La Mer (Michelet)/Livre I/IV

Michel Lévy Frères (p. 31-43).


IV

cercle des eaux, cercle de feux. — fleuves de la mer

La terre a jeté à peine un regard sur elle-même qu’elle s’est comparée, préférée au ciel. La géologie, toute jeune, contre son aînée l’astronomie, reine orgueilleuse des sciences, a poussé un cri de Titan. « Nos montagnes, a-t-elle dit, ne sont pas jetées au hasard, comme les étoiles dans le ciel ; elles forment des systèmes où l’on trouve les éléments d’une ordonnance générale dont les constellations célestes ne présentent aucune trace. » Ce mot hardi, passionné, a échappé à un homme aussi modeste qu’illustre, M. Élie de Beaumont.

Sans doute, on n’a pas démêlé encore l’ordre (probablement très grand) qui règne dans le pêle-mêle apparent de la Voie lactée ; mais l’ordonnance plus visible de la superficie du globe, résultant des révolutions insondables de son intérieur, garde cependant, gardera pour la plus ingénieuse science des ombres et des mystères.

Les formes de la grande montagne émergée des eaux qu’on appelle proprement la terre, offrent plusieurs dispositions assez symétriques sans pouvoir être ramenées encore à ce qui semblerait un système total. Ces parties sèches et élevées apparaissent plus ou moins, selon que l’eau en découvre. C’est la mer, comme limite, qui trace, en réalité, la forme des continents. C’est par la mer qu’il convient de commencer toute géographie.

Ajoutez une grande chose, révélée depuis peu d’années. Tandis que la terre nous offre tels traits qui semblent discordants (exemple, le Nouveau monde étendu du nord au sud et l’Ancien d’est en ouest), la mer au contraire présente une très grande harmonie, une correspondance exacte entre les deux hémisphères. C’est dans la partie fluide, qu’on croyait si capricieuse, qu’existe la régularité. Ce que ce globe a de plus ordonné, de plus symétrique, c’est ce qui paraît le plus libre, le jeu de la circulation. L’ossature et les vertèbres du grand animal ont leurs singularités dont nous ne pouvons encore bien nous rendre compte. Mais son mouvement vital qui fait les courants de la mer, qui de l’eau salée fait l’eau douce, bientôt convertie en vapeur pour retourner à l’eau salée, cet admirable mécanisme est aussi parfait que celui de la circulation sanguine dans les animaux les plus élevés. Rien qui ressemble davantage à la transformation constante de notre sang veineux et artériel.


La face du globe paraît bien autrement compréhensible, si l’on en classe les régions, non par chaînes de montagnes, mais par bassins maritimes.

L’Espagne du Sud ressemble au Maroc plus qu’à la Navarre, la Provence à l’Algérie plus qu’au Dauphiné ; la Sénégambie aux régions de l’Amazone plus qu’à la mer Rouge, et l’Amazone a plus d’analogie avec les régions humides de l’Afrique qu’avec ses voisins qui lui sont adossés, le Chili et le Pérou, etc.

La symétrie de l’Atlantique est encore bien plus frappante dans les courants en dessous, dans les vents et brises en dessus. Leur action aide puissamment à créer ces analogies et à former ce qu’on peut dire : la fraternité des rivages.

Le principe d’unité géographique, l’élément classificateur sera de plus en plus cherché dans le bassin maritime, où les eaux, les vents messagers fidèles créent la relation, l’assimilation des bords opposés. On demandera moins cette idée d’unité géographique aux montagnes, dont les deux versants, souvent en contradiction, vous offrent sous même latitude des flores et des populations absolument opposées, ici l’invariable été, à deux pas l’éternel hiver selon les expositions. La montagne donne rarement l’unité de la contrée, plus souvent sa dualité, son divorce et ses discordances.

Cette vue de génie appartient à Bory de Saint-Vincent. Les découvertes récentes de Maury et les lois qu’il a posées la confirment de mille manières.


Dans l’immense vallée de la mer, sous la double montagne des deux continents, il n’y a, à proprement parler que deux bassins :

1o Le bassin de l’Atlantique ;

2o Le grand bassin de la mer Indienne et Pacifique.

On ne peut appeler bassin la ceinture indéterminée de l’énorme océan Austral, qui n’a ni borne, ni rivage, qui vers le nord seulement vient envelopper la mer de l’Inde, la Mer de Corail et le Pacifique.

L’océan Austral, à lui seul, est plus grand que toutes les mers. Il couvre presque la moitié de la surface du globe. Selon toute apparence, à l’étendue répond la profondeur. Tandis que les sondages récents de l’Atlantique indiquent 10 ou 12 000 pieds, dans l’océan Austral, Ross et Denham ont trouvé 14 000, 27 000, et jusqu’à 46 000 pieds. Ajoutez-y la masse des glaces antarctiques, infiniment plus vastes que nos glaces boréales. On n’est pas loin du vrai, si l’on simplifie en disant : L’hémisphère Austral est le monde des eaux, et le Boréal celui de la terre.


