La Marine militaire de la France et son budget

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La Marine militaire de la France et son budget
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 5-31).
LA MARINE
ET
SON BUDGET


I.

Le général anglais Napier raconte, dans son Histoire de la guerre de la Péninsule, qu’au milieu des fluctuations d’un combat de cavalerie en Portugal un régiment anglais était ramené par nos dragons. Dans la mêlée, un jeune sous-lieutenant français gagna de vitesse le colonel ennemi et allait le frapper lorsque, s’apercevant qu’il était manchot, il lui fit avec son sabre le salut militaire et courut à d’autres adversaires. Ce que fit là notre sous-lieutenant, quiconque a un cœur de soldat le referait aujourd’hui, car. Dieu merci, il y a encore des sentimens chevaleresques aux armées; mais faudrait-il compter sur une semblable générosité de la part de nos ennemis, si le manchot était la France et si on lui coupait comme inutile le bras puissant qu’elle étend sur la mer? Assurément non.

Qu’arriverait-il si, suivant certains conseils, on supprimait ou, ce qui revient au même, on laissait s’étioler et dépérir notre marine militaire, faute de lui assurer l’aliment nécessaire à sa subsistance? Il arriverait que toute l’étendue de nos côtes, de Dunkerque jusqu’à Nice, c’est-à-dire la moitié de nos frontières, seraient à toute heure exposées sans défense aux incursions, aux dévastations, aux exactions, aux insultes, qu’il plairait à tout état possédant des vaisseaux de nous infliger. Eussions-nous des armées de terre innombrables, elles seraient impuissantes à nous préserver, soit du mal lui-même, soit de la crainte du mal et de l’intolérable sentiment d’insécurité qui en serait la suite. A toute heure aussi, des étrangers pourraient interrompre et supprimer le commerce immense qui passe par nos ports et causer des maux qui se feraient sentir jusque bien loin du littoral. Enfin les guerres politiques, comme celles de Crimée et d’Italie, impossibles sans le concours d’une flotte, nous seraient interdites. Je sais bien que l’on répond à cela que, si les guerres politiques devenaient impossibles, ce serait un grand bonheur. Oui, assurément, mais à la condition qu’elles fussent également interdites à tous les états, car si nous ne pouvons plus y prendre part, qui nous garantit qu’elles ne seront pas faites sans nous et contre nous? Respectera-t-on le manchot? Incontestablement non !

Tout cela est de la dernière évidence pour quiconque sait et réfléchit. Aussi, sauf quelques écrivains outranciers, spéculateurs en ignorance, personne ne parle de supprimer la marine; seulement on trouve qu’elle coûte trop cher, et on se laisse entraîner sur son compte à]une illusion malheureusement naturelle depuis nos revers, illusion dont il importe de se défendre. D’ici longtemps, dit-on, la France ne rencontrera d’ennemis que sur terre, et dès lors les services que peut rendre la force navale sont trop secondaires pour justifier les grands sacrifices que nécessiterait son maintien sur le pied où elle était avant la guerre de 1870. Mais sommes-nous bien certains de ce rôle secondaire qu’on est si empressé de lui assigner? Qui avait entendu parler d’une marine autrichienne avant 1866? Il y en avait une pourtant, créée sous la prévoyante inspiration du malheureux prince que nous avons laissé fusiller à Queretaro. Sans elle, sans les vaisseaux de Tegethoff, l’Autriche aurait perdu ses provinces illyriennes, et peut-être plus encore. De quel secours la flotte de Kornilef n’a-t-elle pas été pour la défense de Sébastopol! En Amérique, pendant la guerre de sécession, au Brésil, lorsqu’on a lutté avec la dictature paraguayenne, qu’aurait-on pu faire sans le concours des forces navales? Certes la création et le maintien de toutes ces forces a coûté beaucoup d’argent, mais en somme cela a été de l’argent bien placé. C’est du reste l’opinion du monde entier, car nous voyons tous les peuples aujourd’hui s’efforcer à l’envi de développer et perfectionner leur marine. Anglais, Autrichiens, Russes, Italiens, Allemands, Turcs même, tout le monde est à l’œuvre et se hâte comme si un instinct général avertissait que le jour n’est pas loin où marins et vaisseaux seront appelés à rendre de signalés services, « Nous avons reconnu depuis longtemps, disait l’an dernier un organe semi-officiel du gouvernement allemand, le Nord-Deutsche Zeitung, le fait que puissance et influence, non-moins que science et richesse, dépendent dans une vaste mesure de la possession d’une flotte de guerre représentant la force morale et politique de la nation et marquant son degré de prospérité ou de décadence. »

Méditons ces paroles venant d’un pays dont la situation géographique est analogue à la nôtre. L’affaissement de notre marine serait un signe douloureux et manifeste de décadence. Déjà, il faut bien le reconnaître, et par des causes que nous expliquerons plus loin, nous sommes dépassés par la plupart de nos voisins dans le mouvement d’activité créatrice qui se produit. A l’heure où nous écrivons, Anglais, Allemands et Turcs ont dans la Méditerranée des navires mieux protégés contre l’attaque, et pourvus de moyens de défense plus énergiques que les nôtres; de plus tous leurs vaisseaux sont en fer, tandis que les nôtres sont encore, suivant les vieux erremens, construits en bois. Ce dernier fait de l’antique construction en bois constitue pour notre flotte une cause grave d’infériorité : le vaisseau en fer, divisé par des cloisons en compartimens étanches, peut avoir un de ces compartimens crevé par un coup d’obus, de bélier ou de torpille, sans que pour cela l’eau envahisse tout le navire et le fasse couler ; dans le navire en bois au contraire, où la subdivision est impossible, rien n’arrêterait l’invasion des eaux et par suite la submersion. En citant ces faits connus de tous les marins, nous n’avons d’autre but que de montrer avec quelle heureuse et intelligente activité ou travaille autour de nous. Nous ne sommes mus par aucun sentiment de jalousie contre la marine anglaise, dont il sera souvent question dans le cours de ce travail, parce qu’on ne peut parler marine sans citer l’Angleterre. Les jalousies nationales entre elle et la France ont été ensevelies sur les champs de bataille de Crimée; les vieux hommes d’état, héritiers d’un autre âge, qui les attisaient de leurs haines, sont descendus dans la tombe, et la supériorité maritime de nos voisins, en cessant d’être l’instrument d’une politique d’agression et de domination, n’est plus pour nous que la gardienne d’une indépendance à qui nous souhaitons longue durée.

