III

— Le rapport T.14, monsieur Lebonnier, en trois exemplaires, comme d’habitude ?

— Oui, mademoiselle… C’est pressé !

À peine Yves a-t-il prononcé ces mots, d’un ton un peu sec, qu’il se les reproche. Pas besoin de stimuler le zèle de sa dactylo ! Elle ne perd jamais une minute. Active, ponctuelle, ordonnée, elle est vraiment l’employée modèle, et Yves est bien obligé de reconnaître qu’au point de vue du travail, elle est très supérieure à Gisèle. Celle-ci, évidemment, s’acquittait de sa besogne comme d’une corvée fastidieuse, l’esprit ailleurs ; il en résultait pas mal d’erreurs et de négligence, mais Yves ne s’en plaignait jamais… On pardonne tout à celle qu’on aime, même si elle sabote vos rapports, vous oblige à les relire pour corriger les fautes de frappe, et vous fait réprimander par le patron… Tout de même, reconnaît Yves, il est bien agréable d’être secondé par une secrétaire diligente, scrupuleuse, qui va jusqu’à deviner vos intentions et jusqu’à prendre des initiatives pour alléger votre tâche… Depuis qu’il a une nouvelle dactylo sur laquelle il peut compter, le jeune ingénieur, autrefois si bousculé, a des moments de loisir. Et ces moments, il les emploie à rêver à Gisèle… Il la revoit, dans ce bureau un peu sombre, où ses cheveux mettaient une tache de soleil, si fine, si distinguée, si « princesse »…

— Monsieur Lebonnier, je vous demande pardon… Je crois que vous m’avez dicté deux fois le même paragraphe…

La secrétaire, debout près de lui, lui tend une feuille dactylographiée. Il y jette un coup d’œil et s’excuse, un peu confus :

— C’est vrai, où avais-je la tête ? Excusez-moi.

Et, pour la première fois peut-être, il la regarde. Sa conversation d’hier avec Gisèle a attiré son attention sur cette compagne de tous les jours, qui lui est si utile, et qu’il a traitée jusqu’ici avec tant d’indifférence, comme si elle était simplement une machine à écrire. « Insignifiante ! » a-t-il dit. Le mot est-il bien exact ? Certes, cette jeune fille n’a pas l’éclat de Gisèle ; elle est du modèle courant, « de celles dont on ne dit rien ». Plutôt petite et frêle, elle a le visage rond avec un nez un peu retroussé, et des cheveux châtain foncé coiffés très simplement ; ses yeux bruns, il est vrai, sont beaux, parce qu’ils expriment l’intelligence et la douceur. Mais elle porte toujours la même petite robe bleu marine, un peu luisante aux coudes, dont le seul luxe est le col blanc, d’organdi ou de piqué, qu’elle doit laver le soir dans une cuvette ; ses bas de fil ou de rayonne sont parfois reprisés, ses chaussures fatiguées… Ah ! elle est loin de l’élégance radieuse de Gisèle ! « C’est drôle, pense Yves sans chercher plus loin, comme certaines femmes manquent de coquetterie ! » Non, décidément, Gisèle n’a pas lieu d’être jalouse de cette petite !

— Tu peux dire que tu es « verni » ! plaisante Maurice, le camarade d’Yves Lebonnier. On te choisit tes dactylos ! Après t’avoir donné un prix de beauté, on te dote maintenant de la perle des secrétaires !

Albert, l’autre collègue, intervient :

— Moi, c’est cette dernière que j’envie. Veinard ! Tu peux te la couler douce, maintenant qu’Annie fait la moitié de ton travail !

— Ah !… elle s’appelle Annie ? demande Yves.

Il n’a même pas encore eu la curiosité de son prénom ; jusqu’ici, elle était seulement pour lui « Mlle Vilard ».

Maurice éclate de rire.

— Tu ne le savais pas ? Écoute, mon vieux, descends un peu de tes nuages !

— Bah ! dit Albert, il n’y a que la belle Gisèle qui l’intéresse ! La pauvre petite Annie peut bien travailler comme un ange et se consumer d’amour pour lui, il ne s’en aperçoit pas !

Yves sursaute.

— Qu’est-ce que tu dis ? Annie… enfin, Mlle Vilard, est…

— Amoureuse de toi ? Mais bien sûr, voyons, ça crève les yeux ! Rien qu’à la façon dont elle te regarde, dont elle parle de toi… Et crois-tu qu’elle resterait si facilement après l’heure, sans récriminer et sans être payée, si elle n’était pas heureuse de se dévouer pour toi ?

