La Mendicité allemande aux Tuileries (1852-1870)

La Mendicité allemande aux Tuileries (1852-1870)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 503-531).
LA MENDICITÉ ALLEMANDE
AUX TUILERIES

1852-1870

Le 21 octobre 1870, le comte de Bismarck posait à M. Rameau, maire de Versailles, cette question : « Connaissez-vous les documens trouvés aux Tuileries ? — Non ; vous savez que nous sommes au secret depuis plus d’un mois. — Ces documens sont très curieux. Il y a là des coryphées du parti démocratique qui sont un peu compromis. Il faudra que je fasse paraître cela dans notre petit journal, le Nouvelliste de Versailles... » Ce journal, qui servait, pendant la guerre, de Moniteur Officiel à la Préfecture allemande de Seine-et-Oise, avait paru le 15 octobre sous les auspices du préfet, M. de Brauchitsch. Il publia de nombreux extraits des Papiers des Tuileries en guise de « Variétés. » Mais il est à remarquer qu’il ne donna que les textes favorables aux desseins de la Prusse et se garda bien de révéler aux lecteurs ce qui devait être désagréable à l’Allemagne. Or, c’est cette partie négligée que je veux étudier aujourd’hui.

En ces temps de vertu allemande, il me parait bon de rappeler aux Prussiens ce qu’ils ont volontairement oublié. On verra jusqu’à quel point ces hommes intègres, indépendans, désintéressés ont sollicité servilement les faveurs impériales. Depuis les plus hauts personnages et les savans les plus illustres, jusqu’à des êtres infimes, tous frappaient à la porte des Tuileries, sollicitant de l’or, des titres ou des faveurs. Jamais publication n’aura été plus utile pour rabaisser la morgue et l’orgueil de nos ennemis. C’est par André Lavertujon, secrétaire de la Commission nommée le 4 septembre 1870 et ancien sénateur, que j’ai connu ces pièces, dont Henri Bordier, ancien bibliothécaire de la Bibliothèque nationale, avait le premier formé un dossier important, édité chez Beauvais en 1872.

Les dossiers contenaient plus de deux mille lettres, sans compter celles qui ont disparu dans l’incendie des Tuileries, et celles qui peuvent se trouver encore aux Affaires étrangères ou dans les Archives de chancellerie qui en dépendent. M. Bordier se félicitait d’offrir en bloc aux chercheurs et aux philosophes une abondante moisson d’élémens psychologiques sur l’Allemagne contemporaine. Il leur laissait le soin de les analyser, de les critiquer, d’en tirer parti, mais je puis affirmer, si étonnant que cela soit, que ces documens, publiés en dehors de l’édition officielle, passèrent presque inaperçus.

Je voudrais bien savoir si l’on pourrait trouver aux Archives de Berlin, impériales et royales, des lettres similaires de nos compatriotes qui, la main tendue pour réclamer de l’or et des faveurs, se seraient prosternés devant le roi de Prusse ou l’Empereur allemand ? Si elles y étaient, il y a longtemps qu’elles seraient publiées. J’ai mis en œuvre avec soin les documens que nous devons aux recherches de Bordier et André Lavertujon et l’on verra ce qu’il faut penser des affirmations audacieuses de M. de Bismarck qui, le 7 décembre 1871, déclarait que le sentiment de la justice était éteint en France, tandis que celui du droit et de l’honneur restait incarné dans l’âme du peuple allemand.


Commençons immédiatement notre étude par les petits quémandeurs, puis nous continuerons par ceux qui appartiennent a des classes plus élevées, et enfin nous arriverons aux sommités allemandes, comme bouquet de ce véritable feu d’artifice.

Et d’abord, voyons les inventeurs. Ceux-ci sont légion. Combien s’adressent à Napoléon III pour lui expliquer leurs systèmes, implorer ses critiques, demander des audiences et finalement son appui et surtout de l’argent ! Combien lui écrivaient pour lui soumettre des idées nouvelles sur les canons et les fusils, les projectiles, les lance-feux, le coulage des balles, les fusées incendiaires, l’utilisation des miroirs d’Archimède, de nouveaux explosifs, la mesure des distances en matière d’artillerie, la manière de faire sauter les villes à l’aide du gaz, le perfectionnement du fusil à aiguille, les incendies provoqués à longue distance !...Semmelmaier d’Augsbourg offre à l’Empereur un nouveau projectile, à l’aide duquel on pourrait porter la destruction la plus certaine sur n’importe quel point. Il ne s’expliquera entièrement à ce sujet qu’avec l’acquiescement de S. M. et une somme nécessaire pour expérimenter ses découvertes en grand. S’il réussissait, « ses prétentions s’élèveraient à une récompense de trois millions de florins. »

Braun et Sölme, fabricans d’acier à Schondorf, envoient une cuirasse d’acier et une visière-blindage pour les canons se chargeant par la culasse, en réclamant les commandes du gouvernement français de 1861 à 1866. Le baron von Goeler de Ravensburg présente un système de canon-monstre avec un obus qui éclate au moindre choc et produit autant d’effet que plusieurs centaines de kilos de poudre. Otto von Grahl de Wülssdorf fait hommage d’un livre dans lequel il propose un nouveau canon, — système Lenk, — qui se tire avec le coton-poudre. Mais, obéré momentanément pour avoir secouru des amis, il sollicite un secours de 4 000 francs et rappelle que son père est un ancien médaillé de Sainte-Hélène.

Le graveur Auguste Grimmer à Pforzheim a inventé une machine de guerre qui permettra à Napoléon de détruire la puissance russe, de même que les Romains, avec leurs éléphans, ont vaincu tous les peuples. Il rappelle la proposition faite par lui-même d’une sorte de locomobile militaire pour opérer sur les terrains raboteux. L’auteur de l’invention a vainement cherché à l’exploiter en Allemagne ; il pense, à présent, qu’on pourrait l’utiliser au Mexique. En tout cas, il demandera un peu d’argent, si on le fait venir à Paris (mars 1863).

Le docteur Hahn, chimiste, propose une nouvelle poudre de guerre et exprime sa douleur de voir une telle invention rejetée après les expériences. « Etant étranger, avoue-t-il, je serais perdu si le cœur noble et bienveillant de V. M. ne m’inspirait pas le courage d’implorer votre grâce et de prier très humblement que V. M. veuille daigner m’accorder un secours pour poursuivre mon but et retourner dans mon pays. » Il se contentera de deux cents francs.

D’autres proposent des inventions nouvelles pour la marine, des hélices, des gouvernails, des blindages perfectionnés. L’un d’eux, ancien oberleutenant prussien, Philippe Krüger, est venu de Silésie à Paris pour exhiber une lunette marine qui indique instantanément la distance à laquelle se trouve un objet éloigné. Il s’excuse de ne pouvoir se présenter à l’audience parce qu’il est malade. Il envoie sa photographie et y ajoute ces mots : « Monsieur le chef du Cabinet... Aide-toi, le ciel t’aidera... Ce sont ces mots qui forcent le soussigné de vous attaquer par les lignes suivantes. C’est hardi naturellement, mais je serais si heureux de pouvoir peindre clairement ma situation. Cela est difficile, car il n’est pas convenable d’écrire si longuement à de hautes personnes en mauvais français. Je n’étais pas préparé à un tel long séjour à Paris et, pour la première fois de ma vie, j’avais faim. Les sacrifices de ma noble sœur m’ont sauvé jusqu’ici. » Il ne se plaint cependant pas des difficultés qu’on lui oppose. « Le ministère français n’est pas obligé de faire parfaite une invention imparfaite, notamment pour un étranger... Si je m’adresse à vous, c’est parce que je sais que vous êtes un homme d’esprit qui ne vit pas pour son plaisir seulement. Aussi, j’ai fait une enquête sur votre personne, et ce que je dis est très franc. On m’a dit des deux parties le même mot : « C’est un brave homme. » Parce que nous avons en allemand l’expression braver Mann, j’ai lieu de croire que c’est la chose dont j’ai besoin. » En fin de compte, il reçoit et accepte cinquante francs... Combien lui succèdent et qui offrent de précieuses découvertes pour ferrer les chevaux, tripler les produits agricoles, augmenter la rapidité du tannage, clarifier l’eau, conserver la viande, sauver les vers à soie, fabriquer de la glace, faciliter la navigation aérienne, former une nouvelle pile voltaïque et un moteur à mouvement perpétuel !... Et c’est toujours la même antienne : des secours ou des fonds pour réaliser tous ces prodiges !