L’Allemagne, de son côté, a non-seulement à protéger une marine marchande qui s’accroît aussi rapidement que la nôtre décroît, mais, suivant l’expression du ministre de Roon, elle doit « défendre les côtes de la Mer du Nord et de la Mer Baltique et secondement maintenir à l’avenir son influence européenne vis-à-vis des nations accessibles par mer. » Rien de plus naturel qu’elle agisse en conséquence et que pour créer vite, pour atteindre le rang de troisième puissance navale auquel elle touche aujourd’hui, elle mette à profit la circonstance exceptionnellement favorable d’avoir beaucoup d’argent à dépenser, point d’esprit de routine à surmonter et point de rouages inutiles dans son administration pour tout entraver. Comme les énergiques émigrans dont elle couvre le monde, elle attaque, avec les outils et les moyens les plus perfectionnés, un sol vierge dans lequel les plantes parasites n’ont pas eu le temps de pousser leurs dévorantes racines. Mais il lui manque encore deux conditions essentielles de la puissance navale, un corps d’officiers héritiers de longues traditions, et des ports profonds. Quant à nous, il ne nous manque rien. Nous avons ce qui constitue les élémens d’une marine formidable. Nous avons les hommes, toutes les catégories d’hommes, et toutes à un haut degré d’excellence : officiers, matelots, ingénieurs, comptables. Nous avons les ouvriers habiles, le bois, le fer, le charbon. Nous avons les ports profonds et enfin la richesse. Avec toutes ces ressources, nous laisserons-nous dépasser par nos voisins?

L’élément principal de notre marine, c’est un corps d’officiers assez ancien de formation pour avoir toutes les qualités nécessaires. Rien ne peut le suppléer, comme on en a fait la triste expérience à la fin du siècle dernier. La révolution avait détruit le corps entier des officiers de la marine royale. On a essayé d’armer des flottes sans eux; les vaisseaux, construits par de savans ingénieurs, étaient superbes, les équipages vaillans, mais les de Grasse, les Suffren et toute la brillante pléiade d’officiers formés à leur école n’étaient plus là. Les chefs manquaient. Aussi toute la période révolutionnaire des combats de mer n’a été qu’une suite d’ineptes boucheries où l’on voyait, comme au combat de l’amiral Martin devant Toulon, un vaisseau français combattre un vaisseau anglais de même force, recevoir son feu, riposter dans des conditions identiques, avec 200 hommes hors de combat de notre côté et personne de l’autre. Partout il en a été ainsi, et la guillotine embarquée sur chaque vaisseau n’a pu improviser ce qui ne s’acquiert que par l’instruction : une longue pratique et la transmission non interrompue de l’esprit de corps et des principes de devoir et d’organisation. L’empereur lui-même avec tout son génie n’a pu ressusciter la marine, le temps lui a manqué pour faire des officiers ; mais en créant une école spéciale pour en former, il a jeté la première base de notre réorganisation navale. Depuis l’empire, cette réorganisation s’est poursuivie sans relâche à travers tous les changemens de régime et d’administration. Gouvernemens et ministres ont eu la sagesse de laisser à l’œuvre le temps de s’accomplir, et de n’y apporter que des modifications de détail indiquées par l’expérience. Ainsi s’élèvent les édifices solides. Aujourd’hui non-seulement la tradition est refaite, mais notre corps d’officiers forme une hiérarchie puissante entourée de tous les élémens de perfection, et dont tout dissolvant a été soigneusement banni. Pas de jalousie d’origine : elle est la même pour chacun; tous ont passé au crible d’examens auxquels chacun a été libre de se présenter; tous enfin, sauf quelques rares exceptions, ont suivi les cours de l’école navale. Ainsi donc le point de départ est l’unité d’origine, d’éducation, et dès le début aussi s’établit le lien puissant de la camaraderie de promotion. Dans les grades d’aspirant et d’enseigne, nos officiers parcourent toutes les mers du globe, se pénètrent des traditions du service et de la discipline, et se créent enfin le sens marin, cette seconde nature, cet instinct nécessaire qui ne s’acquiert que dans la jeunesse. A vingt-sept ans, l’officier de marine est lieutenant de vaisseau. Le voilà chef de quart en escadre, responsable pendant la durée de son service du vaisseau qui lui est confié et de la vie des 600 hommes qui le montent. Qu’un incident de mer imprévu se produise tout à coup, la nuit, de mauvais temps peut-être, son jugement doit non-seulement décider à l’instant quelle manœuvre doit être faite, mais, sous peine de désastre, son instinct doit également deviner, comme il aura à le deviner dans le combat, quelle va être la manœuvre des vaisseaux qui l’entourent. La décision prise, il faut encore, si le vaisseau est à la voile, que l’officier de quart transmette sa volonté à 300 hommes d’équipage et la fasse exécuter avec ordre et promptitude. On conçoit comment sont faits les hommes qui, pendant de longs mois, traversent journellement et victorieusement cette épreuve, la véritable école de la guerre. Ils sont bons à tout. Les chefs marquent d’une croix ceux dont le jugement a donné à plusieurs reprises des preuves d’erreur, car le manque de jugement, malheureusement très compatible avec l’éducation mathématique, est un mal dont on ne guérit pas et qui entraîne sur mer de terribles conséquences. Cette croix les suit à leur insu dans leur carrière. Le nombre de ces parias est heureusement très restreint, car en toutes choses ce sont bien plus les occasions qui font les hommes que les hommes qui manquent aux occasions. Avant de monter en grade, le lieutenant de vaisseau exerce presque toujours le commandement, non pas seulement d’un quart, mais celui d’un navire. Mis ainsi, à l’âge où l’homme et son intelligence sont dans leur pleine vigueur, en face des responsabilités les plus diverses, il faut qu’il montre à la fois toutes les aptitudes du commandement maritime et militaire. Il faut qu’il soit bon administrateur, il faut qu’il ait la dignité, la fermeté et le tact nécessaires pour représenter la France à l’étranger. Il faut tout cela, et quand on songe qu’aucun embarras n’a jamais été causé par l’exercice de ces fonctions si diverses, que ce droit d’administrer, par exemple, de faire les achats, de passer les marchés, de signer les traités, n’a jamais donné lieu à aucun abus, on peut affirmer que la confiance illimitée qu’inspire le corps d’officiers de la marine est bien placée, et qu’il est une de ces institutions précieuses dont un pays peut être justement fier. Mais nous n’avons pas seulement les officiers, nous avons aussi les équipages. Depuis deux cents ans, le service obligatoire est appliqué à toute la population maritime du littoral sous le nom d’inscription maritime. Les mêmes règlemens, décrétés il y a deux cents ans par l’admirable prévoyance des grands fondateurs de notre marine, sont encore en vigueur aujourd’hui : aucune modification importante n’y a été apportée ; ils sont entrés dans les mœurs, et plus d’une nation étrangère s’est appliquée à les copier. En temps de guerre, toute la population maritime doit service à l’état, et sur un signe des fonctionnaires spéciaux qui tiennent les registres d’inscription, en quelques heures elle afflue dans nos ports de guerre; en temps de paix, chacun va à tour de rôle passer un certain temps sur les vaisseaux. En échange de cette double obligation, l’état prend soin de la famille du marin et du marin lui-même dans ses vieux jours. Tout est réglé avec une sagesse que le temps a consacrée. On avait pu craindre un moment que la décroissance de notice navigation marchande, causée par la réforme économique de 1860 et la concurrence des chemins de fer, n’amenât une réduction dangereuse dans le personnel de l’inscription maritime. De 1850 à 1876 en effet, les armemens de notre marine marchande au long, cours et au cabotage ont subi une diminution de 2,270 navires montés par 15,000 matelots; mais ces 15,000 matelots ont trouvé à s’employer à la petite pêche, dont la prospérité s’est accrue par le débouché que les chemins de fer ont assuré au poisson frais et salé. En somme, le chiffre de 110,000 hommes disponibles en cas de guerre pour le service de nos vaisseaux reste jusqu’ici invariable. Il est plus que suffisant pour pourvoir à l’armement de notre flotte tout entière. Sans doute les 15,000 hommes qui naviguaient en haute mer et qui s’embarquent aujourd’hui sur les bateaux de pêche, ont perdu quelque chose en qualité. Il y a une différence entre manier la voile d’un bateau de pêche et aller serrer le hunier d’un grand navire au cap Horn. Mais avec l’emploi de la vapeur le rôle du marin va en se rétrécissant, et l’essentiel est d’avoir à toute heure sous la main des hommes de bonne conduite, rompus à la vie de la mer et à la discipline. Nous trouvons cela dans nos pêcheurs, dans cette race sobre, honnête, laborieuse, qui peuple notre littoral. Sur la moindre barque de pêche il y a un chef, et dès son enfance le mousse apprend à côté de son père, de ses frères, l’impérieuse nécessité de la discipline. Pour le pêcheur, le travail est incessant et toujours dangereux. Pour lui, la terre promise, c’est l’église de son village qu’il aperçoit là-bas et où il sait pendant la tempête que sa femme prie pour lui; c’est la maison où elle l’attend et où, si la pêche est bonne, il va apporter le bien-être. Point de café, de journaux. la vie se divise pour lui entre deux devoirs entourés tous les deux de dangers continuels : gagner laborieusement le pain de sa famille et servir son pays.

