La Mendicité à Paris


La mendicité
à Paris


« Pauvreté n’est pas vice, » dit avec raison notre vieux proverbe ; mais entre l’indigence, qui est un malheur pour celui qu’elle atteint, et la mendicité, qui est un délit pour celui qui l’exerce, il y a une différence essentielle dont on ne tient pas assez souvent compte. La mendicité est tolérable, jusqu’à un certain point légitime dans les pays où nulle mesure collective n’est prise pour porter secours à la misère. Dans ceux qui, comme le nôtre, gardent pour les malheureux une large part au budget, qui ont, en dehors d’un système hospitalier complet, des instituts de bienfaisance, des maisons de refuge, des fonds de charité sans cesse renouvelés, qui ont frappé avec justice certains plaisirs d’une taxe spéciale qu’on nomme le droit des pauvres, — où des administrations habiles et prévoyantes savent mettre un instrument de travail aux mains de ceux qu’elles recueillent, — dans les pays qui ont inscrit l’assistance dans leurs lois, la mendicité n’a point de raison d’être ; elle est attentatoire à la liberté générale, elle doit être interdite. C’est ainsi du moins que le comprend la législation française, et le code pénal l’explique à l’article 274 : « toute personne qui aura été trouvée mendiant dans un lieu pour lequel il existera un établissement public afin d’obvier à la mendicité sera punie de trois à six mois d’emprisonnement, et sera, après l’expiration de sa peine, conduite au dépôt de mendicité. » À première vue, il peut paraître cruel d’empêcher l’homme dénué qui souffre, qui a faim, d’étaler sa misère en plein jour, de dire aux heureux qui passent : « Ayez pitié de moi ; » mais si l’on étudie la question de près, si l’on a le courage de prendre cette maladie sociale corps à corps, on arrivera vite à cette conviction, que, sauf certains cas extraordinairement rares, la mendicité est, pour ceux qui la pratiquent, un métier comme un autre, avec des chances bonnes et mauvaises, avec des chômages, des mortes-saisons ; c’est une industrie aléatoire qui presque toujours assure la subsistance et parfois permet la débauche. Les mendians qui pendant la journée nous ont fatigués et apitoyés de leurs doléances connaissent le soir le chemin qui mène aux estaminets impurs de la rue Galande ou de la rue Sainte-Marguerite-Saint-Antoine ; tel homme arrêté parce qu’il poursuit les passans de son insistance par trop agressive est trouvé porteur d’une somme de 8 ou 10 fr. : c’est là l’espèce la plus commune. Il en est une autre qui se rencontre moins fréquemment, mais qui existe, et de temps à autre fait parler d’elle dans les journaux : c’est le mendiant avare qui thésaurise, se nourrit de rogatons, amasse les sous au fond de sa paillasse, et meurt un beau jour sur un capital improductif dont la rente eût largement suffi à le faire vivre. Il ne sera que trop facile, lorsque nous nous occuperons de l’indigence, de signaler des infortunes intéressantes, réellement imméritées et douloureuses ; presque toujours au contraire, en étudiant la mendicité, on se heurte à des faits de paresse, d’inconduite, à des habitudes invétérées contre lesquelles viennent échouer la rigueur et la bienveillance. Avant de dire quel est l’état de la mendicité à Paris, dans quelle mesure elle est tolérée, par quels moyens elle est combattue, où sont situées les maisons de répression et de dépôt mises à la disposition de l’autorité compétente, il est bon de jeter un coup d’œil sur le passé, quand ce ne serait que pour constater les progrès accomplis, et montrer une fois de plus qu’en cette matière comme en tant d’autres notre temps est supérieur à ceux qui l’ont précédé.


I.

Dans notre grande ville, la plaie de la mendicité était autrefois si particulièrement saignante et manifeste, qu’elle a frappé tous les yeux, qu’il n’est pas un historien qui n’en ait dit son mot, et que les documens subsistans, — arrêts de parlement, ordonnances de prévôté, édits royaux, — permettraient d’en écrire une histoire complète, détaillée et même anecdotique. La mendicité était tellement entrée dans nos mœurs, qu’elle fonctionnait régulièrement, comme une sorte d’institution consentie ; le personnel s’en renouvelait perpétuellement par les soldats réformés ou mutilés qui n’avaient plus d’autre aide que le recours à la charité publique. C’était une corporation très sérieuse, ayant ses coutumes, ses règlemens, groupée autour d’un chef électif qu’elle reconnaissait, et qui bien souvent fut assez forte pour se maintenir intacte, redoutée au milieu de la ville, et pour repousser loin d’elle les attaques à main armée dont elle fut l’objet. Sauvai nous a précieusement conservé le nom des catégories qui divisaient ce monde étrange en corps de métiers où l’on n’était reçu qu’après apprentissage, épreuves et surnumérariat, ainsi que nous disons aujourd’hui. Le chef suprême de ces bandes, qui n’étaient indisciplinées qu’en dehors de leurs repaires, s’appelait le Coësre, mot probablement rapporté des croisades par quelque association de pèlerins mendians ou emprunté à la langue calo, parlée par les bohémiens, mais venant certainement du nom persan Kosrou, dont les Grecs ont fait Cosroës. Directement au-dessous de lui, grands-officiers de cette couronne de méfaits, venaient les cagoux, professeurs d’argot, surveillant la rentrée de la taxe imposés à chaque membre de la confrérie au profit de leur monarque, détenteurs des secrets du métier, et enseignant aux nouveau-venus la fabrication de l’onguent qui produisait des plaies hideuses, quoique insensibles[1]. C’était l’état-major de l’armée de la fainéantise ; cette malsaine aristocratie était très fière des fonctions qu’elle s’était attribuées, et elle se nommait volontiers les gens de la petite flambe ou de la courte épée.

La troupe était plus humble, mais, comme on va le voir, elle ne manquait point d’imagination lorsqu’il s’agissait de faire sortir des escarcelles les deniers qu’elle convoitait. Les orphelins et les enfans, réunis par groupes de trois ou quatre, s’en allaient par les rues, grelottans, demi-nus, pleurant et demandant du pain ; les rifodés, accompagnés de femmes et d’enfans qui étaient à eux ou à d’autres, montraient des certificats attestant que leurs biens avaient été détruits par la foudre ; les marcandiers étaient des marchands que l’incendie avait réduits à la misère ; les piètres excellaient à se ficeler les jambes contre la cuisse et à traîner entre deux béquilles leurs membres écloppés ; les malingreux, jaunes et amaigris, étalaient leurs plaies factices ; les francs-mitoux, à l’aide de ligatures, contrariaient si bien le jeu de leurs veines, qu’ils en tombaient en syncope ; les sabouleux se roulaient par terre avec sauts de carpe et contorsions, écumaient, grâce à un morceau de savon placé dans la bouche, et feignaient d’être épileptiques, exactement comme les batteurs de dig-dig que la police ramasse encore sur nos trottoirs. Quelques-uns se donnaient comme une sorte de miracle vivant, comme une preuve de l’excellence du culte des saints : les callots, qui prétendaient avoir été subitement délivrés de la teigne par un pèlerinage à sainte Reine ; les hubains, que l’intercession de saint Hubert avait guéris de la rage ; les coquillards, qui vendaient des coquilles bénies aux autels de saint Jacques et de saint Michel. D’autres avaient des habitudes spéciales : les courtaux de boutange ne quémandaient que pendant l’hiver, et les drilles ou narquois, assez semblables au mendiant de Gil Blas, réclamaient l’aumône le chapeau à la main et l’épée au côté. Telle compagnie parcourant la ville n’était point rassurante ; on ne paraît pas cependant s’en être trop effrayé, on s’en amusait même en haut lieu, et Louis XIV ne dédaigna point de danser en 1653 le ballet de la Nuit, dont l’entrée était la représentation de ces fraudes misérables et honteuses.

Tous les lieux que les mendians ont occupés à Paris, et dont successivement, mais non sans peine, on est parvenu à les expulser, se sont appelés la Cour des Miracles ; le miracle était que, rentrés à la bauge, ces estropiés et ces mourans étaient subitement remis en santé. Le dernier emplacement où ils se sont vautrés dans la vermine et la promiscuité est encore reconnaissable, et sans peine on réussit à le reconstruire ; il a du reste conservé le vieux nom traditionnel. Sur le plan de Gomboust, on en voit très exactement la configuration. Ce refuge à truands s’appuyait contre les murailles qui fermaient le jardin du couvent des Filles-Dieu, sur lequel, en 1799, on a construit les hideux passages du Caire ; il avait la forme d’un couperet de boucher dont la cour eût été la lame et la rue Neuve-Saint-Sauveur le manche ; deux petits groupes de maisons parallèles semblent en masquer l’entrée ; dans l’espace laissé libre grouillait pêle-mêle, sous des abris de hasard pendant l’hiver, à la belle étoile pendant l’été, cette population qui mettait au désespoir tous les sergens de la prévôté de Paris. On nettoya ce cloaque lorsque, sous Louis XIV, on institua l’hôpital-général ; mais certains lieux et certains hommes paraissent, comme les corps chimiques, doués d’affinités électives, et les sujets du royaume de l’argot, lorsque la surveillance se ralentissait ou que les circonstances le permettaient, se hâtaient de retourner à cette Cour des Miracles qu’avaient habitée leurs ancêtres. Pour en finir, on voulut utiliser cet emplacement, et des lettres patentes du 21 août 1784 y prescrivirent la construction d’une nouvelle halle à la marée et aux salines ; le projet fut bien près d’être mis à exécution, car on le retrouve indiqué avec tous les détails compatibles sur le grand plan que Verniquet termina en 1791. Aujourd’hui la Cour des Miracles est une sorte d’asile très calme et très reposé ouvert au milieu d’un des quartiers les plus bruyans de Paris. L’ancienne rue Saint-Sauveur, qui en 1503 s’appelait la rue de la Corderie, et servait de terrain de filage aux cordiers, est maintenant la rue du Nil ; elle est étroite, mal pavée, et contient, entre autres, quelques hangars où on loue des charrettes à bras ; la cour se dessine dans une forme irrégulière et bossue, côtoyée par une haute maison qui est une école communale, par une imprimerie, par un magasin de vitraux d’église. La place, assez vase, sert de remise à des tonneaux de porteurs d’eau, et se dégorge dans un petit passage d’aspect misérable, qui s’ouvre lui-même dans l’impasse de l’Étoile, voie biscornue aboutissant à la rue Thévenot. C’est là un des restes du vieux Paris ; mais on en trouve de bien plus curieux lorsqu’après avoir franchi la vue des Forges, rue en retour d’équerre ouverte sans souci d’aucun alignement à la suite d’une décision du 2 messidor an VIII, lorsqu’après avoir traversé la rue de Damiette, où les ouvriers travaillent dans des caves, et circulé dans les méandres du passage du Caire, on arrive rue des Filles-Dieu et devant l’impasse de la Grosse-Tête, qui porte ce nom depuis 1341. À voir la saleté du sol, les ruisseaux qui passent au milieu de la voie sans trottoir, les masures hantées par ce que la débauche a de moins dissimulé, on se croirait dans le Paris du xve siècle, et l’on comprend tout ce qui reste à faire encore pour la capitale inachevée que nous habitons.

De nos jours même, les mendians ont eu une sorte de refuge qui rappelait ceux où ils se plaisaient autrefois : c’était l’enclos Saint-Jean-de-Latran. Bien souvent je l’ai traversé jadis lorsque j’étais conduit en promenade avec mes camarades du collège Louis-le-Grand ; je me souviens encore de l’odeur nauséabonde qui sortait des bouges sordides contre lesquels nous passions. Aux fenêtres, on ne voyait que des loques ; les habitans de ces tanières semblaient des échappés des grandes truanderies du moyen âge ; l’emplacement, des plus irréguliers, était formé de deux cours en losange accolées par un des angles ; dans un coin s’élevait une sorte de tour carrée, reste d’une commanderie de Malte, le long de laquelle les ravenelles fleurissaient au printemps, et où, dit-on, Bichat avait habité. S’ouvrant sur la place Cambrai, en face du Collège de France, c’était une sentine où le soir venaient remiser tous les estropiés, les monstres à face humaine, les bateleurs, les montreurs d’animaux savans, qu’à cette époque encore on laissait circuler dans Paris. L’endroit était redoutable ; il ne subsista que trop longtemps. Un rapport du 26 février 1849 disait : « L’enclos Saint-Jean-de-Latran renferme une population de mendians qui lui donne un cachet qui rappelle les anciennes cours des miracles. » L’ouverture de la rue des Écoles, le percement du boulevard Saint-Germain, ont mis pour toujours ce refuge à néant ; les rues voisines, les rues Galande, des Anglais, de la Parcheminerie, la Cité Doré, ont recueilli les épaves du naufrage. Aujourd’hui ces insupportables mendians sont disséminés dans des garnis obscurs, et n’ont pu trouver à reconstruire l’espèce de forteresse où ils vivaient en groupes, dans un pêle-mêle singulièrement favorable aux méfaits combinés.

