La Mariotte
Comédie en deux actes
LA MARIOTTE
COMÉDIE EN DEUX ACTES
Antoine, le 3 novembre 1901.
PERSONNAGES
GOURON | MM. | Signoret. |
DOCTEUR MALAISÉ | Gournac. | |
LEDANT | Leubas. | |
BONFILS | Degeorge. | |
DOCTEUR DE BRACIEUX | DESFONTAINES. | |
REVONGLE | P. Edmond. | |
LA MARIOTTE | Mmes | Becker. |
PAULINE | Barsange. | |
LOUISON | Barrot. |
LA MARIOTTE
ACTE PREMIER
Un jardin de paysan aisé ; au fond, haie bordant le chemin ; au fond à gauche, porte dans la haie ; dans la partie oblique de gauche, porte de dégagement ; dans la partie oblique de droite, la chaumière de Gouron : une porte et une fenêtre, avec un pommier en espalier ; devant est un banc. Au lever du rideau Louison est en train d’allumer du feu sous une lessiveuse à gauche ; près d’elle est un baquet avec du linge.
Scène première
Voilà un feu qui ne veut pas prendre. Quand un feu ne veut pas prendre, c’est comme si on pleurait de souffler dessus.
Louison !
Qu’est-ce qu’elle a fait ? Saleté de feu !
Hé ! Louison !
Ah ! c’est toi, La Mariotte.
Où est maître Gouron ?
Dans sa chemise… probable. (Elle se remet à souffler le feu.)
Dis donc, veux-tu que je t’apprenne la politesse avec le nez de mon sabot… Où est Gouron ?… J’ai à lui parler.
Il est sorti ce matin de bonne heure. Il rentrera pour déjeuner, il y a des chances. Si tu as quelque chose à lui dire, reviens à midi.
À midi, je ne peux pas quitter de chez nous… Qu’est-ce qu’il fait aujourd’hui, Gouron ?
Il est allé chez le père Bonfils, le maire, lui porter des foins.
C’est bon… j’y vas… (Fausse sortie.)
Vas-y ! Si tu le trouves là-bas, je veux bien être fouettée.
Qu’est-ce que tu me chantes ! Le voilà qui retourne des champs, le père Bonfils…
Aïe, ma mère !
Et il est tout seul ! (Appelant.) Hé ! monsieur Bonfils.
Scène II
Qu’est-ce qu’il y a, ma belle… Tiens, tiens, tu rends visite aux vieux garçons, à cette heure… C’est-il que tu cherches un galant ?
Des fois… Il est sorti, mon galant… il n’est point allé chez vous porter du foin ? (Louison fait des signes à Bonfils.)
Non… j’ai point besoin de foin.
Ah ! Pourquoi mens-tu, petite poison !
Hé flûte ! Maître Gouron m’a dit comme ça : « Je sors… Si La Mariotte vient encore me barber, t’y colleras ce qui te passera par la tête ».
Te voilà renseignée, ma fille !
Oh ! le gueux !
Quoi ? C’est pas un mauvais gars, Gouron… Seulement, il est comme les autres… il n’aime pas que les femmes l’embêtent.
Pardi… quand il a eu tout ce qu’il désirait.
Dame !…
Ça ne se passera pas comme ça ! J’en ai assez, moi, des mensonges, des blagues et de tout le reste. On s’expliquera une bonne fois… Figurez-vous qu’il m’a promis…
Minute… Si vous avez des histoires ensemble, ça ne me regarde pas. Je te le répète : Gouron est un brave garçon ; tout de même, il n’est pas trop patient… il a du bien de chez lui, il n’a besoin de personne… il a passé l’âge où les hommes se laissent conduire par le bout du nez… Tu n’en auras rien avec de la colère.
Ça, c’est bien vrai !
Et puis c’est mon affaire… Je dépends de personne non plus… je ferai à ma guise.
Un conseil à une femme, ça lui sert autant qu’un faux-col à une poule… Louison… puisque le patron n’est pas là, tu lui diras de ma part qu’il lise mon arrêté sur l’échardonnage… S’il n’enlève pas les chardons de ses champs avant demain, j’y flanque une contravention.
Il y a un moyen plus bref pour les enlever, ces chardons.
Lequel ?
Mangez-les.
Petite effrontée ! Attends un peu que je te trouve en faute ! Bonsoir, La Mariotte. (Il sort.)
Scène III
Bonsoir, monsieur Bonfils. (Redescendant.) Gouron ne tardera pas… Je reste à le guetter.
T’as déjeuné ?
Non ! Mais tant pis… je reste quand même.
Tu as bien tort… Pour ce que t’as à lui raconter, ça peut attendre…
Tu ne sais pas ce que j’ai à lui raconter.
C’est pas sorcier à deviner. Tu veux qu’il se marie avec toi.
Et après ?
Après… il ne veut pas de toi, tiens !
Pourquoi qu’il ne voudrait pas de moi !
Parce que c’est pas son idée… S’il avait voulu se marier, il s’y serait pris plus tôt, et puis il aurait choisi mieux qu’une servante, bien sûr.
Il m’a promis le mariage.
C’te bêtise… tu peux être certaine que celle qu’il épousera, il lui aura rien promis.
Espère un peu que je me laisserai rouler ! Du reste, je suis bien tranquille, il ne me lâchera pas comme ça.
Oui dà !
On ne lâche une femme que pour en prendre une autre… et je le saurais.
Pas vrai ! Il en chauffe une autre, et tu ne le sais pas !
Allons donc !
C’est même pour ça probablement qu’il s’est trotté ce matin de bonne heure.
Qui que c’est qu’il chauffe ?
Ni toi, ni moi. Ça fait déjà deux de moins à chercher.
C’est pas Mathilde.
Elle est laide.
C’est pas Suzanne… elle a déjà deux amoureux… c’est pas Pauline.
Pourquoi pas ?
Tu crois ? Il ne lui parle jamais.
Quand t’es là ! Mais quand t’es pas là, il se gêne !
Oh ! j’aurais dû m’en douter ? Tu les as vus ensemble.
Moi… j’ai jamais rien vu d’abord !
Non ! ce n’est pas possible… La Pauline est trop fière ! Elle a de l’argent, donc, elle est sage.
Ça, c’est une raison.
Et puis, elle est chez ses parents. Elle ne sort pas le soir.
Ça, c’est pas une raison.
C’est vrai, chez nous il se fait plus d’enfants le jour que la nuit.
Et c’est justement ceux qu’on a faits la nuit qu’on reconnaît !
Ah ! que je suis malheureuse.
Pleure pas, grande bête ! Il sera toujours temps de te désoler.
Scène IV
Ne vous dérangez pas… Gouron est là ?
Non, monsieur le docteur… il est sorti. Qu’est-ce que vous désirez ?
Je n’ai plus d’avoine pour mon cheval. Dites-lui donc qu’il m’en porte un double tantôt.
Bien… Monsieur le docteur… je peux vous le donner tout de suite…
Si vous voulez… Tiens ! qui est cette jeune personne ?
Monsieur le docteur ne la remet pas… C’est Marie-Anne Landoche, la Mariotte, qu’on l’appelle.
Je me souviens vaguement… qu’est-ce qu’elle a ?
Elle pleure parce qu’elle a du chagrin.
C’est passé !
Bon !… C’est vous qui êtes servante chez maître Ledant ?
Oui, monsieur Malaisé… Je me suis louée là depuis près d’un an… Vous m’avez soignée l’année dernière.
Ah ! parfaitement. Vous aviez des nausées, des étourdissements, des spasmes nerveux… Ça a disparu ?
Ça s’en va… ça revient.
Montrez vos yeux… Ne bougez pas… vous voyez ma main ?
Non !
Parfait ! Le champ visuel est toujours restreint. Toujours des vertiges ?
Toujours.
À merveille ! Il faudra revenir à ma consultation… je vous indiquerai un traitement… Vous travaillez ?
Oh ! à part ça, je suis vaillante… je ne crains pas l’ouvrage… Faut même que je rentre à l’auberge… (À Louison qui reparaît avec un sac d’avoine.) Je me sauve… je repasserai dans une heure… Bonsoir, monsieur Malaisé. (Elle sort.)