Marin de profession et homme de devoir, voilà l’état préparatoire par lequel il a passé pour arriver sur nos vaisseaux. En quelques mois, son éducation militaire est complète, et alors s’établit entre lui et l’officier qui le commande cette union inébranlable fondée d’une part sur l’affection du chef pour le matelot, dont il admire le dévoûment, de l’autre sur le respect du matelot pour l’incontestable valeur du supérieur, qui partage toutes ses privations, et cimentée par cette religion commune qu’ils portent en tout pays et pour laquelle ils braveront ensemble tous les périls, l’amour de la patrie.

Ajoutons aussi que cette classe d’hommes aujourd’hui si rare, les sous-officiers, ou, comme on les appelle en marine, les maîtres, ne nous fait pas défaut. Bien au contraire, jamais les cadres de nos équipages n’ont été meilleurs, et loin d’éprouver de la peine à les recruter, nous avons la douleur d’être forcés souvent par des exigences de budget de renvoyer à une vie de hasard et peut-être à la misère ces serviteurs admirables. Ajoutons enfin que, grâce à la création et à la bonne organisation de nos écoles de spécialités, écoles de canonniers, gabiers, fusiliers, timoniers, mécaniciens, aucun pays ne peut former les équipages d’une flotte de guerre avec une célérité comparable à la nôtre.

C’est tout ce personnel militaire, officiers, maîtres et matelots, qui est l’âme de notre marine, et qui en fait la force incomparable. Non-seulement nous devons nous garder d’y toucher, mais nous devons faire les sacrifices nécessaires pour le maintenir en cet état d’excellence. Malheureusement on ne s’en est pas assez préoccupé dans ces derniers temps, comme on le verra plus loin.

