La Mer (Michelet)/Livre I/I

Michel Lévy Frères (p. 3-12).


I

la mer vue du rivage

Un brave marin hollandais, ferme et froid observateur, qui passe sa vie sur la mer, dit franchement que la première impression qu’on en reçoit, c’est la crainte. L’eau, pour tout être terrestre, est l’élément non respirable, l’élément de l’asphyxie. Barrière fatale, éternelle, qui sépare irrémédiablement les deux mondes. Ne nous étonnons pas si l’énorme masse d’eau qu’on appelle la mer, inconnue et ténébreuse dans sa profonde épaisseur, apparut toujours redoutable à l’imagination humaine.

Les Orientaux n’y voient que le gouffre amer, la nuit de l’abîme. Dans toutes les anciennes langues, de l’Inde à l’Irlande, le nom de la mer a pour synonyme ou analogue le désert et la nuit.

Grande tristesse de voir tous les soirs le soleil, cette joie du monde et ce père de toute vie, sombrer, s’abîmer dans les flots. C’est le deuil quotidien du monde, et spécialement de l’Ouest. Nous avons beau voir chaque jour ce spectacle, il a sur nous même puissance, même effet de mélancolie.

Si l’on plonge dans la mer à une certaine profondeur, on perd bientôt la lumière ; on entre dans un crépuscule où persiste une seule couleur, un rouge sinistre ; puis cela même disparaît et la nuit complète se fait, c’est l’obscurité absolue, sauf peut-être des accidents de phosphorescence effrayante. La masse, immense d’étendue, énorme de profondeur, qui couvre la plus grande partie du globe, semble un monde de ténèbres. Voilà surtout ce qui saisit, intimida les premiers hommes. On supposait que la vie cesse partout où manque la lumière, et qu’excepté les premières couches, toute l’épaisseur insondable, le fond (si l’abîme a un fond), était une noire solitude, rien que sable aride et cailloux, sauf des ossements et des débris, tant de biens perdus que l’élément avare prend toujours et ne rend jamais, les cachant jalousement au trésor profond des naufrages.

L’eau de mer ne nous rassure aucunement par la transparence. Ce n’est point l’engageante nymphe des sources, des limpides fontaines. Celle-ci est opaque et lourde ; elle frappe fort. Qui s’y hasarde, se sent fortement soulevé. Elle aide, il est vrai, le nageur, mais elle le maîtrise ; il se sent comme un faible enfant, bercé d’une puissante main, qui peut aussi bien le briser.

La barque une fois déliée, qui sait où un vent subit, un courant irrésistible, pourront la porter ? Ainsi nos pêcheurs du Nord, malgré eux, trouvèrent l’Amérique polaire et rapportèrent la terreur du funèbre Groënland. Toute nation a ses récits, ses contes sur la mer. Homère, les Mille et une Nuits, nous ont gardé un bon nombre de ces traditions effrayantes, les écueils et les tempêtes, les calmes non moins meurtriers où l’on meurt de soif au milieu des eaux, les mangeurs d’hommes, les monstres, le léviathan, le kraken et le grand serpent de mer, etc. Le nom qu’on donne au désert, « le pays de la peur, », on aurait pu le donner au grand désert maritime. Les plus hardis navigateurs, Phéniciens et Carthaginois, les Arabes conquérants qui voulaient englober le monde, attirés par les récits du pays de l’or et des Hespérides, dépassent la Méditerranée, se lancent sur la grande mer, mais s’y arrêtent bientôt. La ligne sombre, éternellement couverte de nuages, qu’on rencontre avant l’équateur, leur impose. Ils s’arrêtent. Ils disent : « C’est la mer des Ténèbres. » Et ils retournent chez eux.