Scène V
Bonsoir, Marie-Anne, (À Louison.) D’où sort-elle, cette fille-là ?
J’en ignore. Elle vous intéresse ?
Beaucoup ! Je m’occupe de maladies nerveuses… et la Mariotte me paraît un sujet assez spécial.
Eh bien, questionnez maître Gouron… il la connaît mieux que personne…
Tiens ! Tiens !
Oh ! il n’a pas de mérite à ça. Elle l’a assez cherché… et puis elle en a eu d’autres avant lui.
Bah !
La Mariotte est une bonne fille… quand on lui parle poliment, elle ne sait rien refuser… Chut ! j’entends maître Gouron.
Salut, monsieur Malaisé. J’ai encore oublié vot’ avoine.
Ça n’a pas d’importance… Louison m’en a préparé un sac…
Ça m’était sorti de la tête… j’ai des soucis de ce moment. (À Louison.) Il n’est venu personne ?
Si… le père Bonfils, pour l’échardonnage.
Je l’avais aussi oublié… je perds la tête, quoi ? C’est tout ?
Non… j’ai trouvé ici la Mariotte.
Ah ! qu’est-ce qu’elle voulait ?
Je ne sais point. Elle reviendra.
Quant à ça… je n’en suis pas en peine. Débarrasse-moi ! (Louison sort.)
Une curieuse fille, cette Mariotte.
Vous trouvez ? Une fumelle qu’est collante comme un gratteron qu’on ne peut plus s’en dépêtrer ; sous prétexte qu’on a été un peu poli avec elle, elle s’agrippe à vous, le diable ne l’arracherait pas.
C’est une hystérique très caractérisée.
Une quoi, que vous dites ?
Une hystérique.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Oh ! ce serait trop long à vous expliquer.
Une hystérisque… C’est-il dangereux pour les autres ?
Quels autres ?
Ceux qui les approchent tout près, dame.
Nullement — au contraire.
Ah ! bon ! Tout de même, ça m’encourage dans ce que j’ai décidé. Tenez, monsieur Malaisé, puisque vous êtes là, vous allez me donner une consultation.
Volontiers… Votre main… Bien… En effet, le pouls est dur… Tirez la langue… d’où souffrez-vous ?
Mais je ne suis pas malade ; et puis, je serais malade, c’est pas vous que j’irais chercher.
Pourquoi ?
Merci… je tiens à ma peau. Non. C’est pour me marier que je vous consulte.
Oh ! alors, je vous écoute.
Voici : j’ai trente-cinq ans bientôt… j’ai un peu de terre, pas beaucoup… De quoi m’asseoir enfin ! C’est suffisant pour un homme seul… J’ai envie de me marier avec une fille qui a du bien…
Mariez-vous !
Seulement, cette fille, il y en a un autre qui voudrait l’épouser. Il ne l’aime point, vous savez… c’est son bien qu’il convoite.
Tandis que vous…
Moi aussi, tiens ! C’te bêtise… Mais j’aime d’abord la femme… je ne déteste pas le bien, tout de même. Je ne vous dirai pas le nom…
C’est Pauline Macheux.
Tiens ! Comment que vous le savez ?
Je vous rencontre souvent derrière la haie des Macheux, en train de bavarder de très près avec Pauline. J’en conclus que vous avez du penchant pour elle. — Vous avez du goût… c’est une jolie fille.
Elle n’est pas dégoûtante… Et puis on est assortis.
Vous lui plaisez ?
Elle me l’a encore dit il n’y a pas un quart d’heure.
Épousez-la !
Ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Mais les parents de la Pauline ne sont pas consentants ; sans ça, il y aurait belle lurette qu’on se serait banchés.
Banchés ?
Qu’on aurait tambouriné nos bans, quoi !
Bon ! les parents vous trouvent trop vieux.
Vieux ! Allons donc !… je suis d’attaque, allez ! Ils trouvent que je n’ai pas assez de bien. Ils me préfèrent cette andouille ficelée de Ledant parce qu’il a une auberge… On ne fait pas un sou dans son auberge… Avec ça qu’il est toujours fourré chez eux à peloter le père et la mère…
Tandis que vous, pendant ce temps-là, derrière la haie…
Dame, oui… chacun sa méthode… Alors, j’ai compté sur vous pour un coup de main…
Si c’est dans mes moyens.
Vous êtes médecin… vous parlez bien… Ça serait-il un effet de votre bonté d’aller chez les Macheux leur y glisser que Ledant est un mauvais gars qui leur mangera leurs quat’ sous et qui battra leur fille.
Non… je ne peux pas.
Dites-leur seulement que c’est une andouille.
Impossible.
Allons !… je vous donnerai vot’ avoine pour rien.
Merci ! Tout ce que je peux, c’est leur faire votre éloge.
Ils ne vous croiront pas… On ne croit jamais quand on dit du bien. Au moins, collez-leur une bonne drogue qui leur change les idées.
Je ne peux pas non plus.
Alors, à quoi que vous êtes bon !
Je me le demande depuis que je suis au monde.
Si c’est comme ça… je démonterai Ledant à la première occasion… je lui flanquerai une volée que le dos lui en cuira.
Tant mieux… ça me fera un malade… Bonsoir, Gouron… Tiens — mais c’est Ledant qui se dirige par ici.
Quoi qu’il me veut… j’ai rien à démêler avec lui.
Il a l’air tout guilleret.
Pour sûr, il y a un malheur, alors…
Scène VI
Salut la compagnie… Gouron, j’ai à te parler.
Je me retire.
Restez, monsieur le docteur… vous n’êtes pas de trop.
Qu’est-ce qui t’amène ?
Pas grand’chose… Un service à te demander.
À moi ?
Voilà. T’as l’air de me faire la mine… on est quasi fâché pour rien. On pourrait s’entendre au lieu de ça… Alors, je viens le premier…
Ah ! ça, c’est d’un brave homme !
Attendez un peu.
Je me suis dit : « Qu’est-ce que je pourrais faire pour lui montrer mon amitié ? » Et j’ai trouvé : je viens te prier d’être mon garçon d’honneur.
Bravo !
Tu te maries, de ce coup-là ?
Oui… c’est décidé de ce matin… je me banche demain…
Ah ! bon ! Et quelle est la malheureuse que tu épouses ?
La Pauline.
Hein ? La Pauline !
Oh ! ça se gâte ! (Il sort avec son sac d’avoine.)
C’est pas vrai ! T’épouses pas la Pauline. Je l’ai vue tantôt… elle me l’aurait dit.
Je l’ai demandée tout à l’heure à ses parents… Ils me l’ont accordée…
Ils te l’ont…
Oui, c’est conclu !
Ah ! t’épouses la Pauline !… Et tu viens m’annoncer ça, chez moi… sous le nez…
Où veux-tu que je te l’annonce ?…
Et tu t’imagines que ça va se passer comme ça ?
Quoi ?… Ça te fâche !
Ah ! failli chien ! T’es venu pour me narguer… tu me veux pour garçon d’honneur… Eh bien, ta femme n’aura pas un mari complet !
Hé là ! Gouron… pas de bêtises… Gouron.
Il va te soigner, Gouron. Ah ! tu épouses Pauline !
Scène VII
Un instant… la v’là, Pauline.
Ah ! t’arrives bien !… Menteuse !…
C’est pas à toi que j’ai affaire ! (À Ledant.) Dis donc, toi, il paraît que tu m’as demandée à papa et à maman, ce matin, en mon absence.
Oui !
Et que tu les as si bien entortillés qu’ils ont consenti.
Oui.
Pourquoi ne m’as-tu pas avertie, d’abord ?
On va aux parents, avant…
C’est pas vrai… Tu savais que je ne voulais pas de toi…
Ah !
Alors, tu t’es dépêché d’causer avec les parents… tu pensais qu’une fois consentants ils me forceraient à dire oui.
Ils consentent.
Mais moi, je ne consente pas !
C’est pas possible ! On a conclu avec le père et la mère Macheux, et il n’y a pas à s’en dédire.
Chez nous, c’est moi qui commande. Comme j’ai décidé que je ne voulais pas de toi… les parents reprennent leur parole et c’est avec Gouron que je me marie.
