La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 20

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 391-397).
◄  XIX.


XX


Dans la petite chambre qu’occupait Nekhludov, il y avait un vieux divan de cuir orné de petits clous dorés, quelques fauteuils du même genre, une table à jeu, avec des incrustations et un rebord de cuivre, couverte et encombrée de papiers, un vieux piano anglais, jaune, ouvert, avec des touches étroites et creusées… Entre les fenêtres était fixée une grande glace dans un vieux cadre doré, sculpté. Sur le plancher, près de la table, une masse de papiers, de livres et de comptes. En général, toute la chambre avait un air désordonné et ce désordre vivant faisait contraste avec l’ameublement sévère, antique, seigneurial des autres pièces de la grande maison. En entrant dans sa chambre, Nekhludov jeta avec colère son chapeau sur la table, s’assit sur une chaise qui était devant le piano, et croisant les jambes, il baissa la tête.

— Eh bien ! Vous déjeunez, Votre Excellence ? — dit une vieille femme grande, maigre, ridée, qui entrait à ce moment, en bonnet, avec un grand châle et une robe de coton.

Nekhludov se tourna vers elle ; elle se tut un instant comme pour l’interroger.

— Non, je ne veux pas, nounou, — fit-il, et de nouveau il redevint pensif.

La vieille bonne hocha sévèrement la tête et soupira.

— Eh ! mon petit père Dmitri Nikolaievitch, pourquoi vous ennuyez-vous ? Il arrive des malheurs plus grands et ça passe. Tout s’arrangera, je te le jure.

— Mais je ne m’ennuie pas, où as-tu pris cela, petite mère Malania Finoguenovna ? — répondit Nekhludov en s’efforçant de sourire.

— Est-ce que je ne vois pas ? — commença la vieille bonne avec chaleur, — toute la journée seul, seul. Et vous prenez tout tellement à cœur, vous voulez tout savoir vous-même ; vous ne mangez presque plus ! Est-ce raisonnable ? Allez au moins en ville ou chez les voisins, autrement qu’est-ce que c’est ? Vous êtes encore jeune, il ne faut pas s’apitoyer sur tout ! Excuse-moi, mon petit père, je m’asseoirai, — continua la vieille en s’asseyant près de la porte. — Tu as déjà donné tant de libertés aux paysans, que personne ne craint plus rien ; est-ce ainsi que font les maîtres ? Il n’y a rien de bon ici, tu te perds toi-même et le peuple se gâte ; notre peuple, quoi, il ne sait pas cela, vraiment. Va plutôt chez ta tante, elle t’a écrit la vérité… — exhortait la vieille bonne.