C’est à qui s’ingéniera ensuite en Allemagne à guérir l’Empereur, dès qu’on apprend qu’une maladie quelconque l’a frappé. L’un propose des bains aromatiques, aux feuilles de pin, aux feuilles de ronces, à la camomille et même aux œufs de fourmi ; l’autre, la fleur de soufre, le savon blanc, la morphine ; celui-ci le vin d’Ahr, celui-là un régime de grogs et enfin des moyens magiques. Est-ce tout ? Non. L’imagination allemande est plus étendue qu’on ne le croirait. Des limaçons en poudre, du raifort pilé, des gouttes de Harlem, des frictions de pétrole, que sais-je ?... On veut guérir à tout prix le malheureux souverain du rhume, du mal d’estomac, des douleurs de jambe, de la goutte, de la pierre, du diabète, du choléra, de maladies de cœur, de la sciatique et d’une foule d’horreurs dont il n’était heureusement pas affligé.

Voici l’une des plus étonnantes requêtes. Elle est du sieur Daniel Vogel de Kleinruckerwalt. Elle est datée du 26 septembre 1869. L’auteur prend la liberté « d’informer Sa Majesté qu’il a été favorisé d’un rêve tel qu’il doit l’écrire, afin de mettre sa conscience en repos, Veranlassung dazu giebt mein Gewissen zu beruhigen... Dans ce rêve, il a été conduit à travers des arcs de triomphe et des palais, jusqu’à la chambre du monarque. Un ami, auquel il en a fait la confidence, y a vu un avertissement du Ciel et lui a dit : « Toi, l’homme de la magie et de la sympathie, c’est Dieu qui te désigne évidemment pour la guérison des maladies incurables, et comme les journaux venaient d’annoncer que l’empereur Napoléon est malade, c’est manifestement toi qui dois le guérir. » De là cette lettre... Elle contient les prescriptions suivantes : « 1° Daigne Votre Majesté écrire le nom de son défunt père ; 2° celui qui lui est propre ; 3° envoyer une chemise sale portée par elle ; 4° faire une collection de rognures de cheveux, de poils et ongles, de toutes les parties du corps, envelopper le tout dans une sorte de saucisse ; 5° appeler un chirurgien et faire extraire du pied quelques gouttes de sang, trois ou quatre, et en imbiber le linge en dessus ; 6° à partir de ce moment, garder sans faute la première urine et précieusement l’introduire dans la vessie d’un porc récemment tué et la suspendre ainsi dans une cheminée pendant deux mois. Enfin enterrer le tout ensemble dans un fumier. » Et ravi de sa trouvaille, Vogel prophétise : « Le remède est souverain !... » Je néglige encore les onguens particuliers, les bains sulfureux, les eaux minérales de Kœnigsdorf, Schwalbach, Burtscheid, Gastein, Weldungen, Franzensberg et autres, les fluides magnétiques, les spécifiques Antirheuma, etc. Des centaines de médecins, carabins, apothicaires, rebouteux, empiriques et charlatans tudesques croyaient pouvoir s’adresser en toute liberté à la naïveté et à la bourse de l’Empereur. C’était à qui offrirait des tisanes, des potions, des toniques, des philtres et des dictames... Rien de plus bouffon que ces lettres écrites généralement dans le style des Diafoirus de Molière !

Vient ensuite la séquelle des vendeurs de dessins, tableaux, sculptures, objets d’art variés, collections d’antiquités, pianos, harpes, bijoux, bois de lit chinois, papiers rares, manuscrits autographes, bois de chevreuils, défenses de rhinocéros et d’éléphans, etc.

Ce n’est pas tout. On s’adresse à, l’Empereur lui-même et on cherche à obtenir ses faveurs en le louant d’abord dans son oncle sublime, puis dans sa propre personne. Le sculpteur prussien Hartung, qui a exécuté un important groupe en marbre pour une place publique de Coblentz, sa ville natale, et un Philoctète, dit que sa composition du héros grec a reporté sa pensée vers un héros plus grand des temps modernes et lui a fait concevoir un groupe de Napoléon Ier à Sainte-Hélène. Les suffrages du roi de Prusse et de l’illustre Alexandre de Humboldt lui ont inspiré le plus vif désir de soumettre son œuvre au digne successeur de Napoléon le Grand. « Personne en effet, écrit-il, ne pouvait s’identifier mieux avec la noblesse, la hauteur de vues et les sublimes pensées de votre oncle que Votre Majesté. Mon vœu le plus ardent a été d’être admis à l’insigne honneur de déposer mon travail au pied de son trône. Votre jugement seul, Sire, sera ma suprême loi ; soit qu’il condamne ma tentative comme au-dessous de la hauteur de mon sujet, soit qu’il l’approuve comme digne de traduire dans le marbre et le bronze la sublime grandeur de Napoléon enchaîné sur un rocher au milieu de l’Océan ! » Le sculpteur Hartung obtint une audience le 9 janvier 1853, mais le groupe projeté ne lui fut pas commandé. Théodore Hilgard de Heidelberg offre à l’Empereur un poème allemand : Die Hundert Tage. « En composant cette épopée des Cent Jours, dit-il, je me suis senti inspiré non seulement par la grandeur sans égale du sujet que je considère comme le plus sublime et le plus tragique que l’histoire puisse offrir à la poésie épique, mais encore par le désir de rendre pleinement justice a tous les beaux traits du génie et du cœur de Napoléon Ier et de combattre ainsi les préjugés aussi funestes que fortement enracinés chez la plupart de mes compatriotes contre ce grand homme et son illustre dynastie. »

Le docteur Kirsch de Wiesbaden envoie deux exemplaires de son poème, Eine Ephcnranke zur Sæcularfeier Napoléons, comme témoignage de sa vénération à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Napoléon Ier, et le docteur Herz y ajoute force notes laudatives. Joseph Marchener, journaliste à Ratisbonne, présente à l’Empereur le croquis de l’emplacement où s’arrêta Napoléon Ier quand il fut blessé à Ratisbonne, et demande un secours de 100 francs. On lui accorda 200 francs en 1867. Le major Niedermeyer dit qu’il est propriétaire de la colline Napoleons’ hohe où Napoléon fut blessé le 25 avril 1809. Il a fait relever la pierre où s’était assis l’Empereur et planter trois érables autour. Dans le cas où Napoléon II ! voudrait faire ériger un monument en ce lieu, il met la colline à sa disposition. On remercia le major et on refusa. Sophie von Rauchgienegger, née von Speth, offre à l’Empereur sa brochure La Papauté et l’Empire et lui écrit pour le supplier de la lire et de ne pas se laisser effrayer par le titre de cet écrit fondé sur des principes inattaquables et sur des points vraiment importans pour la haute dynastie de l’Empereur. Es ist im Interesse ihrer hohen Dynastie...

Viennent ensuite les vers et poèmes écrits en l’honneur de Napoléon le Grand et ils sont nombreux. Celui de Harnish, premier lieutenant à Neisse, se dit l’interprète des sentimens de plusieurs millions d’habitans et dépose aux pieds de l’Empereur un poème intitulé Protection et un volume de poésies où il est question de son oncle illustre... Wo von ihrem Grossen Onkel spricht. Le libraire Meyer, de Hambourg, fait hommage d’un ouvrage intitulé Les hauts faits de Napoléon et ne demande rien. Aussi reçoit-il ce mot favorable : « Sa Majesté me charge de vous faire savoir qu’elle a été sensible à cette marque de votre dévouement et je vous envoie par ses ordres, comme témoignage de sa bienveillance, une médaille d’or à son effigie (février 1854). » Le baron Plessen von Tiesenhausen de Stuttgart présente un poème intitulé Patkul et sollicite l’autorisation de dédier à l’Empereur un autre poème qui portera pour titre : La Mort de Napoléon. L’Empereur fait remercier l’auteur et refuse la dédicace.

Le docteur Carl Vogt, de Munich, fait hommage à l’Empereur de plusieurs poèmes sur Napoléon Ier et Joséphine, et ajoute : « Le manque de moyens pécuniaires, parce qu’il est aveugle et paralysé du bras droit, est cause qu’il ne peut envoyer à Sa haute Majesté Impériale tous ses ouvrages imprimés. « Il sollicite, mais en vain, un secours. Certaines demandes sont motivées par leurs auteurs sur des faits bien singuliers. Celui-ci se recommande à la générosité de l’Empereur parce qu’il a vu son oncle ; celui-là, parce qu’il lui a porté une dépêche ; l’un, parce qu’il lui a repassé un rasoir ; l’autre, parce qu’il l’a rencontré à l’auberge du Bonnet-Blanc, à Leipzig. Les détenteurs d’objets ayant appartenu au grand Empereur sont légion. Ils offrent sa montre, son couvert, sa tasse, sa bague, son épingle, sa tabatière, son essuie-mains, son portefeuille, son nécessaire de toilette, le traîneau de la retraite de Russie, une lampe, un verre, des autographes, etc. Le pharmacien Friedrich Julling, de Münster, qui a écrit un drame intéressant sur William Penns, demande une audience impériale à titre sympathique, car il est tombé du haut d’un tilleul, le 5 mai 1821, à six heures du soir, au moment où mourait Napoléon Ier. Mais une telle chute n’a pu émouvoir l’impérial neveu.

