La Mer (Michelet)/Livre I/VI

Michel Lévy Frères (p. 59-67).


VI

les tempêtes

« Il se fait de temps en temps des commotions dans la mer qui semblent avoir pour but d’assurer les époques de ses travaux. Ces phénomènes peuvent être considérés comme les spasmes de la mer. » (Maury.)

Il entend par là spécialement les brusques mouvements qui paraissent venir du dessous, et qui, dans les mers d’Asie, équivalent à de véritables tempêtes. Les causes qu’il leur assigne sont diverses : 1o la rencontre violente de deux marées, de deux courants ; 2o la surabondance subite des eaux de pluie à la surface ; 3o la rupture et la fonte rapide des glaces, etc. D’autres ajoutent l’hypothèse des mouvements électriques, des soulèvements volcaniques, qui peuvent se faire au fond.

Il est pourtant vraisemblable que le fond et la grande masse des eaux sont assez paisibles. Autrement, la mer serait impropre à remplir sa grande fonction de mère et nourrice des êtres. Maury l’appelle quelque part une grande nourricerie. Un monde d’êtres délicats, plus fragiles que ceux de la terre, sont bercés, allaités de ses eaux. Cela donne de son intérieur une idée très douce, et porte à croire que ces agitations si violentes ne sont pas communes.


De sa nature, elle est généralement régulière, soumise à de grands mouvements uniformes, périodiques. Les tempêtes sont des violences passagères que lui font les vents, les forces électriques ou certaines crises violentes d’évaporation. Ce sont des accidents qui se passent à la surface, et qui ne révèlent nullement la vraie, la mystérieuse personnalité de la mer.

Juger d’un tempérament humain sur quelques accès de fièvre, ce serait chose insensée. Combien plus de juger la mer sur ces mouvements momentanés, extérieurs, qui paraissent n’affecter que des couches de quelques centaines de pieds ?

Partout où la mer est profonde, sa vie continue équilibrée, parfaitement balancée, calme et féconde, toute à ses enfantements. Elle ne s’aperçoit pas de ces petits accidents qui ne se passent qu’en haut. Les grandes légions de ses enfants qui vivent (quoi qu’on ait dit) au fond de sa paisible nuit et ne remontent tout au plus qu’une fois par an vers la lumière et les tempêtes doivent aimer leur grande nourrice comme l’harmonie elle-même.


Quoi qu’il en soit, ces accidents intéressent trop la vie de l’homme pour qu’il ne mette pas tous ses soins à les observer. Cela ne lui est pas facile. Il y garde peu son sang-froid. Les descriptions les plus sérieuses donnent des traits vagues et généraux, fort peu ce qui fait pour chaque tempête son originalité, ce qui l’individualise comme résultante imprévue de mille circonstances obscures, impossibles à démêler. L’observateur en sûreté qui regarde du rivage voit mieux sans doute, n’étant pas occupé de son péril. Mais peut-il juger de l’ensemble autant que celui qui est au centre du tourbillon et qui jouit de tous côtés du terrible panorama ?

Nous devons aux navigateurs, nous autres hommes de terre, ce respect de tenir grand compte des faits qu’ils attestent, de ce qu’ils ont vu et souffert. Je trouve de très mauvais goût la légèreté sceptique que des savants de cabinet ont montrée relativement à ce que les marins nous disent, par exemple de la hauteur des vagues. Ils plaisantent les navigateurs qui la portent à cent pieds. Des ingénieurs ont cru pouvoir prendre mesure à la tempête, et calculer précisément que l’eau ne monte guère à plus de vingt pieds. Un excellent observateur nous assure tout au contraire avoir vu fort nettement, du rivage, en sécurité, des entassements de vagues plus élevés que les tours de Notre-Dame et plus que Montmartre même.

Il est trop évident qu’on parle de choses différentes. De là la contradiction. S’il s’agit de ce qui fait comme le champ de la tempête, son lit inférieur, si l’on parle des longues rangées de vagues qui roulent en ligne et gardent dans leur fureur quelque régularité, le rapport des ingénieurs est exact. Avec leurs crêtes arrondies et les vallées alternatives qu’elles présentent tour à tour, elles déferlent au plus dans une hauteur de vingt à vingt-cinq pieds. Mais les vagues qui se contrarient et qui ne vont pas ensemble s’élèvent à bien d’autres hauteurs. Dans leur choc elles prennent des forces prodigieuses d’ascension, se lancent, et retombent d’un poids d’une incroyable lourdeur, à assommer, enfoncer, briser le vaisseau. Rien de lourd comme l’eau de mer. Ce sont ces jets de vagues en lutte, ces retombées épouvantables dont les marins parlent, phénomènes dont on ne peut nullement calculer la grandeur réelle.