« Il y aurait de l’impiété à violer ce sanctuaire. Malheur à celui qui suivrait sa curiosité sacrilège ! On a vu, aux dernières îles, un colosse, une menaçante figure qui disait : « N’allez pas plus loin. »


Ces terreurs, un peu enfantines, du vieux monde ne diffèrent en rien de ce qu’on peut voir toujours des émotions du novice, de la simple personne qui, venue de l’intérieur, tout à coup aperçoit la mer. On peut dire que tout être qui en a la surprise, ressent cette impression. Les animaux, visiblement, se troublent. Même au reflux, lorsque, lasse et débonnaire, l’eau traîne mollement au rivage, le cheval n’est pas rassuré ; il frémit et souvent refuse de passer le flot languissant. Le chien recule et aboie, injurie à sa manière la lame dont il a peur. Jamais il ne fait la paix avec l’élément douteux qui lui semble plutôt hostile. Un voyageur nous raconte que les chiens du Kamtchatka, habitués à ce spectacle, n’en sont pas moins effrayés, irrités. En grandes bandes, par milliers, dans les longues nuits, ils hurlent contre la vague hurlante, et font assaut de fureur avec l’océan du Nord.


L’introduction naturelle, le vestibule de l’Océan, qui prépare à le bien sentir, c’est le cours mélancolique des fleuves du Nord-Ouest, les vastes sables du Midi, ou les landes de Bretagne. Toute personne qui va à la mer par ces voies est très-frappée de la région intermédiaire qui l’annonce. Le long de ces fleuves, c’est un vague infini de joncs, d’oseraies, de plantes diverses, qui, par les degrés des eaux mêlées et peu à peu saumâtres, deviennent enfin marines. Dans les landes, c’est, avant la mer, une mer préalable d’herbes rudes et basses, fougères et bruyères. Étant encore à une lieue, deux lieues, vous remarquez les arbres chétifs, souffreteux, rechignés, qui annoncent à leur manière par des attitudes, j’allais dire par des gestes étranges, la proximité du grand tyran, et l’oppression de son souffle. S’ils n’étaient pris par les racines, ils fuiraient visiblement ; ils regardent vers la terre, tournent le dos à l’ennemi, semblent tout près de partir, en déroute, échevelés. Ils ploient, se courbent jusqu’au sol, et ne pouvant mieux, fixés là se tordent au vent des tempêtes. Ailleurs encore, le tronc se fait petit et étend ses branches indéfiniment dans le sens horizontal. Sur les plages où les coquilles, dissoutes, élèvent une fine poussière, l’arbre en est envahi, englouti. Ses pores se fermant, l’air lui manque ; il est étouffé, mais conserve sa forme et reste là arbre de pierre, spectre d’arbre, ombre lugubre qui ne peut disparaître, captive dans la mort même.

Bien avant de voir la mer, on entend et on devine la redoutable personne. D’abord, c’est un bruit lointain, sourd et uniforme. Et peu à peu tous les bruits lui cèdent et en sont couverts. On en remarque bientôt la solennelle alternative, le retour invariable de la même note, forte et basse, qui de plus en plus roule, gronde. Moins régulière l’oscillation du pendule qui nous mesure l’heure ! Mais ici le balancier n’a pas la monotonie des choses mécaniques. On y sent, on croit y sentir la vibrante intonation de la vie. En effet, au moment du flux, quand la vague monte sur la vague, immense, électrique, il se mêle au roulement orageux des eaux le bruit des coquilles et de mille êtres divers qu’elle apporte avec elle. Le reflux vient-il, un bruissement fait comprendre qu’avec les sables elle remporte ce monde de tribus fidèles, et le recueille en son sein.

Que d’autres voix elle a encore ! Pour peu qu’elle soit émue, ses plaintes et ses profonds soupirs contrastent avec le silence du morne rivage. Il semble se recueillir pour écouter la menace de celle qui le flattait hier d’un flot caressant. Que va-t-elle bientôt lui dire ? Je ne veux pas le prévoir. Je ne veux point parler ici des épouvantables concerts qu’elle va donner peut-être, de ses duos avec les rocs, des basses et des tonnerres sourds qu’elle fait au fond des cavernes, ni de ces cris surprenants où l’on croit entendre : Au secours !… Non, prenons-la dans ses jours graves, où elle est forte sans violence.