Quant à Napoléon III lui-même, il est l’objet d’adulations interminables. Ce sont des vers sur son jour de naissance, des traits inoubliables de sa prime jeunesse, des complimens sur tout et à propos de tout. Il est pour les Allemands enthousiasmés « le prince le plus bienveillant de l’humanité, le héros invinctissimus, le monarque sublime, le plus grand prince de l’univers, l’arbitre du monde connu, l’homme le plus célèbre de l’Europe, le bras puissant élevé par Dieu pour la protection de l’Empire franco-atlantique, l’écrivain illustre et génial, le magnanime Protecteur des sciences, des lettres et des arts, le maître de la civilisation, l’esprit doué d’une sagesse magnanime et créatrice, l’auteur d’exploits incomparables et féconds pour le genre humain, l’étoile du bonheur, la lumière plus brillante que le diamant, le bouclier de l’ordre, l’âme essentielle du monde civilisé, la main puissante vers laquelle les nations tournent leurs regards et leurs espérances, le bienfaiteur de la France et du monde, le chef donné à son pays par la main divine, le grand Empereur du grand Peuple qui parle la langue la plus élégante de la terre, l’auteur d’une politique grandiose et divinatoire, l’homme de jugement, d’esprit cultivé, de génie et de science sans pareil, celui pour lequel on éprouve autant de sympathie que d’admiration, l’Humanité personnifiée tenant le trône et le sceptre, le Génie créé pour assurer le bonheur du peuple le plus noble et le plus glorieux de l’univers, le monarque le plus éclairé et le plus magnanime, le prince rempli de bénédictions divines, le père de l’Europe, l’Homme immortel, le directeur des destins du monde civilisé... Et j’en passe ! Tout cela exprimé dans des phrases amphigouriques, des éloges et complimens qui valent leur pesant d’or, si l’on en croit ces courtisans !

La sollicitation, la quémanderie, la mendicité allemandes se portent sur tout et utilisent tout pour arriver à leur but, c’est-à-dire pour obtenir des honneurs, des avantages, des titres et de l’argent. Toutes les classes de la société font l’assaut des Tuileries. Des tailleurs, des aubergistes, des musiciens, des peintres, des armuriers, des calligraphes, des chambellans, des directeurs de cirques, des coiffeurs, des conseillers auliques, des conseillers de gouvernement, des consuls, des dentistes, des médecins, des chirurgiens, des docteurs de toutes les sciences, — et Dieu sait s’il y en a en Allemagne, in nostro docto corpore ! — des ébénistes, des céramistes, des inspecteurs ou des commissaires, des écrivains et des journalistes, des fabricans, des industriels, des commerçans, des fonctionnaires de tous les acabits, des fumeurs, des priseurs, des imprimeurs, des instituteurs, des jardiniers, des astronomes, des poètes, des juges, des libraires, des négocians, des barbiers, des brocanteurs et des gens de tous métiers, forgerons, pâtissiers, maçons, remouleurs, menuisiers, tonneliers, relieurs, selliers, potiers, chapeliers, vétérinaires, tous sollicitent l’Empereur ou son chef de cabinet ou son secrétaire. C’est une bande, une troupe, une légion, une foule qui se renouvelle sans cesse, les mains crochues et les dents longues. Il y a des solliciteurs qui envoient leur portrait à l’Empereur et demandent le sien en échange ou celui de la chère famille impériale. Quant au petit Prince, il est, lui aussi, assailli de complimens et de sollicitations ou de présens. On lui envoie force poèmes sur sa naissance, son baptême et sa première Communion. On lui offre des broderies, un ruban de cou, une grammaire, des bonbons, des pains d’épice, une boîte de soldats de plomb, une petite chaise, une paire de bottes, une Bible hébraïque imprimée à Amsterdam en 1723, formant quatre volumes de grandeur colossale, reliés en bois et en cuir et du poids de cent kilos [1]. Que ne ferait-on pas pour l’enfant de France, le fils de France, le roi d’Algérie, le prince de la Paix !... On prodigue aussi les conseils et les remèdes pour sa chère santé, un emplâtre indien, de l’eau contre les scrofules et des spécifiques secrets merveilleux. Les suppliques sont nombreuses, demandes de subventions, de secours particuliers, etc.

Les anciens condisciples du gymnase Sainte-Anne d’Augsbourg assaillent à leur tour l’Empereur. Le chirurgien Dodelbauer, le curé Filser, le docteur Hoff, Kiderle, Kolle, Hoffmann, Prazer, Wolf envoient leurs complimens en prose et en vers. Franck de Wurzbourg, qui se dit un très pauvre diable : ganz armer Schlucker, condamne les vues fausses de l’Allemagne sur le gouvernement français et se dit prêt à sacrifier sa vie pour Sa Majesté Impériale. « N’aurai-je point mérité, comme étant le plus grand fanatique de Votre Majesté, quarante francs d’or, et cela en récompense de mes sympathies ? » Le docteur Lœwenstein ne peut faire la dépense de 1 400 francs pour envoyer son fils compléter en France ses études médicales et obtient la somme demandée.

Adolf Reichenbach sollicite un exemplaire de l’Histoire de César comme signe du souvenir de leurs études communes « et quelques douzaines de ces fameux cigares que Sa Majesté daigne fumer. » Ce serait pour lui un amical supplément. So wœre das eine freundliche Dreingabe. Napoléon III a la bonté d’envoyer les cigares à cet indiscret fumeur bavarois. Le coiffeur Théodore Schneider désirerait une place quelconque. Il a cinquante-quatre ans et jouit d’une bonne réputation et, quoique évincé, renouvelle sa demande trois ou quatre fois.

Schratz, Stauer, Thaeter, Vincom, Wideman, demandent des secours en remerciant Sa Majesté de les avoir exaucés. Brolle, curé de Gronhausen, en Bavière, ancien condisciple du prince, devenu président de la République et souvent honoré de ses bienfaits, désirerait bien obtenir une esquisse de sa vie, car il n’a pas perdu le souvenir des intéressantes journées passées avec lui à Augsbourg, « où, dit-il, nous animions à table, et inter pocula, par des conversations intimes et tous les plaisirs de la jeunesse, les heures les plus heureuses de mon existence. »

Louis-Napoléon lui fit répondre par son chef de cabinet :


« Monsieur,

« Le président de la République voulait vous écrire lui-même. Il vous aurait exprimé combien vos sentimens le touchent. Les affaires l’en empêchent sans cesse et il me charge de lui servir d’interprète. Il n’a oublié, monsieur, ni les élans dévoués de votre jeunesse, ni vos entretiens, ni vos inspirations prophétiques, et les nouveaux témoignages de votre attachement ont donné un nouveau prix à ces souvenirs. Parmi les graves sollicitudes du rang où la Providence l’a placé, il pensera avec plaisir qu’un ami vertueux et fidèle prie tous les jours pour lui au pied des autels. Ne doutez point, à votre tour, monsieur, dans votre pieuse retraite, et de sa reconnaissance affectueuse et de son désir de vous voir heureux. » Brolle mourut en 1855, comme l’annonça à Napoléon le curé d’Inchenhofen.

La croix de la Légion d’honneur jouissait d’une renommée toute particulière en Allemagne. Aussi, les demandes de cette croix sont-elles au nombre de plus de quarante, et encore nous ne connaissons pas toutes celles qui sont demeurées dans les chancelleries. Il y en a de bien curieuses, comme celle du conseiller Bergmann, qui désirerait savoir s’il n’a pas le droit de porter la croix qu’il aurait reçue de la main d’un officier du général Régnier, mort en 1813, à deux milles de Berlin. Le chancelier Braun, rédacteur du Haus und Familienbuch, qui a écrit le roman historique de Napoléon II, puis der Genius Menschheit et l’Étoile de la France, l’Impérialisme et l’idée du Congrès, demande la croix de chevalier le 23 juin 1864. Il se vante d’avoir composé un « traité sur la Connaissance du Beau » dont le célèbre critique Menzel a dit que la définition du Beau faite par lui était « la plus remarquable depuis Aristote ! » Le docteur Carus réclame la croix que Napoléon Ier lui avait, dit-il, promise la veille de la bataille de Leipzig. Un ancien capitaine de la Garde, Charles Grünholz, ayant secouru vingt-deux Français pendant le bombardement de Vienne en 1848, sollicite également la croix. On la lui refuse, parce qu’on a appris qu’il avait fait faillite comme limonadier et entrepreneur de concerts. Le lieutenant Ilzig envoie force vers à l’Empereur « qu’il adore de toute son âme » et demande la croix qui lui est aussi refusée. Le gardien du tombeau de Carnot à Magdebourg, Louis Lohrengel, présente trois feuilles de lierre à Sa Majesté comme symbole de la Foi, de la Charité et de l’Espérance, et sollicite la croix « pour les soins prodigués par lui à ce monument. » Le docteur Ludke la réclame aussi pour avoir conversé une journée à Lenzburg avec le prince, futur Empereur. Le docteur Müller fait la même demande pour avoir offert un exemplaire de Méditations poétiques, religieuses et philosophiques, à Sa Majesté, « le plus ardent promoteur de toute inspiration scientifique. » Le chambellan du roi de Bavière, le baron Siegfried de Buttenheim, qui a adressé à l’Empereur des félicitations pour la naissance du prince impérial, serait très heureux d’obtenir cette décoration, et le docteur Weiss, ami de M. Acker, sollicite la même faveur pour son dévouement à la cause impériale. Le baron von Witzleben la demande comme simple savant et le docteur Zaillner invoque pour cette distinction des cahiers écrits par le duc de Reichstadt et offerts par lui à l’Empereur. Je laisse de côté bien d’autres sollicitations du même genre dont le dénombrement et l’analyse seraient fastidieux.


