La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 18

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 382-386).
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XVIII


« Mon Dieu, mon Dieu ! » pensa Nekhludov en se dirigeant à grands pas vers sa demeure à travers les nombreuses allées du jardin touffu et en arrachant distraitement les feuilles et les branches qui se trouvaient sur sa route : « Sont-ils donc stupides tous mes rêves sur le but et le devoir de ma vie ? Pourquoi suis-je ennuyé, triste, comme si j’étais mécontent de moi-même, alors que je m’imaginais qu’une fois dans cette voie j’éprouverais toujours cette pleine satisfaction morale, que je ressentis au moment où, pour la première fois, me vinrent ces idées ? » Et avec une vivacité et une lucidité extraordinaires, son imagination le transporta d’une année en arrière, à ce moment heureux.

De très bonne heure, il se levait avant tous, et gonflé de cet enthousiasme secret, inexplicable de la jeunesse, sans but, il sortait dans le jardin, de là dans le bois et longtemps marchait seul parmi la nature de mai, forte, pleine, mais tranquille. Il marchait seul, sans penser à rien, fatigué, accablé d’un excès de sentiments et ne pouvant les exprimer. Tantôt, avec tout le charme de l’inconnu, sa jeune imagination lui montrait l’image voluptueuse de la femme et il lui semblait que c’était là son désir inexprimé. Mais un autre sentiment plus élevé lui disait : Ce n’est pas cela, et lui faisait chercher autre chose. Tantôt son esprit inexpérimenté, ardent, s’emportant de plus en plus dans les sphères de l’abstraction, croyait découvrir les lois de l’existence, et avec une joie fière, il s’arrêtait à ces pensées. Mais de nouveau le sentiment supérieur lui disait : Ce n’est pas cela, et le forçait encore à chercher, à s’inquiéter. Sans pensées et sans désirs, comme il arrive toujours après l’activité forcée, il s’allongeait sur le dos, sous un arbre et se mettait à regarder les nuages transparents du matin qui couraient au-dessus de lui, dans le ciel profond, infini. Tout à coup, sans aucune cause, des larmes emplissaient ses yeux et Dieu sait comment lui venait la pensée nette qui emplissait toute son âme et à laquelle il s’attardait avec plaisir : la pensée que l’amour et le bien sont le bonheur et la vérité, et le seul bonheur et la seule vérité possibles en ce monde. Un sentiment supérieur ne lui disait plus : Ce n’est pas cela. Il se relevait et commençait à contrôler cette idée : « Oui, c’est cela, c’est cela ! » se disait-il avec enthousiasme en comparant toutes ses conversations d’autrefois, toutes les circonstances de sa vie avec la vérité qu’il venait de percevoir et qui lui semblait tout-à-fait neuve. « Comme tout ce que je savais, tout ce à quoi j’ai cru, tout ce que j’ai aimé était stupide ! » se disait-il. «L’amour, le dévouement, voilà le seul vrai bonheur, indépendant du hasard ! » répétait-il en souriant et en agitant les mains. En appliquant cette idée à toutes les circonstances de la vie et trouvant que son devoir dans cette vie lui était dicté par cette voix intérieure qui lui disait : C’est cela, il éprouvait un sentiment, nouveau pour lui, d’émotion joyeuse et enthousiaste. « Ainsi, je dois faire le bien pour être heureux, » pensait-il ; et tout son avenir se dessinait vivement devant lui, et non plus abstraitement, mais en images précises, sous la forme de la vie seigneuriale.

Il voyait devant lui un immense champ d’action pour sa vie entièrement consacrée au bien et qui lui donnerait le bonheur. Il n’a pas à chercher de sphère d’activité : elle est prête, il a devant lui un devoir, il a des paysans… et quelle œuvre bonne, et utile, se présente à lui ! « Agir sur cette classe du peuple simple, impressionnable, non dépravée ; la délivrer de la pauvreté, lui donner l’aisance, et l’instruction dont j’ai le bonheur de jouir ; corriger leurs vices, fruits de l’ignorance et de la superstition ; développer leur moralité, faire aimer le bien… quel avenir brillant, heureux. Et moi, qui ferai cela pour mon propre bonheur, je jouirai en outre de leur reconnaissance, je verrai comment, chaque jour, j’approche de plus en plus du but proposé. Le merveilleux avenir ! Comment pouvais-je ne pas voir cela ? »

« Et, en outre, » pensait-il en même temps, « qui peut m’empêcher d’être encore heureux par l’amour d’une femme, par le bonheur de famille ? » Et sa jeune imagination lui dessinait un avenir encore plus attrayant. « Moi et ma femme, que j’aimerai comme personne n’aima jamais au monde, nous vivrons toujours au milieu de cette nature tranquille, poétique, à la campagne, avec nos enfants, peut-être avec la vieille tante. Nous nous aimerons, nous aimerons les enfants, et nous saurons tous deux que notre destinée est de faire le bien. Nous nous aiderons l’un l’autre à marcher vers ce but. Je donnerai des ordres généraux, des subventions indispensables, équitables, j’installerai une ferme, une caisse d’épargne, des ateliers et elle avec son beau visage, dans une robe blanche simple, qu’elle relève au-dessus de ses pieds petits, élégants, dans la boue, se dirige vers l’école des paysans, vers l’hôpital, chez le pauvre moujik, qui selon la justice ne mérite pas l’aide, et partout elle console, elle soulage… Les enfants, les vieillards, les femmes, l’adorent et la regardent comme un ange, comme une providence. Ensuite elle revient et me cache qu’elle est allée chez le malheureux moujik et qu’elle lui a donné de l’argent, mais je sais tout et je l’embrasse fort, fort, je baise tendrement ses yeux charmants, ses joues qui rougissent pudiquement et ses lèvres rouges qui sourient ».

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