

Ô patience, ô bonne sœur
Qui sur la blessure encor sanglante
Poses peu à peu de ta main lente

La fraîche caresse et la douceur.
Ô temps, ô baume salutaire !
Tant navigue-t-on qu’on voit la terre.

Ô patience, ô séraphin
Qui dans nos cœurs morts plantes ton glaive !
Ce fumier renaît. Un germe y lève.
Il y reviendra des fleurs enfin.
Ô temps, ô mot de ce mystère !
Tant navigue-t-on qu’on voit la terre.

Ô patience, ô saint trésor !
Tant fait-on de quarts que la nuit passe.
Tant suit-on les astres dans l’espace
Qu’enfin le soleil y prend l’essor.
Tant parle-t-on qu’il faut se taire.
Tant navigue-t-on qu’on voit la terre.

XXIX

DE RETOUR


Le temps que j’ai passé sur tes flots, mer jolie,
Reste cher à mon cœur comme son meilleur temps.
Je ne l’oublierai pas, quand je vivrais cent ans,
Et la douceur en moi n’en peut être abolie.

Ta tristesse fut tendre à ma mélancolie,
Ton amertume saine à mes vœux mal portants,
Et c’est toujours ta voix sereine que j’entends
Quand revient ma raison gourmander ma folie.

Je n’ai pas tout redit de tes bonnes chansons.
Car aux mailles des mots comment garder leurs sons
Et filtrer à travers des phrases leur mystère ?

Puis nous avons, sous les astres pour seuls témoins,
Échangé des secrets dont il vaut mieux se taire,
N’est-ce pas ce qu’on sent le plus qu’on dit le moins ?

XXX

POST-SCRIPTUM


Non, les chansons du vent et les chansons des vagues
À qui sait leur ouvrir son cœur, ne sont pas vagues ;
Cette mer impassible, elle connaît l’émoi ;
Elle plaint, et console, et guérit, maternelle ;
Elle fait pour tous ceux qui s’épanchent en elle
Ce qu’elle a fait pour moi ;

Mais il ne sied pas, fût-ce en confidences vagues,
Que soit prostitué ce que m’ont dit les vagues
Ni ce que je leur ai conté dans mon émoi ;
Et les plus doux accents de la mer maternelle,
Et les pleurs les plus fous que j’ai versés en elle.
Je les garde pour moi.