De tout temps, on avait essayé d’en purger la ville, pour laquelle ils étaient un danger permanent ; par la violence des mesures, on peut juger de la gravité du péril. Un édit de 1524 condamnant les mendians au fouet et au bannissement n’eut pas grande influence sans doute, car en 1525 on leur enjoint de quitter Paris sous peine d’être pendus ; en 1532, le parlement ordonne que, enchaînés deux à deux, ils seront employés à curer les égouts, qui, à cette époque et pour la plupart, étaient à ciel ouvert ; en 1561, une ordonnance de Charles IX édicté contre eux la peine des galères, galères perpétuelles, car en ce temps, lorsqu’on avait été rivé aux bancs de la chiourme, on ne les quittait jamais ; en 1554, en 1607, on établit aux portes de Paris un poste spécial d’archers chargés d’en interdire l’entrée aux mendians qui se présentent. Le mal est général, il envahit la France ; les provinces ont recours aux moyens les plus étranges pour se débarrasser de cette « teigne. » À Grenoble, la municipalité institue un fonctionnaire dont l’unique mission est de parcourir les rues de la ville et de renvoyer les mendians ; on le nomme le chasse-gueux, le chasse-coquins[2]. En 1606, un arrêt du parlement de Paris, en date du 18 janvier, décide qu’ils seront fouettés en place publique par les valets du bourreau ; de plus on leur met une marque particulière sur l’épaule, et en vertu d’une ordonnance de 1602 on leur rase la tête.

Nous touchons enfin au moment où les dispositions coercitives des ordonnances vont faire place à des mesures préventives dans lesquelles l’humanité aura sa part. Le premier qui semble s’être préoccupé du sort des mendians et de les utiliser en leur imposant un travail rémunéré est Jean Douet de Romp-Croissant, très étrange personnage qui représente le type de ce qu’on appelait alors un homme à projets. Il ne lui en coûte pas d’en faire ; lui aussi, il eût, sans trop de peine, pu fournir une idée par jour. Il publia par livraisons, « par cayers, » une série de mémoires adressés à la reine-régente et intitulés la France guerrière[3]. En parcourant ce fatras plein le plus souvent de rêvasseries dont l’application eût été impraticable, on est surpris de trouver le germe d’institutions excellentes ; c’est lui qui le premier proposa d’organiser les monts-de-piété, qui ne devaient être ouverts en France que le 1er  janvier 1778 ; enfin, considérant d’une part la saleté des rues de Paris, le danger que les malfaiteurs y font courir aux passans[4], de l’autre le nombre extraordinaire des mendians, il imagine d’employer ceux-ci à nettoyer la ville et à protéger les citadins. Pour cela, il les dispose de cinquante pas en cinquante pas dans les rues, armés de pelles et de balais, de façon à enlever les ordures et à pouvoir s’appeler les uns les autres pour aller au secours des personnes attaquées par les voleurs. Ce projet, qui avait un côté pratique et raisonnable, ne reçut même pas un commencement d’exécution, et le sieur Douet de Romp-Croissant en fut pour ses frais de style.

C’est à Louis XIV, ou pour mieux dire à M. de Belièvre, premier président du parlement, que revient l’honneur d’avoir inauguré en cette matière un système hardi et fécond, ce qu’alors on nomma « le renfermement des pauvres. » Une déclaration en forme d’édit, datée du 4 mai 1656, créa l’hôpital-général, composé principalement de trois maisons : Notre-Dame de la Pitié, la maison de Saint-Denis ou le Petit-Arsenal, dite la Salpêtrière, et Bicêtre, qu’on appelait aussi Saint-Jean. À ces trois établissemens principaux était adjointe la maison Sainte-Marthe ou maison Scipion, qui servait à la fois de boucherie et de boulangerie pour le ravitaillement des refuges obligatoires qu’on allait ouvrir. Si l’on en croit Sauval, le nombre des mendians à Paris dépassait alors le chiffre de 40,000 ; c’était « un peuple indépendant qui ne connaissait ni loi, ni religion, ni supérieur, ni police ; l’impiété, la sensualité, le libertinage, étaient tout ce qui régnait entre eux. » La mesure était décidée en principe, mais on en redoutait fort l’application ; on craignait de ne pouvoir se rendre maître de cette tourbe de grabataires et de besaciers. Tout cependant se passa sans désordre et avec une facilité qu’on n’avait point prévue. On publia au prône de toutes les églises de Paris que le 7 mai 1657 l’hôpital-général serait ouvert pour les pauvres qui voudraient y entrer, et le même jour on fit un « cri public » qui défendait aux mendians de jamais plus demander l’aumône ; le 13, on chanta solennellement la messe du Saint-Esprit dans l’église de la Pitié, et le 14 on arrêta, pour en faire des reclus, tous les mendians qu’on rencontra. La mesure parut efficace et radicale ; Paris fut délivré. On en trouve la preuve concluante dans le récit du séjour que deux jeunes Hollandais, les sieurs de Villers, firent à Paris pendant les années 1657 et 1658 ; ils racontent la visite qu’ils font « au Petit-Arsenal, qu’on a destiné au renfermement des pauvres qui vont truchant par les rues ; » ils s’extasient sur les préparatifs qu’ils voient, sur la grandeur des marmites, sur les vastes proportions de l’enclos, et ils terminent par cette réflexion qui mérite d’être retenue, car elle prouve l’excellent résultat qu’on avait atteint : « c’est le plus bel establissement dont on se put jamais adviser, et c’est une merveille qu’on ne voye à présent pas un mendiant dans Paris, qui en fourmilloit autrefois. » L’institution hospitalière fut complétée par la création de l’hôtel des Invalides. L’idée n’était pas neuve. Déjà Henri IV, par ses édits de 1597, 1600 et 1604, avait attribué aux soldats réformés la possession de la maison de la Charité chrétienne (Lourcine), Louis XIII en 1634 avait érigé dans la même pensée Saint-Jean de Bicêtre en commanderie de Saint-Louis, de plus des places de frères lais étaient réservées dans certains couvens aux anciens militaires ; mais ces pauvres diables préféraient sans doute la liberté et les chances de l’aumône, car ils ne se rendirent guère aux maisons qui leur étaient destinées. Un arrêt du conseil, daté du 12 mars 1670, décida la construction de l’hôtel des Invalides, qui était déjà habitable dans les premiers mois de Tannés 1674, et cette catégorie de mendians disparut.

Dans ce temps-là comme dans le nôtre, Paris était, par rapport aux malfaiteurs, aux vagabonds et aux mendians, l’inverse du tonneau des Danaïdes : on a beau le vider, il se remplit toujours. Toute misère y afflue non-seulement de la province, mais de l’étranger. En 1688, on est loin de l’époque où l’hôpital-général avait refermé ses portes sur les mendians de la ville, car voilà une ordonnance du 24 mars qui leur commande, sous peine d’être envoyés aux galères, de s’éloigner avant le premier jour du carême prochain ; les mauvaises années arrivent sur la fin du règne, les désastres militaires et les disettes semblent s’être donné le mot pour amoindrir le royaume ; en 1694, on essaie d’installer pour les mendians des ateliers publics ; les maisons de refuge regorgent, et ne peuvent plus recevoir de pensionnaires ; La Reynie fait faire, quartier par quartier, le recensement de la population quémandeuse et donne le chiffre de 3, 376, y compris les femmes et les enfans[5]. Six ans plus tard, on perd littéralement la tête, car ce n’est plus à la mendicité qu’on s’en prend, c’est à la charité ; une ordonnance de 1700 frappe d’une amende de 50 livres toute personne qui aura fait l’aumône à un mendiant. Sous la régence, le grand magicien Law va tout arranger ; il lui suffit d’un coup de baguette pour moraliser Paris, lui enlever ses vagabonds et peupler par la même occasion « l’île du Mississipi, » comme dit Buvat. Le 12 mai 1719, la compagnie d’Occident est autorisée à prendre les jeunes gens des deux sexes qu’on élève à la Pitié, à Bicêtre, à la Salpêtrière, aux Enfans-Trouvés, et à les transporter dans l’Amérique française. D’un seul coup, on en dirigea cinq cents sur La Rochelle, où ils furent embarqués ; les femmes avaient fait la route en chariot, les hommes à pied, sous l’escorte de trente-deux archers. Pas plus que « l’enfermement » à l’hôpital-général, la transportation ne donna un résultat satisfaisant, car en 1725 le duc de Bourbon ordonne de saisir, de séquestrer et de marquer d’un fer rouge au bras tous les mendians venus des campagnes à Paris. Les hospices devaient être trop étroits ; le contrôleur-général Dodun n’est point arrêté par la difficulté. Dans ses instructions aux intendans, il écrit : « Devant être couchés sur la paille et nourris au pain et à l’eau, ils tiendront moins de place. »

La mesure est encore une fois inefficace ; en octobre 1749, en mai 1750, on revient au procédé que Law avait mis en usage. D’Argenson, ministre de la guerre, qui, comme tel, était chargé de la grande police, veut de nouveau débarrasser la France des mendians et les expédier dans les colonies. Il faut croire qu’en ce temps-là on n’était point trop savant en géographie, car les auteurs de mémoires ne s’entendent guère : ils parlent des Indes françaises, du Canada, de la Nouvelle-France et même de l’île de Tabago, qui ne nous appartenait pas, sans trop savoir où sont situés ces pays d’outre-mer. Des exempts déguisés enlevaient les mendians, surtout les plus valides, les plus jeunes ; les malades étaient traités à l’hôpital-général, puis on faisait partir les convois pour les ports d’embarquement. Quelques servantes rôdant la nuit furent appréhendées et disparurent ; des fils d’artisans eurent le même sort. Paris, si prompt à s’effrayer, si crédule, fut pris d’épouvante. On se racontait tout bas d’abord, puis sans contrainte, que Louis XV, dévoré par la lèpre, ne recouvrait la santé qu’en prenant chaque matin un bain de sang humain, et que les enfans enlevés étaient saignés à mort au profit du royal malade. Les choses allèrent loin, jusqu’à l’émeute. Le vendredi 22 mai 1750, il y eut du tapage à Saint-Jean-de-Latran, à la porte Saint-Denis, à la Croix-Rouge ; on tua des archers. Le 23, l’émeute éclatait à la butte Saint-Roch ; un exempt fut mis en pièces, et la vie de Berrier, lieutenant-général de police, fut plus d’une fois menacée ; des charges de cavalerie dégagèrent les rues. La leçon profita, et, tout absolu qu’il était, le gouvernement dut renoncer à son projet d’envoyer les jeunes mendians dans la Louisiane, pour y travailler aux magnaneries qu’on tentait d’y établir[6]. C’est en 1764 qu’on recommence de s’occuper des mendians. Tout individu qui sera surpris demandant l’aumône sera marqué au fer rouge d’une M sur le bras gauche et condamné à neuf ans de galères, à perpétuité en cas de récidive.

La révolution, comme tout violent mouvement social ou politique, amena dans les affaires, dans le travail régulier de l’industrie, une perturbation extraordinaire, et jeta sur le pavé des villes une énorme quantité d’ouvriers que le chômage forcé maintenait en une grande misère, augmentée encore par la disette de ce temps-là. Le premier décret relatif aux mendians est rendu le 20 mai 1790 sur la proposition de La Rochefoucauld-Liancourt. Des ateliers de filature pour les femmes et les enfans, des chantiers de terrassement pour les hommes seront ouverts à Paris ou dans les environs ; les invalides et les infirmes seront traités dans les hôpitaux ; les mendians étrangers seront expulsés de France, et les mendians venus de la province seront reconduits au lieu de leur naissance avec un secours de route de trois sous par lieue et l’obligation de suivre un itinéraire indiqué ; cette disposition de la loi est encore en vigueur aujourd’hui. — Le 11 juin, M. de Necker déclare à l’assemblée que le roi entretient à Paris des ateliers de charité pour 12,000 personnes, indépendamment des ouvriers qui ont été transportés à Saint-Florentin pour travailler au canal de Bourgogne. En exécution de ce décret, que le roi sanctionna, la municipalité de Paris fut autorisée à faire évacuer le couvent des récollets du faubourg Saint-Laurent, celui des dominicains de la rue Saint-Jacques, et à les convertir transitoirement en dépôts de mendicité pour les mendians infirmes et en ateliers de travail pour ceux qui seraient valides. On s’occupe fréquemment de ce sujet à l’assemblée, on fait des théories qu’il est difficile de réduire en axiomes pratiques. Le 15 juillet 1790, La Rochefoucauld-Liancourt s’écrie : « Si le mendiant dit : Faites-moi vivre, la société répond : Donne-moi ton travail ; » prémisses redoutables, si elles eussent été poussées à leurs conséquences extrêmes. En octobre 1791, Peuchet propose de l’employer au dessèchement des marais, et l’on peut voir que les mauvais jours approchent, car dans la séance du 20 janvier 1792 on parle de la destruction du brigandage et de l’extinction de la mendicité, comme si c’était une seule et même chose. On s’irrite évidemment contre l’inefficacité des mesures prescrites, et, sans en avoir conscience, on fait un retour violent vers le passé, on revient à l’ordonnance de 1700, et un décret du vingt-quatrième jour du premier mois de l’an ii formule cette énormité : « tout citoyen qui sera convaincu d’avoir donné à un mendiant aucune espèce d’aumône sera condamné à une amende de la valeur de deux jours de travail, au double en cas de récidive ; » puis il ajoute que toute personne convaincue d’avoir demandé de l’argent ou du pain dans les rues ou voies publiques sera arrêtée. On semblait croire qu’il suffisait de décréter l’extinction de la mendicité pour que tous les mendians disparussent. La rigueur est à l’ordre du jour, et le 11 brumaire Gouly propose que tous les mendians soient déportés à Madagascar, où nous possédons trois lieues de côtes ; on les embarquerait à Lorient, où un dépôt serait établi. Le projet de décret est adopté. Le 11 ventôse an II (8 mars 1794), Thuriot demande que le comité de secours fasse dans le plus bref délai un rapport sur les mesures à prendre pour éteindre la mendicité dans toute l’étendue du territoire français ; c’est toujours la même erreur, la monarchie semble l’avoir léguée à la république. Il est des maux qu’on peut amoindrir, qu’on doit combattre, mais qu’il est impossible d’effacer d’un seul coup. À la proposition de Thuriot la commune de Paris répond quatre jours après par un arrêté où il est dit : « Quant aux mendians valides, lesquels ne peuvent être que fort suspects, les agens nationaux prendront des mesures promptes et sévères pour leur faire cesser leur infâme métier. » C’est là qu’on s’arrêta fort heureusement, car on ne sait jusqu’où l’on aurait été sur cette pente, si les événemens, qui se précipitaient avec une violence sans pareille, n’avaient entraîné tous les esprits vers d’autres préoccupations.