Vrai ! Ils ne s’opposent plus ?
Non ! On nous mariera après la moisson.
Ah ! ben ! Sacristi ! Si je m’attendais à ça !… En voilà de l’émotion pour une journée… Ah ! ma petite Pauline… ma petite Pauline…
Embrasse, va !
Il n’a pas le droit.
Regarde si je n’ai pas le droit… Dis donc, Ledant, j’ai un service à te demander… Veux-tu être mon garçon d’honneur ? (Pauline rit.)
Cause toujours… t’es pas au bout… Y a quelqu’un à prévenir…
Qui ça ?
La Mariotte… Elle sera peut-être pas trop contente…
Qu’est-ce qu’il raconte de la Mariotte ?
Des bêtises ! (À Ledant.) Va-t’en ! On t’a assez vu.
Mais…
Va-t’en ou je cogne !
C’est bon ! c’est bon ! T’es pas encore marié… à la revoyure. (Il sort)
Scène VIII
Il parlait de la Mariotte… Qu’est-ce que t’as eu avec elle ?
Rien du tout.
T’étais trop pressé qu’il décampe… tu ne l’as pas laissé finir… Dis-moi la vérité… il y a eu quelque chose…
Pas çà ! Elle m’a couru après… mais je n’ai plus voulu, à cause de toi.
Courtiser deux femmes à la fois, ce ne serait pas bien…
Et puis ça serait trop difficile… Me crois-tu, à cette heure ?
Tout de même ! il faudra te surveiller, quand tu seras mon homme !… Tu aimes trop les femmes…
Ah ! Dieu ! j’y pense guère… Quand on est seul, on a bien par ci, par là, quelque tentation de saint Antoine.
Et avec ça, tu es faible.
Maintenant, je ne suis plus seul, tu me défendras.
Et le plus tôt sera le mieux.
C’est mon avis… Alors, nous nous banchons…
Tantôt… je viendrai te chercher pour aller à l’église.
Et j’avertirai le père Bonfils pour qu’il nous fasse annoncer au tambour… Embrasse.
Laisse ! Il faut que je m’en aille… Je file par le jardin, les parents s’inquiéteraient… Et ils ne sont déjà pas si bien disposés pour toi…
Ils ont été durs à la détente.
Tu penses… Je les ai pris par les sentiments… je leur ai dit : « Si j’épouse Ledant, j’y en ferai porter. »
Bon.
Ça les a décidés ! À tantôt ! Ah ! rappelle-toi ! Plus de Mariotte.
Tu peux être tranquille.
Au revoir, mon homme.
Au revoir, madame Gouron, au revoir. (Seul.) Ça y est, Gouron, te voilà marié, mon vieux ! Il y a du bon ! Comment que je pourrais l’annoncer à tout le village… Ah ! je vais le confier à Louison. (Il appelle.) Louison !
Scène IX
La voilà ! C’est pour le déjeuner ?
Tu as un peu de café ?
Il y en a encore dans le petit pot.
Dis donc, j’ai une nouvelle à t’annoncer… une nouvelle qui t’épatera…
C’est-il que vous allez vous marier avec la Pauline ?
Ah ! tu le savais !
Je crois bien… je viens de le raconter à tous les voisins.
Ah ! t’es pas en retard ! Et qu’est-ce que tu en penses ?
Mariez-vous d’abord… Dans dix ans, je vous dirai si vous avez eu raison.
Pas avant ?
Faut au moins dix ans ! (À la porte.) Maît’Gouron, est-ce que vous tenez beaucoup à causer avec la Mariotte de ce moment ?
Tu la vois ?
Oui… elle vient par ici…
Est-ce qu’elle a déjà appris ?… Tant pis… Un peu plus tôt ou un peu plus tard… Mieux vaut régler ça tout de suite… Laisse-nous ! (Il va s’asseoir sur le banc devant la maison et fait mine de lire le « Petit Journal. » )
Ça va chauffer.
Scène X
Bonjour, Gouron !
Tiens ! C’est toi ! Bonjour ! (Il se remet à lire.)
T’es enfin rentré… C’est pas dommage.
T’étais inquiète ?
Voilà plusieurs fois que je passe, sans te trouver… t’es bien occupé…
Pas mal, comme ça.
Faut que je te parle.
On ne pourrait pas remettre ça à un autre jour ?
Si t’as le temps de lire le Petit Journal, t’as aussi le temps de m’écouter. Depuis quelques semaines, tu n’es plus le même avec moi… Tu m’évites… Si… si… quand j’arrive chez toi… tu es sorti, en course… dès que tu m’aperçois, tu te sauves… Le soir, t’attends que je sois rentrée chez Ledant pour rentrer ici… Si je te joins quand même, il n’y a pas moyen de causer. Deux mots et tu pars. Si tu es fâché contre moi, dis-moi pourquoi ?
Je ne suis pas fâché contre toi.
Ça ne peut toujours pas durer comme ça, n’est-ce pas ?
Non.
Alors, je viens pour que ça finisse.
À la bonne heure.
Tu m’as promis de m’épouser… quand te décides-tu ?
Hein ?
Tu m’as promis de m’épouser… quand que c’est que tu m’épouses ?
Ah ! non… ah ! comme ça se trouve ! Tu tombes bien !
Qu’est-ce qui te prend ?
Toi… la Mariotte… tu veux te marier ?
Et puis après ?
Elle est bien bonne !
Oui ou non… M’as-tu promis le mariage, il y a six mois…
Peut-être que oui… peut-être que non !… C’est possible… c’est même probable… On dit ça… ça n’engage à rien. C’est une politesse…
Oui dà ! À preuve que je ne voulais pas te céder, sans ça.
Alors, c’est plus une politesse… c’est une formalité… On n’y songe plus !
Comment, tu ne veux pas réparer ce que t’as fait ?
Réparer quoi ?… Y a pas eu de dégât !… On s’est plu un soir de fête… On se l’est dit… Après le bal, on est allé causer dans les asperges…
Dans les cossards…
Tu vois… je ne me souvenais déjà plus… Depuis on a mêlé ses sabots… une fois… deux fois…
Trois fois !…
Ah ! je croyais deux… Et puis, bonsoir… on n’y pense plus…
Vraiment ?
Dame… je ne voudrais pas te fâcher… Mais je suis bien forcé de te rappeler que j’étais pas le premier.
Bien sûr.
Ni même le second ! C’est toi qui me l’as avoué.
D’accord !… Mais t’étais le dernier.
Oh ! Mais dans ces choses-là, c’est pas comme au cabaret : le dernier arrivé qui paie pour les autres.
Tu m’as promis… tu dois tenir ta promesse…
Je le voudrais que ça me serait défendu ! Tu ne peux pas te marier.
Pourquoi que je pourrais pas me marier ?
Parce que t’es hystérisque…
Ha ! À c’t'heure ! v’là que je suis… comment… ?
Hystérisque !… Oui, ma pauvre fille… C’est le docteur Malaisé qui me l’a chuchoté dans le tuyau de l’oreille : "C’te femme-là, qu’il m’a dit, elle peut pas se marier, elle est hystérisque ».
Ah ! mon Dieu !… Quoi que c’est donc ?
Oh ! ce serait trop long à t’expliquer… Seulement, c’est dangereux pour les voisins.
Est-ce que j’étais comme ça quand tu m’as connue ?
Je ne me souviens pas… peut être ?
Ça ne t’a pas empêché de me mener dans les cossards… faut croire que c’était pas très dangereux, puisque t’es encore vivant.
C’est dangereux que pour les gens mariés. Même qu’il y a une loi là-dessus.
Allons donc !
Je ne vais pas contre la loi.
Tout ça, c’est des mauvaises raisons… La vérité vraie… c’est que tu as autre chose en tête…
Moi ?
Je l’avais deviné, du reste… Y en a une autre que tu chauffes… et tu me fais des traits avec elle…
Ah ! la la ! Eh bien ! j’en suis guéri des femmes…
J’en suis sûre ! Ah ! celle-là, si je la pince… quelle tatouille…
Assez de giries et de façons… Il n’y a personne, là !…
N’essaie pas de mentir… t’as pas appris… Il y a une femme là-dessous… Faudra que je sache qui… je te suivrai…
Hé ! La Mariotte… je suis bon garçon… mais pas patient…
Et t’étais ce matin avec elle…
Et après… ? Si ça me plaît !