Pour que ce vaillant personnel rende tous les services qu’on est en droit d’attendre de lui et qu’on n’a jamais attendus en vain, il faut lui fournir une flotte de navires à monter, à mener au combat. La tâche de les construire est confiée à un corps savant, recruté en entier dans les rangs de l’École polytechnique, le corps du génie maritime. Quiconque a visité un de nos ports a dû être frappé du nombre exceptionnel d’hommes remarquables que ce corps compte dans ses rangs. Comme leurs confrères du génie militaire, nos ingénieurs apportent des bancs de l’école la science, et avec elle le goût, la passion du travail méthodique et consciencieux. Sous une direction qui tempère chez eux ce que les idées mathématiques ont parfois de trop absolu, ils sont pour l’état d’incomparables serviteurs, et nos constructions navales ne peuvent. être en de meilleures mains. Seulement il y aurait quelques modifications à faire dans l’organisation du corps et dans ses attributions. Directeurs d’usine sans responsabilité pécuniaire ou industrielle, mais chargés de construire des navires dont les bonnes ou mauvaises qualités seront le salut ou la perte de vaillans équipages, le succès ou l’insuccès dans le combat, la responsabilité morale de nos ingénieurs est grande en réalité, bien qu’officiellement elle soit couverte par l’avis du comité consultatif, appelé conseil des travaux. Nous voudrions qu’en face de cette situation délicate rien ne vînt compliquer l’exercice de leur spécialité, et qu’ils fussent surtout déchargés des fonctions de comptable, qui prennent une grande partie de leur temps. Nous voudrions que l’initiative des jeunes ingénieurs, si importante à encourager dans un temps de révolution navale où une avance d’un an sur la réalisation d’un progrès est une année de supériorité assurée, fût entourée de moins d’entraves. Le conseil des travaux, qui juge les projets, est devenu progressivement nombreux à l’excès. Composé d’élémens très divers, puisqu’on y compte jusqu’à des officiers de l’armée de terre, les spécialistes y dominent, et il est fort difficile de les contenter tous. Aussi les projets entachés de nouveauté, eussent-ils déjà pour eux la sanction d’une application faite à l’étranger, sont-ils presque tous l’objet d’un de ces votes négatifs chers aux assemblées bigarrées. De là des découragemens, des retards, une source sérieuse d’infériorité. Le bon sens indique qu’un comité moins nombreux, composé en majorité des hommes les plus aptes à se prononcer, de ceux qui ont à la fois l’expérience de ce qui se passe sur mer et de ce qui se fait chez les autres nations, de ceux qui joueront leur vie et leur honneur sur les navires projetés, d’officiers de marine, en un mot, serait infiniment préférable. En Angleterre, il n’y a point de conseil des travaux, le juge est unique; c’est un officier de marine choisi parmi les plus capables[1]; il a à la fois une grande responsabilité et une grande autorité; c’est encore meilleur. Rappelons ici qu’il y a trente ans il fallut profiter d’un interrègne ministériel fait par M. Guizot pour obtenir la signature d’un ordre impératif, véritable coup d’état, chargeant M. Dupuy de Lôme, alors jeune sous-ingénieur, de la construction de notre premier vaisseau à vapeur, et ajoutons que, si l’on avait osé, comme le demandait M. Dupuy, le construire en fer, vingt ans de coûteux tâtonnemens nous eussent été épargnés.

Enfin, pour bien exécuter tous les mille détails de la construction et de l’armement des vaisseaux, il faut recueillir beaucoup d’avis, beaucoup d’observations, et avoir sous les yeux bien des élémens de comparaison. Sous ce rapport, nos ingénieurs, enfouis dans leurs ports et séparés du monde entier, sont dans une position d’infériorité sérieuse vis-à-vis des constructeurs anglais par exemple, qui voient toutes les marines du monde passer sous leurs yeux. Déchargés de leurs fonctions administratives, ils seraient en nombre suffisant pour que chaque port pût envoyer tous les ans un de ses ingénieurs en tournée dans les arsenaux, chantiers et ports étrangers, et en rapporter une moisson de renseignemens ; ce serait un grand progrès. Mais s’il y a des progrès à réaliser dans l’organisation du génie maritime, l’institution est bonne. Elle a rendu et rendra encore de grands services.

Après les vaisseaux à construire viennent les armes et surtout les canons, affûts, projectiles. La tâche de les fabriquer, est en tout pays confiée aux officiers d’artillerie. En Angleterre, où on pense que des canons sont toujours des canons, qu’ils soient servis par des matelots ou par des soldats, le matériel de l’armée et celui de la flotte sont fabriqués par raison d’économie, et au grand bénéfice de la puissance de création, dans le même établissement, à Woolwich. En France, où l’on ne recule jamais devant la multiplication des rouages, des administrations et des places, les deux matériels se fabriquent dans des établissemens différens. L’armée a les siens, la marine a les siens. Ils sont tous dirigés par la même espèce d’hommes, des officiers d’artillerie devenus, par l’étude et certaines facultés propres, des fabricans et d’habiles fabricans. Les uns s’appellent officiers d’artillerie tout court, les autres officiers d’artillerie de marine, bien qu’ils n’embarquent pas plus sur les vaisseaux que leurs confrères de l’armée de terre. Rendons aux officiers d’artillerie de marine l’éclatante justice de déclarer que leurs produits ne laissent rien à désirer comme fabrication. Si ces produits sont un peu arriérés, si là encore nous nous laissons devancer par les étrangers, si notre travail est lent, la faute n’en est pas imputable à nos officiers. Elle n’est pas imputable non plus à l’administration générale de la marine. Il n’y a pas d’administration plus éclairée, plus dévouée, et nous ajouterons plus pure; jamais il n’a été rien articulé contre elle, et ses chefs sont des hommes éminens par leurs connaissances et leur expérience.

On le voit, dans notre opinion profondément arrêtée, la France possède, comme nous le disions plus haut, tous les élémens d’une marine puissante. Cependant, il faut bien l’avouer, et il vaut mieux le savoir, car, en fait de force nationale, rien n’est plus fatal que les illusions, notre marine n’est pas ce qu’elle devrait être. Le personnel souffre, le matériel est arriéré et insuffisant. Toute notre organisation navale a subi et subit un temps d’arrêt regrettable surtout à une époque de progrès et de transition comme la nôtre, où, l’invention et les découvertes procédant par bonds prodigieux, l’arme qui tenait l’ennemi en respect se change en roseau du jour au lendemain.

Les causes de cette triste situation sont diverses : les unes datent de loin et proviennent de notre caractère, de nos habitudes administratives, du courant politique et social qui nous entraîne, et de certains vices d’organisation qui en découlent; les autres, toutes récentes, sont dues aux réductions budgétaires imposées à la marine après la guerre de 1870, et à la manière dont ces réductions ont été réparties. Il importe de se rendre un compte exact des unes comme des autres.


II.

De 1660 à 1870, période de paix, le budget de la marine et des colonies a été en moyenne de 210 millions. La guerre survient, et en 1672 nous trouvons la dotation de la marine réduite à 146 millions. De 1872 à 1876, la moyenne de cette dotation est de 160 millions. C’est donc une réduction de 50 millions par an qu’a subie le budget de la marine, depuis la guerre, soit 200 millions de moins affectés à l’entretien de la force navale depuis quatre ans.

Ce n’est pas tout!

Avant 1870, nos arsenaux possédaient des approvisionnemens considérables, ce qu’il est permis d’appeler leur fonds de roulement. Ces approvisionnemens, employés pendant la guerre et sur terre aux besoins de la défense nationale, n’ont pas été remplacés. De là pour la marine une nouvelle perte de 60 millions.

Voilà déjà deux cent soixante millions !