Arrivons aux savans. L’Empereur a écrit la Vie de Jules César, et cet ouvrage a attiré l’attention de toute l’Allemagne. Le philologue Dressel demande un secours pour les sources inédites qu’il a révélées à Sa Majesté sur la vie de César. Le docteur Kaltschmidt, établi à Versailles, propose un dictionnaire universel sous ce titre Panglotte-Napoléon et désirerait avoir une pension annuelle. Il offre de traduire le Jules César en latin. Il regrette de ne pas être membre de l’Institut, car le dictionnaire de l’Académie se ferait bientôt, grâce à lui, « d’une manière radicalement fondamentale. » Le consul Carl Lorck, qui a été chargé de traduire la Vie de César en danois, norvégien et suédois, réclame 10 000 francs pour son travail. On le renvoie à l’éditeur Plon, qui est chargé des détails matériels. Le docteur Ritschl, de Bonn, prépare une traduction allemande du César, et s’exprime en ces termes : « J’ai travaillé pour l’auteur impérial, non point parce qu’il est Empereur et que, sans aucun doute, aucun prince du monde n’en partage à un si haut degré que lui le jugement, l’esprit cultivé et le génie, sans parler de sa puissance et de son influence, mais parce qu’il s’est révélé comme un savant profond, intelligent, éloquent, pour lequel j’éprouve autant de sympathie que d’admiration, car je ne doute pas que l’Histoire romaine de Mommsen, cet exposé mesquin et rempli de fiel, ne soit immédiatement reléguée au second plan par l’œuvre de l’homme qui, tout en régissant les destinées du monde, arrive au plus haut point de vue le plus grandiose et le plus équitable. » Le docteur Rudolf Schulze avoue que, depuis qu’il a lu la Vie de Jules César, « la meilleure partie de son être s’est absorbée dans la méditation de la vie et des actes de l’Empereur, » et que ces études sont devenues pour lui une vocation entraînante.

Le prince Guillaume de Bade remercie chaleureusement l’Empereur de l’avoir honoré de la Vie de César. Il dit que cet ouvrage est un gage des sentimens que Sa Majesté renferme dans son cœur pour toute l’humanité et une preuve d’affection dont lui, personnellement, est fier d’avoir été l’objet. Le curé Beck, de Stolpe, sollicite un exemplaire de la Vie de César. Sa lettre est écrite en latin. « Scripsi autem has litteras sermone latino quo probarem Romanarum rerum me non prorsus ignarum esse. » Le docteur Zumpt déclare que l’auteur de Jules César surpasse par le talent et l’ampleur de son génie tous ceux dont le métier est de s’adonner à la science et qu’un tel monument ne pouvait être élevé au plus grand des Romains que par un esprit aussi éclairé que celui de l’Empereur. Le docteur Helfferich, professeur à l’Université de Berlin, offre à Napoléon III une étude sur Jules César Pontifex maximus. Le docteur Bicking présente un drame sur Caton et César avec un poème en l’honneur de Sa Majesté. Le musicien Bœttcher s’extasie sur l’ouvrage de Sa Majesté, qui lui a inspiré la marche intitulée Jules César et destinée à l’armée française. Le capellmeister Hans von Bülow, gendre de Liszt, dédie à l’Empereur une ouverture à grand orchestre sur Jules César. Le docteur Heller envoie une étude sur les Commentaires de César au plus illustre de ses commentateurs.

C’est à qui, dans l’Allemagne savante, s’empressera de féliciter, de louer, de célébrer le monarque remarquable qui a su unir à une science profonde de la politique une érudition parfaite. Toutes les occasions sont saisies par ces docteurs, ces professeurs, ces écrivains, ces philosophes, ces publicistes, pour faire parvenir leurs écrits ou leurs louanges à l’Empereur. C’est ainsi que Henri Sybel, professeur à l’Université de Bonn, membre du Parlement de l’Allemagne du Nord, écrit au grand chambellan : « Monsieur le duc, S. M. l’Empereur a daigné me recevoir l’année dernière avec tant de bonté, et je lui suis tellement reconnaissant de m’avoir fait admettre à puiser aux différentes Archives de l’Empire que je désire ardemment profiter de mon séjour à Paris pour présenter mes hommages à Sa Majesté. Je serais donc obligé à Votre Excellence si elle voulait avoir la gracieuseté de me faire obtenir une audience de l’Empereur. » (19 mai 1867.) — Le même écrit encore : « Monsieur le duc, j’ai trouvé aux archives de l’Empire une lettre inédite, jusqu’à présent, du général Bonaparte. Tout ce qui provient du grand Empereur est important pour l’histoire de France : j’ose donc prier Votre Excellence de bien vouloir présenter de ma part à S. M. l’Empereur la copie ci-incluse de cette lettre... Veuillez agréer, etc. » (Bonn, 18 juillet 1867.) Puis Henri Sybel s’adresse directement ainsi à l’Empereur : « Sire, au cours des recherches historiques que j’ai pu faire à Paris, grâce à la haute bienveillance de Votre Majesté, j’ai eu le bonheur de trouver une lettre du général Bonaparte, certainement inédite. Je l’ai rencontrée aux Archives de l’Empire, parmi la correspondance diplomatique du général Clarke. Ecrite quelques jours avant la signature des préliminaires de Léoben, elle est très remarquable par plusieurs traits saillans et singulièrement caractéristiques. C’est Votre Majesté qui m’a mis à même de faire cette trouvaille intéressante. J’ose donc lui en présenter une copie, en faible témoignage de la profonde reconnaissance avec laquelle je suis, etc. »

Il faut remarquer que M. de Sybel, qui a écrit plus tard un important ouvrage sur la Révolution française et l’Europe, ne nous y a guère ménagés. Il est un exemple, avec Théodore Mommsen, de l’ingratitude des savans allemands. Tous deux ont eu, de préférence aux savans français, le privilège de voir s’ouvrir devant eux toutes nos Archives et de se faire communiquer librement nos trésors littéraires. Ils s’en sont servis, en Teutons grossiers, pour nous insulter et exciter à la haine et au mépris contre nous et nos savans.

En juin 1866, Mommsen, professeur à l’Université de Strasbourg, adressait à l’Empereur un exemplaire du commencement de sa nouvelle édition des Pandectes, en le remerciant de la faveur extraordinaire dont il avait été l’objet, relativement aux manuscrits de la grande Bibliothèque de Paris. Il ajoutait : « Si les sciences et les lettres, en général, ont un caractère international, et si tout le progrès du genre humain se résume dans le développement de cette belle internationalité, qui n’égalise pas les nations, mais qui leur enseigne de se comprendre, c’est-à-dire de se respecter et de s’aimer, tout ce qui se rattache au peuple romain, source commune de la civilisation actuelle, porte éminemment ce caractère international. » En outre, Th. Mommsen reconnaissait avoir touché sur la cassette de l’Empereur 500 francs destinés à être remis par lui à M. Walter, de Berlin.

« Cet érudit, remarquait Henri Bordier, en publiant cette lettre, avait récemment écrit dans les journaux de son pays pour nier énergiquement qu’il eût jamais rien reçu, ne fût-ce qu’un franc, de l’ex-Empereur, et pour dire qu’il avait refusé l’indemnité offerte à raison de sa participation à l’édition des Œuvres de Borghesi, publiée aux frais de la cassette impériale. « Je n’aurais point donné cette explication, ajoutait Mommsen, si la presse allemande ne l’eût exigée de moi, car, pour les assertions de la presse française, je n’ai point de réponse à leur faire. Ce n’est pas seulement à cause de sa bêtise (und nicht etwas bloss ihrer Albernheit wegen)... mais une considération plus sérieuse m’impose le silence. Depuis la dernière guerre, le commérage parisien et la presse française, qui en est l’expression, se sont fait un système de donner cours à des faits mensongers et déshonorans s’ils étaient vrais, qu’on attribue aux savans allemands qui sont connus, et haïs en France. Pour ce qui me concerne, je pourrais, si je savais que cela en vaille la peine, mettre en avant d’édifians exemples de pasquinades de ce genre... Une opinion publique de la France, à laquelle les savans allemands puissent en appeler, il n’en existe plus. De même qu’il paraît méritoire en ce pays de frapper à mort les Allemands qui s’y trouvent, de même c’est un acte de patriotisme de porter atteinte à l’honneur de ceux qui ne s’y trouvent plus au moyen de calomnies qu’on élabore, soit en les inventant, soit en les répandant, soit en se taisant... » (3 janvier 1872.)