Le directoire fut un bon temps pour la tribu de la mendicité ; on lui laissa les allures libres, et elle en abusa. Aux carrefours, sur les ponts, à l’angle des rues, au coin de chaque borne, les béquillards et les malingreux tendaient la main, psalmodiaient leur plainte monotone comme au bon temps du roi Robert. Délivrée de la violence des jours passés, la société française se reprenait à la vie par ce que celle-ci a de plus malsain, les plaisirs faciles, le jeu, les spéculations hasardeuses ; sous prétexte d’élégance, les femmes en venaient à se montrer presque nues en public. La sensibilité était plus que jamais à la mode ; il eût été cruel de chasser ces pauvres mendians, comme on disait, et on les laissait pulluler dans Paris, où les jours de gala ils assiégeaient la porte des hôtels qu’habitaient les fournisseurs enrichis de rapines. Cependant, lorsqu’ils devenaient trop importuns, lorsque leur nombre s’était augmenté dans des proportions qui menaçaient d’inquiéter la sécurité publique, on les arrêtait par bandes, on les jetait dehors avec une bourrade et le conseil de ne plus revenir. Une fois dans la campagne, ils ne restaient pas oisifs, et trouvaient promptement place parmi les rouleurs de plaine, les compagnons de Jéhu, les chauffeurs, qui, sous prétexte de ramener au trône de France les rois légitimes, incendiaient les fermes, arrêtaient les diligences et détroussaient les voyageurs… Ces méfaits de la mendicité ne seront point oubliés lorsqu’on rédigera le code pénal, car l’article 277 édictera la peine de deux ans à cinq ans d’emprisonnement contre tout mendiant qui aura été trouvé travesti ou porteur d’une arme quelconque, d’un instrument propre à l’effraction, quand bien même il n’en aurait fait aucun usage ; de plus, sa peine expirée, il sera soumis à la surveillance de la haute police pendant cinq ou dix ans.

Au consulat, on sortit de l’empirisme dont, faute de mieux, on s’était contenté jusqu’alors. — L’arrêté constitutif du 12 messidor an VIII charge une seule autorité de prendre les mesures propres à réprimer la mendicité. « Le préfet de police fera exécuter les lois sur la mendicité et le vagabondage ; en conséquence il pourra envoyer les mendians, vagabonds et gens sans aveu, aux maisons de détention, même à celles qui sont hors Paris, dans l’enceinte du département de la Seine. Dans ce dernier cas, les individus détenus par son ordre ne pourront être mis en liberté que d’après son autorisation. » L’agrandissement de la maison de répression de Saint-Denis, la création du dépôt de mendicité à Villers-Cotterets, les articles du code pénal déjà cités, complétèrent l’ensemble des dispositions à la fois préventives et répressives dont l’administration est armée pour refréner autant que possible un mal qui a été inguérissable jusqu’à présent, et qui semble inhérent à la nature humaine, car il a existé, il existe sous toutes les latitudes et dans toutes les civilisations.


II.

La mendicité est une profession, mais elle ne s’exerce pas seulement en tendant la main et en murmurant quelques paroles d’un ton plaintif ; elle a bien des formes sous lesquelles elle essaie de se dissimuler sans trop y parvenir. Elle ouvre les portières des voitures de place, elle vend des fleurs, des lacets, des allumettes et du papier ; elle crie au milieu des foules : « Voilà, messieurs, des cigares et du feu ; » sur les boulevards, aux Champs-Élysées, dans le jardin des Tuileries, elle ramasse les bouts de cigares rejetés par les fumeurs, les hache menu et les cède pour 1 franc la livre aux habitans des garnis mal famés ; elle vend des chapelets et offre l’eau bénite à la porte des églises, dont elle envahit le péristyle aux jours de mariage et d’enterrement, prenant une figure riante ou pleurarde selon la circonstance. Mêlée à des êtres hybrides ou impurs, elle assaille dans les sombres vestibules du passage de l’Opéra les personnes qui sortent du théâtre ; elle tourne la manivelle des orgues retentissantes ; aveugle, elle joue de l’accordéon sur le pont des Arts ; elle chante dans la cour des maisons ; elle attire les petits Italiens pour les jeter dans nos rues ; elle loue, à tant par jour, des enfans qu’elle exhibe avec impudence pour exciter l’attention des passans. Aux heures des fêtes populaires, le 15 août, le 1er  de l’an, le dimanche et le mardi gras, elle abuse de la tolérance tacite de l’administration pour envahir tous les chemins et obstruer toutes les avenues ; agressive, persistante, odieuse, elle se montre ces jours-là ce qu’elle serait incessamment, si l’on n’y mettait bon ordre.

La forme la plus insupportable de la mendicité est celle que lui donnent ces industriels de moralité suspecte qui viennent à domicile montrer des certificats d’infortune et des attestations de bonne conduite. Ceux-là sont les pires des mendians ; ils sont très nombreux, et semblent avoir divisé d’un commun accord la population parisienne en catégories distinctes qu’ils exploitent sans jamais empiéter les uns sur les autres. Qui n’en a vu entrer chez soi ? qui n’a remarqué leur mine à la fois insolente et humble, leurs cheveux gras, leurs vêtemens, qui gardent encore quelques traces d’élégance sous la crasse et l’usure ? qui n’a observé leurs yeux inquiets et fureteurs ? qui ne s’est détourné au souffle chaud de leur haleine chargée d’alcool ? Ils ont l’échine courbée, la voix plaintive, ils énumèrent avec complaisance le nombre de personnages importans qui ont daigné « les honorer de leur bonté. » Ils demandent qu’on veuille bien signer sur le papier qu’ils présentent afin d’avoir toujours sous les yeux le nom de leur bienfaiteur, nom qu’il faut toujours refuser d’écrire, car il servirait invariablement à faire des dupes. C’est l’envie, la paresse, quelque vice secret qui les a faits ce qu’ils sont ; un fonds d’orgueil a subsisté, et ils viennent tendre la main dans le salon ou l’antichambre, au lieu de la tendre au coin des rues. À bien regarder leurs fortes mains, où les tendons et les veines forment des saillies vigoureuses, on comprend qu’elles sont aptes non-seulement à empocher l’aumône, à lever le verre sur le comptoir d’étain des cabarets, mais encore à faire lestement sauter la gâche des serrures trop bien fermées. Si on leur dit qu’on prendra des renseignemens sur eux, ils s’éloignent en affirmant qu’ils n’ont rien que de très honorable dans leur passé, mais ils ne reparaissent plus. En effet, il est bien rare que l’on ne trouve à leur compte quelques démêlés avec la préfecture de police, souvent avec les tribunaux correctionnels, parfois même avec la cour d’assises. Les plus malins, ceux qui ont des raisons pour redouter une sorte d’interrogatoire, écrivent, sollicitent une aumône et prient qu’on la dépose chez le portier, où ils reviendront la chercher. Afin de mieux attendrir leurs dupes, ils s’affublent souvent des titres les plus baroques ; il en est un, bien connu des gens de lettres, qui, portant très réellement le nom d’un écrivain mort aujourd’hui, signe en manière de protocole « poète et membre de l’académie flosalpine. » C’est un homme de cinquante ans, fort alerte, qui pourrait trouver à gagner sa vie en travaillant, mais qui préfère subsister d’aumônes, tout en étant nourri par sa mère, pauvre vieille de soixante-dix-huit ans qui fait le dur métier de marchande des quatre saisons lorsque ses infirmités le lui permettent.

Jadis la tolérance administrative était plus étendue qu’aujourd’hui ; on laissait volontiers vaquer par les rues les culs-de-jatte, qui se traînaient et sautillaient dans leur écuelle de bois comme des crabes blessés ; les manchots vous mettaient leur moignon sous le nez ; une monstruosité physique était une fortune, et rapportait des rentes comme un bon placement sur hypothèque. C’était là un pénible spectacle pour la population qui ne ménageait point les plaintes ; tous ces malheureux ont été ramassés un à un et distribués çà et là dans les établissemens de bienfaisance. Si, par égard pour la moralité publique, on a débarrassé nos promenades et nos rues de tous les écloppés dont l’aspect était repoussant, il n’a pu en être ainsi des infirmes, des invalides, qui, refusant avec énergie d’entrer dans les dépôts de mendicité ou dans les hospices, savent attirer les aumônes sans les solliciter, et excellent à dépister la surveillance des sergens de ville. Un coup d’œil suppliant, une parole murmurée à voix basse, un geste de prière, leur suffisent ; ils n’ont rien demandé, mais ils ne peuvent refuser ce qu’on leur offre, et le temps n’est plus où l’on punissait les personnes charitables. Ils prennent mille précautions pour déjouer les regards trop vigilans des inspecteurs, et souvent ils y réussissent. Un manchot, qui semblait avoir élu domicile sur le trottoir de la rue de Choiseul, apostait des éclaireurs qu’il payait pour l’avertir de l’arrivée des agens. Le mendiant le plus habile pour recevoir sans demander que j’aie jamais vu exerce son industrie à Paris depuis longtemps déjà. Il est infirme et ne se meut qu’avec difficulté. Il choisit l’heure où le boulevard des Italiens est encombré de promeneurs, où la rue Vivienne est remplie par les gens qui sortent de la Bourse ; longeant les boutiques, s’aidant d’un bâton, n’avançant qu’avec une peine extrême et avec des gémissemens entrecoupés, il se mêle à la foule, les yeux braqués devant lui, dissimulés derrière de larges lunettes et ne regardant personne ; avec beaucoup de malice, quand il lui faut traverser une rue, il prie un sergent de ville de lui prêter l’appui de son bras. Il est pitoyable à voir ; dans sa main gauche entr’ouverte et négligemment tendue, on glisse quelques sous, parfois des pièces blanches, qui, avec une prestesse extraordinaire, disparaissent immédiatement dans ses poches. Nul ne joue son rôle mieux que lui ; il est passé maître en son art. Qu’on ait la patience de le suivre, on le verra entrer sous une porte-cochère, dans une rue peu fréquentée, compter sa recette, puis, lorsqu’elle lui paraît satisfaisante, prendre une allure moins douloureuse et monter dans un omnibus qui le ramènera vers le faubourg Saint-Martin, où il habite.

Si l’on va aux renseignemens, voici ce qu’on apprendra : ce mendiant émérite est un Badois réfractaire ; réfugié en France, il a servi en Algérie au titre étranger ; dans un duel, à Bone, il a reçu la blessure qui lui fait la marche si pénible. Revenu à Paris, il a été arrêté le 31 août 1838 sous l’inculpation d’un vol à l’aide de fausses clés ; une ordonnance de non-lieu, rendue le 22 octobre de la même année, le remit en possession de sa liberté, qu’il ne conserva pas longtemps, car le 31 mars 1839 il était encore arrêté pour vol et engagement d’une montre au mont-de-piété. Le 16 décembre, il sort de Sainte-Pélagie après avoir purgé une condamnation à six mois de détention. Le 16 octobre 1840, il est arrêté de nouveau rue de Choiseul au milieu d’un groupe d’une cinquantaine de personnes, devant lesquelles il mange ou plutôt dévore un pain avec avidité ; il est coutumier du fait, disent les rapports. Le 14 avril 1841, il est conduit au dépôt comme prévenu de vol et mis à la disposition du procureur du roi, qui le fait relaxer ; condamné à vingt-quatre heures de prison pour mendicité avec insistance, le 6 février 1847 il est, en vertu de l’article 274 du code pénal, mis à la disposition de la préfecture de police, qui l’envoie au dépôt de mendicité, où en neuf mois il se fait une masse de 53 francs. Le 26 février 1849, il rencontre une ancienne concubine dont il ne paraît pas avoir gardé un bon souvenir, car il la roue de coups et lui vole une reconnaissance du mont-de-piété. On l’expulse de France, mais il y revient en 1852. Il est encore saisi en flagrant délit de mendicité ; on obtient contre lui un arrêté d’expulsion ; la minute porte en marge cette note caractéristique : « il est réfractaire du grand-duché de Bade, avoir soin de ne pas le diriger sur la frontière de ce pays. » On le conduit à Boulogne pour qu’il puisse gagner l’Angleterre. Certains plaisirs faciles de Paris l’attirent, il revient encore : c’est un fait de ban rompu pour lequel il est, le 20 mai 1855, condamné à trois mois de prison ; on lui notifie un nouvel arrêté d’expulsion qu’on n’exécute pas, car le malheureux promet de ne plus mendier. Il a tenu parole : il ne tend pas la main, mais il accepte tout ce qu’on met dedans. En somme, est-ce un impotent qui ne peut travailler et qui rigoureusement est excusable de s’adresser à la commisération publique ? Nullement. Il est tailleur de son état, et assez habile même ; il a deux bons bras, deux bonnes mains, mais il trouve plus lucratif et moins pénible d’aller geindre dans les rues et de duper les âmes charitables.