Mais ce n’est pas tout encore. Pendant que l’ensemble du budget était réduit dans cette énorme proportion, les dépenses coloniales, qui forment une part considérable de ce budget, qui ne contribuent en rien au maintien de notre puissance navale et qui ne sont en réalité qu’une lourde charge, allaient en s’accroissant progressivement. Ainsi, avant la guerre, les dépenses : colonies, établissemens pénitentiaires, troupes coloniales, s’élevaient à 35 millions[2]. Elles sont aujourd’hui de 44 millions; il y a donc là encore 9 millions à porter au compte des réductions dont a été frappé le budget de la marine proprement dite.

Nous avons opéré toutes ces réductions au moment où le prix croissant de la main-d’œuvre, des matières premières, des engins de guerre de toute sorte, des réparations des navires cuirassés, obligeait toutes les nations, pour maintenir leur état naval, à augmenter leur budget, au moment, par exemple, où l’Angleterre élevait le sien au chiffre énorme de 280 millions, déduction faite de toute dépense coloniale et militaire.

L’ensemble de ces faits suffirait seul pour expliquer à quel point est fâcheuse la situation actuelle de la marine française. Retirer à une plante vigoureuse l’arrosage qui jusqu’ici lui a donné la sève et la vitalité, faire succéder les unes aux autres les années de sécheresse, c’est assurer son rapide dépérissement. Il est évident que, financièrement, les années qui ont suivi la guerre de 1870-71 ont été pour la marine des années désastreuses. Et, par une de ces anomalies qui confondent la raison humaine, l’écueil sur lequel elle a fait naufrage a été l’écueil de sa propre excellence. Quand la douloureuse situation léguée par nos malheurs nous a contraints à chercher partout des économies à réaliser, on s’est trouvé en face des plus grandes difficultés. Les budgets des divers départemens ministériels sont avant tout des feuilles d’émargement sur lesquelles il est presque impossible de rien prélever, si on ne veut pas briser des situations honorablement acquises. Seules l’armée et la marine inscrivent à leur budget de grosses dépenses, qui se traduisent en solde d’hommes enchantés d’être congédiés et en matériel qui ne fait pas d’oppositions. Il ne pouvait entrer dans l’esprit de personne de diminuer les dépenses de l’armée ; on s’est tourné alors vers la marine. Pendant la guerre, elle avait fait tout ce qu’on attendait d’elle, et à l’heure des grands périls, son personnel avait apporté partout le concours d’un dévoûment. et d’une discipline inébranlables. Aussi le lendemain était-elle au faîte de la popularité. C’est ce qui l’a perdue. « La marine, est parfaite, disait-on ; elle n’a besoin de rien. Nous la retrouverons toujours. Nous pouvons lui demander encore un sacrifice, elle est assez riche pour cela. » Le sacrifice a été fait, et en 1872 le budget propre de la marine, colonies et troupes déduites, est tombé à 106 millions. La chute était rude, si l’on compare ce chiffre aux 175 millions des budgets de l’empire, si on le compare surtout au budget de la marine anglaise.

Mais enfin, une fois l’amputation faite, cette somme, si réduite qu’elle fût, a-t-elle été au moins totalement consacrée à produire la plus grande force navale possible, à faire des torpilles, des canons, des vaisseaux, et à envoyer ces derniers à la mer, montés par des officiers et des équipages capables et contens ? Eh bien ! non, une grande partie est allée s’égrener en route. C’est que le fleuve budgétaire, au lieu de rester sur tout son parcours un puissant. moteur, est vite détourné en une foule de petits canaux où sa force s’épuise jusqu’à ce qu’il finisse par disparaître dans un inextricable delta. Mais n’anticipons pas. Comment en effet la réduction de 50 millions ordonnée s’est-elle opérée?

Il y a en marine, dans l’action comme dans la dépense, deux grandes divisions : la flotte et les arsenaux. La flotte, ce sont les vaisseaux et le personnel qui les monte. Les vaisseaux prêts à prendre la mer et pourvus de leurs équipages constituent les armemens. C’est la force organisée, agissante, celle qui sur notre frontière maritime et sur les mers lointaines représente et exerce la puissance de la France. Les arsenaux sont l’usine immense qui crée et renouvelle le matériel nécessaire à l’exercice de cette force. Naturellement on a fait porter le poids des économies sur les deux services : armemens et arsenaux. Rien de plus simple, de plus facile que de réduire les armemens. Les navires sont rappelés au port et les équipages, à leur grande joie, renvoyés dans leurs foyers. Plus de solde, d’habillement, de vivres à payer. Plus de rechange, de combustible à consommer, plus d’avaries à réparer. L’économie est grande, immédiate, et au premier moment personne n’en souffre et ne se plaint. On a donc considérablement réduit les armemens. Comme conséquence, unique en apparence et toute naturelle, semblait-il, après nos revers, nous n’avons plus été représentés sur les mers que par une force très inférieure à celle que nous avions l’habitude d’y entretenir.

Mais de cette excessive réduction des armemens il n’a pas tardé à découler un mal dont on n’avait pas prévu l’étendue : mal sérieux, car, si on n’y remédiait, il compromettrait un avenir que les plus ardens économistes entendaient réserver. La diminution des armemens entraînait forcément celle des embarquemens d’officiers et celle des commandemens. Or c’est sur mer, dans l’exercice de leurs fonctions de chef de quart ou de commandant, que nos officiers acquièrent à la fois l’instruction, le coup d’œil, la pratique du métier et l’art de commander qui ont fait jusqu’ici leur valeur. Avec la diminution des armemens opérée en 1871, le lieutenant de vaisseau qui passait quatre ans à la mer et deux à terre en passe maintenant deux à la mer et quatre à terre. Pendant ces quatre années d’oisiveté, de solde réduite, de séjour forcé et absolument inutile dans les ports, plus d’occasion de s’instruire, de s’exercer, de se perfectionner, plus d’occasion non plus de se distinguer et d’acquérir des titres à l’avancement. A l’inconvénient matériel incontestable vient se joindre le mal moral, le découragement. Supposez que vous soyez peintre ou musicien, que vous vous sentiez un avenir et que tout à coup on vous déclare que pendant quatre ans vous ne toucherez pas à vos pinceaux, à votre instrument; quel sentiment éprouveriez-vous? Eh bien! ce qui se passerait en vous se passe aujourd’hui dans l’âme de nos officiers. Pour les officiers supérieurs, les conséquences de la réduction des armemens ont été encore plus graves. D’après la loi, ils ne peuvent être en condition d’avancer que s’ils ont, non-seulement accompli un certain temps de grade, mais encore exercé pendant plusieurs années le commandement d’un navire à la mer. Quand le nombre des commandemens était suffisant, tous les officiers remplissaient assez promptement ces conditions. Ils attendaient ensuite les vacances, le choix du ministre, les chances de la fortune, les occasions de se signaler. Mais, le chiffre des commandemens de tout grade, qui, après avoir été de 275 en 1864, au moment de l’expédition du Mexique, était revenu dans la dernière année de l’empire au chiffre normal de 165, ne s’est plus trouvé en 1876 que de 115. Cette grande réduction, quand les exigences de la loi et le chiffre des concurrens aptes à exercer des commandemens restaient les mêmes, équivalait pour ceux-ci à une diminution considérable des chances d’avancement. Aux hasards de la promotion venait s’ajouter le hasard d’être mis au choix en position d’en remplir les conditions. En fait, c’était un nouvel échelon à franchir, introduit entre les grades, et la multiplication mathématique des incertitudes d’une carrière dont les progrès disparaissaient, pour le plus grand nombre, dans un lointain indéfini.