Déjà, avant cette lettre, parue dans la Gazette de Voss, un savant français avait cru devoir venir au secours de Th. Mommsen, en publiant, dans le Moniteur universel du 1er janvier, une lettre qui se terminait ainsi : «... Je dois à la vérité de déclarer qu’il est à ma parfaite connaissance que M. Mommsen n’a jamais touché, sous une forme quelconque, aucune pension, indemnité ou subvention de l’empereur Napoléon III. »

« Ces déclarations, ajoutait Bordier, octroyaient à Th. Mommsen le bénéfice d’une confusion dans les mots. Ce savant ne recevait aucune pension et n’avait touché aucune indemnité. Seulement, le caissier de l’Empereur lui remettait de temps à autre des sommes d’argent (environ 3 000 francs pour l’édition de Borghesi, par exemple) qu’il distribuait entre ses amis, élèves ou secrétaires berlinois, travaillant sous sa direction et au profit de sa gloire. Rien de plus légitime, de plus honorable, que de prendre part à une œuvre scientifique et d’en tirer un juste émolument. Rien même d’extrêmement incorrect à recevoir de l’Empereur (après l’avoir demandé) 500 francs pour quelque Allemand nommé Walter ou autre. Mais n’est-il pas odieux, lorsqu’on est dans de tels rapports de courtoisie et de solidarité avec les savans français, lorsqu’on a brigué auprès d’eux l’honneur de s’entretenir familièrement avec le souverain du pays, lorsqu’on a diné à sa table, qu’on a savouré ses faveurs, de prendre la parole contre ceux dont, la veille, on serrait les mains, assis à leur foyer ? Et quelle parole ! Dire de ceux-là mêmes « que la belle Internationalité enseigne de respecter » qu’ils vont tomber « de la blague dans le désespoir ; » dire que « la saleté de la littérature française n’est comparable qu’à la saleté des eaux de la Seine à Paris ; » dire que « ce salon des Tuileries, » où l’on a été accueilli, « était comme un salon du demi-monde ; » et ce ne sont là que les menus propos, les gaietés de cette haine germanique. Leur auteur était plus sérieux en signant les adresses de la municipalité de Berlin au roi Guillaume. Lui-même a bien senti le louche de la situation, lorsqu’il écrivait à l’un de nos académiciens, dans une lettre dont le journal le Moniteur (12 janvier 1872) n’a cité que quelques lignes : « Je demande si votre Académie veut continuer ses rapports avec la nôtre, ou plutôt, car il s’agira de cela, remplacer à cet égard l’Empereur, et si le public le souffrira... » Cette lettre est du 13 mars 1871. Ainsi, après tout ce qui s’était passé, à peine le siège de Paris levé, l’illustre Allemand nous revenait radouci et obséquieux.

Et j’ajoute à ces justes observations de Henri Bordier que le même Mommsen, après avoir insulté la France dans ses « deux lettres aux Italiens, » a supplié Renan de soutenir sa candidature à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et que cette Académie a eu la faiblesse de l’élire. Cela ne se passerait pas ainsi aujourd’hui, et nous ferions à l’égard de Mommsen ce que nous avons fait à l’égard des signataires de l’odieux Manifeste des 93.

Au temps du règne de Napoléon III, savans et professeurs allemands se multipliaient en adulations et en flatteries de tous genres. Le professeur Buschmann, de Berlin, offrait huit volumes de ses œuvres à Sa Majesté sur les langues du Mexique et de l’Amérique du Sud, de l’Asie et des Aztèques. Il les mettait aux pieds du fondateur et protecteur de l’Empire mexicain et lui exprimait son admiration pour la régénération et le bonheur de ce pays. Il ajoutait à cet envoi le manuscrit du Cosmos de Humboldt et obtenait la croix de la Légion d’honneur. Le docteur Eysell présentait son Histoire de Jeanne d’Arc, en espérant que son livre ne serait pas indigne de l’approbation du glorieux représentant de la nation française que couronnait non seulement le diadème de la souveraineté, mais aussi le laurier de l’écrivain. Le docteur Hirschius, de Halle, présentait à l’Empereur son édition des Décrétales, pseudo-Didoriennes, composée d’après les plus précieux manuscrits des Bibliothèques de France et manifestait les plus vifs sentimens de reconnaissance envers notre patrie. Cet écrivain sincère fait un grand contraste avec ses autres confrères qui ne louent ni ne flattent que pour obtenir des faveurs spéciales. Le docteur Hüffer, de Bonn, envoyait son ouvrage sur « l’Autriche et la Prusse sous la Révolution. » — J’espère, écrivait-il à Napoléon III, que Sa Majesté lira avec quelque intérêt l’histoire des célèbres négociations de Léoben et Campo-Formio commencées et conduites jusqu’à la fin par son glorieux prédécesseur. Dans tout ce que j’ai dit de lui, je n’ai cherché que la vérité historique. Je suis sûr que l’ensemble des événemens le fera paraître à son grand avantage et j’espère que mon récit montrera l’admiration qu’on doit à son génie merveilleux. » On voit que pour M. Hüffer, Bonaparte n’était pas « le parvenu Corse » que raillait naguère Guillaume II le Grand. Le docteur Pyl adressait un document analogue sur la guerre qui eut lieu en 1425, entre le Danemark et le Schleswig, « lequel, disait-il, pourra intéresser Sa Majesté qui ne brille pas seulement entre les souverains de l’Europe par une politique grandiose et divinatoire, mais se place au premier rang par une intelligence scientifique remplie de génie. » Le docteur Scheerer faisait don de trois mémoires écrits à l’occasion du jubilé de l’Université de Freiberg. » La science, déclarait-il, fut toujours « un attribut des Napoléonides. » Il faut admirer ce qui suit : « La force profondément pénétrante des sciences naturelles et la puissance terrestre du Napoléonisme, s’avancent simultanément dans l’Histoire. Il n’y a pas de hasard. Il y a une série obéissant à la loi d’un développement immatériel. Ces deux maîtres, le Matérialisme et le Républicanisme se rencontrent dans l’erreur et marchent ensemble dans la voie de l’illusion. Pour leur faire rebrousser chemin, avec la vérité réelle il était besoin de toute la plénitude du génie humain. Au Napoléonisme il a été donné de vaincre le Républicanisme ; aux sciences naturelles il appartient de vaincre le Matérialisme. » Le baron de Forth-Rouen, ministre de France à Dresde, ayant recommandé ces élucubrations bizarres, fit adresser par le cabinet impérial de vifs remerciemens à l’illustre professeur. Un autre, le docteur Stefanus, proposait un projet de Pasigraphie ou langue universelle. « Ruiné, disait-il, par la politique du comte de Bismarck, » il sollicitait en 1869 un emploi lucratif en France. Faut-il citer encore d’autres professeurs qui offrent leurs livres sur les guerres de Frédéric Barberousse en Italie, ou la traduction de la Baguette Magique de Davis, des œuvres musicales, des morceaux d’orgue, des poèmes, des manuscrits plus ou moins inédits, des compositions géniales et qui en retour demandent de l’argent pour venir en France ou pour continuer leurs recherches, ou pour avoir telles ou telles faveurs. La liste en est encore très étendue, mais ce que j’ai cité doit suffire.


L’Impératrice n’était pas plus ménagée que l’Empereur. Que de vers, de livres, de morceaux de musique, d’hommages, de complimens, de fadeurs, de demandes ou recommandations adressées à la souveraine ! Que de compassion aussi pour les souffrances de l’Empereur et de remèdes efficaces adressés à sa noble épouse pour soulager et guérir le grand, le sublime monarque ! Que de requêtes pour obtenir le nom d’Eugénie en faveur de petites filles allemandes avec l’honneur de l’avoir pour marraine ! Pour la naissance du Prince impérial, ce fils de France, c’est un déluge, un débordement, une avalanche de poèmes, de sonnets, de lettres pompeuses et enthousiastes. L’un des auteurs, le professeur Flecker, a fait imprimer, dans la Gazette de Cologne, une pièce « qui lui a valu, dit-il, les félicitations de presque toutes les parties du monde ! » Il ajoute qu’il a d’autres poésies à offrir et qu’il est prêt à les publier, si on lui avance pour cela quelques milliers de francs. Ch. Cerichtsnige présente aussi des vers pour cette heureuse naissance et remercie l’Empereur de procurer à sa famille « un pain qu’elle abreuve tous les jours des larmes de sa reconnaissance ! » L’ancien bottier du prince Eugène se joint à tous les admirateurs du jeune prince. Un ferblantier de Breslau, « disciple d’Apollon, » décrit sa joie en vers bien étamés ; un télégraphiste de Dresde, « sentinelle avancée de la civilisation française, » envoie ses félicitations enthousiastes ; un ouvrier Israélite, né le même jour, à la même heure que le prince, écrit : « Dieu a fait ce jour, jubilons et réjouissons-nous à cause de lui. » Il commente, comme un chrétien, le Hæc Dies quam fecit Dominus de la fête de Pâques. Le négociant Lœwenstein se réjouit de consister qu’il lui est né une fille dans la même nuit que le petit Prince et il saisit cette occasion pour déposer ses vœux sur les marches du trône.