Oh ! je saurai qui c’est… c’est peut-être bien la Pauline…
Tu m’ennuies…
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Le fichu à Louison !
Louison n’a pas de fichu comme ça… c’est à Pauline… C’est à elle… je le reconnais…
Eh bien, oui, c’est à elle.
Elle est venue ici.
Oui… là…
Seigneur !
Et puisque tu veux tout savoir, je l’épouse, là ! Nous nous banchions tantôt !
Ah ! (Elle tombe raide dans les bras de Gouron.)
Qu’est-ce que tu as ? Hé ! La Mariotte ? La Mariotte ? Elle se trouve faible… (Il l’assied sur le banc.) Nous voilà jolis ! Louison ! Louison !
Scène XI
Quoi ?
La Mariotte qu’est malade… Cours chercher le docteur… vite.
Ah ! mon Dieu !
Qu’est-ce qui lui a pris, bon sang !… Si j’y faisais respirer du vinaigre… Quelle histoire !… Si Pauline apprend ça… Hé ! La Mariotte ! (Il lui tape dans la main.) Elle ne veut pas revenir… Pourvu que ça ne fasse pas du vilain… Ah ! les sacrées femmes !… faut toujours qu’elles vous aient des ennuis… (À Louison qui rentre.) Eh bien… et monsieur Malaisé…
Je l’ai rencontré près d’ici… il accourt derrière moi…
Où est la malade… Que s’est-il passé ?
Oh ! pas grand’chose. Nous étions là… à causer… Tout d’un coup, elle s’est dressée comme ça ! Elle a dit : « Seigneur ! » et puis elle a chu tout de son long… Y a pas moyen de la faire revenir.
Diable ! Diable !
Elle n’est pas en danger… hein ?
Attendez… Je ne réponds de rien…
Ah ! bon sort !… Qu’elle ne s’avise pas de ça ici…
Oh ! Mais… mais…
Quoi encore ?
Oh ! c’est bien curieux !
Vous trouvez… Vous n’êtes pas dur…
Elle n’est pas évanouie… Elle dort !
Ça c’est pas ordinaire par exemple ! (Elle sort.)
Elle dort ! Vous en êtes sûr !
Parfaitement sûr !
Eh bien ! réveillez-la !
C’est impossible ! Elle dort d’un sommeil calaleptique… une sorte de léthargie.
Je te vas y en fiche de la lithargie !… Hé ! La Mariotte ! La Mariotte !
Vous perdez votre temps… Vous ne parviendrez pas à la sortir de son sommeil… il faut attendre qu’elle s’éveille naturellement.
Sacré médecin de mon sac ! ça veut guérir les malades ; et c’est même pas fichu de réveiller une femme qui dort. Examinez-la encore.
Scène XII
Qu’est-ce qui est arrivé ?
La Mariotte est malade ?
Non… Il paraît qu’elle s’est endormie, qu’on peut plus la réveiller.
C’est drôle tout d’même, c’te maladie… Elle ne souffre point ?
Pas du tout.
Cré bon sort ! Une femme comme ça doit vous coûter de l’argent et du temps… et puis du souci.
Tu crois ?
Voilà ! J’ai procédé à un premier examen.
Est-ce qu’il va encore durer, ce sommeil ?
Je le crains.
Combien ! huit jours.
Au moins huit jours !
Huit jours de sommeil à rien faire… Elle ne s’embêtera pas.
Elle peut rester endormie plus longtemps que ça. On en a vu qui demeuraient en léthargie six mois… un an !
Un an ?
Cinq ans ! Dix ans ! Plus encore !
Ah ! C’est assez ! Eh bien, mon pauvre Ledant, te voilà bien loti !…
Qu’est-ce que tu dis ?
Toi qui voulais te marier, t’es servi ! T’as une femme bien sage qui ne t’écorchera pas les oreilles.
Qui ça ?
La Mariotte ! Tu penses pas que je vais la garder… C’est ta servante… Elle est louée chez toi… tu vas l’emmener.
Non.
De quoi, non ? T’es son patron, c’est à toi d’en prend le soin. Tu ne vas pas la jeter dehors, je suppose… ça ne serait guère charitable.
Ça ne me regarde pas — j’ai loué une femme éveillée j’ai pas loué une femme endormie… Elle n’a plus que trois semaines à faire chez moi… je ne la reprends point…
Quoi que t’en feras ?
Rien… Elle est bien ousqu’elle est… je la laisse là !…
Merci ! Elle ne m’appartient pas ! Si tu la laisses, nous l’enverrons à l’hôpital… n’est-ce pas, monsieur Malaisé ?
Oh ! à l’hôpital… on ne la recevra sûrement pas…
Ah ! Elle est bonne ! On ne reçoit plus les malades à l’hospice, aujourd’hui ?
Si ! Mais on n’y reçoit pas les gens bien portants. La Mariotte n’est atteinte d’aucune maladie… Elle n’est qu’endormie et on lui refusera l’admission.
Eh bien, c’est plus fort que de jouer au bouchon, dans la neige avec des pains à cacheter. Dans ce cas, mon père Bonfils, tu vas t’en charger.
Pourquoi ?
T’es maire de la commune, Président du bureau de bienfaisance… et toute la boutique… pas vrai. Eh bien, mon vieux, comme on dit au rams, à toi la fille !
Erreur n’est pas compte.
Hé !
Le bureau de bienfaisance, c’est pour les indigents. La Mariotte n’est pas indigente… Elle gagne sa vie chez Ledant, n’est-ce pas, Ledant ?
Tête de pioche ! puisque Ledant n’en veut pas.
J’ai pas à entrer dans ces affaires-là. Nous n’avons pas le droit de secourir les gens qui travaillent.
Ah ! bien… c’est parfait !… Vous êtes tous de jolis clients de me flanquer sur les bras, une femme qui dort. — Voyons mon père Bonfils un bon mouvement.
Je suis fâché, mon pauvre garçon, mais le préfet nous a donné des ordres… Je suis forcé d’obéir — t’as la Mariotte, garde-la. (Il sort.)
Je la garderai pas, tant pis.
À ta guise ! Seulement vrai : c’est pas charitable de fiche à la rue une pauvre fille qui s’est endormie chez toi. (Il sort.)
Pas charitable ! Tu te fous de moi, par-dessus le marché toi, mauvais gas. Tas de feignants !… (À Malaisé.) Qu’est-ce que je vais faire ?
Écrivez aux parents de la Mariotte.
Elle n’en a pas ! Elle n’en a jamais eu… C’est une enfant trouvée…
Ah ! la question se complique.
Mais c’est à se casser la tête contre les murs ! Je ne peux pourtant pas vivre avec ça chez moi.
Elle n’est pas bien gênante, voyons !
Puisque c’est ça, prenez-la, vous ! Je vous la repasse.
Ah ! non, par exemple !
Parbleu ! Vous non plus, vous n’en voulez pas ! Ah ! Misère de misère, où que je le caserai ce meuble-là !
Gardez-la toujours, en attendant. Ah ! vous avez chez vous un cas extrêmement curieux : une dormeuse. Vous pouvez vous vanter d’avoir de la chance.
Cré bon sort ! Pour une chance, c’en est une !
ACTE SECOND
Même décor que précédemment. Au lever du rideau, Louison est en train de repeindre le treillage de la maison, le pommier est en fleurs.
Scène première
Mourir pour la patrie,
C’est le sort le plus beau !
etc., etc.
Pardon ! Mademoiselle ! Mademoiselle !…
Mademoiselle ?… c’est-y à moi que vous en avez ?
Oui, mademoiselle… Je désirerais un renseignement. (Tirant un journal.) C’est bien ici que demeure M. Anthime Gouron, cultivateur ?
Ça dépend, monsieur. (Elle pose le pot de couleur au fond.)
Comment, ça dépend ?
Oui, si c’est pour l’embêter, il ne demeure pas ici.