Celui qui part d’Europe et veut traverser l’Atlantique, étant sorti heureusement de nos ports, trop souvent fermés par le vent d’Ouest, après avoir franchi la zone variable de nos changeantes mers, entre bientôt dans le beau temps, la sérénité éternelle que les vents du N.-E., les doux vents alizés mettent sur la mer et dans le ciel. Tout sourit ; nulle inquiétude. Mais en avançant vers la Ligne, la brise vivifiante cesse, l’air devient étouffant. On entre dans la zone des calmes qui dominent sous l’équateur, et séparent immuablement les Alizés de notre hémisphère boréal et les Alizés de l’hémisphère Sud. De lourds nuages pèsent ; de grandes pluies fondent à chaque instant. On s’attriste, on se plaint, mais sans ce rideau sombre, de quelles flèches de feu le soleil frapperait les têtes ébranlées sur le miroir de l’Atlantique ! Sans les déluges qui assaillent l’autre face du globe, la mer Indienne et la Mer de corail, quelle serait leur fermentation aux cratères de leurs vieux volcans ! Cette masse noire de nuages, jadis la terreur, la barrière de la navigation, cette nuit subite étendue sur les eaux, c’est précisément le salut, la facilité protectrice qui nous adoucit le passage, et nous fait bientôt retrouver au sud le beau soleil et le ciel pur, la douceur des vents réguliers.

Tout naturellement la chaleur de la Ligne élève l’eau en vapeurs, et forme cette bande sombre.

L’observateur qui, d’une autre planète, regarderait la nôtre, verrait planer sur elle un anneau de nuages, à peu près comme on voit l’anneau de Saturne. S’il en cherchait l’usage, on pourrait lui répondre : C’est le régulateur qui, absorbant et rendant tour à tour, équilibre l’évaporation, la précipitation des eaux, distribue les pluies, les rosées, modifie la chaleur de chaque contrée, échange les vapeurs des deux mondes, emprunte au monde Austral de quoi faire les rivières, les fleuves de notre monde Boréal. Solidarité merveilleuse. L’Amérique du sud, dans ses grandes forêts, de leur respiration, condensée en nuages, abreuve fraternellement les fleurs et les fruits de l’Europe. L’air qui nous renouvelle, c’est le tribut que cent îles d’Asie, que la puissante flore de Java ou de Ceylan exhala, confia au grand messager des nuages qui roule avec la terre et lui verse la vie.


Posez-vous (j’entends en esprit) sur une des îles volcaniques que la mer Pacifique offre en si grand nombre et regardez au sud. Derrière la Nouvelle-Hollande, vous verrez l’océan Austral assiéger d’un flot circulaire les deux pointes extrêmes de l’ancien et du nouveau continent. Point de terre au monde Antarctique, ou de petites îles, ou de prétendues terres polaires que les découvreurs ne marquent que pour les voir disparaître, et qui peut-être ne sont que des glaces. Des eaux sans fin, toujours des eaux.

Du même observatoire où je vous place, en contraste avec le cercle des eaux Antarctiques, vous pouvez voir vers l’est, vers l’hémisphère Arctique, ce que Ritter nomme le cercle de feu. Pour parler plus exactement, c’est un anneau détendu, une chaîne lâche que forment les volcans, d’abord aux Cordillères, puis sur les hauteurs de l’Asie, enfin dans ces groupes innombrables d’îles basaltiques dont fourmille l’océan Oriental. Les premiers volcans, ceux de l’Amérique, offrent sur mille lieues de long une succession de soixante phares gigantesques dont les éruptions constantes dominent la côte abrupte et les eaux lointaines. Les autres, de la Nouvelle-Zélande jusqu’au nord des Philippines, en ont quatre-vingts qui brûlent, d’innombrables qui sont éteints. Si l’on pousse vers le nord (du Japon au Kamtchatka), cinquante cratères qui flamboient, illuminent de leurs lueurs jusqu’aux îles Aléoutiennes, et les sombres mers arctiques (Léopold de Buch, Ritter, Humboldt). Au total, trois cents volcans actifs dominent circulairement le monde oriental.

Sur l’autre face du globe, notre océan Atlantique offrait un aspect analogue avant les révolutions qui éteignirent la plupart des volcans d’Europe, et d’autre part anéantirent le continent de l’Atlantide. Humboldt croit que cette grande ruine, si fortement attestée par la tradition, n’a été que trop réelle. J’ose ajouter que l’existence de ce continent fut logique dans la symétrie générale du monde, pour que cette face du globe fût harmonique à l’autre. Là s’élevaient avec le volcan de Ténériffe qui en est resté, avec nos volcans éteints d’Auvergne, du Rhin, d’Hereford, etc., ceux qui durent miner l’Atlantide. Tous ensemble ils constituaient le vis-à-vis des volcans des Antilles et autres cratères américains.


De ces volcans enflammés ou éteints, de l’Inde et des Antilles, de la mer de Cuba, de la mer de Java, partent deux énormes fleuves d’eau chaude, qui s’en vont réchauffer le nord, et qu’on pourrait appeler les deux aortes du globe. Ils sont munis, ou de côté ou en dessous, de leurs contre-courants qui, venant du nord, amènent l’eau froide, compensent l’effusion d’eau chaude et font l’équilibre. Aux deux courants chauds, très salés, les courants froids administrent une masse d’eau plus douce, qui retourne à l’équateur, au grand foyer électrique qui doit la chauffer, la saler.