Nekhludov devenait de plus en plus triste, son bras droit était appuyé sur son genou et sa main, inconsciemment, effleurait les touches du piano. Un accord sortit, puis un deuxième, un troisième… Nekhludov s’approcha plus près, sortit son autre main enfermée dans sa poche et se mit à jouer. Les accords qu’il prenait n’étaient pas préparés, même pas tout à fait réguliers, souvent ils étaient ordinaires jusqu’à la banalité et ne décelaient aucun talent musical, mais cette occupation lui donnait un certain plaisir, indéfinissable, triste. À chaque changement d’harmonie, avec un battement de cœur, il attendait ce qui allait sortir, et quand se produisait quelque chose, il suppléait, vaguement, par son imagination, à ce qui manquait. Il lui semblait entendre des centaines de mélodies : le chœur et l’orchestre, conformes avec son harmonie. Et son principal plaisir lui venait de l’activité forcée de l’imagination, qui lui présentait sans liens, mais avec une clarté étonnante en ce moment, les images et les scènes les plus variées, mélanges insensés du passé et de l’avenir. Tantôt se présente à lui le visage bouffi de Davidka-Bieli, qui, avec effroi, abaisse ses cils blancs à la vue du poing noir de sa mère, son dos voûté et les mains énormes couvertes de poils blancs, et ne répondant que par la patience et la résignation au sort, aux privations et aux tourments. Tantôt il voit la nourrice hardie, il se la représente montant dans le village et racontant aux moujiks qu’il faut cacher son argent au seigneur et inconsciemment il se répète : « Oui, il est nécessaire de cacher son argent au seigneur. » Tantôt, tout à coup, se présente à lui la tête blonde de sa future femme qui, il ne sait pourquoi, dans les larmes et la douleur, s’incline sur son épaule. Tantôt il voit les bons yeux bleus de Tchouris qui regarde avec douceur son unique gros garçon. Oui, il voit en lui, outre le fils, un aide et un sauveur. « Voilà ce qu’est l’amour ! » murmure-t-il. Après il se rappelle la mère d’Ukhvanka, il se souvient de l’expression de patience et de pardon absolu qu’il a remarquée sur son visage vieilli, malgré la dent proéminente et les traits vilains. « Probablement que durant les soixante-dix ans de sa vie, moi seul ai remarqué cela, » pense-t-il, et il murmure : « C’est étrange ! » tout en continuant inconsciemment à effleurer les touches et à écouter les sons. Ensuite il se rappelle vivement sa fuite du rucher et l’expression d’Ignate et de Karp qui voulaient évidemment rire et feignaient de ne le pas remarquer. Il rougit et se retourna involontairement vers la vieille bonne restée assise, silencieuse, près de la porte, et qui le regardait en hochant par moments sa tête blanche. Voici que tout à coup se présente à lui la troïka, les chevaux en sueur et la belle, la forte figure d’Iluchka aux boucles claires, aux yeux bleus, gais et brillants, aux joues fraîches et dont un duvet clair commence à couvrir les lèvres et le menton. Il se rappelle comment Iluchka avait peur qu’on ne le laissât pas voiturier, et comme il défendait chaleureusement ce métier si cher pour lui. Et il voit un matin gris de brouillard, la chaussée humide et glissante, et une longue file de chariots chargés et couverts d’une natte avec de gros caractères noirs. Les chevaux bien nourris, aux jambes fortes, en faisant tinter leurs grelots, le dos courbé, tendent les traits avec efforts et montent une côte. À la rencontre de la file des chariots, de la pente, au galop, descend la poste, dont les grelots tintinnabulants résonnent dans la forêt qui des deux côtés borde la route.

— Ah ! oh ! — crie bien haut le postillon qui porte une plaque à son chapeau, en levant le fouet au-dessus de sa tête.

Près de la roue du premier chariot monte lourdement, en de grosses bottes, Karp, la barbe rousse et le regard sombre ; du deuxième chariot se montre la jolie tête d’Iluchka, qui s’est bien réchauffé sous la natte. Les trois troïkas chargées de caisses, avec un bruit de grelots sont passées à la rencontre de la poste. Iluchka cache de nouveau sa jolie tête sous les nattes et s’endort. Voici qu’arrive la soirée chaude et claire, devant les attelages fatigués groupés près de l’auberge, la porte cochère crie, et l’un après l’autre, sous de larges auvents, disparaissent les hauts chariots, Iluchka salue gaiement l’hôtelière au visage blanc, à la poitrine large, qui lui demande s’ils vont loin et s’ils mangeront beaucoup, tout en regardant avec plaisir, de ses yeux doux et brillants, le beau garçon. Lui, après avoir donné à manger aux chevaux, rentre dans l’izba chaude, pleine de gens, se signe, s’assied devant une écuelle de bois toute pleine, et se met à causer gaiement avec l’hôtesse et les compagnons. Et voilà son lit sous le ciel étoilé qu’on aperçoit au-dessus des auvents, sur le foin parfumé, près des chevaux qui, en piaffant et en reniflant, broient la nourriture dans le râtelier de bois. Il s’approche du foin, se tourne vers l’Orient et trente fois de suite, faisant le signe de la croix sur sa forte et large poitrine, et secouant ses boucles claires, il répète : « Pater noster », et vingt fois : « Dieu me protège. » Et s’enveloppant la tête d’un armiak, il s’endort du sommeil sain et calme de l’homme fort et jeune. Et, en rêve, il voit les villes : Kiev avec ses reliques et ses innombrables pèlerins ; Romni, plein de marchandises et de marchands. Il voit Odessa et la mer bleue lointaine avec ses voiles blanches ; et Stamboul avec ses maisons dorées et les Turques aux poitrines blanches et aux yeux noirs, Stamboul où il vole soulevé sur des ailes invisibles. Il vole librement et facilement de plus en plus loin, et il voit en bas des villes dorées inondées d’une lumière claire et le ciel bleu parsemé d’étoiles et la mer bleue aux voiles blanches, et il vole plus loin et plus loin…

« C’est beau, » murmure Nekhludov ; et l’idée lui vient : « Pourquoi ne suis-je pas Iluchka ? »


FIN