La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 15

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 371-375).
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XV


Nekhludov franchit en se courbant la porte basse qui s’ouvrait sur le rucher installé derrière la cour. Le petit espace entouré de paille et de palissades à clairevoie où symétriquement étaient installées les ruches couvertes de planches ; et les abeilles dorées qui bourdonnaient alentour, tout était enveloppé des rayons chauds et brillants du soleil de juin. De la porte un petit sentier battu conduisait à une petite niche en bois, et l’icône qui était dans cette niche étincelait sous le soleil. Quelques jeunes tilleuls haussaient gracieusement leurs sommets rameux au-dessus du toit de chaume de la cour voisine, et l’on entendait à peine le bruissement de leur feuillage vert sombre et frais et le bourdonnement des abeilles qui volaient autour. Toutes les ombres des palissades, des tilleuls et des ruches couvertes de planches tombaient noires et courtes sur l’herbe basse qui croissait çà et là entre les ruches. La petite figure penchée du vieillard à tête grise, nue, dont le crâne chauve brillait au soleil, s’apercevait près de la porte d’un hangar couvert de paille fraîche et bâti parmi les tilleuls. En entendant le grincement de la porte, le vieux se retourna, et essuyant d’un pan de sa blouse son visage en sueur, avec un sourire doux et joyeux, il vint à la rencontre du maître.

Dans le rucher tout était doux, joyeux, clair. Le vieillard aux cheveux blancs, le visage rayé de nombreuses rides autour des yeux, les pieds nus dans de larges chaussures, qui, en courant et se balançant, venait à la rencontre du maître dans son propre domaine, était si tendre et si affable, que Nekhludov oublia momentanément les impressions pénibles du matin et que son rêve favori lui revint avec vivacité. Il voyait déjà tous ces paysans riches et bons comme le vieux Doutlov, et tous lui souriant avec tendresse et joie parce qu’ils devaient à lui seul leur richesse et leur bonheur.

— Ne voulez vous pas un masque, Votre Excellence ? L’abeille est mauvaise maintenant, elle pique — dit le vieux, en prenant à la palissade un sac de toile sale cousu à une sorte de petit tamis en bois qui avait l’odeur de miel, et le proposant au maître : — Moi, l’abeille me connaît, elle ne me pique pas — ajouta-t-il avec un doux sourire qui n’abandonnait presque jamais son beau visage bruni.

— Je n’en ai pas besoin non plus. Et bien ! Ça essaime déjà ? — demanda Nekhludov en souriant, ne sachant pas à quoi.

— Oh ! c’est trop tôt, mon père Mitri Mikolaïévitch [1] — répondit le vieux qui exprimait une amabilité particulière dans cette appellation par le prénom du maître et celui de son père. — À peine ont-elles commencé à apporter leur prise. Cette année, comme vous le savez, le printemps a été froid.

— Et moi, j’ai lu dans les livres — commença Nekhludov en chassant une abeille qui s’empêtrait dans ses cheveux et lui bourdonnait près de l’oreille — j’ai lu que si la cire est posée droit dans les rayons, l’abeille essaime plus tôt. Et pour cela, on fait des ruches spéciales en planches… avec des cloisons…

— N’agitez pas les mains, c’est pire. Ne voulez-vous pas prendre un masque ?

Nekhludov était mal à l’aise, mais par un amour-propre enfantin, il ne voulait pas l’avouer, et refusant de nouveau le masque, il continua de parler au vieillard de cette construction des ruches qu’il avait lue dans la Maison rustique, et d’après laquelle, disait-il, l’abeille devait essaimer deux fois plus. Mais une abeille le piqua plus fort au cou et il s’arrêta, s’embrouilla au milieu de la conversation.

— C’est vrai, notre père Mitri Mikolaïevitch — dit le vieillard en regardant le maître avec une bienveillance paternelle — c’est vrai que dans les livres c’est écrit comme ça. Mais peut-être est-ce écrit exprès : « Il fera comme nous écrivons et du reste nous nous en moquons ! » Ça arrive ! Comment peut-on apprendre à l’abeille où mettre la cire ? Elle essaye elle-même : tantôt en largeur, tantôt droit. Tenez, regardez s’il vous plaît, — ajouta-t-il, en ouvrant une des ruches voisines et en regardant l’ouverture couverte d’abeilles qui bourdonnaient en grimpant sur la cire courbée. — Voilà, c’est une jeune, on voit qu’il y a là-bas la reine ; elle met la cire droit et de côté, comme il lui convient le mieux et suivant la forme de la ruche. — Et se laissant entraîner visiblement par son sujet favori, il ne remarquait pas la situation du maître. — « Aujourd’hui elle apporte la prise sur ses pattes, la journée est chaude et l’on voit tout — ajouta-t-il en refermant la ruche et en serrant avec un torchon une abeille qui grimpait ; ensuite il attrapa de sa main calleuse quelques abeilles posées sur son cou ridé. Les abeilles ne le piquaient pas, mais Nekhludov, lui, avait peine à se retenir pour ne pas s’enfuir des ruches. Les abeilles l’avaient piqué en trois endroits et bourdonnaient autour de sa tête et de son cou.

— Et tu as beaucoup de ruches ? — demanda-t-il en se dirigeant vers la porte.

— Autant que Dieu m’en a donné — répondit Doutlov en souriant. — Il ne faut pas compter, petit père, l’abeille n’aime pas cela. Voilà, Votre Excellence, je voulais vous demander sur Ossip — continua-t-il en désignant le rucher qui était près de la clôture — que vous lui défendiez… dans son village, c’est mal d’agir ainsi avec le voisin.

— Comment, mal agir ?… Ah ! mais elles piquent ! — fit le maître qui saisissait déjà le loquet de la porte.

— Chaque année il laisse ses abeilles se jeter sur mes jeunes essaims. Ils doivent se nourrir et les abeilles étrangères leur enlèvent la cire et les affaiblissent — fit le vieux sans remarquer la grimace du seigneur.

— Bon, après, tout à l’heure… — fit Nekhludov, n’y tenant plus. Et, agitant les mains et courant il franchit la porte.

— Il faut frotter avec de la terre, ça ne sera rien — dit le vieillard en sortant dans la cour derrière le maître. Le maître frotta de terre les piqûres et en rougissant il regarda rapidement Karp et Ignate, qui ne le regardèrent pas, puis, il fronça les sourcils.

  1. Altération de Dmitri Nilolaïevitch.