— Elle y a d’autant plus de mérite, ajoute Albert, qu’elle a un autre genre de travail à faire en rentrant chez elle. Elle vit seule avec sa mère, veuve et très malade, et elle n’a que sa paye… Alors, le ménage, la cuisine, les soins, les soucis du budget… Oh ! c’est une jeune fille très méritante !

Yves ne répond pas et baisse la tête, bourrelé de remords. Ce manque de coquetterie qu’il reprochait à sa secrétaire, c’est la marque d’une nature d’élite, capable des plus beaux sacrifices. Bien sûr, Annie, comme les autres, aimerait porter des robes pimpantes, des bas nylon, et aller souvent chez le coiffeur. Mais il y a la maman malade, dont le traitement doit peser lourd sur le budget si réduit… Bien sûr, Annie, comme les autres, aimerait aller au théâtre, au cinéma, au bal… Mais ses distractions, à elle, consistent à entretenir un petit logement, à repriser, à laver, à repasser, à s’occuper d’une malade peut-être exigeante, avec, probablement, une douceur et une patience infinies… Comment peut-elle avoir le courage, par-dessus le marché, d’être si exacte et si consciencieuse au bureau, sans un mouvement d’humeur, toujours avec un petit sourire vaillant qui dissimule sa fatigue et ses soucis ? Mais c’est une sainte, cette petite !… Yves se reproche d’avoir été parfois trop brusque avec elle, d’avoir abusé de sa bonne volonté et de son dévouement. Il se sent plein d’admiration et de respect pour cette jeune fille, à la fois si menue et si forte. Et dire qu’il la jugeait insignifiante ! Comme les apparences sont trompeuses !

Le lendemain, comme elle lui remet une circulaire, il lui dit :

— Merci, mademoiselle Annie…

C’est la première fois qu’il l’appelle par son prénom. Dans la main de la jeune fille — une main sans vernis à ongles, un peu abîmée par les travaux ménagers — la feuille de papier a tremblé. La secrétaire a levé vers l’ingénieur ses beaux yeux mordorés, puis elle a baissé les paupières, très vite, et s’est détournée ; mais il a eu le temps de voir les yeux illuminés de joie, et la flamme rose qui est montée aux joues… Il en reste troublé, un peu mécontent. Ainsi, c’était vrai, ce que racontaient Albert et Maurice ! Yves avait cru qu’ils plaisantaient, à leur habitude. Annie amoureuse de lui… Eh bien ! en voilà une complication ! Elle doit bien savoir qu’il est fiancé ! Tout le monde, ici, connaît son roman d’amour avec Gisèle, et il est impossible qu’Annie n’en ait pas entendu parler. Oui, elle sait, sans nul doute, que son amour est sans espoir. Mais elle est accoutumée à se taire, à se sacrifier… Il lui suffit peut-être de voir Yves, de lui parler, de se dévouer pour lui… Il peut bien lui laisser ce bonheur, puisqu’elle est toujours si correcte, si effacée…

Seulement, que voulez-vous ! il en est profondément touché, et il répond par des gentillesses aux prévenances de sa dactylo. Comme il sait qu’elle adore les fleurs et qu’elle n’a pas les moyens d’en acheter, il découvre tout à coup qu’on travaille mieux dans un bureau fleuri ; désormais, la femme de ménage est chargée d’acheter pour M. Lebonnier, deux fois par semaine, quelques fleurs que Mlle Annie disposera dans deux vases un pour le chef, un pour la secrétaire, c’est un ordre, mademoiselle !

Maintenant, en dehors des questions de service, ils causent. Annie a reçu une bonne instruction, et elle lit beaucoup, avec réflexion et discernement ; c’est une joie pour Yves, très cultivé, de discuter des problèmes intellectuels, littéraires ou sociaux, avec une interlocutrice qui a l’esprit vif et des idées personnelles ; joie qu’il n’a guère connue avec Gisèle… Brave petite Annie ! elle lui fait paraître moins longues les heures passées loin de sa bien-aimée… Le bureau pour lui n’est plus une prison. Il attend avec moins d’énervement l’heure de la liberté, le moment où il pourra s’échapper pour aller retrouver Gisèle…

Et, à chaque fois qu’il la retrouve, il se sent frappé du « coup de foudre », comme lorsqu’il la vit pour la première fois. Elle est si belle, si éblouissante ! Dans la rue, les passants se retournent sur elle, et Yves, grisé par l’orgueil de promener cette merveille à son bras, s’imagine qu’il est le plus heureux des hommes jusqu’au moment où elle parle, parce qu’elle ne parle que de choses qui sont pour lui inconnues, étrangères, hostiles : potins de coulisses, espoirs et angoisses sans cesse renaissants, phrases de répertoire…

Joie du cœur et de l’esprit avec Annie… Plaisir des yeux et de la vanité avec Gisèle. Qui l’emportera ?…