L’écrivain Sauter espère que l’enfant de France sera le prince de la Paix et il lui envoie un produit de sa Muse. Le baron von Buttenheim, filleul de Napoléon Ier, sollicite, à propos de cette heureuse naissance, la croix d’honneur. Le conseiller Weissgerber a écrit une petite pièce sur la naissance du Prince impérial, pièce où figure Vénus. Le poète allemand a soin d’indiquer en note que « Vénus était l’aïeule de César et aussi la mère des Grâces ! » Il avoue enfin qu’un de ses amis littéraires et français lui a dit franchement que ce poème n’était pas digne d’être présenté à l’Empereur. Que ne l’a-t-il écouté ?… Il y a encore des vers de la colonelle von Munsch, mais je crois que le lecteur ne les supporterait pas ! La Kultur allemande n’est décidément pas favorable à l’éclosion de bons vers français.

Donnons maintenant quelques épîtres de hauts personnages et nous aurons montré avec quelle abondance les Allemands répandaient sur les Tuileries leurs requêtes, leurs invocations, leurs sollicitations, leurs instances, leurs prières et leurs importunités.

C’est une parente de Bismarck veuve d’un ancien officier allemand au service de la France, Mme von Bismarck, qui écrit à l’Empereur :

« Sire ! La veuve d’un ancien officier de votre glorieux oncle Napoléon le Grand ose se prosterner aux pieds du trône de V. M., pour y déposer un petit ouvrage contenant la biographie de son mari, décédé subitement par un coup d’apoplexie à l’âge de soixante-dix ans, qui l’a frappé dans un chemin de fer et qui l’a laissée dans un cruel dénuement. La haute réputation d’humanité et de grâce infinie que répand V. M. autour d’Elle, la fait espérer qu’Elle daignera accepter cet hommage rendu aux mânes du grand Empereur, l’idole de son mari défunt. Lorsqu’en 1805 le prince régnant d’Isenburg, colonel au service de la France, organisa des prisonniers de guerre autrichiens en un régiment d’infanterie pour le service de la France, son mari, oubliant qu’il était sujet prussien, sollicita du service auprès du maréchal Berthier qui le renvoya au prince d’Isenburg, lequel le fit premier lieutenant du 3e régiment d’étrangers pour le service de la France, avec la promesse qu’il serait nommé capitaine au bout de quatre semaines. Après la paix de Tilsitt, lorsque l’Empereur établit le royaume de Westphalie, il devint sujet du roi Jérôme et eut le bonheur d’assister à son entrée solennelle dans la ville de Cassel.

« Son mari, qui, par des malheurs inouïs, a perdu toute sa fortune, qui, à l’âge de 70 ans, aveugle, se trouva dans un dénûment complet et se vit réduit à dicter sa biographie pour avoir de quoi vivre, avait toujours manifesté le désir de la dédier à Sa Majesté Impériale. S. M. le roi de Prusse a également daigné accepter le susdit ouvrage et la pauvre veuve, sans nul moyen d’existence, sans pension, ose espérer que S. M. ne repoussera pas la prière de la plus infortunée des femmes. Elle formera des vœux pour la conservation des jours précieux de S. M. et de sa glorieuse famille et adressera au Ciel les prières les plus ferventes qui soient jamais sorties du cœur d’un être humain et elle a l’honneur de signer de V. M. I. la plus humble et obéissante servante :

MINNA DE BISMARCK. »

Rue de Schrosdorf, n° 4, à Magdebourg, le 14 juillet 1856.


Le Dr Boetticher, petit-neveu du baron Teodor de Neuhof, demande l’autorisation de porter les insignes de l’ordre de la Libération fondé par son grand-oncle et motive sa demande, ainsi : « V. M. conçoit ce que c’est d’avoir un parent illustre. Mon oncle a développé un héroïsme et une énergie dignes d’un meilleur sort, et le ministre anglais, lord Walpole, a dit de lui : That his claims to the Kingdom were as great as any monarch’s in modern Europe ! » Le baron Otto von Braunecker a composé un poème pour la glorieuse naissance du petit Prince et sollicite une audience pour le lire et pour faire entendre l’air de berceuse qui l’accompagne. Le savant F. Dübner est impatient de présenter à S. M. les hommages de son cœur reconnaissant pour la pension de 1 800 francs qui lui a été accordée en 1866 et qui sera la plus belle et la plus honorable récompense de sa vie. Le Dr Eichholz a écrit, de 1864 à 1870, vingt lettres à l’Empereur pour affirmer son dévouement à sa dynastie et solliciter en même temps sa générosité. Il espère que le souverain récompensera ainsi l’aîné de ses fidèles. Le baron de Eisendecker, frère d’un ministre de la Diète germanique, demande un emploi auprès de l’Empereur à Paris, car il est « habitué à vivre dans le meilleur monde ! »

Mme von Erfurth désire se marier avec l’écrivain Alexandre Hirchfeld, mais sa famille refusant son consentement, parce que le fiancé n’est pas noble, elle supplie Sa Majesté de vouloir bien l’élever à l’état de noblesse. Le baron de Gablenz, député prussien, voudrait établir dans Paris des kiosques où l’on débiterait pendant l’été des boissons gazeuses glacées, afin de moraliser le peuple en l’éloignant du cabaret. Mme de Goeler-Ravensburg, fille d’une baronne qui adorait Napoléon Ier, sollicite 3 000 francs pour rétablir l’état précaire de ses finances. La comtesse B. von G..., née von X... au couvent de N... en Bavière, adresse, le 20 mars 1868, une supplique éplorée à l’Empereur. Elle est sœur de la duchesse de Z... Séparée du comte de G... son mari, elle s’est rendue d’une maison de charité à une autre, sans y trouver de satisfaction pour son esprit, ses goûts et le salut de son âme. Elle est entrée ensuite dans un cloître de Bavière comme surveillante d’infirmerie. Mais le découragement l’envahit de nouveau et le ton froid qui règne dans ce cloître fait souffrir son cœur. Elle désire en sortir au plus tôt et demande à l’Empereur une place d’intendante dans un de ses châteaux ou de directrice indépendante dans une maison de charité, ou comme femme de chambre de l’Impératrice. Elle serait heureuse de mettre ses hommages « aux pieds de Sa Majesté dont elle baise les mains. » La demande de l’humble comtesse B. von G... ne fut pas accueillie.

Le capitaine Hasselholdt von Stockeim adresse à l’Empereur une étude historique sur les luttes politiques des Wittelsbach contre les Brandebourg de 1459 à 1465 et désire obtenir un secours pour achever son œuvre. Napoléon III fait répondre que, ne pouvant venir en aide à tous les auteurs français, autant qu’il le désirerait, il n’a pu exaucer sa requête. Le baron von Hermsdorf, très recommandé par le prince Charles de Prusse, désirerait être consul général d’Espagne, ou directeur général de l’émigration allemande en Algérie, puis avoir une concession de 90 000 hectares en ce pays. L’administration demande du temps pour faire un sérieux examen de cette requête... Le prince de Hohenlohe-Langenbourg remercie l’Empereur de sa bienveillante intervention en faveur du mariage du prince qui a été célébré le 21 février 1861. Hermann-Holtze, secrétaire de l’amirauté du royaume de Prusse, réclame un prêt de 500 thalers en échange de trois obligations de l’ancien royaume de Westphalie. C. Hambourg, rédacteur en. chef des Pariser Nachrichten, sollicite l’appui impérial pour favoriser cette publication, dont le but est de rapprocher les deux nationalités allemande et française. Le capitaine von Hopper fils, décoré par Napoléon Ier pendant la campagne de Russie, sollicite le paiement des arrérages et le rétablissement de sa pension de légionnaire, supprimée par les Bourbons. Le comte Kalckreuth, directeur de l’Académie de Weimar, désirerait obtenir la commande d’un tableau. La comtesse Natalie von Kielmansegge, dame honoraire de l’ordre de Thérèse à Munich, rappelle à l’Empereur qu’elle l’avait vu à Rome pendant le carnaval et que sa calèche a été inondée de violettes et d’autres fleurs. Elle a conservé une amitié bien sincère au prince Louis, mais les tracasseries de société ont interrompu le commerce intime de sa mère avec la duchesse de Saint-Leu. « Pour vous parler de moi, Sire, ma vie aussi a été des plus agitées et traversée par des événemens bien tristes et pénibles. Née luthérienne, j’ai eu le grand bonheur d’entrer dans le sein de l’Eglise catholique. Depuis ce moment, ma fille m’a reniée. J’avais espéré avoir la vocation religieuse ; l’essai que j’en ai fait m’a convaincue décidément que non. » Elle en vient à sa requête, qui est de recommander à Sa Majesté 80 à 100 000 Allemands, jeunes et pauvres, qui sont venus à Paris chercher un morceau de pain par leur travail. Étrangers aux habitudes et à la langue du pays, luttant contre la misère, ils sont exposés à tomber en proie à la dépravation et au communisme. Elle supplie l’Empereur de fonder une paroisse allemande et des écoles allemandes pour ces infortunés. Le sous-chef du cabinet de l’Empereur répond très courtoisement que le projet de fondation qu’elle recommande ne peut être accueilli.