C’est le cas de répéter la vieille citation : ab uno disce omnes. Si je me suis si minutieusement étendu sur cette espèce, ainsi que l’on dit en langage administratif, c’est que, sauf les détails particuliers, elle se reproduit presque invariablement. On peut affirmer d’une manière générale qu’il n’y a pas un mendiant sur cent qui soit digne d’intérêt. Du reste, ils ne savent pas pourquoi on les poursuit, et il est très difficile, sinon impossible, de leur faire comprendre qu’ils commettent un délit prévu et réprimé par la loi. Tout le monde a remarqué qu’aux heures des repas militaires les casernes sont entourées par des gens déguenillés auxquels les troupiers compatissans donnent le trop-plein de leur gamelle, mais on ne croirait pas que cela est considéré comme une sorte de profession. Un mendiant, arrêté en flagrant délit et interrogé par le commissaire de police sur ses moyens d’existence, répondit : « Je vais manger aux casernes. » Le mendiant est rarement un vagabond ; ce n’est pas lui qu’on découvre blotti derrière les tas de fagots des fours à plâtre, ou couché dans les conduites d’eau provisoirement déposées sur la voie publique ; en hiver du moins, il a une sorte de domicile où il va dormir moyennant quelques sous payés chaque soir. Il y a à Paris neuf garnis où les mendians simulant des infirmités vont se réfugier la nuit[7]. Comme dans les anciennes cours des miracles, ils y redeviennent parfois plus ingambes qu’on n’imaginerait. En été, quelques-uns ont un autre procédé, qu’ils partagent du reste avec beaucoup d’ouvriers pauvres ou très économes. Ils vont coucher hors Paris, à Asnières, à Bois-Colombe, dans ces affreuses petites campagnes qui sont aux portes des fortifications. Ils se glissent dans les jardins, s’y tapissent sous les arbres, s’abritent dans les massifs, et lorsque par hasard ils y rencontrent l’une de ces grottes factices chères aux bourgeois parisiens, ils ne se font pas faute d’y établir leur chambre à coucher.

Il est une catégorie qui est plus intéressante, car elle est frappée d’une infirmité cruelle dont cependant la belladone peut donner les apparences ; je veux parler des aveugles. On semble avoir abandonné certains emplacemens à ceux qui, reculant devant la discipline fort douce des Quinze-Vingts, préfèrent les hasards de l’indépendance et de la charité. C’est une croyance dans le peuple de Paris que la plupart des aveugles mendians sont millionnaires. Autrefois, devant les jardins de l’hôtel Gontaut, qui s’appuyaient contre le boulevard des Capucines, entre la rue Louis-le-Grand et la rue de la Paix, se tenait un aveugle accompagné d’un caniche. Tous les jours, aux mêmes heures, il arrivait et partait ; assis sur un pliant, la tête couverte d’un bonnet de laine, le corps enveloppé d’un grand carrick à sept collets, il levait vers le ciel des yeux laiteux, sans expression ni regard, et de temps en temps il secouait une tire-lire en fer-blanc. — Il était de tradition dans le quartier qu’il avait donné 300,000 fr. de dot à sa fille, mariée à un notaire, et que le soir on l’avait souvent aperçu dans une loge de rez-de-chaussée à l’Opéra, où il se rendait dans sa voiture. Je crois qu’il faut en rabattre, et dire simplement que les aveugles ne font pas de mauvaises recettes. Ce qui le prouve, c’est qu’ils sont très recherchés en mariage par de jeunes ouvrières qui trouvent près d’eux une vie abondante et peu surveillée. Debout le long des portes, à genoux quelquefois, ayant soin même, dans certains cas, d’abriter prudemment leurs yeux derrière des lunettes de couleur, les aveugles, portent généralement sur leur poitrine un tableau qui représente l’accident par lequel ils ont perdu la vue, ou simplement un écriteau qui appelle l’attention des passans, une seule phrase même : « si je ne vous vois pas, Dieu vous voit. » J’ai lu et retenu l’inscription suivante : « sans fortune et réduit à la plus affreuse misère, ayez pitié d’un pauvre aveugle des deux yeux. » Les plus heureux sont ceux qui se sont emparés, sur un pont, d’une place que l’on consent à ne pas leur disputer en vertu de l’axiome : possession vaut titre. Ceux-là jouent de l’accordéon et rassemblent parfois un grand nombre de personnes autour d’eux. Le pont des Arts a été le théâtre de luttes célèbres ; les Apollons et les Marsyas de la cécité tiraient de leur insupportable musique à soufflet des miaulemens éperdus, s’injuriaient pendant les entr’actes, et empochaient des sommes assez rondes. Un jour que je passais par là, j’ai vu une femme, femme de ménage ou femme légitime, qui apportait le dîner à l’un de ces aveugles ; elle lui mit dans la main une gamelle en fer-blanc qu’il déboucha rapidement ; il la flaira et dit : « Qu’est-ce que c’est encore que ça ? — La femme répondit avec une certaine expression de crainte : — Mais c’est un ragoût de mouton aux petits pois. — Eh ! que le diable t’emporte avec ton mouton, tu sais que je n’aime que le bœuf ! » Je retins mon aumône et la gardai pour une occasion meilleure. Celui-là n’était pas le seul à tirer bon profit de son infirmité, car je lis dans un rapport du 17 septembre 1853 : « Quelques aveugles viennent à Paris pendant la belle saison, et retournent avec des ressources passer l’hiver en famille. »

Ceux dont je viens de parler ont une excuse qu’ils peuvent, au besoin, faire valoir : ils sont invalides et infirmes. Aussi, quoique la mendicité soit en principe interdite à Paris, on n’ouvre pas trop les yeux, et souvent même on les ferme tout à fait. Le monde des mendians est du reste assez difficile à manier et volontiers récalcitrant, ne faisant jamais à la force un appel dont ils connaissent d’avance toute l’inanité, mais cherchant presque toujours, par des doléances et des jérémiades, à provoquer l’intervention du public, lorsque les inspecteurs apparaissent. Quand ces quémandeurs ne peuvent gagner au pied, ils se laissent tomber à terre, pris d’une insurmontable faiblesse ; si on parvient à les relever, ils ne marchent plus, ils se traînent, et la foule s’amasse ; émue de pitié pour une si manifeste infortune, elle interpelle les agens, leur reproche leur barbarie, et jette force petite monnaie au malheureux que l’on entraîne. C’est autant de gagné pour adoucir les jours de captivité qui vont suivre. Il faut donc que le flagrant délit soit bien constaté pour qu’on se résigne à les arrêter dans un lieu public, à courir les chances d’occasionner un rassemblement qui pourrait ne pas témoigner une sympathie excessive à des sergens de ville faisant leur devoir. Les moins à plaindre sont ceux qui, munis d’une autorisation préalable en règle, exercent, sous prétexte de certains métiers qui n’en sont pas, une mendicité déguisée. Cette catégorie, qu’on restreint autant que possible, est encore assez nombreuse ; elle se compose de ce que l’administration appelle plaisamment les quatre mendians : ce sont les bateleurs, les joueurs d’orgue, les chanteurs et les musiciens ambulans.


III.

Autrefois les bateleurs s’établissaient partout, sur les places, sur les boulevards, dans les rues, et je me souviens très nettement d’avoir vu, juchés sur des échasses, des hommes qui conduisaient des dromadaires montés par des singes à travers la place Vendôme et la rue Saint-Honoré. Il en était de même pour les autres industriels que je viens de nommer ; la voie publique leur appartenait, et bien souvent les voitures, les piétons, étaient arrêtés dans leur marche par un groupe compacte de badauds réunis autour d’un saltimbanque ou d’un chanteur. Plus d’une fois on essaya de remédier à cet inconvénient ; des ordonnances de police furent rendues le 3 messidor an IV, le 3 avril 1828, le 14 décembre 1831, le 17 novembre 1849, le 30 novembre 1853 ; enfin une dernière, promulguée le 28 février 1863 et résumant les précédentes, régla la matière d’une façon définitive. Les principales dispositions stipulent que tout individu qui veut se livrer à la profession de bateleur, de joueur d’orgue, de chanteur ou de musicien ambulant, doit se munir d’une permission délivrée par la préfecture de police. Pour l’obtenir, il faut être Français, domicilié depuis un an dans le ressort de la préfecture, et avoir une moralité suffisante pour résister aux chances d’une enquête. Cette autorisation doit être renouvelée tous les trois mois ; elle est transcrite sur un livret que l’on remet au permissionnaire, et qui, indépendamment de l’ordonnance in extenso du 28 février 1863, contient la nomenclature de 63 emplacemens où de tels métiers peuvent s’exercer sans contrainte et sans inconvénient. De plus le port d’une médaille numérotée est de rigueur. Il est expressément interdit à ces industriels de carrefours de se faire accompagner par des enfans âgés de moins de seize ans, de prêter leur médaille, de deviner, de pronostiquer ou d’expliquer les songes, de se livrer en public à aucune opération qui pourrait se rattacher aux professions de pédicure ou de dentiste. Une décision délibérée et prise en conseil d’administration a fixé à 600 le chiffre des autorisations qui pourraient être accordées, 150 aux bateleurs, 150 aux joueurs d’orgue, 150 aux chanteurs, 150 aux musiciens. Ce maximum n’est pas atteint aujourd’hui, et dans chaque catégorie on s’est arrêté à 100. Le nombre en est cependant bien plus considérable. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à jeter un coup d’œil dans les cours des maisons, dans les cafés de bas étage ; mais c’est là de l’industrie privée, nul n’a le droit d’empêcher un propriétaire de maison ou de restaurant de laisser entrer chez lui les chanteurs et les musiciens. Ceux que j’ai sommairement désignés peuvent seuls exercer leur métier sur la voie publique.

Parmi les bateleurs qui se sont fait une certaine réputation à Paris, il faut compter en première ligne Pradier le bâtonniste. C’était un ancien garçon marchand de vin, qui, placé à l’une des plus mauvaises barrières de Paris et souvent obligé de faire évacuer le cabaret dont il avait la garde, était parvenu à manier la canne avec une adresse redoutable. Par suite d’une très haute intervention, il était autorisé à exercer ce qu’il appelait « son art » dans toutes les villes de l’empire, et à Paris on lui avait concédé certains emplacemens interdits aux autres saltimbanques, notamment un coin de la place de la Madeleine, la place des Pyramides, la place de la Bourse le dimanche, le carré Marigny aux Champs-Élysées ; il ne resta point là, parce qu’il ne voulut pas acquitter au profit de la préfecture de la Seine 15 francs de location par mois et 5 francs pour le droit des pauvres. Nul ne fut plus arrogant avec le public ; il le taxait à une somme fixe, sinon il restait immobile, ses bâtons à la main, ricanant et se moquant de ceux qui le regardaient. Il était d’une habileté extraordinaire, et jamais voltige de cannes ne fut exécutée avec une agilité pareille. La précision de son coup d’œil et la sûreté de ses mouvemens étaient faites pour surprendre. C’était un petit homme râblé, solide, impudent, souvent fort humble avec les autorités dont il dépendait, quoique d’une insolence extrême avec les simples curieux. On a raconté bien des fables sur lui ; on a dit qu’emporté par une dévotion excessive, il ne faisait que prélever 2 francs pour vivre sur ses recettes quotidiennes, et donnait le reste aux églises. C’est là une de ces légendes populaires communes en tout pays à ceux qui sortent un peu de la foule ; il était marié, vivait sobrement et élevait deux enfans avec les produits de son industrie. Cependant aux mois de mai et de juin 1848 il donna la moitié de son bénéfice, une fois par semaine, à la caisse de secours des ouvriers sans travail. Il est mort presque subitement en 1864.

Au nombre des bateleurs qui exploitent actuellement Paris, on pourrait nommer le marchand d’eau de Cologne vêtu d’un uniforme anglais, — le sauvage à qui les Incas ont livré en Afrique le secret de la pâte diamantée des Arabes pour faire couper les couteaux et les rasoirs, — un vieillard qui montre une rate blanche et explique sérieusement que c’est la femelle du cochon de mer en vain cherché par les naturalistes les plus célèbres, — le père des ouvriers, figure assez originale, moustache et barbiche, qui débite un baume unique avec lequel il a guéri la blessure reçue par Napoléon à l’attaque de Ratisbonne, — l’homme de Lyon qui, se piquant de belles manières, jongle avec les poids, et même à l’occasion avec les spectateurs mécontens. On n’en finirait pas si l’on voulait citer tous ces artisans de l’adresse et de la réclame qui vivent de la crédulité et de la curiosité parisiennes. C’est principalement sur les places ouvertes aux abords de l’ancienne enceinte urbaine qu’ils travaillent devant les fainéans, les ouvriers en goguette, les soldats en permission. En tout cas, ils ne peuvent commencer ce qu’ils nomment prétentieusement leurs représentations avant huit heures du matin ; le soir, ils doivent avoir plié bagage à six heures en hiver et à neuf en été. Les cabarets des environs, les estaminets douteux qui avoisinent les barrières, savent le plus souvent à combien s’est élevée la recette de la journée.