Bon !… Mais si c’est pour affaire le concernant ?
Ça dépend encore. Il dort dans la grange, de ce moment. Ça vaut-il la peine de le réveiller ?
Certes. Annoncez-lui qu’un reporter le réclame.
Un quoi ?
Un reporter.
Bon ! Maît’Gouron ! Maît’Gouron !… C’est un colporteur.
Non ! Reporter !
Il se lève… Méfiez-vous, il n’est pas dans ses bonnes.
Scène II
Monsieur ?
Stanislas Revoncle, journaliste-rédacteur, au Petit Indiscret.
Qu’est-ce que c’est ?
C’est un journal ! Un journal très répandu, qui m’envoie chez vous.
Chez moi ?… Je n’ai pas commis de crime.
Non, mais…
Ah ! j’y suis… Vous venez pour la politique ?
Nullement. Rassurez-vous… Je voudrais quelques détails sur la Mariotte.
Ah ! ben ! par exemple !… Une femme qui dort !… Ça vous intéresse, vous, Parisiens ?
Oui, beaucoup.
Je croyais que les Parisiens s’intéressaient plutôt aux fumelles qui ne dorment pas ?
Il faut vous dire que le Petit Journal a publié une information sur la Mariotte… Lisez-la… « La Dormeuse de Theuriet-sur-Coppée. »
De quoi qu’ils se mêlent ?
Vous ne vous doutez pas que votre chaumière, mon brave…
Je ne suis pas brave ! Je suis M. Gouron.
Pardon ! Monsieur Gouron, votre maison recèle un cas exceptionnel. La Mariotte est tombée endormie, il y a huit jours ?
Oui… Et après ?
Le Petit Journal ajoute que la malade est soignée avec un dévouement au-dessus de tout éloge par l’éminent docteur Malaisé !
Oui, je vois. C’est Malaisé qui a envoyé ça.
Vous comprenez pourquoi le Petit Indiscret m’envoie à Theuriet-sur-Goppée ? Pour recueillir quelques renseignements complémentaires.
Il a eu tort de vous envoyer. Enfin, ça vous aura toujours promené.
Vous refusez de me répondre ?
Un peu que je refuse !
Pourquoi ?
J’ai point fait de mal, je ne veux pas que mon nom soit dans les journaux ! Et puis j’en ai assez de la Mariotte. Ça fait huit jours que je l’ai à ma charge. Je ne veux plus en entendre parler.
Monsieur… j’attendais plus d’amabilité. Croyez que le métier que j’exerce n’est déjà pas si drôle.
Je ne vous empêche pas d’en changer.
Montrez-moi la Mariotte, au moins ?
Tenez ! (Louison ouvre la porte.)
C’est cette dame assise dans un fauteuil à roulettes ?
Oui. Vous l’avez regardée ? Bien ! (Il referme la porte.)
Merci, monsieur, pour votre extrême obligeance.
Il n’y a pas de quoi ! (Appelant.) Louison ! (Louison paraît.) Indique le chemin à monsieur.
Scène III
V a pas ! Faut prendre un parti !… Après tout, j’ai fait mon devoir… C’est au tour des autres. C’est pas mon métier de soigner les malades… Louison.
Présent !
Regarde, s’il y a du monde dans la rue.
À cette heure, un dimanche, il n’y a personne.
Les fenêtres à Ledant ?
Elles sont fermées… Il doit être au café !
Bon ! faut profiter de l’occasion. Pendant que Ledant est sorti, je passe par le jardin, je vas y porter la Mariotte chez lui.
Il n’en voudra pas.
Une fois qu’il l’aura, faudra bien qu’il la garde. C’est sa servante ; et puis moi, je me marie avec la Pauline. On nous tambourine tantôt. Je ne peux pas garder chez moi ce cadeau de noces-là ! Écoute… je vas rouler le fauteuil de la Mariotte sous la porte à Ledant.
Et si maît’Ledant se fâche ?
Je dirai que je ne sais rien de ces histoires-là, que la Mariotte est allée chez lui toute seule.
Il ne saura pas la soigner.
Si ! M. Malaisé m’a écrit sur un papier la manière de s’en servir. J’y attacherai ça autour du cou à c’te pauvre fille… Puis Ledant se débrouillera bien !
Faut-il vous aider ?
Pas la peine, elle n’est pas lourde.
Quoi que vous y avez mis sur la tête ?
Un journal. C’est pour la garantir… Rapport au soleil et aux mouches.
Bonne idée.
Tu sais, toi, ne t’avise pas de bavarder surtout à M. Malaisé… ou je te règle ton compte !
Scène IV
N’ayez pas peur !… (Seule, regardant au fond.) Le voilà parti ! Pourvu qu’il ne rencontre personne ! Ah ! il a passé la place… Ce qu’il se dépêche. Le v’là à la porte de maître Ledant ! Il frappe, on ne répond pas !… Ça y est !… Il est entré !
Eh bien, Louison !… qu’est-ce que vous regardez là-bas ?
Rien… Monsieur le docteur.
Gouron dort encore.
Il est sorti.
Ah ! Et la Mariotte, elle va bien ?
Comme sur des roulettes.
Gouron commence à s’habituer à elle.
Oui. Autant elle était embêtante quand elle était éveillée, autant elle est commode depuis qu’elle s’est endormie.
Et puis, ça lui fait une compagne, à c’t homme !
Le soir, il y donne à souper… un peu de bouillon avec un entonnoir… Et puis, ce matin, il est venu un journaliste de Paris.
Déjà ?… Et on ne m’a pas prévenu ?
Maît’Gouron l’a mal reçu.
Il a eu tort… Il fallait me l’adresser.
Scène V
Ah ! monsieur Malaisé, qu’est-ce qui vous amène ?
Je viens voir notre sujet.
Vous ne l’avez pas assez vue, depuis huit jours que vous la regardez dans tous les sens ?
Certainement, je ne l’ai pas assez vue. Et je veux la revoir encore !
Il va éventer la mèche !
Saprelotte !
Ah ! cette Mariotte ! c’est une chance inespérée qui l’a mise à ma portée. Songez : moi, petit médecin de province, obscur praticien de village… j’aurai la gloire d’attacher mon nom à ce cas d’hystérie cataleptique. On l’appellera désormais : Le mal de Malaisé.
Tiens !… j’aurais plutôt cru que c’était le mal de la Mariotte.
Du tout ! On donne à la maladie le nom du médecin… par reconnaissance…
Le malade peut mourir… Le nom du médecin est toujours sûr de vivre…
Farceur !… Allons voir notre pensionnaire…
Vous êtes bien pressé.
Je n’ai qu’une minute… J’ai télégraphié hier à mon illustre maître, le docteur Modeste de Bracieux, professeur à la Faculté de médecine, membre de l’Académie.
Une grosse légume, quoi !
Il m’annonce son arrivée par le train de trois heures… J’ai juste le temps de jeter un coup d’œil sur le sujet avant d’aller à la gare.
Saprelotte !
Louison, guette sur la route, et si tu vois un monsieur avec un rond rouge à la boutonnière, tu le conduiras ici.
Bien, monsieur. (Elle sort.)
Le docteur de Bracieux, mon éminent maître, est ravi à l’idée d’étudier ce cas unique.
Voyez-vous ça ?… Eh bien, il peut reprendre le train suivant.
Hein ?
Il ne verra pas la Mariotte.
Quelle mouche vous pique.
Ah ! c’est comme ça ! Tout le monde se défile en me collant la Mariotte sur les bras… Et on croit que j’accepterai ça ?
Mon vénéré maître, le professeur de Bracieux et moi, nous chercherons un moyen de vous tirer d’affaire.
Ça, c’est des belles paroles… j’ai une dormeuse ? Eh bien, elle est pour moi tout seul… On ne la verra plus… du moins ici !…
Gouron !
Y a pas de Gouron ! Je l’enferme à clef et personne ne l’approchera… pas plus les journalistes que les professeurs et pas plus vous qu’un autre…
Permettez-moi…
Je permets la peau !
Le docteur de Bracieux serait venu pour rien.
Vous y montrerez les environs… le camp de Jules César et l’église.