À cette situation doublement affligeante au point de vue de la valeur de notre corps d’officiers et de son moral, on a essayé de porter un remède héroïque, en décrétant la réduction des cadres; mais, si cette mesure était sage et nécessaire, on en a détruit le salutaire effet par la manière timide dont on l’a appliquée. On a décidé que cette réduction se ferait au fur et à mesure des extinctions, une seule nomination à un grade supérieur devant se faire sur cinq vacances. Les extinctions se produisant très lentement, l’encombrement actuel a été maintenu avec tous ses inconvéniens, et on a encore aggravé le mal moral en frappant les chances d’avancement, déjà si réduites, d’une diminution nouvelle de 80 pour 100. Mieux eût valu cent fois se décider résolument à réduire les cadres d’un seul coup par une loi exceptionnelle. Un moyen avait été proposé, qui a été souvent employé avec succès en pays étranger. Il s’agissait d’offrir par circulaire le titre et la retraite immédiate du grade supérieur aux officiers qui en feraient volontairement la demande, jusqu’à la concurrence du nombre d’officiers à retrancher. Il est plus que probable que cette offre eût été acceptée par beaucoup d’officiers fatigués ou pressés d’assurer à leurs familles un avantage certain. Le chiffre de la retraite du grade supérieur étant moins élevé que la solde d’activité du grade inférieur, il y aurait eu pour l’état une économie immédiate, fort minime il est vrai, mais les extinctions se seraient faites hors du cadre, sans que l’avancement normal eût subi aucun retard. C’était, à vrai dire, un simple palliatif, mais dans les questions de personnes les palliatifs valent la peine d’être essayés. On ne l’a pas fait, le procédé étant en dehors de notre invariabilité administrative. Au lieu de cela, on a eu recours à d’autres moyens. On a réduit la durée des embarquemens et celle des commandemens, mesures regrettables qui n’ont que des inconvéniens. Elles obèrent les officiers, refroidissant leur ardeur et diminuent la valeur du navire et de son équipage, en les désorganisant périodiquement. Que deviendrait un régiment dont le colonel changerait tous les ans ?

Il est facile, après l’exposé que nous venons de faire, de s’expliquer le découragement dont sont saisis beaucoup de nos officiers : « Nous avons pourtant fait notre devoir et porté haut l’honneur du nom français. A l’heure des désastres chacun a pu voir quelle a été notre conduite au siège de Paris, aux armées de la Loire et du Nord. En récompense, on brise notre carrière, on en ferme les issues. » Ces doléances méritent d’être écoutées, car elles sont sérieuses et fondées. Pensons aussi que, si aujourd’hui, en 1876, sur 742 lieutenans de vaisseau, nous en avons 278 à la mer, les Anglais, sur 748, en ont 520. Chez nous un tiers, chez eux les deux tiers. Pour les capitaines de vaisseau, la proportion des commandemens est encore bien plus forte, en France, sur 110, 29 commandent. En Angleterre, sur 194 il y en a 97 : le quart en France, en Angleterre, la moitié. Il faut méditer ces chiffres, car les bons officiers et les bons chefs se font, nous ne saurions trop le répéter, par la pratique, l’expérience, l’exercice du commandement, et il faut en conclure, que, si nous ne voulons pas descendre du niveau élevé que nous avions atteint à une infériorité relative, il est temps et grand temps de relever le chiffre de nos armemens.

Il serait en dehors du cadre dans lequel ce travail doit se renfermer, de rechercher de quelle manière et dans quelle proportion de navires devrait se faire cette augmentation. Cependant nous ne pouvons nous empêcher de faire observer que l’escadre cuirassée actuelle ne remplit que très imparfaitement une des fonctions les plus importantes des anciennes escadres d’évolutions, celle de faire des lieutenans de vaisseau. Cette escadre est si coûteuse à entretenir, par les dépenses de charbon, que nécessitent les moindres déplacemens de navires dont la sûreté d’évolution à la voile est toujours douteuse, par les sommes énormes qu’entraîne sur ces mêmes navires la réparation de la moindre avarie, qu’elle navigue forcément fort peu de temps, et pendant ce peu de temps le capitaine est toujours là pour surveiller lui-même les manœuvres, de son bâtiment. Le lieutenant de vaisseau, chef de quart, n’a plus alors ces occasions que lui offraient les longues croisières d’autrefois pour former son coup d’œil, son jugement, sa décision; la plus grande partie de son temps d’escadre se passe à monter la garde en rade. Il y a là une lacune qu’il est de la plus haute importance de combler. Tant que l’Europe restera dans l’état de paix profonde, mais précaire, que nous traversons aujourd’hui, nous ne pouvons cesser d’entretenir notre escadre cuirassée. C’est la seule garantie de sécurité de nos frontières maritimes; mais nous pourrions très bien former à côté d’elle une escadre légère, composée d’au moins six navires capables de naviguer de conserve à la voile, et à laquelle nous ferions parcourir toutes les mers du globe. Ce serait l’école des lieutenans de vaisseau, et le résultat à atteindre vaudrait bien la dépense. Ajoutons que cette institution navale existe depuis longtemps en Angleterre. Aux bons résultats qu’elle donne au point de vue du personnel se joint l’avantage d’avoir une force considérable essentiellement mobile et que le télégraphe peut saisir à toute heure, n’importe où, pour la diriger sur tel point où un intérêt national réclamerait sa présence. Nous mettons la création de cette escadre au premier rang dans l’augmentation d’armemens que nous croyons indispensable.