Le joueur d’orgue est bien déchu ; la rue lui appartenait jadis, et il s’arrêtait devant toute fenêtre pour moudre ses airs, comme on l’a dit assez spirituellement ; souvent il était accompagné par des hommes vêtus en femmes ou en paillasses qui gesticulaient et chantaient. Vers 1830, un de ces saltimbanques adjoints était fort connu des Parisiens sous le nom du Marquis à cause du costume qu’il portait. C’était un homme maigrelet, très leste, très agile, âgé d’environ cinquante ans ; il excellait à lancer dans la fenêtre ouverte d’un quatrième ou d’un cinquième étage une pièce de deux sous enveloppée d’un cahier de chansons ; on lui renvoyait le double par le même chemin. On a prétendu qu’il appartenait à la police secrète, à laquelle il rendait d’importans services. La vérité est plus mystérieuse encore. Cet homme, qui courait Paris avec son habit pailleté, sa veste brochée, ses bas de coton d’un blanc irréprochable, sa coiffure poudrée à l’oiseau royal, était un ancien chauffeur qui avait, à l’actif de son passé, des forfaits effroyables. Il passait pour riche, et je crois qu’il a été assassiné.

Un orgue neuf coûte de 400 à 500 francs, un orgue d’occasion qui peut servir encore vaut 100 ou 150 francs ; c’est donc là une grosse dépense, une première mise de fonds que bien peu de malheureux sont en état de faire. Vivant au jour le jour de ressources très aléatoires, ils sont obligés de louer leur instrument et de grever leur budget d’une somme relativement considérable : un petit orgue, propre à être facilement porté sur le dos, se loue depuis 50 centimes jusqu’à 1 fr. pour la journée ; ces grandes et belles orgues de Crémone, qui simulent un orchestre complet, se louent en moyenne 10 francs par jour, et exigent de plus un conducteur qui est payé 2 francs. Avec ces dernières, on fait généralement des recettes fort belles, et on rentre parfois le soir au logis avec une cinquantaine de francs de bénéfice. Les joueurs de petites orgues avaient et ont peut-être encore une industrie d’une moralité fort équivoque qui, en leur laissant courir des chances assez graves, leur rapportait quelque argent. Ils sortaient de Paris sous prétexte d’aller jouer dans les cabarets de la banlieue, et lorsqu’ils franchissaient la barrière pour rentrer dans la ville, ils avaient remplacé leur rouleau pointé par un rouleau tout semblable d’apparence, mais creux à l’intérieur, hermétiquement bouché, et qu’ils avaient rempli d’une eau-de-vie qui, ainsi dissimulée, passait en franchise devant les employés de l’octroi. Plusieurs, qui sans doute avaient été dénoncés par quelque camarade jaloux de l’invention, furent saisis, et répondirent devant les tribunaux de ces essais trop bien combinés de libre échange.

Parmi les musiciens, il ne faut point oublier l’homme-orchestre qui porte un chapeau chinois sur sa tête, une flûte de Pan sous les lèvres, des sonnettes aux genoux, des cymbales entre les jambes, une grosse caisse sur le ventre, et un triangle je ne sais plus où. Ses exercices doivent l’altérer prodigieusement, car, dès qu’il a reçu quelque argent, il entre chez ce qu’il nomme le mastroquet, c’est-à-dire chez le marchand de vin. Les chanteurs sont le plus souvent des ouvriers mutilés qui, en raison des blessures ou des infirmités qui les privent forcément de travail, essaient de gagner leur vie par ce pénible moyen. On en voit cependant qui mènent ce genre d’existence si voisin du vagabondage par un besoin d’indépendance malsaine et hasardeuse : il y a en ce moment même à Paris une femme, relativement bien née, — dont un très proche parent occupe une situation importante, — qui est chanteuse des rues, et va, dans les cours des maisons, sur les emplacemens autorisés, dans les cabarets borgnes, goualer des romances sentimentales et prétentieuses. Bien souvent on a voulu l’arracher à cet affreux métier, elle-même a promis mainte et mainte fois d’y renoncer : quelque chose de mystérieux la pousse, qui la rejette sur les pavés ; elle reprend le cahier de chansons et sa vie de bohème. Il paraît qu’à tout âge on peut subsister de cette singulière profession, car il y a un vieux bonhomme de soixante-dix-huit ans qui, s’accompagnant d’une guitare et chantant d’une voix chevrotante, presque éteinte, trouve moyen de se faire un revenu de 45 fr. par mois. Du reste, pour beaucoup de gens, c’est un vrai métier, et il y en a qui l’exercent de père en fils.

Est-ce parmi les mendians, les musiciens ambulans, les bateleurs ou les vagabonds qu’il faut ranger ces petits Italiens qui, depuis quelques années surtout, pullulent dans nos rues ? On ne sait en vérité. Ils appartiennent à chacune de ces espèces : ils reçoivent des aumônes, ils jouent de la harpe ou du violon, ils montrent des marmottes ou des singes, et bien souvent la nuit on les ramasse pelotonnés sous les bancs du boulevard, contre le parapet des quais, sur le seuil des portes cochères. Cette sorte de mendicité semble douée d’une force d’inertie ou d’une habileté de persistance qui lasse le public, la police, les tribunaux et même la diplomatie. Ce n’est pas d’hier que l’on s’en plaint. Dès le 18 septembre 1824, une décision prise par M. de Corbière, alors ministre de l’intérieur, autorisait la translation à la frontière de ceux de ces enfans arrêtés en récidive. Une ordonnance du préfet de police en date du 20 septembre 1828 leur enjoint d’avoir, dans l’espace d’un mois, quitté le territoire français, sous peine « d’y être contraints par toutes voies de droit. » Un arrêt de condamnation, rendu par le tribunal correctionnel le 22 juin 1837 contre Vincente Brigi, âgé de quinze ans, et Luigi Gozzolo, âgé de douze ans, tous deux natifs de Parme, dit avec plus de raison que de grammaire que « les animaux et les instrumens qui sont confiés à ces enfans ne constituent point l’exercice d’une profession, et ne sont qu’un moyen de dissimuler la mendicité qu’ils exercent. » Autrefois c’étaient les pays de Savoie, de Chiavari, de Parme, qui, pauvres et dénués, poussaient vers la France ces petits émigrans. Cela s’était fait de tout temps, et l’histoire de Fanchon la Vielleuse est du siècle dernier. Ils venaient chez nous, ils faisaient le pénible métier de ramoneurs, jouaient de la vielle, montraient « la marmotte en vie, » dansaient une informe bourrée, et chantaient Dica, Zanetta, ou la Catarina. Aujourd’hui le lieu de recrutement est en grande partie déplacé. L’expédition menée en 1860 par Garibaldi a eu pour résultat de faire entrer le royaume des Deux-Siciles dans les habitudes des peuples civilisés. Autrefois, du temps des Bourbons, comme il était admis que tout individu qui demandait un passeport pour l’étranger ne pouvait être qu’un jacobin, on ne délivrait guère de permis de voyage. Il n’en est plus ainsi, et chacun peut circuler à sa guise. Les habitans des provinces méridionales ont bien vite profité de ce droit nouveau pour se débarrasser de leurs enfans et pour les répandre sur le monde entier. C’est la Basilicate qui fournit les neuf dixièmes de ces petits malheureux[8]. C’est une sorte de commerce monstrueux dont ceux qui s’en rendent coupables ne comprennent probablement pas l’immoralité ; les choses se passent régulièrement et le plus souvent par-devant notaire ; c’est la traite des blancs. Un entrepreneur parcourt les villages, recueille les enfans qu’on veut bien lui remettre et les prend à bail, ordinairement pour trois ans. Tout ce que ces enfans gagneront, n’importe où, pendant ce laps de temps, lui appartient, et en échange il donne à la famille une somme définitive ou une somme annuelle. On signe des actes en forme, stipulant dédit en cas de non-exécution des clauses du traité. J’ai plusieurs de ces contrats sous les yeux. Il est impossible d’y mettre plus de naïveté et de bonne foi. Un père loue son fils comme il louerait un champ. L’enfant est un capital dont le produit appartient légitimement au père. C’est là le principe ; il est fort simple, comme on voit. Très immoral chez nous et absolument contraire à nos usages, il n’a rien qui choque les populations de la Basilicate, pour lesquelles il devient une ressource parfois fructueuse. Les entrepreneurs se croient si bien dans leur droit que souvent, à l’étranger et notamment à Paris, ils ont eu recours à leurs consuls pour faire respecter la lettre de sous-seing par les exploités lorsque ceux-ci s’y montraient récalcitrans.

Cette industrie a ses commis voyageurs, ses recruteurs, ses placiers. Les uns vont chercher les enfans, et les conduisent à Paris entre les mains d’un patron qui les attend et les paie tant par tête ; d’autres préviennent les intéressés que dans tel village se trouve un enfant bon musicien et de physionomie agréable ; d’autres enfin, et ce ne sont pas les moins dangereux, lorsqu’ils apprennent qu’un patron a été expulsé par mesure administrative, réunissent les pauvres petits qui appartenaient à sa bande, en saisissent la direction et les exploitent. Le métier n’est pas mauvais. Un de ces hommes, surnommé il Cicco, vit actuellement à Londres avec une fortune évaluée à plus de 200,000 francs gagnés dans cet affreux commères. Autrefois ils défendaient à outrance leurs prétendus droits ; aujourd’hui, plus prudens et éclairés par quelques arrêts de condamnation, ils prennent la fuite dès qu’ils se sentent inquiétés et abandonnent les enfans, qui deviennent ce qu’ils peuvent. La naïveté de leurs coutumes mêle parfois un élément extraordinairement comique aux faits les plus graves. En 1867, le nombre toujours croissant des petits Italiens força l’administration à user de rigueur ; les patrons furent, tous et individuellement, prévenus à domicile que, s’ils ne cessaient immédiatement leur métier, on les reconduirait à la frontière en vertu de la loi du 3 décembre 1849. On aurait pu croire qu’ils s’adresseraient à leur ministre plénipotentiaire, au ministre de l’intérieur, au préfet de police, pour faire rapporter la mesure d’expulsion. Nullement ; à la date du 10 octobre 1867, ils rédigent une adresse au peuple français et font leurs adieux à « la terre hospitalière, sœur de l’Italie. » L’adresse tout entière est un modèle de rhétorique et de lieux-communs.

Le personnel des patrons est loin d’être irréprochable, et, si l’on pouvait fouiller dans le passé de chacun d’eux, il n’est pas douteux qu’on n’y trouvât des souvenirs médiocrement édifians. Un inspecteur de police m’a dit le mot : c’est de la société bien mélangée. Je le crois sans peine. Il y a un peu de tout : de réels virtuoses qui ne manquent pas d’un certain talent, des gens pour qui le brigandage eut quelque charme, des hommes qui ont quitté leur pays parce qu’ils y vivaient en mauvais termes avec la justice depuis qu’ils avaient « fait une peau, » des curieux qui veulent parcourir le monde, des mécontens de la politique, des philosophes sans préjugés qui dans leur prochain ne voient et ne cherchent que la matière exploitable. Entre des mains pareilles, les enfans ne sont point heureux, et, n’était l’insouciance de leur âge, il y aurait parfois de quoi les désespérer. Les tribunaux ont eu à sévir contre des faits d’une cruauté abominable ; mais le plus souvent les condamnations n’ont pu atteindre les contumaces, qui promptement avaient pris la fuite. En juin 1866, un nommé Pellittieri fut convaincu d’avoir pendant quatre jours et quatre nuits tenu un enfant attaché sous son propre lit avec une corde de harpe serrée à l’aide d’une clef faisant tourniquet[9]. À y regarder de près, il n’y a guère d’existence plus misérable que celle de ces pauvres êtres. Au point de vue moral, on devine quelle pernicieuse influence doit exercer l’espèce de vagabondage permanent auquel ils sont condamnés ; lorsque dès l’enfance on apprend à tout devoir à la charité publique, il y a bien des chances pour qu’on ne soit jamais qu’un coquin. À vivre de hasards, sous le soleil et la pluie, à prendre les mœurs, sinon les habitudes, des rebuts les plus immondes de notre civilisation, on s’étiole vite, et la santé est promptement détruite. Aussi, d’après des calculs sérieux établis par une autorité italienne compétente, on peut affirmer que sur 100 enfans émigrés 20 reviennent au pays, 30 s’établissent à l’étranger, et 50 meurent de misère et de privations.