Le docteur Kiefer, de l’Université d’Iéna, remercie le prince Napoléon, président de la République française, d’avoir contribué à l’érection du monument du célèbre nationaliste Oken, mais ce n’est point assez : « L’abeille qui sent le miel retourne aux sources du miel. Nous, académiciens allemands, nous sommes les abeilles qui récoltons le miel des sciences où ils en découvrent une source. Vous en possédez une dans le livre intitulé : Collections orientales, 1836-1841. L’Université d’Iéna n’a pas les fonds pour payer les frais de 628 francs, mais c’est la prérogative de la haute puissance d’écarter toutes les difficultés par un mot. Il ne vous coûterait que ce mot et la bibliothèque d’Iéna pourrait se vanter de posséder dans ses perles orientales un trésor. Veuillez prononcer ce mot et pardonnez aux abeilles mellifères la franchise de cette préparation que votre bienveillance pour la mémoire de M. Oken daignera excuser. Que Dieu vous protège ainsi que la belle France ! »

Friedrich Krupp, fabricant d’acier fondu à Essen, présente à l’Empereur, en avril 1863, un atlas qui contient une collection de dessins de divers objets exécutés dans ses usines. « Je me livre à l’espérance, dit F. Krupp, que les quatre dernières pages qui représentent les canons en acier fondu que j’ai exécutés pour les divers hauts gouvernemens de l’Europe, pourraient attirer l’attention de Votre Majesté et excuseront mon audace. » Lisez attentivement la réponse du cabinet impérial : « L’Empereur a reçu avec beaucoup d’intérêt l’atlas que vous lui avez adressé, et Sa Majesté a donné l’ordre de vous remercier de le lui avoir communiqué et de vous faire connaître qu’Elle désire vivement le succès et l’extension d’une industrie destinée à rendre des services notables à l’Humanité ! »

On sait quels services rend à l’humanité l’usine Krupp... mais, ceci dit, comment ne pas s’étonner que les directeurs de l’artillerie française aient négligé les propositions de Frédéric Krupp ? En 1867, je me souviens d’avoir vu à l’Exposition les produits de la célèbre usine allemande et remarqué surtout un énorme canon d’acier se chargeant par la culasse. J’ai raconté, dans mon ouvrage sur les Causes et responsabilités de la guerre de 1870, comment le Comité d’artillerie de la place Saint-Thomas-d’Aquin préféra le canon de bronze rayé se chargeant par la bouche au nouveau canon, et cela, malgré les désirs de l’Empereur, qui, sur sa cassette, avait remis une somme importante au colonel Reffye pour son canon se chargeant par la culasse. On sait aussi quelles conséquences fâcheuses amena le rejet de ce canon, et combien aussi nous avons eu à déplorer, au début de la guerre de 1914, l’absence d’artillerie lourde. Nous avons à présent réparé cet oubli ou cette erreur néfaste, mais il ne faudrait pas toujours attendre le péril pour savoir ce qu’il convient de faire utilement, ainsi que le disait récemment un de nos meilleurs généraux.

Le baron von Rathen, inventeur d’une machine à air comprimé, convaincu qu’il est le seul homme à qui Dieu ait confié le secret de faire les habitans du monde prospères et heureux, demande, pour lui permettre de vivre et de terminer son invention pour le bonheur de la France, une avance de 20 000 francs. Le poète Belmontet appuie cette demande et affirme que M. de Rathen a une tête géniale. « On dirait Galilée regardant le Ciel ! » Joseph Rawicz de Zdebinski sollicite un emploi quelconque à la Cour impériale. Mlle Fledwije von Reithlin-Maldegi pourrait assurer son bonheur et son avenir par son mariage avec le comte de Reischuch si elle avait une somme de 18 000 francs à lui apporter. La comtesse von Rothstein sollicite une allocation de 500 francs ; la baronne von Rüpplin expose sa triste situation. La mort de sa mère l’a laissée pauvre et sans appui. Le publiciste badois Gustave von Sandken désirerait obtenir la protection de Sa Majesté pour sa femme, ses deux fils et la patrie allemande. « Ce n’est pas légèrement que j’ajoute ce dernier mot, dit-il ; je crois en effet que ma patrie allemande ainsi que moi-même (peut-être que nous avons été trop longtemps un peu trop idéals) nous avons tous les deux un peu besoin de la protection réelle de Votre Majesté. » Ainsi, c’est non seulement pour les siens, mais pour la patrie allemande, que von Sandken sollicitait la protection française !... On était loin alors de la mégalomanie qu’affectent les pangermanistes actuels.

La princesse de Sayn-Wittgenstein implore une avance de mille écus Dour cinq ou dix années, « C’est la première fois, dit-elle, dans toute ma vie, que je demande quelque chose pour moi et il n’y a pas de monarque dans le monde auquel j’aime à m’adresser qu’à vous, Monseigneur, qui êtes aussi noble que chevaleresque... » Elle réitère cette demande plusieurs fois, mais sans aucun succès. Martin-Schmidt se dit « fils naturel de Napoléon Ier. » et, en sa qualité de Napoléonide, réclame la permission d’être admis une heure auprès du Prince impérial et celle de visiter le tombeau de son père !... Le baron von Spilcker-Schauenbourg saisit l’occasion de la naissance du Prince impérial pour rappeler qu’il appartient à l’une des premières familles de Hanovre et qu’il a servi sous le premier Empire dans les armées impériales. Il sollicite les moyens d’acheter un petit ameublement pour ne plus être la victime d’une hôtesse qui tient des chambres garnies. Le prince Erich de Waldeck et Pyrmont vient de faire la connaissance de la jeune baronne Constance de Falkener, fille ainée du prince François de Hesse-Philippstahl. « La jeune dame, dit-il naïvement, m’a fait une impression si agréable que je regarderais comme un bonheur pour moi et d’une grande importance si Votre Majesté Impériale daignait ordonner que le nom de baron et de baronne Falkener fût assuré authentiquement, afin que mon cousin le prince régnant de Waldeck et Pyrmont puisse donner son consentement à mon mariage. » Il est répondu au pétitionnaire qu’il ait à procéder par voie de requête au Conseil d’État.

La baronne Elisa von Welden sollicite divers secours de l’Empereur et obtient successivement des sommes allant de 500 à 1 000 francs. Une autre baronne, Olga von Wessemberg, dont la famille a connu le prince Louis-Napoléon au château d’Arenenberg, réclame 7 500 francs pour payer une dette urgente, puis rabaisse ses prétentions à un secours immédiat de 3 à 4 000 francs. Le major Carl von Wellinger, directeur de l’arsenal de Gemersheim, sollicite un secours pour acheter une petite terre et, afin de motiver sa requête, envoie au Prince impérial un petit poème où il l’appelle : « Ange précieux d’une liaison tendre et sublime ! » La colonelle Cecilia envoie à l’Empereur un exemplaire de sa triste biographie et, rappelait que sa grand’tante était au service de Joséphine, implore un don de 3 000 francs. Un ancien député de l’ordre des chevaliers de Bramberg, Louis Wustemberg, rappelle que, le 6 juin 1812, l’empereur Napoléon, se rendant à Danzig, s’arrêta quelque temps dans sa propriété. Wustemberg a fait élever en 1835 un obélisque à cet endroit. Ce monument a besoin de réparation et le coût s’en élève à 100 thalers. Après quinze demandes, il obtient deux fois la somme de 600 francs. Enfin la baronne Zollner von Brand, de Culm, restée veuve avec trois enfans, sollicite un don qui lui permette de payer ses dettes... S’il fallait mentionner ici les demandes de tous ces barons et baronnes d’Allemagne, on soumettrait la patience du lecteur à une trop rude épreuve.