III.

Revenons maintenant aux économies budgétaires des années 1872 et suivantes. Nous avons montré les conséquences de la réduction des armemens sur notre organisation navale. Passons aux arsenaux. L’allocation budgétaire servait à entretenir : Cherbourg, Brest, Lorient, Rochefort, Toulon, plus quatre établissemens moins importans : Indret, la Chaussade, Nevers, Ruelle. En tout, elle alimentait une usine créatrice divisée en neuf succursales. Chacune de ces succursales avait, comme toute usine, trois branches de dépenses distinctes : les frais généraux administratifs, les ouvriers ou main-d’œuvre, les matières à transformer ou approvisionnemens. Obligés de réduire d’une somme considérable le budget de l’usine, allions-nous procéder comme pour les armemens? sur neuf succursales en fermer deux ou trois, faisant porter du même coup les réductions par proportions égales sur les trois branches de dépenses : les frais généraux, la main-d’œuvre, les approvisionnemens?

C’eût été à la fois sage, hardi et fécond pour l’avenir; le travail producteur eût été restreint, mais non ralenti. On eût profité de la pression du moment pour le concentrer, pour lui imprimer par là une rapidité qui eût été un accroissement de force, et pour le débarrasser de charges administratives écrasantes. Un manufacturier eût certainement agi ainsi. Les Anglais, avec leur esprit pratique, n’ont pas manqué de procéder de cette manière, lorsque, il y a quelques années, ils ont voulu faire des économies sur le superflu : ils ont fermé les arsenaux maritimes de Deptford, de Woolwich, et considérablement réduit celui de Pembroke; en les fermant, ils en ont supprimé tous les emplois, et quant aux ouvriers qui n’ont pas trouvé à se placer, ils les ont gratuitement transportés avec leurs familles au Canada, où ils leur ont donné des terres. Allions-nous suivre ce précédent? Allions-nous fermer un de nos ports, fermer l’usine d’Indret, avec laquelle nous essayons coûteusement de faire concurrence à l’industrie? Allions-nous dire à tout le personnel administratif de ces établissemens : « Gardez vos traitemens, mais on ne vous remplacera plus. » Allions-nous emmener les ouvriers dans nos autres ports, ou, à l’instar des Anglais, établir ceux qui le préféreraient colons en Algérie? On n’y a pas même songé.

Il eût été difficile, il est vrai, de porter la main sur tout le coûteux échafaudage qui forme le personnel administratif d’un de nos ports, à savoir :

Préfet maritime, — état-major et bureaux.
Major-général, — état-major et bureaux.
Major de la flotte — et bureaux.
Directeur des mouvemens du port, — état-major et bureaux.
Commandant de la division, — état-major et bureaux.
Directeur des constructions navales — et bureaux.
Corps du génie maritime.
Personnel administratif des directions des travaux.
Directeur d’artillerie, — état-major et bureaux.
Directeurs des travaux hydrauliques — et bureaux.
Personnel du service des manutentions.
Directeur du service de santé, — corps de santé.
Tribunaux maritimes et parquets, — aumôniers, — commissaire-général, — corps du commissariat, — corps des commis du commissariat, — inspecteur des services administratifs, — corps de l’inspection, etc.

Comment s’y prendre en effet pour réduire ou transformer, sans le faire souffrir, tout ce personnel aussi méritant que mal payé?

Comment réduire ou déplacer ces milliers d’ouvriers établis là depuis longtemps, eux et leurs familles, ayant là, comme leurs chefs, leurs habitudes? Et Dieu sait quelle est chez nous la puissance de l’habitude! Comment retirer enfin aux villes, aux campagnes qui vivent de cette agglomération, la part qu’elles sont habituées à considérer comme la leur sur les ressources du budget? Et cependant là serait l’intérêt véritable présent et à venir du pays. Mais les gouvernemens assez indépendans pour braver l’impopularité dans un intérêt national, assez sûrs d’eux-mêmes pour songer à l’avenir, n’existent plus pour nous. Réduire le nombre de nos arsenaux, on n’y a pas songé, avons-nous dit. Peut-être aussi a-t-on sincèrement, consciencieusement pensé que le plus grand service à rendre à la marine, au moment critique qu’elle traversait, était d’éviter toute complication, de ne jeter aucun trouble dans son organisation et de conserver intact le creuset qui jusqu’alors avait servi à en amalgamer les élémens. Les mauvais jours passés, on reprendrait la coulée. Grande erreur! Le temps perdu ne se retrouve jamais.

Résolus donc à n’opérer aucune réduction sur le personnel de 33,000 non combattans que paie le budget de la marine, décidés à continuer de solder les frais généraux neuf fois répétés des neuf établissemens entre lesquels se fractionne le travail créateur, sur quoi pouvait-on faire porter les réductions promises? Sur ce qui ne se plaint pas. Sur les approvisionnemens, ces malheureux approvisionnemens déjà réduits de 60 millions pendant la guerre. Les attaques de la presse étaient évitées, les intérêts électoraux n’étaient pas compromis, mais, bien involontairement, on frappait notre puissance navale d’un arrêt de suspension. Nous aurions perdu la moitié de nos vaisseaux pendant la guerre que, sauf l’honneur, le désastre eût été moins grand : nous eussions perdu de vieux navires déjà et de beaucoup dépassés par les progrès de la science navale, mais nous les eussions remplacés par des vaisseaux réunissant toutes les qualités et les améliorations les plus récentes; nous aurions fait des bâtimens à compartimens, en acier, des canons d’acier, et créé une flottille de bateaux porte-torpilles, tirailleurs des combats futurs. Au lieu de cela, nous gardions une flotte de navires inférieurs, déjà à demi usés, mais nous interdisions pour des années le moyen de les remplacer.

Faute d’approvisionnemens, de bois, de fer, de charbon, de matières de toute sorte, on ne pouvait construire, quel que fût le nombre prodigieux des administrateurs et des ouvriers, qu’un nombre très restreint de navires, de canons, nombre tout à fait insuffisant pour pourvoir à l’entretien et au renouvellement de la flotte. Du jour où une diminution considérable du budget avait été consentie, une diminution correspondante de la force navale était décidée. Mais en réduisant proportionnellement les frais et les approvisionnemens, nous l’atténuions autant que possible; tandis qu’en faisant porter aux approvisionnemens seuls tout le poids de cette réduction, nous en exagérions de plein gré les conséquences et nous condamnions, au moins pour quelque temps, notre matériel à l’appauvrissement progressif si visible aujourd’hui.