C’est le matin avant l’heure du lever qu’il faut les surprendre dans les garnis qu’ils habitent. Ils ont des quartiers de prédilection : la rue Simon-le-Franc, la rue de la Clé, la rue des Boulangers, la place Saint-Victor ; une vieille tradition les y ramène sans cesse, ils s’y assemblent, ou, pour mieux dire, s’y amassent : 5, 6, quelquefois 7 lits dans une même chambre ; dans chaque lit 3, 4, 5, parfois 6 enfans. Lorsqu’on entre à l’improviste dans ces singuliers dortoirs, on est tout surpris de voir surgir des têtes de partout. En effet, il y a un traversin à chaque extrémité du lit ; les enfans couchent tête-bêche et tout nus, selon la coutume italienne. Aux murs, au plafond sont pendues les harpes, qui, entre leurs mains, sont plutôt un prétexte qu’un instrument ; sur des planches reposent quelques hardes de rechange et des sacs de grosse toile contenant les pâtes expédiées ou apportées d’Italie. Lorsque j’ai pénétré dans un de ces bouges dont l’odeur inexprimable vous saisit à la gorge comme une fumée de mauvais aloi, la recette de la veille, déjà comptée et divisée, n’avait point encore été encaissée[10]. Des piles de monnaie de bronze, de hauteur inégale, s’alignaient sur une commode ; 11 tas différens correspondaient à 11 enfans ; l’écart était relativement considérable, car il variait entre 32 sous et 3 francs 15 centimes. Tout appartient au patron, qui doit nourrir, habiller et loger l’enfant. En voyant ces petits malheureux traîner dans nos rues des guenilles empruntées à de vieux uniformes de collégiens, on peut sans peine imaginer d’où viennent les haillons qui les couvrent. La nourriture, sauf la soupe qu’ils reçoivent le matin avant le départ, leur est donnée le plus souvent par la charité publique ; dans bien des restaurans, dans bien des cuisines, on leur distribue des rogatons supérieurs sans doute à la gamelle du patron. Reste le logement : sauf exception, il coûte 5 francs par tête et par mois. Ces enfans sont tenus avec une propreté qui m’a frappé ; on ne leur épargne ni l’eau ni le peigne. Tous les préparatifs qui précèdent le départ, toilette, déjeuner, raccommodage sommaire des vêtemens déchirés, lambeaux auxquels on met des pièces, durent jusqu’à neuf heures ; on accorde tant bien que mal les instrumens, on remet des cordes aux harpes et aux violons, on visite l’outre de la cornemuse des pifferari ; tout est prêt, on descend (c’est le mot) dans Paris. Si avant de commencer leur journée les enfans ont reçu des instructions, elles doivent se borner à ceci : rapportez le plus d’argent possible, et ne vous faites pas arrêter.

Cette dernière recommandation est mal écoutée sans doute, car il n’est point de jour qui n’en voie paraître au dépôt. Ils n’en sont guère émus. L’arrestation est une des chances de leur métier, ils le savent sans doute, ils tâchent de l’éviter, ils se sauvent lorsqu’on les poursuit, ils mordent, ils égratignent quand on les saisit ; mais, une fois au poste ou dans les préaux de la préfecture, ils deviennent doux comme des moutons. Lorsqu’on a négligé de les fouiller, ils tirent bien vite de leur poche un paquet de cartes grasses et se mettent à faire une partie de scopa, qui est le jeu favori des Italiens du sud. La situation de ces enfans est des plus dures ; s’ils ne rapportent pas d’argent au patron, ils sont battus ; s’ils en demandent aux passans, ils risquent d’être menés au poste. Ils succombent vite à cet épouvantable métier, d’autant plus vite qu’ils sont plus jeunes, et, il faut bien le dire, plus ils sont jeunes, plus ils sont précieux, car on s’attendrit à les voir, et on leur fait volontiers l’aumône. Lorsque les enfans sont arrêtés, les patrons ne manquent pas de crier à l’injustice ; empêcher tel enfant qu’ils louent 100 ou 120 francs par année de mendier à leur profit, c’est leur causer un préjudice grave. Ils se contentent maintenant d’échanger leurs doléances, car ils savent qu’il n’est point prudent d’aller en fatiguer certaines oreilles. Les arrestations sont nombreuses, et ne produisent, on peut l’avouer, que de bien médiocres résultats. En 1867, pendant l’année de l’exposition universelle, à ce moment où toutes les gloires et tous les vices du monde semblaient s’être donné rendez-vous à Paris, on a mis la main sur 1,544 petits mendians italiens. C’est anormal, et la proportion varie entre 400 et 700 ; en 1868 le chiffre a été de 698, en 1869 de 431. Est-ce à dire que ce genre de mendicité ait une tendance à diminuer dans Paris ? Non pas ; de guerre lasse, sans doute, on y fait moins attention. On tourne dans un cercle vicieux qui énerve et désarme l’administration. Voilà une espèce qui se reproduit constamment. Une bande de cinq individus, revenant de province, arrive à Paris, et se voit abandonnée par son cornac à la gare même du chemin de fer. Dénués et sans logement, les cinq virtuoses vont se coucher dans une maison en construction, ils y sont surpris et conduits chez le commissaire de police ; interrogés, ils reconnaissent n’avoir pas un sou vaillant et demandent à manger. On les interne au dépôt et on les remet ensuite au consul d’Italie, qui les fait escorter jusqu’au pays natal, d’où ils reviennent quinze jours après avec des papiers parfaitement en règle et sous la conduite d’un nouvel entrepreneur qui se donne pour leur oncle ou leur proche parent. On peut les renvoyer cinquante fois, cinquante fois ils reviendront, et s’ils sont si nombreux parmi nous, c’est que Paris est non-seulement un lieu d’attraction, mais aussi un lieu de transit pour ceux qui vont en Angleterre et en Amérique.

La question est plus grave qu’une question de simple police. À moins de promulguer une loi qui empêche l’émigration, l’Italie ne peut se refuser à délivrer des passeports ; à moins d’être armée d’une loi qui interdise l’immigration, la France ne peut clore sa frontière aux voyageurs. Au mois de mai 1868, le sénat italien a été saisi d’un projet de loi qui pourrait apporter certaines entraves à ce genre de trafic ; mais il faut croire que la formule définitive rencontre de grandes difficultés, car on en est toujours au même point. L’article 1er  contient toute la loi en germe ; nul enfant ne peut être conduit à l’étranger, loué ou cédé, à moins qu’il n’ait seize ans accomplis. Il est à désirer qu’un parti radical soit rapidement pris à ce sujet, car le scandale est au comble, et nous sommes littéralement envahis. Si en vertu de la loi du 3 décembre 1849 nous expulsons les patrons, en admettant toutefois qu’on ait réussi à s’en emparer dans des conditions qui permettent de constater leur culpabilité, les enfans sont immédiatement pris par d’autres entrepreneurs ; si au contraire ce sont les enfans que nous renvoyons dans leur pays, ils sont sans délai cédés de nouveau par leurs parens à un patron qui nous les ramène. Agir par masse d’expulsions sans se préoccuper des erreurs qu’on pourrait commettre, ce serait manquer aux lois les plus simples de l’humanité ; c’est là du reste un procédé mauvais, que des temps révolutionnaires même n’ont pu faire excuser, et qui serait de nature à justifier des représailles. Cependant ne pas montrer quelque vigueur en présence d’un mal si particulièrement persistant, n’est-ce pas s’en rendre complice jusqu’à un certain point, et n’est-ce pas accepter une lourde part de responsabilité dans l’avenir à jamais perdu de ces petits malheureux que la cupidité exploite et semble préparer aux mauvaises destinées, qui vont vers le crime en passant par la mendicité, la fainéantise et la dépravation ?


IV.

Lorsqu’un mendiant a été arrêté, il jouit du bénéfice de la loi du 20 mai 1863, qui règle les conditions des flagrans délits correctionnels, et il est immédiatement livré par le petit parquet à la sixième chambre, qui le condamne ou le renvoie de la plainte. Dans le premier cas, aussitôt qu’il a terminé son temps à la prison de la Santé ou à Sainte-Pélagie, il est transféré au dépôt de la préfecture de police pour être mis à la disposition de l’administration, qui doit le faire conduire dans un dépôt de mendicité. L’article 274 du code pénal est impératif à cet égard, et un arrêt de la cour de cassation en date du 1er  juin 1833, un arrêt de la cour impériale du 7 décembre 1861 disent que l’envoi au dépôt de mendicité n’est point une peine. Ce n’est point en effet, comme souvent on semble le croire, une prolongation arbitraire du châtiment édicté par la loi ; c’est en principe la mesure la plus humaine qui se puisse imaginer. A priori l’homme qui mendie est dénué de ressources, et ce n’est point en prison, à moins de circonstances exceptionnelles, qu’il peut s’en créer ; une fois son écrou levé, il va donc se retrouver sur le pavé de Paris sans un son vaillant, exposé, par ce seul fait, à retomber dans le délit pour lequel il vient d’être incarcéré. La loi, dans ce cas, jetterait l’homme dans la récidive forcée et serait imprévoyante. Au lieu de cela, elle prend ce mendiant qui est quitte avec la société, puisqu’il a purgé sa condamnation, elle le met dans une maison où il est nourri, habillé, logé, chauffé, mais où il est astreint à un travail en rapport avec ses forces, travail dont le produit, si faible qu’il soit, lui permet d’amasser une petite somme d’argent à l’aide de laquelle il pourra parer à un chômage, ou subsister pendant le temps nécessaire pour trouver des moyens d’existence. Cette idée est irréprochable, et l’application de la mesure donnerait des résultats excellens, si les mendians n’étaient presque toujours des êtres d’une insurmontable perversité.

Du dépôt de la préfecture de police, on les amène, par les méandres sans nombre d’un long couloir en planches propice aux évasions, jusqu’à une petite geôle voisine du bureau où se tient le chef de service qui doit prononcer sur leur sort. Un à un, on les fait entrer ; un garde de Paris les accompagne et les surveille. Chaque dossier, préparé d’avance, a reçu toutes les pièces qui peuvent être utilement consultées. D’un seul coup d’œil, on voit à qui l’on a affaire, et quatre-vingt-quinze fois sur cent c’est à une vieille connaissance. Il y a des mendians âgés de vingt-cinq ans qui, plus de quarante fois, se sont accoudés contre la petite barrière prudemment élevée entre le chef de service et les gens qu’il interroge. Voyant un homme fort jeune encore qui avait déjà été arrêté une quinzaine de fois, je ne pus m’empêcher de dire : « Mais la mendicité est donc un vice incorrigible ? » Un employé, qui passait, répondit : « La mendicité est une passion. » Les types se succèdent avec des différences de surface, car le fond est toujours le même : paresse et abrutissement. Des gens parlent de leur grand âge et de la peine qu’ils ont à travailler à cause de leur vieillesse ; on vérifie la date de leur naissance, ils ont quarante-sept ans. On leur dit : Vous devez avoir eu quelque affaire ? Ils répondent : Pas beaucoup, trois ou quatre seulement. Une affaire, c’est avoir comparu en police correctionnelle ou en cour d’assises. J’en ai vu un traînant le pied, minable, l’œil inquiet, la barbe hérissée ; ses longs cheveux lui donnaient l’apparence d’un paquet de crins d’où serait sorti un bout de nez échancré ; du fond de cette masse velue et mal peignée s’échappait une voix sourdement éraillée ; on eût dit que tous les égouts du vice s’étaient vidés sur lui. À toute interrogation, il répondait par un grognement affirmatif. Il est marié, il a des enfans, il a lassé toutes les sollicitudes, il connaît le chemin de la maison de répression, il y retourne sans peine, il n’est point récalcitrant et dit : Je ne suis pas luxueux ; avec deux sous de pain par jour, je peux bien vivre.

Beaucoup de ces hommes qui, en liberté et livrés à eux-mêmes, sont d’insupportables paresseux, deviennent, dès qu’ils sont incarcérés, d’assez bons travailleurs ; promptement ils gagnent des sommes relativement importantes : cent francs, deux cents francs, quelquefois plus. Ils demandent à être relaxés. Quoiqu’on sache parfaitement ce qui va se produire, on leur donne la clé des champs, parce qu’il n’y a aucune raison qui permette de retenir sous les verrous un homme propriétaire d’une masse suffisante pour subvenir aux premiers besoins. Trois jours après, l’individu est arrêté en flagrant délit de mendicité, et lorsqu’on fait devant lui le compte de l’argent qu’il possédait, qu’on lui explique que facilement il eût pu vivre pendant un ou deux mois, il répond : Ah ! voilà, j’ai fait la noce, — et cent fois de suite il recommencera, et ils sont presque tous ainsi. Peut-être est-il moins difficile d’agir moralement sur un voleur que sur un mendiant de profession. Il y a beaucoup de mendians à Paris ; en 1869, on en a incarcéré 2,588, parmi lesquels les hommes représentent les deux tiers. La femme est plus résistante, elle sait mieux restreindre ses besoins. Se sentant maladroite et peu leste à la fuite, elle hésite à se mettre dans le cas d’être arrêtée ; elle recule devant la mendicité agressive, familière à l’homme ; elle subit moins l’abrutissement causé par les plaisirs violens, par l’ivresse, et garde une sorte d’esprit d’indépendance qui l’éloigne des dépôts de mendicité.