Ces fleuves d’eau chaude, d’abord étroits, de quelque vingt lieues de large, gardant longtemps leur vigueur et leur puissante identité, peu à peu cependant se coupent, s’attiédissent, mais s’étendent et prennent une largeur de mille lieues. Maury estime que celui qui part des Antilles et qui pousse au nord vers nous déplace et modifie le quart des eaux de l’Atlantique.

Ces grands traits de la vie des mers, observés récemment, étaient pourtant visibles autant que les continents mêmes. Notre grosse artère Atlantique, sa sœur, l’artère Indienne, s’annoncent assez par leur couleur. Des deux côtés également, c’est un grand torrent bleu qui court sur les eaux vertes, très bleu, d’un indigo si sombre, que les Japonais appellent le leur : le fleuve noir.

On voit très bien sourdre le nôtre, entre Cuba et la Floride ; il sort brûlant de sa chaudière, le golfe du Mexique. Il court, chaud, salé, très distinct entre ses deux murs verts. L’Océan a beau faire ; il le serre, il le comprime, mais il ne peut le pénétrer. Je ne sais quelle densité intrinsèque, quelle attraction moléculaire tient ces eaux bleues liées ensemble, si bien que, plutôt que d’admettre l’eau verte, elles s’accumulent, forment un dos, une voûte, qui a sa pente à droite et à gauche ; tout objet qu’on y jette en dérive et en glisse, étant plus haut que l’Océan.

Rapide et fort, il court d’abord au nord, en suivant les États-Unis ; mais quand il arrive à la pointe du grand banc de Terre-Neuve, son bras droit pousse à l’Est, son bras gauche se subordonne, comme courant sous-marin, s’en va consoler le pôle, y créer la mer tiède (je veux dire non glacée) qu’on vient de découvrir. Quant au bras droit, épandu dans une largeur immense, lorsque affaibli, fatigué, il arrive enfin en Europe, il trouve l’Irlande et l’Angleterre qui divisent encore ses eaux divisées à Terre-Neuve. Défaillant, perdu dans la mer, il tiédit pourtant un peu la Norvège, et trouve moyen encore d’apporter aux côtes d’Islande des bois américains, sans lesquels cette pauvre île, neigeuse sous son volcan, mourrait.


Ces deux frères, l’Indien, l’Américain, ont ceci de commun que, partis de la Ligne, du foyer électrique du globe, ils emportent des puissances prodigieuses de création, d’agitation. D’une part, ils semblent la matrice profonde d’un monde d’êtres vivants, leur tiède et doux berceau. D’autre part, ils sont le centre et le véhicule des tempêtes ; les vents, les trombes voyagent à la surface. Tant de douceur, tant de fureur, n’est-ce-pas une contradiction ? Non, ceci prouve seulement que la fureur ne trouble que le dehors, les couches extérieures, peu profondes. Dans l’épaisseur, on n’en sait rien. Les plus faibles des créatures, les atomes à coquille, les méduses microscopiques, êtres fluides qu’un rien dissout, profitant du même courant, naviguent en pleine paix sous l’orage.

Peu arrivent jusqu’à nous ; ils vont jusqu’à Terre-Neuve, où le froid courant du pôle les atteint, les saisit, les tue. Terre-Neuve n’est autre chose que le grand ossuaire de ces voyageurs frappés par le froid. Les plus légers, quoique morts, restent en suspension, mais finissent par pleuvoir, comme neige, au fond de l’Océan. Ils y déposent ces bancs de coquilles microscopiques qui, de l’Islande à l’Amérique, occupent ce fond.

Maury appelle les deux fleuves d’eau chaude, l’Indien, l’Américain, les deux voies lactées de la mer.


Semblables de chaleur, de couleur, de direction, décrivant précisément la même courbe, ils n’ont pas même destinée. L’Américain tout d’abord entre dans une rude mer, ouverte au nord, l’Atlantique, qui lâche et envoie contre lui l’armée flottante des glaces du pôle. Il y dépense sa chaleur. Au contraire, le courant indien, circulant d’abord par les îles, arrive dans une mer fermée et mieux gardée du Nord. Il se maintient longtemps le même, chaud, électrique et créateur, et trace sur le globe une énorme traînée de vie.

Son centre est l’apogée de l’énergie terrestre en trésors végétaux, en monstres, en épices, en poissons. Des courants secondaires qui s’en échappent et vont au sud, résulte encore un autre monde, celui de la mer de Corail. Là, sur un espace, dit Maury, grand comme les quatre continents, les polypes consciencieusement bâtissent les milliers d’îles, les bancs et les récifs qui coupent peu à peu cette mer ; écueils aujourd’hui dangereux et maudits du navigateur, mais qui montent, se lient à la longue, feront un continent, et qui sait ? dans un cataclysme, le refuge de l’espèce humaine.