Gouron !… je vous en prie…
C’est inutile ! Et puis je ferme la porte et je ne veux recevoir ni homme, ni femme, ni chien, ni chat.
Scène VI
Il n’entend pas raison… Trois heures un quart. Mon illustre maître a dû débarquer. Il me cherche à la gare… Quelle excuse lui donnerai-je ?
Par ici, monsieur… v’là monsieur Malaisé.
Merci, ma petite, (À Malaisé.) Mon cher élève.
Mon cher maître. Vous avez fait bon voyage ?
Excellent !… un peu fatigant… Sept heures de chemin de fer… J’ai déjeuné en route, afin d’être tout à vous et à cette dormeuse. Où est-elle ?
Tout à l’heure… Débarrassez-vous d’abord.
Mes minutes sont comptées…
Oui, oui… Et… vous avez fait bon voyage ?
C’est la seconde fois que vous me le demandez… (Apercevant Louison assise au fond.) Ah ! Voici le sujet ? Occupons-nous un peu de ce cas de léthargie si passionnant…
Non, ça c’est la bonne ! Comment trouvez vous le pays ? Très joli ? Il y a surtout un camp de Jules César…
Ça m’est égal, voyons le sujet.
C’est que en ce moment… elle dort…
Je pense bien qu’elle dort… Qu’est-ce que vous avez, mon bon ?
Mon cher maître… j’aime mieux vous confesser la vérité… Je suis désolé, navré… mais Gouron, le propriétaire de la dormeuse, refuse de la montrer.
Hein ?… c’est pour m’annoncer ça que vous m’avez fait faire sept heures de chemin de fer.
Si j’avais pu prévoir…
Ah ! ça, monsieur, vous vous moquez !… Au reçu de votre dépêche, j’annonce à mes collègues que j’ai découvert une cataleptique admirable. Je quitte tout, j’arrive et vous m’accueillez ainsi !
Je suis confus !
Je vous réponds que je la verrai, votre dormeuse… Parlementons avec ce Gouron…
Gouron !… Je vous avertis, mon cher maître, c’est un homme sans éducation… Gouron, s’il vous plaît ?
Scène VII
Encore vous ? Vous n’êtes point parti ?
Voici M. le docteur de Bracieux, de l’Académie de Médecine, professeur à la Faculté, qui vous fait le grand honneur de vous rendre visite.
Je m’en fous. (Léger mouvement de gêne.)
M. le docteur Malaisé m’a dit que vous consentiriez à me laisser voir la Mariotte…
S’il vous a dit ça, il s’est fichu de vous.
Dans l’intérêt de la science.
La science, je m’en fous !
Vous voyez, il est intraitable.
Si vous essayiez ? (Il lui parle bas.)
Il ne voudra pas… Enfin !
Qu’est-ce qu’ils suchottent ? (Jeu muet. Bracieux glisse cinq francs à Malaisé.)
Le docteur de Bracieux insiste, et pour vous dédommager, il vous prie d’accepter… (Il lui tend les cinq francs.)
Ah ! par exemple !
Je ne mange pas de ce pain-là.
Tenez, Gouron… soyez raisonnable et prenez ceci.
Vingt francs. (Sortant de la maison, très poli.) Si ces messieurs veulent se donner la peine de passer par ici… dans cinq minutes, ils verront La Mariotte…
Elle n’est donc pas chez vous ?
Si… si… mais… elle est en promenade.
Comment en promenade ?
J’y ai fait prendre l’air… Elle est à côté… Je vais la chercher… Entrez toujours…
Passez !
Mon cher maître, je n’en ferai rien !
Scène VIII
Il y a pas… faut que je leur montre La Mariotte !
Vous ne l’avez plus.
Je vais la rechercher chez Ledant, pendant qu’il est encore sorti.
Maît’Ledant est rentré. Ses volets sont ouverts.
Cré bon sort ! S’il me voit arriver, il se méfiera de quelque chose… Il est fichu de la garder… Oh ! j’ai eu une bonne idée de lui porter La Mariotte !
Si j’y allais… il ne se méfiera pas de moi.
T’es une bonne fille… Dépêche-toi. (Louison sort en courant.) Les autres se font vieux pendant ce temps-là… Ledant la rendra pas, c’est sûr… Vingt francs de perdus.
Oh ! Gouron… on entre chez toi comme dans un moulin… je suis passé par le jardin… je suis entré dans la maison… Il y a Malaisé et un vieux singe qui m’ont sauté au cou.
Louison ne revient pas… Il ne veut pas… Bon Dieu de vingt Dieux.
Qu’est-ce que t’as ?… T’es malade ?
Oui.
Dis donc… Je t’ai apporté un cadeau, et un chouette.
Zut !
Louison !… Elle revient seule. (Remontant.) Eh bien ! la Mariotte ?
Maît’Ledant l’a plus.
Misère de misère ! Y a plus d’bon Dieu ! Où qu’elle est ?
Il l’a reportée chez maît’Bonfils !
Comment ! c’est vous qui l’avez !
Moi ? Je l’ai plus… je l’ai refilée à un autre.
Bon Dieu ! la v’là qui se ballade ! qu’est-ce qui l’a alors ? Et quoi qu’ils vont dire, les docteurs de Paris ?
Scène IX
Ah ! mon ami ! c’est un cas extraordinaire !
Surprenant.
Qu’est-ce qu’ils chantent ?
Comme je regrette de ne pouvoir l’examiner plus à loisir !
Qui ça ?
La Mariotte… Nous l’avons étudiée avec soin.
Vous l’avez ? vous l’avez étudiée. Ah ça ! elle est donc revenue toute seule ?
Oui, oui. (À Malaisé.) Hein ! cette insensibilité des centres moteurs.
Et aucune dyspnée.
Oui, je l’ai trouvée chez moi… Alors, je l’ai déposée chez toi… C’est une bonne farce, pas vrai ?
Ah ! merci, mon père Bonfils !…
Tu me remercies ?
Je vous écoute… Ils lui flanquent vingt francs rien que pour la regarder.
Crédié ! Si j’avais su !
N’est-ce pas qu’il n’y a pas beaucoup de dormeuses pareilles ?
Avec ça, elle se porte à merveille.
On fait ce qu’on peut… Dites-moi… elle ne se réveillera pas ?
Rassurez-vous… La Mariotte ne peut pas se réveiller.
C’est médicalement impossible. Je vous enverrai tous mes collègues que ça intéressera. Voyons lundi, je vous adresse la sous-commission d’anthropologie criminelle ; mercredi, la délégation suédoise ; jeudi, le comité de nécrologie ; et samedi, tout le congrès des névropathes.
Tant que vous voudrez… à vingt francs par tête ils ne sont pas trop.
Scène X
Hein ! mon vieux ? Toute l’Académie de médecine qui va venir… Et en uniforme, encore !… Ce sera un joli coup d’œil !
Oui. Dis donc, Gouron… j’ai réfléchi.
À quoi ?
Tu sais que j’ai beaucoup d’amitié pour toi…
Des fois… quand ça ne coûte rien… Allez…
Je viens de réfléchir. Je me suis dit : Voilà ce pauvre Gouron qu’est tout seul, avec la charge d’une femme… personne ne veut l’aider…
Voyez-vous ça !
Alors j’ai pensé : faut lui rendre service à ce garçon… Et je te propose de reprendre la Mariotte.
Ma foi ! comme la charité vient aux gens !
Tu sais que tu n’as pas à hésiter ! Elle sera bien soignée chez nous… tout comme chez toi… Elle ne manquera de rien… Et tu pourras la visiter quand tu voudras…
Vous êtes encore un malin de la rue de la Plume ! Vous voudriez la Mariotte, maintenant qu’elle rapporte ? Eh bien ! c’est trop tard ; j’l’ai, j’la garde !
Allons, Gouron, partageons la poire en deux !
La poire, ce serait moi, si je partageais.
Bien le bonjour.
Tenez, en v’là encore un qui a reniflé l’odeur de l’argent.
Eh bien ! Comment qu’elle va, Marie-Anne ?
Pas mal. Et toi ?
Si elle va pas mal, ça va bien. Elle ne t’embarrassera pas longtemps.
