VII

— Allô, Albert… Peux-tu m’envoyer ta dactylo quelques instants ?

— Avec plaisir, mon vieux !

Yves, le cœur battant, raccroche le téléphone, Sa dactylo à lui, la bonne dame aux cheveux gris, est occupée à la direction ; il a tout de suite saisi ce prétexte pour faire venir Annie dans son bureau. Il a tant de choses à lui dire ! Oh ! il sait comment s’y prendre. Cette nuit, au cours d’une délicieuse insomnie, il a dressé son plan et préparé son discours. Il est prêt… et pourtant, il a le trac, comme Gisèle au moment de jouer sa grande scène.

Un pas dans le couloir… On frappe à la porte… La voici !

— Entrez !…

Et déjà, il va s’élancer vers elle, lorsqu’il s’arrête, décontenancé, en face d’une inconnue, une petite boulotte aux joues rouges et à l’air épanoui.

— C’est… c’est vous la dactylo de M. Launoy ? parvient-il à bégayer.

— Mais oui, monsieur.

Dans l’esprit du jeune homme, atterré, les suppositions les plus pessimistes se bousculent ; Annie a quitté la maison ! Peut-être a-t-elle changé de domicile ? Comment la retrouver ?

Tourmenté par cette inquiétude, il se précipite vers le bureau d’Albert, laissant la petite boulotte ahurie, avec son carnet et son crayon à la main.

— Albert, réponds-moi sais-tu où est Annie ?

À son arrivée en trombe dans le bureau d’Albert, celui-ci lève au-dessus de son travail un visage étonné, et, semble-t-il, un peu narquois.

— Annie ? Tu veux dire Mlle Vilard ?

— Oui, Mlle Vilard… rectifie Yves, embarrassé.

— Elle n’est pas là, répond placidement Albert.

— Je le vois bien ! Mais où est-elle ?

Albert feint d’être étonné.

— Pourquoi ? Si tu as besoin d’une dactylo, je t’ai envoyé sa remplaçante…

Yves, se rendant compte qu’il s’est trahi, essaie de se rattraper.

— Ce n’est pas pareil. J’avais besoin de Mlle Vilard pour un travail que nous avions fait ensemble. Elle était au courant…

— Alors, mon cher ami, reprend Albert qui continue d’affecter l’innocence, il faudra que tu attendes son retour.

Les yeux d’Yves s’illuminent, et il pousse un soupir de soulagement.

— Son retour !… Elle n’est donc pas partie pour toujours ?

— Mais non ! Elle a seulement anticipé un peu sur ses vacances, sur l’ordre du médecin, parce qu’elle est malade…

— Malade !…

Cette fois, Yves est complètement affolé. D’une voix frémissante, il questionne :

— C’est grave ?

— Je ne crois pas. Elle a surtout besoin de repos. C’est une petite qui a eu trop de fatigue, trop de soucis…

Yves s’assied sur une chaise ; l’émotion lui a coupé les jambes. Il baisse la tête, accablé de remords. Trop de soucis… Bien sûr, Annie a eu la maladie et la mort de sa mère, des conditions matérielles difficiles, des privations… Mais qui donc a ajouté au fardeau déjà si lourd de la pauvre enfant la peine la plus dure à porter pour un cœur tout neuf : la déception amoureuse, la détresse de se croire dédaignée, abandonnée ?

— Mais elle va se remettre vite ! continue Albert, optimiste. À son âge, avec du repos, une bonne nourriture, le grand air…

Ces derniers mots tirent Yves de son accablement et lui font redresser la tête.

— Le grand air ? Mais elle m’avait dit qu’elle passerait ses vacances à Paris !

— Tu ne voudrais pas ! proteste Albert. Ce serait inhumain ! Annie ira à la campagne, et elle sera bien soignée, je t’en réponds, puisque je l’envoie chez ma grand-mère !

Yves fronce le sourcil, en proie soudain à un autre genre d’inquiétude : il découvre qu’Albert s’intéresse beaucoup à la jeune fille — beaucoup trop ! — et qu’il est devenu bien familier avec elle ! Yves aurait dû s’en douter : dès les premiers jours, Albert avait remarqué Annie, et enviait son collègue d’avoir une telle « perle » comme dactylo ! Et voilà : il a profité de l’occasion, il a consolé Annie, il a offert son amour à la place de celui qui se dérobait ! Yves, sur le moment, ne réfléchit pas que, dans cette histoire, c’est lui le coupable ; comme la plupart des amoureux lorsqu’ils sont atteints au plus profond d’un sentiment caché mais ardent, il éclate, pâle de rage :

— Comment, chez ta grand-mère ? C’est toi qui es chargé de veiller sur la santé d’Annie ?

— Il faut bien que ce soit moi, puisque personne d’autre ne s’occupe d’elle, répond Albert avec sérénité.

Pan !… Yves ne trouve rien à répliquer. Il sait qu’il a tort, et c’est pourquoi il s’entête.

— Et tu vas y aller aussi, chez ta grand’mère, passer tes vacances, persifle-t-il.

— Dame ! c’est bien mon droit, je suppose ?

Yves, le cœur ulcéré, ricane :

— Oh ! je ne t’en empêcherai pas ! Je remarque simplement que ta générosité envers Annie est un peu… compromettante. Car, enfin, à quel titre l’emmènes-tu ? Comment la présenteras-tu à ta grand-mère, qui doit être une bonne vieille dame respectueuse des convenances et du « qu’en dira-t-on

Albert, très grave, pose le crayon avec lequel il jouait machinalement, et regarde Yves droit dans les yeux.