La maison de répression de Saint-Denis, où l’on envoie les mendians à l’expiration de leur peine, est le plus immonde cloaque qui se puisse voir. Depuis que j’ai entrepris cette série d’autopsies sociales, j’ai été contraint de descendre dans bien des bouges et de visiter bien des sentines ; mais qu’il pût exister à la porte de Paris, dans la seconde moitié du xixe siècle, sous l’administration directe de l’état, un lieu si particulièrement délabré, pourri et malsain, c’est ce que je n’aurais osé imaginer. Si les vieilles cours des miracles du moyen âge avaient possédé un hôpital, il n’eût pas été différent. Il eût été, comme la répression de Saint-Denis, installé dans des masures, les escaliers eussent été si raides qu’il eût fallu s’aider de deux rampes pour les gravir ; les chauffoirs, étroits, étouffés, obscurs, eussent été propices à toute sorte d’infamies ; les cours, pleines de poussière ou de fange selon la saison, n’eussent même pas été pavées ; l’air vital, épaissi par des miasmes putrides, eût à peine circulé dans les chambres, où l’on est contraint d’entasser trois fois plus de monde qu’elles n’en peuvent contenir ; certains ateliers eussent été établis, faute de place possible, dans des caves où l’on gèle, mais où l’on n’y voit pas ; c’eût été en un mot le séjour des épidémies et du vice réunis pêle-mêle dans une redoutable promiscuité. Il me faut évoquer mes souvenirs de voyageur pour découvrir quelque chose d’analogue à cette misérable hospitalète, et je ne le trouve que dans la léproserie de Damas. Cette maison de répression, où tout tombe en ruines, qui est étayée à l’intérieur et à l’extérieur, est une ancienne fabrique de cuirs. Dans les premières années du règne de Louis XVI, on l’appelait la Franciade, et on y installa un hôpital pour les gardes-françaises malades par suite de débauche ; puis, par un décret de vendémiaire an II, on en fit une maison de répression pour les mendians valides. L’objet auquel on l’avait consacré n’a point changé ; tant bien que mal, on a soutenu la vieille construction que le temps lézarde ; elle va tomber un de ces jours. Ce n’est plus une maison, c’est une ruine.

Lorsque j’ai été la visiter, il faisait froid ; une pluie de mars dure et serrée tombait, qui délayait la boue des préaux et les rendait inhabitables. On était dans les chauffoirs, où s’entassait toute cette sordide population réunie autour de poêles en fonte répandant une odeur infecte. Parmi les malingreux vêtus de la souquenille grise, parmi ces vieillards qui ont connu toutes les geôles et dont la face a toutes les impudeurs, on peut remarquer avec horreur et stupéfaction de jeunes hommes, presque des enfans de dix-huit à vingt ans, qui rougissent jusque dans le blanc des yeux lorsqu’on les regarde fixement, et qui sont choyés par ces vieux pécheurs, dont ils sont les compagnons les plus chéris. Rien n’est de plain-pied, rien ne se commande ; partout il faut franchir des degrés, tourner des couloirs, se baisser pour passer sous des linteaux trop bas. Les étais sont si nombreux, que les plafonds ont l’air d’avoir été construits sur pilotis. Il y a des ateliers pour des tailleurs, des cordonniers, des cordiers, pour des fabricans de liens, de chaînettes, de sangles ; les plus vieux parmi ces misérables, ceux que l’âge paralyse à moitié, ou qui, depuis qu’ils sont au monde, n’ont jamais eu le temps d’apprendre un métier, sont chargés de trier des chiffons. Lorsqu’ils arrivent, amenés de Paris dans des voitures cellulaires, on les rase, on les baigne, on les bouchonne, et ils en ont grand besoin. On les astreint à un travail dont la moitié du produit leur appartient. La discipline de la maison est douce, et il est rare qu’il soit nécessaire de sévir contre les détenus. Dès qu’ils ont gagné une masse suffisante ou qui paraît telle, ils n’ont qu’à demander leur mise en liberté pour l’obtenir. Ils savent si bien ce qui les attend, qu’en prenant congé des gardiens, ils ne leur disent jamais : adieu, mais : au revoir !

Le quartier des hommes est sévèrement séparé de celui des femmes ; on ne saurait y mettre trop de soin, car il est difficile d’imaginer les ruses que ces Philémons et ces Baucis de la besace mettent en œuvre pour se réunir. Et cependant à voir celles-ci ridées, cassées, cacochymes, toussant et se traînant à peine, qui pourrait croire que quelque chose d’humain subsiste encore dans ces sépulcres aux trois quarts écroulés ? Les plus vieilles, les infirmes, les impotentes, sont groupées dans de petites chambres où, dès la porte, on est suffoqué par une chaleur méphitique. Au milieu d’elles, il y a des enfans qui vont et viennent, car plusieurs d’entre elles semblent avoir renouvelé le miracle de la vieille Sarah. On ne comprend pas que ces petits êtres roses et vifs ne meurent pas dans l’atmosphère empoisonnée qu’ils respirent. Tout ce troupeau s’est rassemblé dans la cour pour y attendre la distribution des vivres ; les pieds couverts de galoches en bois, portant l’écuelle à la main, ces femmes se tenaient hébétées les unes derrière les autres, humbles, soumises comme des êtres-machines qui ne seraient pas doués de réflexion. Une de ces vieilles sempiterneuses, comme disait Rabelais, était fort enrhumée, elle toussait avec effort ; tout à coup, par un geste trop naturel pour ne pas être familier, elle se baissa, releva son jupon, saisit le bas de son vêtement le plus secret et se moucha dedans, car à Saint-Denis comme à Saint-Lazare, comme dans toutes les maisons de détention pour les femmes, on ne distribue ni mouchoirs ni serviettes. Il ne faut pas se lasser de réclamer à ce sujet ; par cela même que l’administration appesantit sa main sur ces malheureuses, elle se doit à elle-même d’essayer de les amender et de leur donner des habitudes de propreté, qui du moins seront une forme de la moralité extérieure.

Les femmes sont sous la direction de surveillantes laïques ; l’une d’elles, alerte, intelligente et jolie, qui voulait bien répondre à mes questions, m’a paru mener son vieux bataillon avec vivacité et régularité. Il faut beaucoup d’entrain uni à beaucoup de patience pour maintenir dans les limites de la discipline ces esprits facilement inquiets et sans grande responsabilité ; les bonnes paroles réussissent mieux que les menaces, et les sévices font plus de mal que de bien. Comme je demandais à voir la cellule de punition, où l’on enferme les récalcitrantes, la surveillante hésitait ; enfin, rougissant beaucoup, elle fit jouer une grosse serrure, et ouvrit une lourde porte bardée de fer. Je m’aperçus que du cachot elle avait fait une sorte de grenier à débarras ; il était difficile d’avouer plus ingénieusement que, pour guider tout ce mauvais monde, elle n’a recours qu’à des mesures de douceur et d’indulgence. Les dortoirs sont fort grands, mais l’encombrement des lits, — 100, 120 par pièce, — rend les dimensions illusoires. Parfois le nombre des détenus est tel qu’on est forcé de réunir deux lits côte à côte et de déposer un matelas au point de jonction, de sorte que trois personnes couchent dans un espace qui normalement devrait être réservé à une seule. C’est que non-seulement les bâtimens s’écroulent, non-seulement ils sont si délabrés qu’on n’a pas osé y mettre la pioche pour y établir le gaz et des calorifères, mais la place manque. L’étroitesse des locaux est dangereuse au point de vue de la santé, elle rend les abus très faciles, détruit presque toute surveillance ; elle a un inconvénient plus grave encore, elle paralyse le bien qu’on pourrait faire, car la place ne suffit pas à la population qui encombre ces lieux de désolation. En 1869, les entrées ont été de 1, 025 hommes et 388 femmes, les sorties de 779 pour les premiers et 252 pour les secondes ; au 31 décembre, le chiffre total des détenus était de 862, 552 hommes et 310 femmes[11]. Aussi, grâce à une telle accumulation, l’infirmerie ne chôme pas ; elle est plus vaste ou du moins mieux aménagée que les ateliers et les dortoirs ; les lits sont placés moins près les uns des autres, une sorte d’allée médiane les sépare, et en la traversant on peut voir les malades amaigris s’agiter faiblement sur leur grabat. Tous les cas de maladies séniles semblent être représentés là ; il y a des gâteux, des aveugles, des épileptiques, des paralytiques, des incurables de toute sorte, des moribonds de toute espèce, dont la vraie place serait dans des hospices plutôt que dans une maison de répression. On meurt beaucoup à Saint-Denis : 128 femmes, 290 hommes en 1869. Cela se comprend ; la plupart de ceux qui arrivent à cette dernière étape ne tiennent plus à la vie que par un fil, et pour eux le dépôt est l’antichambre du cimetière. À ces causes inhérentes aux individus eux-mêmes, il faut ajouter celles qui résultent de l’insalubrité de l’établissement, insalubrité singulièrement augmentée et toujours entretenue par un égout à ciel ouvert apportant dans les préaux le dégorgement des ruisseaux de la ville, et par une affreuse petite rivière, qu’on nomme le Croust, qui, après avoir recueilli le résidu des produits chimiques des usines qu’elle met en mouvement, passa au milieu des cours, empoisonnées par ses émanations nauséabondes.

Il faut jeter par terre au plus vite cette maison de malédiction, qui est une honte pour l’administration centrale. C’est bien la peine d’avoir quelques prétentions à être un peuple civilisé pour conserver de pareilles masures, que le seul soin d’une dignité qui se respecte devrait faire raser immédiatement. Comment la préfecture de police n’a-t-elle pas pris les mesures nécessaires pour faire construire une maison de répression en rapport avec ses besoins ? Parce qu’elle n’est que pouvoir exécutif, parce qu’elle n’a pas de budget, parce que c’est la préfecture de la Seine qui doit lui fournir les bâtimens, les locaux, les ameublemens, qui lui sont indispensables ; elle utilise de son mieux les établissemens qui lui sont confiés, mais elle est forcée de les accepter tels qu’on les lui donne. La division des pouvoirs est un excellent principe en matière administrative ; mais, lorsqu’il est poussé jusqu’à l’absurde, il peut facilement produire les effets désastreux que nous venons de constater. Au moment où l’on parle fort de décentralisation, c’est-à-dire de donner plus d’activité à notre administration, qui ne manque pas de bon vouloir et souvent ne demande qu’à aller vite, mais dont les mouvemens sont paralysés par la multiplicité des rouages engrenés les uns dans les autres, il n’est point superflu de raconter sommairement l’histoire des modifications que la maison de répression de Saint-Denis a dû subir et n’a point subies.

Dès 1834, le conseil-général de la Seine exprime la pensée d’abandonner le dépôt, qui est insuffisant, et d’en construire un autre approprié aux exigences, sans cesse renaissantes, auxquelles il faut pourvoir. On mit quelque temps à se décider, et en 1840 on proposa l’acquisition de l’ancien couvent des Ursulines, situé à Saint-Denis même, et qui facilement eût pu être converti en maison de mendicité. En 1845, au mois de décembre, le conseil municipal, tenant à se rendre compte par lui-même de l’état des choses, se rend à Saint-Denis, et trouve avec étonnement plusieurs détenus couchés dans le même lit ; le fait s’explique de lui-même : il n’y a place que pour 716 lits, et il y a 903 reclus. En 1846, le conseil, édifié par sa propre expérience, reconnaît que la vétusté et l’exiguïté des bâtimens de Saint-Denis les rendent impropres aux besoins qu’ils ont à satisfaire ; 1846 et 1847 se passent en pourparlers stériles, on tâte tous les projets sans se fixer à aucun ; il est question d’acquérir les terrains des Moulins-Gémeaux, du barrage ; on lève les plans, on fait des devis, mais toute décision reste flottante et l’on ne s’arrête à rien. La révolution de 1848 interrompt ces études, qui sont reprises en 1849, tant l’urgence est pressante ; en novembre 1850, le conseil se remet à l’œuvre, fait examiner deux terrains proposés, et semble pencher un moment pour l’acquisition de l’ancienne manufacture de Jouy. On ne conclut pas ; mais, comme il faut prendre un parti, le conseil décide « qu’il convient de solliciter du gouvernement la présentation d’une loi qui, en réglant d’une manière définitive les mesures propres à réprimer la mendicité, déterminera à qui incombe le soin de pourvoir aux dépenses que cette répression peut nécessiter, et dans quelles proportions devront y concourir l’état, les départemens et les communes. » C’était une fin de non-recevoir. Il est inutile de dire que nulle loi n’a été présentée. Le 14 novembre 1854, la question, qui, depuis vingt ans, n’avait point fait un pas, revient devant le conseil municipal, et celui-ci adopte en principe le déplacement du pénitencier de Saint-Denis. Aussi, lorsqu’on février 1855 la maison, par suite des pluies d’hiver, menace de s’écrouler tout à fait, on n’y ordonne que les réparations indispensables, car, dit le préfet de la Seine, « j’ai pensé qu’au moment où il est très sérieusement question d’établir une autre maison départementale, il ne convenait pas d’effectuer dans l’ancienne des améliorations coûteuses qui pourraient tomber en pure perte. » C’était bien raisonner, mais alors il eût fallu agir. En août 1866, après qu’à différentes reprises on a été obligé d’étayer les bâtimens les uns après les autres, le conseil d’arrondissement, le conseil municipal de Saint-Denis poussent un cri d’alarme, et déclarent que la situation est intolérable. Il en advient que le 28 avril 1869 la préfecture de la Seine demande à la préfecture de police de lui préparer un projet de construction. Enfin le 19 décembre 1869 le conseil « délibère » l’acquisition d’un terrain désigné à Nanterre et l’édification d’un établissement pénitentiaire pour remplacer celui de Saint-Denis. Le rapport ajoute : « La dépense qui résultera de cette opération est comprise parmi celles auxquelles est destinée la surimposition de 6 centimes autorisée par la loi du 10 août 1868. » Les choses en sont là depuis trente-six ans. A-t-on acheté les terrains ? J’en doute ; mais la maison de Saint-Denis continue à tomber en ruines.