Elle ne m’embarrasse pas… loin de là !
Je viens la rechercher…
Ah ! Finaud !… Père Bonfils, mettez-y un doigt dans la bouche pour voir s’il vous mordra. T’as causé avec Louison, toi !
Moi ?… Pas du tout !… Pourquoi que je causerais avec Louison ?
Elle t’a raconté que les médecins de Paris m’avaient donné des sous.
Sur ma tête, que je l’ignorais.
Ils ne m’ont pas donné grand’chose… vingt sous…
Tiens ! Elle m’avait dit cent sous !
Ah ! t’es pincé !… Non… c’est vingt francs…
Scène XI
Tiens bon, mon homme… ne te laisse pas rouler… Sais-tu pourquoi il s’amène ? c’est parce qu’il a débarqué dans le village une bande de Parisiens qui cherchent après la dormeuse.
Et puis après ?… Je ne m’occupe pas des Parisiens… je m’occupe de la Mariotte…
Regarde derrière moi.
Quoi ?
La porte d’entrée… c’est la même que pour sortir.
Ah ! tu me flanques à la porte maintenant ?
Un peu, mon neveu !
Eh bien, je partirai pas sans la Mariotte… c’est ma servante…
Pas vrai !… t’as loué une fille éveillée… t’as pas loué une fille endormie…
Ah ! mon garçon, tu l’as dit, il y a pas huit jours.
Alors, c’est juste qu’on me vole mon bien ?
Fallait pas y renoncer.
On ne m’empêchera toujours pas de la regarder.
Non… mais tu paieras.
Payer… pour voir ma servante ?
Comme les autres. Lis-moi ça… (Il lui montre l’écriteau qu’il vient de fabriquer.)
« Entrée de la Mariotte… cinq francs. » (À Bonfils.) Et vous souffrez ça ?
Faut bien souffrir ce qu’on ne peut pas empêcher !…
Après tout, ce n’est pas bête… Ça amènera de la richesse dans le canton qu’en a besoin… des clients à ton auberge, Ledant…
Vous croyez ?
Parbleu ! il va venir des commissions, le congrès des machins-chose, n’est-ce pas, Gouron ?
Parfaitement.
Une fois arrivés, ils sont forcés de rester, il n’y a qu’un seul train dans la journée.
Tu te charges de les arranger, hein !
Ah ! vous voyez bien que c’est l’intérêt de tous qu’elle reste ici… Venez m’aider… Je vais chercher les Parisiens… (Elle sort.)
Allons… nous ne sommes qu’à moitié refaits… (On entend le tambour au lointain.) Qu’est-ce que c’est que ça ?
C’est les bans de ce veinard-là qu’on tambourine. Au revoir, Gouron. (Il sort.)
Scène XII
Salut, M. Bonfils. (Seul écoutant.) Il y a promesse de mariage entre Auguste, Anthime Gouron… et Virginie, Pauline Macheux, etc… Je crois que je lui apporte une belle dot, à Pauline. Et on a raison de dire que la fortune vient en dormant. Ce pauvre Ledant ! Il en faisait une tête. Le fait est qu’il n’a pas de chance. Perdre à la fois la Pauline et la Mariotte !…
Gouron !
Hein ?
Pourquoi que tu ne veux pas m’épouser ?…
Ah ! Misère de misère ! C’est ça ! Elle s’est réveillée.
Qu’est-ce qui te prend ? T’es malade ?
Me v’là ruiné ! Me v’là ruiné ! Me v’là ruiné !
T’as perdu de l’argent ?
Elle le demande.
À cause ?
À cause que t’es réveillée ? qu’est-ce qui t’a réveillée d’abord ?
Réveillée… de quoi ?
Et de ton sommeil.
J’ai donc dormi ?
Quoi ! Tu ne le sais pas ?
C’est pas vrai ! J’ai pas dormi.
Non, c’est le voisin ! T’as dormi plus d’une semaine.
Ah ! là ! là ! Si j’avais dormi une semaine, je le saurais !
Enfin, quel jour que nous sommes ?
Le 20 avril, puisque Pâques était dimanche dernier.
Regarde le calendrier.
3 mai ! Eh malin, on a arraché les feuilles parbleu, pour me faire une farce et dire après que je n’ai pas la tête à moi… Ça ne prend plus !…
Elle n’en démord point ! Je te jure que ce n’est pas une farce.
Tiens ! le Petit Journal. Il ne ment pas, lui. (Lisant) 3 mai… Non ! c’est pas croyable ! C’est de l’an dernier… (Lisant.) Non ! Non ! C’est le journal qui se trompe.
Attends.
Il y a sûrement quelque menterie là-dessous.
Comment qu’ils étaient les pommiers quand t’es venue ?
Ils étaient verts parbleu !
Regarde… T’as vu des pommiers fleurir dans la nuit, en avril !
Tous les pommiers en fleurs ! Et pourtant il me semble que c’est tout à l’heure que je suis entrée chez toi… Et tu m’as gardée toute une semaine…
Oui.
C’est trop bien ce que t’as fait là ! (Elle se jette dans ses bras.) Non, c’est pas possible que t’aies fait ça !… Tu t’es chargé de moi ?
Avec un dévouement au-dessous de tout éloge… C’est les journaux qui l’ont dit.
Seigneur Jésus ! Ça été dans les journaux ?
Je crois bien !… Tous les journaux ils s’occupaient de toi… Aujourd’hui, il y a encore quelque chose dans le Petit Journal sur toi !
« La Dormeuse de Theuriet » qui que c’est ?
C’est toi !
« Marie-Anne Landoche… » C’est vrai… Écoute ! je ne sais plus si je dors encore ! Moi dans le Petit Journal. Ah ! bien quelle histoire !
C’est rien que ça ! Tu ne te figures pas qu’il vient tous les jours des gens pour te voir.
Ils n’ont pas grand’chose à faire ceux-là !
Et puis des médecins de tous les coins du monde. Le père Bonfils le disait tantôt… C’est la bénédiction de la contrée.
Ah ! c’est pas croyable ! On vient me voir, comme une curiosité.
Comme une sainte.
Est-ce que je fais des miracles ?
Pas encore.
Qu’est-ce qu’ils disent, les visiteurs ?
Ils disent : c’est épatant.
C’est tout… T’as pas eu l’idée de les faire payer ?
Oh ! Ils me laissent bien un peu d’argent pour ton entretien… Pas beaucoup !… Ça m’aide tout de même !…
Ah ! Ils te donnent de l’argent.
Mais je ne t’avais pas gardée à cause de ça ! D’abord, je ne savais pas que t’étais un phénomène !
Et puis après ? Si on t’a donné de l’argent, t’as eu raison de l’accepter.
Je songeais même à faire un jour chic, comment ils disent.
Qu’est-ce que c’est, un jour chic ?
C’est un jour où on paie plus cher.
Ah ! c’est pas bête.
Seulement c’est fini. À c’t' heure, t’es plus dormeuse ! Une femme éveillée n’attire pas les médecins et les Parisiens !… Voyons, la Mariotte, un bon mouvement… rendors-toi ?
Pour t’obliger, je ne demanderai pas mieux… mais je sens que je ne peux pas…
Essaie !…
Non, je t’assure… j’ai envie de rire… et puis de me dégourdir les jambes.
Sapré mâtin ! quel malheur que je ne sois pas médecin ! Je t’aurais donné quelque chose pour te rendormir… Oh ! y a pas, faut que tu te rendormes !
Merci ! Je sors d’en prendre…
Oh ! je l’ai, le moyen… La Mariotte… écoute… je me marie avec la Pauline !
Ah !
Cristi : Ça a raté.
Ah ! c’est comme ça ! Je ne me rendors point. Tu ne l’emporteras pas en paradis ! Je cours dans le village, et si je la rencontre, ta Pauline… j’y plante mes griffes dans la figure.
Non ! non ! C’est pas vrai ! c’est pas vrai !
Tu m’as tourné le sang ! C’est que je t’aime, moi ! je ne pourrais pas souffrir que tu sois l’homme d’une autre.
Ah ! bon… Ça va bien, alors.
Je ferais un malheur ou je quitterais le pays.