— Les convenances et le « qu’en dira-t-on » seront respectés. J’emmène Annie à titre de fiancée !

C’est le dernier coup, le mot qui enlève tout espoir à Yves. Il avait beau s’y attendre depuis quelques minutes, cela lui a fait un choc ; il lui semble que ce mot a brisé, comme une pierre dans une vitre, le rempart d’illusion derrière lequel il tentait encore de s’abriter. Il reste hébété… Il entend, lointaine, comme dans un rêve, la voix de son camarade :

— Tu as l’air suffoqué ! Je ne vois pas ce qu’il y a d’étonnant à cela ! Tu n’approuves pas mon choix ? Pourtant, je crois qu’un jeune homme ne pourrait souhaiter de meilleure compagne. Annie possède les plus rares qualités du cœur et de l’esprit ; elle est bonne, délicate, aimante et dévouée, intelligente, sérieuse, loyale…

Yves approuve de la tête, à chaque fois. Ah ! oui, il les connaît, les qualités d’Annie, et c’est pourquoi les regrets le déchirent à la pensée qu’il a sottement laissé échapper cette merveille… Pendant qu’il perdait son temps auprès de Gisèle qui ne lui en savait aucun gré, Annie a souffert, Annie a pleuré et s’est lassée de l’aimer sans être payée de retour. Elle s’est tournée vers un autre… C’est normal. Il est trop tard maintenant pour Yves. Il a manqué la plus belle chance de bonheur de sa vie. C’est fini…

Lourdement, il se lève. Il n’en veut plus à son ami, comme tout à l’heure, sous le coup de la colère et de la jalousie. Au contraire, avec un pauvre sourire crispé, il lui tend la main.

— Eh bien ! bravo, mon vieux, bravo !… Tu ne pouvais mieux choisir, en effet… Tous mes vœux de bonheur…

Mais que se passe-t-il ? Voici qu’Albert éclate de rire, et envoie une affectueuse bourrade à son collègue stupéfait. Idiot !… Ne fais pas cette tête-là, je t’en prie, elle conviendrait beaucoup mieux à un enterrement qu’à un mariage ! Alors, tu as marché, tu as cru que je t’avais « soufflé » Annie ?

— Quoi ? balbutie Yves, ahuri par ce système de douche écossaise. Tes fiançailles ? Les vacances chez ta grand-mère ?

— D’abord, mon petit vieux, déclare Albert, sache que je n’ai pas de grand-mère, ni à la campagne, ni en ville ! Quant aux fiançailles, c’est une invention de mon esprit ingénieux et tout dévoué à ton service… et à celui d’Annie !

— Mais… pourquoi ?

— Tu ne comprends pas ? Je voulais te forcer à voir clair en toi-même, et me rendre compte personnellement si tu aimais Annie « pour de bon ». Ça y est, je suis fixé, pas besoin d’autres épreuves ! Ta colère, d’abord, et puis ta pauvre tête, ton effondrement… ça ne trompe pas ! Tu l’adores, cette petite ! Excuse-moi si je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais je te parle en ami, en frère : il faut te libérer vis-à-vis de Gisèle et revenir vers Annie !

— Idiot !… s’écrie à son tour Yves, triomphant, en rendant la bourrade à Albert, qui s’étonne à son tour. Tout est rompu depuis hier soir avec Gisèle, qui part sans regrets vers la gloire cinématographique. Et quant à mon amour pour Annie, si tu crois me l’apprendre, eh bien ! mon vieux, tu te trompes ! J’en étais si bien persuadé que c’était pour en parler à Annie que je l’avais demandée dans mon bureau !

— Alors, ma petite comédie était inutile ? soupire Albert. Tant pis ! Moi qui croyais être le deus ex machina, le bon génie, l’ange de ton futur bonheur, je suis déçu !… Mais, après tout. il vaut encore mieux que tu aies compris tout seul à quel point tu étais amoureux…

— …Au point d’avoir eu envie de t’étrangler pendant quelques minutes ! avoue Yves en riant.

— Bigre ! Je l’ai échappé belle ! Rassure-toi, mon cher, je n’ai pas essayé de faire la cour à ta bien-aimée, et, d’ailleurs, c’eût été en pure perte. Elle ne pense qu’à toi, cette enfant, elle ne vit que pour toi, et c’est bien à cause de toi qu’elle est malade…

Yves sursaute, à nouveau alarmé.

— Parce que ça, c’est vrai ? Elle est malade ?

— Oui, ça, c’est vrai… mais ce n’est pas grave. La joie aura vite fait de lui redonner des forces, et puis, c’est toi qui vas l’emmener en vacances, hein ? Allons ! bourreau, j’espère que tu vas réparer dès ce soir les désastres que tu as causés, et raccommoder un pauvre petit cœur qui ne bat que pour toi ?

— Tu penses ! Je vais attendre l’heure de la sortie avec une impatience !…

— En attendant, file dans ton bureau, le directeur te cherche peut-être depuis une demi-heure, et n’oublie pas de me renvoyer ma dactylo provisoire, puisque tu n’as pas de déclarations d’amour à lui faire, à elle !

Yves partit, les yeux brillants, se retenant pour ne pas chanter et danser dans les couloirs ; Albert se rassit à son bureau en soupirant :


— Quel veinard, ce Lebonnier ! Enfin !… bien que ma petite comédie n’ait servi à rien, je n’en suis pas mécontent. La belle Gisèle, elle-même, j’en suis sûr, ne l’aurait pas mieux jouée !