Dans un jour, non de tempête, mais d’émotion, où l’Océan préludait par des gaietés sauvages, j’étais tranquillement assis sur un beau promontoire d’environ quatre-vingt pieds. Je m’amusais à le voir, sur une ligne d’un quart de lieue, faire l’assaut de mon rocher, arrondir la verte crinière de sa longue vague, la pousser comme à la course. Elle frappait vaillamment, faisait trembler le promontoire ; j’avais le tonnerre sous mes pieds. Mais cette régularité se démentit tout à coup. Je ne sais quelle vague d’ouest vint par le travers frapper outrageusement ma grande vague régulière qui me venait du midi. Dans le conflit, tout à coup le soleil me fut caché ; sur mon promontoire si haut, ce fut, non une vapeur irisée d’écume légère, mais bien une grosse lame noire, qui bondit, tomba lourdement, m’enveloppa, me baigna ; j’en restai fortement mouillé. J’aurais voulu avoir là MM. les académiciens et MM. les ingénieurs qui mesurent si précisément les combats de l’Océan.


Il ne faut pas, assis chez soi, mettre en doute légèrement la véracité de tant d’hommes intrépides, endurcis et résignés, qui voient trop souvent la mort pour avoir la vanité puérile d’exagérer leurs dangers. Il ne faut pas non plus opposer les calmes récits des navigateurs ordinaires, qui suivent les grandes routes connues, aux tableaux, parfois émus, des audacieux découvreurs qui les visitèrent les premiers, qui relevèrent, décrivirent les récifs, les écueils, attentifs à voir de près et étudier le péril, autant que le vulgaire marin, le roulier de la mer, cherche à l’éviter. Les Cook, les Perron, les d’Urville, et autres chercheurs, coururent de très réels dangers dans les eaux, moins fréquentées alors, de la mer de Corail, de l’Australie, etc., obligés d’affronter de près des bancs qui changent sans cesse, des courants contrariés qui se croisent et qui produisent d’affreuses luttes intérieures aux passages étroits.

« Sans tempête, par le roulis seul, le vent étant droit de l’arrière, une lame qui vient de travers fait des secousses si dures, que la cloche du vaisseau se met à tinter d’elle-même, et, si ces grands roulis duraient, avec leurs mouvements à faux, il en serait détraqué, démembré et démoli.

« Aux Açores, du banc des Aiguilles, dit encore d’Urville, les lames atteignaient quatre-vingts, cent pieds de hauteur. Jamais je ne vis une mer si monstrueuse. Ces vagues ne déferlaient sur nous heureusement que de leurs sommités ; autrement la corvette était engloutie… Dans cet horrible combat, elle resta immobile, ne sachant à qui entendre. Par moments, les marins, sur le pont, étaient submergés. Affreux chaos qui ne dura pas moins de quatre heures de nuit… un siècle à blanchir les cheveux !… — Telles sont les tempêtes australes, si terribles, que, même sur terre, les naturels qui les pressentent en sont épouvantés d’avance et se cachent dans leurs cavernes. »


Quelque exactes, intéressantes, que soient ces descriptions, je n’ai garde de les copier. Encore moins m’enhardirais-je à imaginer, arranger les choses que je n’aurais pas vues. Je ne dirai qu’un mot des tempêtes que j’ai observées. J’y ai du moins saisi, je crois, les caractères différents qui distinguent l’Océan et la Méditerranée.

Pendant la moitié d’une année passée à deux lieues de Gênes, sur la plus jolie mer du monde, la plus abritée, à Nervi, je n’eus qu’une petite tempête de caprice qui dura peu, mais, dans ce court moment, ragea avec une furie singulière. La voyant mal de ma fenêtre, je sortis, et, par des ruelles tortueuses, entre les hauts palazzi, je me hasardai à descendre, non sur la plage (il n’y en a point), mais sur une corniche de noires roches volcaniques qui bordent le rivage, étroit sentier qui souvent n’a pas trois pieds de large, et qui, montant, descendant, souvent surplombant la mer, la domine de trente pieds, parfois de quarante ou soixante. On ne découvrait pas bien loin. Des tourbillons continuels tiraient le rideau. On voyait peu ; ce qu’on voyait était borné et affreux. L’âpreté, les angles cassants de cette côte de cailloux, ses pointes et ses pics, ses rentrées subites et dures, imposaient à la tempête des sauts, des bonds, des efforts incroyables, des tortures d’enfer. Elle grinçait d’écume blanche, et comme d’exécrables sourires, à la férocité des laves qui, sans pitié, la brisaient. C’étaient des bruits insensés, absurdes ; jamais rien de suivi ; c’étaient des tonnerres discordants, de si aigres sifflements comme ceux des machines à vapeur, qu’on se bouchait les oreilles. Abasourdi d’un spectacle qui hébétait tous les sens, j’essayai de me ravoir ; m’appuyant bien à un mur qui rentrait et n’eût pas permis à la furieuse de me prendre, je compris mieux ce tapage. Rude et courte était la lame, et le plus dur du combat tenait à cette côte étrange, découpée si sèchement, à ces angles cruels qui pointaient dans la tempête, déchiraient le flot. La corniche par-dessous, ici et là, l’enfonçait dans ses profondeurs tonnantes.

L’œil aussi était blessé autant que l’oreille au contraste diabolique de cette neige éblouissante fouettant dans ces laves si noires.

Au total, je le sentis, la mer, bien moins que la terre, rendait la chose terrible. C’est le contraire sur l’Océan.