Je t’en prie, La Mariotte, rendors-toi.
Eh bien, oui ! Je me rendormirai, si tu m’épouses !
V’là que ça la reprend !
Si tu ne m’épouses pas il y a rien de fait !… Songe donc, on sera si heureux tous les deux mari et femme !… La semaine, je travaillerai de mon métier de dormeuse, le dimanche, tu m’éveilleras. Ce sera si gentil, hein ! tu veux ?
Rendors-toi d’abord… je t’épouserai ensuite.
Oh ! pas de ça ! Épouse-moi d’abord !
Tu te méfies !
Je prends mes précautions !
Il faut trois semaines pour se marier ! D’ici trois semaines, demain, aujourd’hui, tantôt, il peut venir des clients pour te voir. Qu’est-ce que j’y répondrai ? « La Dormeuse » fermée pour cause de mariage… repassez dans trois semaines… après la noce ! De quoi auras-tu l’air ?
Alors tu me réveilleras dans un mois ?
Oui, je te le jure… Rendors-toi.
Et tu t’occuperas de tout pendant ce temps ?
Ne crains rien… dépêche-toi ! Pourvu que les autres ne s’amènent pas…
Bonsoir, Gouron ! Embrasse-moi, au moins.
Voilà ! (Il l’embrasse.)
Oui… oui... c’est fini… je ferme les yeux…
À la bonne heure… le mal est réparé ! (Roulement de tambour rapproché.) Ah ! bon… ils vont encore me la réveiller avec leur satanée musique…
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il y a promesse de mariage entre Auguste-Anthime Gouron, cultivateur, domicilié à Theuriet-sur-Coppée…
Hein ?
Sacredié ! Mes bans !
… Fils majeur de Prudent Gouron et de Lisa Gauchard son épouse, tous deux décédés.
N’écoute pas ça… n’écoute pas ça…
Laisse-moi !
… Et Pauline Macheux, fille mineure de Louis Macheux…
La Pauline !
V’lan ! dans le mille !
… Et de Zoé Parfait, son épouse. Les personnes qui connaîtraient un empêchement à ce mariage sont priées de le faire savoir dans le plus bref délai… Le Maire : Bonfils. (Roulement.)
Oh ! la rosse ! Il m’a menti !…
Écoute, La Mariotte…
Il est promis… il est promis…
Il ne faut pas m’en vouloir… Je ne pouvais pourtant pas me marier avec une femme qui dormait.
Pourquoi que je me suis réveillée !… Il aurait mieux valu que je dorme toujours.
Ça, c’est mon avis…
Ah ! t’es promis à la Pauline !… Eh bien, dis-y qu’elle fasse la dormeuse à ma place.
Scène XIII
Gouron ! J’ai retrouvé les Parisiens. Ils sont à l’auberge de Ledant… Vite, que je prépare la Mariotte.
Ouiche ! Essaye un peu, ma belle.
Ah ! Elle ne dort plus !
Non, madame Gouron, je ne dors plus.
Et v’là qu’elle veut partir.
Seigneur Dieu !
Et je vous défie bien de me retenir.
Où iras-tu ?
Droit devant moi… je ne suis pas embarrassée… maintenant que j’ai un métier !
Mais nous tenons à toi… Tu ne peux pas nous quitter ainsi, du jour au lendemain…
Vous ne voulez pas… j’appelle le Maire… On verra s’il me donne tort, lui ! (Appelant.) Hé, monsieur Bonfils !
Tout est perdu !
Scène XIV
Oh !
Quoi ? t’es éveillée à cette heure ? Sûr ?
Sûr et certain, monsieur Bonfils.
T’es content, Ledant ?
Moi ?… Pas du tout ! Mon auberge commençait à se remplir… Elle ne vaut plus rien de ce coup-là !
Et le pays donc !… C’est la ruine du pays.
Pas d’erreur ! la ruine pour tout le monde.
Tant mieux !
C’est pas tout ça, la fille ! Faut te rendormir !
Mais puisque je ne peux pas !… Et puis maintenant que Gouron est marié…
Il ne s’agit pas de Gouron… il s’agit de tout le monde… Tu flanques tout le pays sur la paille. Il faut te sacrifier.
Non.
T’es pas une mauvaise fille ! Tu ne veux pas notre ruine.
Je veux m’en aller… je me sauverai plutôt.
Je te le défends.
On te ramènera de force.
C’est pour le coup qu’on ne croira pas que je dors…
Ah ! Malaisé ! Il va tout découvrir ! Comment faire ?
Ah ! celui-là ! on ne le met pas dedans ! Il me défendra.
Cette fois, nous sommes flambés !
Scène XV
Bonsoir, les amis. Vous faites les accordailles ?
Tout juste, monsieur Malaisé.
La Mariotte, debout ! Ah ça ! petite malheureuse, qu’est-ce qui vous a permis de vous réveiller ?
Ce n’est pas de ma faute !
Ce n’est pas de votre faute. Alors qui a fait ce beau coup ?
Je me suis réveillée toute seule.
Ce n’est pas possible !… Je vous dis que ce n’est médicalement pas possible.
Le v’là, tenez, le mal de Malaisé… le v’là !
Ah ! cette journée me coûte cher ! (À la Manotte) Rendormez-vous.
Elle ne veut pas.
Elle dit qu’il n’y a pas moyen.
Nous sommes jolis.
Ne jetons pas le manche après la cognée… Je l’ai le moyen.
Ah !
Si la Mariotte ne peut plus dormir, elle peut toujours faire semblant !
C’est vous, monsieur Malaisé, qui proposez ça ?
Eh bien ? Et la science ?
Je m’en fous ! Ce que j’en dis, c’est pour vous obliger.
Et à cause du mal de Malaisé, pas vrai ? Mais s’il arrive des docteurs ?…
Ils n’y verront que du feu… je ne les laisserai pas approcher.
T’as entendu, la Mariotte !
Je suis résolue à m’en aller… et je m’en irai.
T’es résolue… Eh bien, ma fille, veux-tu l’avis d’un honnête homme ? T’es qu’une ingrate.
Envers qui ?
Envers cet homme-là. Si Gouron t’avait pas gardée, t’aurais été à la rue ! Et qu’est-ce que t’y serais devenue ? Qui qu’aurait pris soin de toi ?
Avec un dévouement au-dessus de tout éloge !
Mon Dieu.
Et c’est cet homme-là que tu fiches dans l’embarras. Tiens ! je ne t’en dis pas plus ! Mais on te jugera.
Oh ! monsieur Bonfils.
Parle-lui, toi.
La Mariotte… vrai… dommage à part, ça nous peine de te voir partir comme ça.
C’est nécessaire.
Allons donc ! t’iras trimer dur chez des étrangers qui t’aimeront pas ; au lieu de ça, chez nous, tu serais toujours sûre de l’existence, avec un métier pas fatigant.
On partagera les bénéfices. On te fera une dot pour plus tard.
Et puis ici, t’auras une famille, tu seras notre amie.
Presque notre parente.
Ça ne te tente pas ? Allons… si ça te va, n’hésite pas… embrasse-moi.
Ah ! Pauline ! Pauline !
Très bien !
C’est une brave fille.
À la bonne heure.
Maît’Gouron ! Maît’Gouron ! Les Parisiens qui viennent ! Toute une bande !
Du calme, vous autres, voilà l’ennemi.
La Mariotte ! un bon mouvement.
Je suis prête. (Elle entre dans la maison avec Pauline. Par la fenêtre on la voit qui, aidée de Pauline, s’installe dans le fauteuil.)
Scène XVI
Pour voir la dormeuse, s’il vous plaît ?
C’est cinq francs par personne. (Les Parisiens paient en passant.) Merci ! Vous allez voir une curiosité exceptionnelle. Toute l’Académie de médecine est venue la voir et plus de cinquante journalistes. C’est tout ce qu’il y a de mieux comme dormeuse dans le monde entier. Ça y a pris il y a huit jours comme nous étions là, à causer tranquillement. Tout à coup, elle a dit : Seigneur, et elle s’est endormie. Si ces messieurs et dames veulent passer par là, nous allons visiter la Mariotte.