Si l’enfant et l’ignorant ont toujours devant ce sphinx une stupeur admirative et moins de plaisir que de crainte, il ne faut pas s’en étonner. Pour nous-mêmes, par bien des côtés, c’est encore une grand énigme.

Quelle est son étendue réelle ? Plus grande que celle de la terre, voilà ce qu’on sait le mieux. Sur la surface du globe, l’eau est la généralité, la terre est l’exception. Mais leur proportion relative : l’eau fait les quatre cinquièmes, c’est le plus probable ; d’autres ont dit les deux tiers ou les trois quarts. Chose difficile à préciser. La terre augmente et diminue ; elle est toujours en travail ; telle partie s’abaisse, et telle monte. Certaines contrées polaires, découvertes et notées du navigateur, ne se retrouvent plus au voyage suivant. Ailleurs, des îles innombrables, des bancs immenses de madrépores, de coraux, se forment, s’élèvent et troublent la géographie.

La profondeur de la mer est bien plus inconnue que son étendue. À peine les premiers sondages, peu nombreux et peu certains, ont-ils été faits encore.

Les petites libertés hardies que nous prenons à la surface de l’élément indomptable, notre audace à courir sur ce profond inconnu, sont peu, et ne peuvent rien faire au juste orgueil que garde la mer. Elle reste, en réalité, fermée, impénétrable. Qu’un monde prodigieux de vie, de guerre et d’amour, de productions de toute sorte, s’y meuve, on le devine bien et déjà on le sait un peu. Mais à peine nous y entrons, nous avons hâte de sortir de cet élément étranger. Si nous avons besoin de lui, lui, il n’a pas besoin de nous. Il se passe de l’homme à merveille. La nature semble tenir peu à avoir un tel témoin. Dieu est là tout seul chez lui.

L’élément que nous appelons fluide, mobile, capricieux, ne change pas réellement ; il est la régularité même. Ce qui change constamment, c’est l’homme. Son corps (dont les quatre cinquièmes ne sont qu’eau, selon Berzélius) sera demain évaporé. Cette apparition éphémère, en présence des grandes puissances immuables de la nature, n’a que trop raison de rêver. Quel que soit son très juste espoir de vivre en son âme immortelle, l’homme n’en est pas moins attristé de ces morts fréquentes, des crises qui rompent à chaque instant la vie. La mer a l’air d’en triompher. Chaque fois que nous approchons d’elle, il semble qu’elle dise du fond de son immutabilité : « Demain tu passes, et moi jamais. Tes os seront dans la terre, dissous même à force de siècles, que je continuerai encore, majestueuse, indifférente, la grande vie équilibrée qui m’harmonise, heure par heure, à la vie des mondes lointains. »

Opposition humiliante qui se révèle durement, et comme avec risée pour nous, surtout aux violentes plages, où la mer arrache aux falaises des cailloux qu’elle leur relance, qu’elle ramène deux fois par jour, les traînant avec un bruit sinistre comme de chaînes et de boulets. Toute jeune imagination y voit une image de guerre, un combat, et d’abord s’effraye. Puis, observant que cette fureur a des bornes où elle s’arrête, l’enfant rassuré hait plutôt qu’il ne craint la chose sauvage qui semble lui en vouloir. Il lance à son tour des cailloux à la grande ennemie rugissante.

J’observais ce duel au Havre, en juillet 1831. Une enfant que j’amenais là en présence de la mer sentit son jeune courage et s’indigna de ces défis. Elle rendait guerre pour guerre. Lutte inégale, à faire sourire, entre la main délicate de la fragile créature et l’épouvantable force qui en tenait si peu compte. Mais on ne riait pas longtemps, lorsque venait la pensée du peu que vivrait l’être aimé, de son impuissance éphémère, en présence de l’infatigable éternité qui nous reprend. — Tel fut l’un de mes premiers regards sur la mer. Telles mes rêveries, assombries du trop juste augure que m’inspirait ce combat entre la mer que je revois et l’enfant que je ne vois plus.