Finissons par quelques lettres curieuses de la famille princière des Hohenzollern, la famille régnante, aujourd’hui impériale. La princesse Joséphine de Hohenzollern écrit de Dusseldorf, le 18 juin 1866 à l’Empereur, pour le remercier d’avoir facilité à son fils l’accès de la principauté de Roumanie, malgré la Russie et l’Angleterre.

« Mon cher cousin, j’ai été longtemps combattue entre le désir de Vous écrire et la crainte de Vous importuner en Vous parlant de tout ce qui m’a si profondément agitée, troublée même dans ces derniers mois. Tout en me sentant pressée de recourir à Vous, de recommander mon fils Charles à Votre bienveillant intérêt, j’ai dû céder à un sentiment de délicatesse et me résigner à garder le silence. Je comprenais qu’en principe, Vous ne pouviez donner un encouragement direct à la résolution qu’il a prise. Mais si j’ai pu le laisser partir sans trop de craintes, c’est que j’étais soutenue par l’intime conviction que nous pouvions compter sur Votre bienveillance et que Votre sympathie était acquise à une résolution qui partait d’un élan généreux, et que soutenait et fortifiait la pensée de la protection que Vous avez toujours donnée à la cause de la Roumanie. Maintenant que, grâce à cette auguste protection, les Puissances garantes ne sont plus aussi hostiles à mon fils, je viens Vous en remercier, mon cher cousin, et solliciter pour lui Vos conseils, Votre appui. Daignez l’aider, le soutenir dans la tâche sans doute bien difficile à laquelle il s’est voué avec toute la chaleur de son jeune cœur.

« Permettez-moi d’ajouter à cette prière l’assurance que jamais il n’aurait pris cette décision, s’il n’avait été intimement convaincu qu’elle ne Vous déplairait pas. Cette conviction était celle des Roumains eux-mêmes. Ils Vous doivent trop de reconnaissance pour avoir persisté, ainsi qu’ils l’ont fait, dans leur résolution, s’ils avaient pu craindre qu’elle dût encourir Votre désapprobation. Pendant longtemps, je m’étais flattée de l’espoir de venir à Paris et de Vous remercier plus vivement que je saurais le faire en Vous écrivant. J’avais tant à cœur d’offrir mes hommages à Sa Majesté l’Impératrice et la remercier de toutes les bontés dont Elle a daigné, comme Vous, combler Antoinette et Léopold pendant leur séjour aux Tuileries. En Vous offrant l’expression de ma vive, de ma profonde reconnaissance, j’aurais pu Vous parler de mes sollicitudes maternelles, des espérances que nous mettons en Vous, en Vos constantes bontés. Malheureusement, je dois renoncer à ce qui m’eût rendue si heureuse ! Nous voici au milieu d’une guerre dont nous ne pouvons mesurer les dimensions. Charles a la triste tâche de devoir défendre les provinces du Rhin et de la Westphalie contre l’Allemagne du Midi. Il se joint à moi pour Vous prier de trouver dans ces lignes l’assurance de tous les sentimens qui nous pénètrent et de daigner en faire agréer l’hommage à Sa Majesté l’Impératrice. Nous osons espérer qu’Elle appuiera ma prière auprès de Vous. C’est avec le plus tendre attachement que je suis pour toujours, mon cher Cousin, Votre bien dévouée cousine Joséphine. »

Il semble inutile de revenir sur des faits historiques que tout le monde connaît et de redire combien l’intervention de Napoléon III fut utile au futur roi de Roumanie, mais il est piquant de rappeler avec quelle humilité ces Hohenzollern imploraient les faveurs et l’appui de l’Empire dont ils complotaient la ruine.

Le prince Léopold saisissait, lui aussi, tous les prétextes pour offrir à l’Empereur l’expression de son dévouement absolu. C’est ainsi qu’il écrivait de Dusseldorf, le 11 juin 1866 : « Votre Majesté a daigné accepter, il y a quelques années, l’ouvrage de M. Tahne sur « les Dynasties westphaliennes, » et vient d’honorer l’auteur d’une lettre flatteuse qui l’autorise à offrir à Votre Majesté le résultat de ses recherches sur l’étendue des lignes Romaines (Grenzwälle) dans les contrées du Bas-Rhin dont il a donné le tracé sur la carte actuelle des provinces rhénanes. M. Tahne m’a demandé de faire parvenir ce travail à Votre Majesté. Je m’en acquitte en prenant la liberté de vous rappeler, Antoinette et moi, ainsi que notre famille, au gracieux et bienveillant souvenir de Vos Majestés et de rester avec le plus profond respect, Sire, de Votre Majesté, le très obéissant serviteur et neveu, Léopold de Hohenzollern. »

Certains critiques pourraient ne voir ici qu’un hommage officiel, mais il y a plus. Les Hohenzollern ne manquaient alors aucune occasion de se rappeler aux bontés de l’Empereur, tant ils avaient besoin de son appui. Enfin, un membre d’une branche collatérale, Rossignol d’Astorg, oncle du prince de Hohenzollern-Sigmaringen, premier ministre de Prusse, sans fortune et père de cinq enfans, présenté en 1852 à l’Empereur et nommé commissaire de surveillance administrative des chemins de fer français, déclare ne s’être élevé au commissariat de 1re classe que par ses bons services. Les appointemens étant insuffisans, il sollicite, le 13 mars 1859, Sa Majesté pour obtenir le grade d’inspecteur.

On voit bien que les Hohenzollern n’avaient pas encore les ambitions excessives qui amenèrent cette famille à seconder les desseins perfides de M. de Bismarck et du roi Guillaume. Tant que l’Empereur parait jouir en France et en Europe d’une situation privilégiée, ils s’inclinent devant sa puissance, lui prodiguent leurs fades complimens et l’assurent de leur respect, de leur dévouement, de leur attachement même. Ils rappellent leur parenté avec la dynastie impériale et s’en enorgueillissent devant toute l’Europe, jusqu’au jour où ils pourront être ingrats sans danger.

Que de princes, que de hauts seigneurs, de comtes, de barons, de grands personnages ont, de 1852 à 1869, offert ainsi à l’Empereur leurs hommages, leurs éloges, leurs adulations ! C’était presque une tradition, car un de nos plus féroces ennemis, l’historien Heinrich von Treitschke, remarquait lui-même que déjà, sous le premier Empire, ses compatriotes rivalisaient de courtisanerie à l’égard de Napoléon Ier et de la France. Il avait trouvé dans un cabinet d’autographes, à Cologne, des lettres extraordinaires de l’Electeur de Bade et du landgrave de Fürstenberg et de Hesse, du prince d’Isenburg, du duc Friedrich de Mecklembourg, de la princesse régente de Œttingen-Wallerstein, du Sénat des villes libres de Brème, Lubeck et Augsbourg qui faisaient assaut de respect, de vénération, d’admiration, de reconnaissance et d’attachement envers le grand Empereur. Le prince de Hohenzollern-Hechingen, entre autres, priait le Ciel « de prolonger à Sa Majesté Impériale des jours aussi brillans de gloire que précieux pour l’Empire français, pour les gouvernemens voisins et particulièrement pour les Etats germaniques ! »

Le farouche Treitschke s’indignait, en 1872, de toutes ces flagorneries. « N’est-il pas certain, disait-il, que toute l’Europe (y compris la Prusse) a contribué à créer cette fameuse vanité du peuple français ? Inutile d’insister. La vieille honte est désormais lavée et expiée. Le temps où de braves Allemands, comme Karl Friedrich de Baden et le vieux Lampe, bourgmestre de Brème, pouvaient mettre leurs noms au bas de pareilles lettres, nous apparaît aujourd’hui comme un mauvais rêve ! »

Eh bien ! dussions-nous troubler le repos des historiens qui ont succédé à l’austère et impitoyable Treitschke, nous nous flattons, grâce au formidable dossier réuni par la Commission d’enquête sur les papiers des Tuileries et par Henri Bordier en 1872, d’avoir remis en leur vraie lumière les flatteries, les adulations, les supplications, les requêtes et les demandes incessantes d’argent, d’honneurs, de titres, de faveurs de toute sorte adressées à Napoléon III par les plus humbles citoyens de la Prusse comme par ses plus hauts personnages. L’Allemand n’est pas seulement, ainsi que le démontre cette affreuse guerre, un être menteur, perfide et barbare ; c’est aussi, quand son intérêt l’y pousse, un être plat et servile. « Sous un régime sans honneur, disait je ne sais quel écrivain, tout le monde tend la main ; les villes comme les individus sollicitent. » Mais il vaut mieux finir par le mot terrible de Montalembert qui s’applique à cette race affamée et insatiable, honte et calamité du monde entier : « Un peuple de solliciteurs est le dernier des peuples. »


HENRI WELSCHINGER.

  1. Ces présens ont bien la forme du goût allemand. Ainsi, je me rappelle avoir vu, au cent cinquantième anniversaire de Gœthe, à Francfort, des bustes du poète en saindoux chez les charcutiers et en chocolat chez les confiseurs, avec ces mots : Feine Chocolade.