Une seule maison de répression, pour le trop-plein des mendians de la population de Paris, était insuffisante, on l’a reconnu depuis longtemps, et un décret impérial daté de Madrid le 22 décembre 1808 créait un dépôt de mendicité pour le département de la Seine dans l’ancien château de Villers-Cotterets. Là du moins les constructions sont solides, l’air n’est point ménagé, et l’emplacement est bien choisi sur les lisières de la forêt. Si Saint-Denis se recrute dans les bas-fonds du vagabondage et de la mendicité. Villers-Cotterets reçoit beaucoup d’infirmes et de vieillards qui n’ont joint trop d’antécédens judiciaires. Dans les deux établissemens, en reste, la préfecture de police fait placer, à titre d’hospitalité, des malheureux qui sans elle resteraient sans asile, errans dans les rues. Elle n’est point difficile dans ses choix. L’administration de l’assistance publique, par un scrupule très légitime, refuse d’admettre dans les hospices des hommes qui ont traîné sur le banc des cours d’assises et dans les cabanons des maisons centrales ; mais parce qu’ils ont été criminels, parce qu’ils le seraient peut-être encore, faut-il les traquer et les abattre comme des animaux féroces ? La préfecture de police, à la fois compatissante et prévoyante, voulant éviter que les gens ne meurent de faim, ou ne soient par la misère entraînés à de nouveaux méfaits, les envoie dans ses dépôts, où du moins ils trouvent le pain quotidien, une petite rémunération de leur travail, le couvert, le coucher, l’infirmerie et la sépulture.

Villers-Cotterets, par sa tenue intérieure, par la liberté relative dont les reclus y jouissent, ressemble bien plus à une maison hospitalière qu’à une maison de répression. Le vieux château, bâti par François Ier, garde un grand air, malgré l’étrange population qui l’habite, avec ses deux tours, ses hautes cheminées de briques, son escalier monumental, ses délicates sculptures, où la salamandre emblématique marche au travers des flammes. On a modifié l’ancienne distribution : les salles ont été coupées par des refends, des soupentes ont diminué la hauteur des pièces, la chapelle, une merveille de la renaissance, est devenue un dortoir ; là du moins chacun trouve une place suffisante, il y a de larges préaux et le long des murs des bancs où les pauvres vieux peuvent s’asseoir pour se réchauffer au soleil. Un puits immense, sorte de vaste piscine où descendent des seaux contenant 80 litres, est la curiosité du pays ; mais pourquoi faut-il que ce soient les reclus, tous vieillards, la plupart infirmes, qui soient forcés de tourner la lourde manivelle qui fait monter l’eau nécessaire à leurs besoins ? Une telle manœuvre n’exige pas moins que l’effort de 10 hommes. Ne serait-il pas humain, digne d’une administration qui mieux que toute autre sait pratiquer la vraie charité, de donner à ces pauvres gens une de ces petites machines à vapeur, un Jack-fellow, un Donkey-engine, que les Anglais et les Américains utilisent si bien sur les quais de leurs ports de mer pour décharger les navires ? Avec une pelletée de charbon et quelques tours de roue, le moteur obtiendrait plus de besogne que tous ces cacochymes qui s’épuisent pour faire un labeur auquel leur faiblesse les rend impropres.

À Villers-Cotterets, il m’a semblé qu’on travaillait quand on voulait. La grande occupation est d’effiloquer du linge et de le réduire en charpie ; celle-ci est payée 10 centimes le kilogramme ; il faut environ quinze jours pour en amasser un kilo. On cause, on lit, or fume dans les cours ; une fois par semaine, le mardi pour les hommes, le mercredi pour les femmes, on va se promener dans la forêt, et fort souvent l’on rentre gris. Il y a une grande tolérance pour le costume ; on permet la moustache et même la barbe. Le hasard y a rassemblé à ou 5 ménages, on les autorise à manger ensemble ; dans une salle commune, sur le bout d’un banc, ils peuvent s’asseoir et échanger leurs gamelles. Dans cette tourbe de misérables, il y a plus d’un désespéré. J’ai aperçu là un homme de soixante ans doit je savais l’histoire. Un jour, il avait fait une tragédie en cinq actes et en vers ; elle n’était ni meilleure ni plus mauvaise que beaucoup d’autres. La couleur locale n’était peut-être pas d’une exactitude très scrupuleuse, car Malek-Adhel disait à Philippe-Auguste :

« J’étends sur le carreau à premier qui s’avance ; »

mais ce sont là des vétilles auxquelles il ne faut point s’arrêter. L’auteur présenta sa pièce à l’Odéon, où elle fut refusée ; il la fit imprimer, et de là viennent tous ses malheurs. Il en offrit un exemplaire à l’Académie française, qui, selon son invariable usage, lui en fit accuser réception par le secrétaire perpétuel. La lettre disait que la pièce serait déposée à la bibliothèque de l’Institut, et elle était signée Villemain. Le pauvre auteur crut et croit encore de bonne foi que son œuvre avait paru tellement remarquable, qu’on l’avait jugée digne d’être mise dans les « archives » de l’Académie ; il rêvassa d’autres poésies, abandonna tout travail productif, laissa arriver la misère sans trop voir qu’elle venait, puis un matin, serré de près par la nécessité, il chercha un asile où il put, au dépôt de Villers-Cotterets. Quand je passai près de lui, il émiettait son pain dans une écuelle où flottaient quelques haricots. « Comment vous trouvez-vous ici ? lui demandai-je. — Bien, me répondit-il. Me voilà rassuré sur ma vie matérielle ; je vais pouvoir me mettre à travailler. »

Comme à Saint-Denis, les femmes occupent un quartier sévèrement isolé ; là du moins les fortes murailles, la division même des bâtimens rendent la surveillance facile. Lorsque j’ai traversé la partie qui leur est réservée, elles se pressaient vers la cantine avec des tasses à la main, et demandaient leur café au lait ; au rez-de-chaussée, elles habitent de grandes pièces où les murs lambrissés portent de belles boiseries dorées. On laisse perdre ainsi sans nul profit des œuvres d’art importantes, et il y a, entre autres, sur la voûte de l’escalier des bas-reliefs très saillans qui sont un excellent spécimen des bonnes sculptures décoratives de la renaissance, et qui devraient trouver place dans un de nos musées. Partout il y a de l’air, du soleil, un grand horizon de verdure, et dans cet asile les recluses ne paraissent pas trop malheureuses. Ce sont des sœurs de la Présentation (de Tours) qui gouvernent l’infirmerie. J’y ai vu une femme étendue, maigre et déjà marquée pour l’autre vie ; ses mains jaunes, décharnées s’agitaient doucement devant elle avec le mouvement lent et rhythmique des ailes d’un oiseau. Elle nous laissa passer sans remuer la tête, puis tout à coup d’une voix assez forte elle s’écria : « Ma sœur, je ne puis pas mourir, et ça m’ennuie. — Priez Dieu, répondit la religieuse, et il vous rappellera. — Je voudrais mourir aujourd’hui, avant trois heures. — Priez Dieu, répliqua la sœur. — Priez-le pour moi, reprit la moribonde ; il ne m’écoute pas, j’en ai trop fait ! » La sœur s’agenouilla, et quelques femmes l’imitèrent.

Pendant l’année 1869, le mouvement du dépôt de Villers-Cotterets a été, pour les hommes, de 222 entrées et 123 sorties, pour les femmes de 58 entrées et 65 sorties ; au 31 décembre, la population totale de la maison était de 496 hommes et 315 femmes ; dans le courant de l’année, il était mort 79 femmes et 124, hommes. Ici, il n’y a point d’enfans gardés près de leur mère, il n’y a point de jeunes gens comme à Saint-Denis ; ce sont bien réellement des vieillards, des infirmes, dont beaucoup sont incurables ; quelques-uns sont employés dans la ville comme jardiniers, comme domestiques, et peuvent prélever sur les gages qu’ils reçoivent de quoi améliorer leur nourriture, acheter du tabac, et boire de temps en temps un verre de vin. Ces deux établissemens, Saint-Denis et Villers-Cotterets, se complètent bien l’un l’autre : dans l’un, on aide à réprimer un délit et à empêcher celui qui l’a volontairement commis d’y tomber de nouveau ; dans l’autre, on vient au secours de l’infortune réelle, de la misère, de la faiblesse, de la décrépitude. Cependant, il faut bien le dire, ce n’est point avec de telles mesures qu’on éteindra la mendicité. Si une société qui se respecte doit du pain aux infirmes, elle ne doit que la possibilité du travail à la paresse et à la fainéantise. Or ce sont là deux vices inhérens à la nature humaine ; les lois terribles des siècles passés, le bannissement, la marque au fer rouge, la déportation, les galères, ont vainement tenté de diminuer le nombre des mendians ; nos prescriptions plus douces, très prévoyantes et très humaines, n’obtiennent pas un meilleur résultat. En présence de ce fait persistant, en considérait que beaucoup de ces hommes sont jeunes et pourraient travailler, en s’assurant par les relevés statistiques qu’il faut, aux 2 588 mendians arrêtés l’année dernière à Paris, ajouter 14 095 vagabonds, ne peut-on pas se demander s’il ne serait point temps de prendre un parti sérieux, et si nous ne devrions pas, tout en profitant de la dure expérience faite par la Hollande, suivre l’exemple qu’elle nous a donné par l’établissement de ses colonies intérieures d’Ommerschans et de Frederiksoord ? La France possède aujourd’hui 5 147 862 hectares de terres en friche ou jachères mortes[12] ; avec les chemins de fer, l’engrais concrété arrive partout ; avec la sonde des puits artésiens, l’eau peut jaillir sur les terrains les plus stériles ; les vagabonds et les mendians valides bien dirigés, maintenus dans les étroites prescriptions d’une discipline à la fois préventive et paternelle, peuvent devenir des agriculteurs suffisans. En échange de la main-d’œuvre que l’on exigerait d’eux, ils auraient le pain de chaque jour, une rémunération proportionnelle, au besoin une part du champ cultivé. La civilisation y gagnerait de toute manière, car nous augmenterions les ressources agricoles de la France, et nous débarrasserions nos villes d’une race parasite où le crime va souvent chercher ses auxiliaires les plus redoutables.


Maxime Du Camp.
  1. La base de cette pommade n’est plus un mystère ; on la faisait avec de l’echelioscopia, petite euphorbe, vulgairement appelée réveille-matin, et de l’éclairé (chelidonium majus), plante très commune près des vieux murs, où les immondices semblent l’attirer et la retenir.
  2. On eut souvent recours à cette singulière mesure, car on la trouve mentionnée dans le registre des délibérations de la municipalité de Grenoble le 20 mai 1532, le 6 avril 1587, le 1er  février 1599, le 1er  juillet 1662, le 24 juin et le 31 juillet 1611. — Recherches sur le paupérisme en France au seizième siècle, Berriat Saint-Prix, 1843. « Mémoires de l’Académie des Sciences morales et politiques, t. IV.
  3. Paris, de l’imprimerie de Mathurin et Jean Henault, petit in-4o, 1644.
  4. « Il a été tué de nuict dans les rues de cette ville de Paris trois cent soixante et douze hommes en trois mois, d’entre la Sainct-Rémy dernière et les Roys en suivant de cette présente année 1644, et il y en a quatorze de tués ledit jour des Roys et plus de huict cents depuis le déceds du feu roy Louis XIII d’heureuse mémoire jusques au-dit jour, » La France guerrière, VIIe partie, p. 293.
  5. P. Clément, la Police sous Louis XIV, p. 48.
  6. Journal de Barbier, novembre 1749, mai 1750 ; — Journal historique de Collé, décembre 1749, passim.
  7. Rue Traversière-Saint-Antoine, rue Blomet, rue Cambronne, rue de l’Oreillon, passage de l’Isly, faubourg du Temple, rue des Lyonnais, rue du Poirier, rue Maubuée.
  8. La majeure partie de ces pauvres virtuoses viennent de Marsicovetere, Corleto, Laurenzano, Calvetto, Piccinisco, Viggiano. »
  9. Le rapport italien (13 juin 1866) dit : Il (padrone) quale ebbe l’atroce corraggio di tenerlo legato con una corda d’arpa per quatro giorni et quatro notti sotto il propio letto ; la corda era stretta con una chiave. — Le patron fut condamné à quatre mois de prison par défaut.
  10. C’est une femme bien connue dans le quartier Saint-Victor qui est le banquier des patrons italiens. Elle reçoit l’argent en dépôt et ne sert jamais d’intérêt. Elle a ainsi parfois plus de 60,000 fr. en caisse ; avec ce capital, elle fait de gros placemens à très courtes échéances, et a su, par ce moyen, amasser une fortune qui, dit-on, n’est pas médiocre.
  11. Pour porter un jugement sérieux sur cette population, il faut savoir que parmi les 1,025 hommes, 470 ne savent ni lire ni écrire, que, parmi les 388 femmes, 283 sont complètement illettrées ; ainsi, sur 1,413 reclus, 753, c’est-à-dire plus de la moitié, n’ont reçu aucune espèce d’instruction.
  12. Les départemens qui possèdent le plus de terrains en jachères sont la Marne 165 487 hectares, l’Allier 154 043, la Vendée 144 322, les Deux-Sèvres 128 680, le Puy-de-Dôme 131 488, l’Yonne 116 559, la Vienne 116 442.