Le mal s’est encore trouvé aggravé par d’autres causes. Nous vivons à une époque révolutionnaire en fait de matériel naval. Pendant des siècles, la puissance maritime des états s’est mesurée au nombre des vaisseaux et des canons qu’ils pouvaient envoyer sur mer. Vaisseaux et canons étaient semblables ; leur nombre, joint à l’habileté des chefs et des équipages, décidait le succès. Il en a été ainsi jusqu’au moment où l’introduction simultanée de la machine à vapeur et du canon à obus est venue tout bouleverser. Il fallait bien des boulets pour désemparer le vaisseau d’autrefois. Un rien suffit aujourd’hui pour mettre le moteur à vapeur hors de service et laisser le navire sans défense, exposé à tous les coups. Aussi, dès l’apparition des navires à vapeur, a-t-on naturellement songé à conjurer ce péril et à protéger l’appareil vital. Alors a commencé la lutte entre le canon et la cuirasse, lutte qui dure depuis vingt ans, et dans laquelle le dernier mot reste toujours au canon. Nous en sommes aujourd’hui aux canons pesant 100 tonneaux faits pour le vaisseau italien le Duilio, aux canons pesant 81 tonneaux du vaisseau anglais l’Inflexible, à la cuirasse de 60 centimètres de fer de ce dernier navire. Pour porter ces poids immenses, il faut des navires gigantesques qui coûtent chacun 12 ou 15 millions; mais le génie humain s’est mis à l’œuvre et a suscité à ces dispendieux vaisseaux un adversaire aussi économique que terrible : la torpille. Elle a été d’abord une arme défensive. Ancrée au fond de la mer, elle éclatait au contact du navire ennemi, ou, par une étincelle électrique, au moment où il traversait un certain alignement. Le premier essai a été fait par les Russes à Cronstadt. Elle est devenue ensuite une arme offensive, et, pendant la guerre d’Amérique, on a vu des hommes résolus aller tout droit l’attacher aux flancs d’un adversaire. Maintenant la torpille se meut elle-même entre deux eaux, à la profondeur voulue, dans une direction voulue et avec une vitesse qui atteint jusqu’à 38 kilomètres à l’heure. Tels sont les rapides progrès faits par cette arme nouvelle, l’arme du pauvre contre le riche, puisque les quelques kilogrammes de coton-poudre qu’elle contient peuvent détruire un navire de 15 millions, et nous n’en sommes encore qu’à son enfance. Nul doute qu’elle ne joue un rôle considérable, sinon principal, dans les futurs combats sur mer. Il en sera de même de l’éperon, comme l’ont déjà prouvé la bataille de Lissa, la fameuse sortie du Merrimac et presque toutes les luttes maritimes récentes. En présence de ces nouveaux moyens de guerre, en présence de la supériorité constante du canon sur la cuirasse et des ravages effrayans de l’obus lorsqu’il la pénètre, une réaction se fait contre les immenses et coûteux navires devenus si vulnérables. Pour réduire à la fois leur dimension et leur prix, il faut réduire les poids dont on les avait chargés, les décuirasser. Déjà on met les hommes et les canons à découvert, suivant en cela l’avis de l’amiral américain Farragut, le plus grand batailleur naval des temps modernes : « Tant qu’à me battre derrière une muraille, je la préférerais en papier. » On restreint en même temps, le cuirassement, on le limite à la flottaison et on le remplace peu à peu par la subdivision de la carène en compartimens étanches. Les vaisseaux anglais, Dévastation, et Inflexible, sont déjà subdivisés, le premier en 68, le second en 89 compartimens. Le dernier mot est loin d’être dit en fait de construction navale et de moyens de guerre maritime. Tout change tous les jours, et un combat de mer serait plutôt décidé aujourd’hui par la supériorité des moyens d’attaque et de défense de navires bien conduits que par le plus grand nombre.

Cette transformation si rapide des conditions de la guerre maritime et la supériorité de la qualité sur la quantité qui en découlait étaient pour nous dans notre détresse une circonstance heureuse. Ne pouvant, dans l’état où se trouvait le budget, songer au nombre, nous pouvions, en faisant mieux et surtout plus vite que les autres, maintenir l’équilibre entre les marines étrangères et la nôtre; mais cette chance heureuse s’est retournée contre nous, parce qu’avec notre organisation actuelle il nous est impossible de faire vite. Pour faire vite, il eût fallu concentrer toutes les ressources sur un seul arsenal et, dans cet arsenal, sur un seul navire. On eût réuni sur lui tous les efforts, accumulé tous les perfectionnemens, et, en un an ou dix-huit mois, il eût été prêt. L’année suivante, on en eût construit un second perfectionné, et ainsi de suite; mais nous avons cinq arsenaux, et dans chacun d’eux une portion de notre personnel ouvrier est immobilisée. Ce fonctionnement en cinq était bon jadis, quand il y avait économie à conduire les arbres de nos forêts au port le plus proche, quand on construisait lentement en bois, quand la valeur du navire était d’autant plus grande qu’il avait séché plus longtemps en chantier. Ce temps est bien loin de nous aujourd’hui ; la marine a subi depuis cette époque une foule de transformations, ses besoins se sont modifiés; les circonstances qui avaient présidé à la création de nos cinq arsenaux ont changé, le fractionnement, leur a survécu. Peu à peu l’habitude s’est établie de considérer nos cinq arsenaux, comme les héritiers directs du budget, entre lesquels, en bon père de famille, on devait tout partager pour ne point faire de jaloux, et cette habitude a pris avec le temps force de loi.

Quand le bâtiment à vapeur a remplacé le navire à voiles, chaque port a reçu à grands frais son atelier de réparation de machines, tandis qu’un atelier à Toulon et deux dans l’Océan, joints aux ressources de l’industrie privée, eussent largement suffi. Lorsqu’il s’est agi plus tard de passer du navire en bois au navire en fer, au lieu de fonder dans un de nos ports un vaste atelier de 6 à 8,000 ouvriers, sorte de Creusot maritime, qui eût été un puissant et rapide créateur, on a encore partagé en cinq et chacun de nos arsenaux a été doté de son petit atelier en fer, condamné par avance à des lenteurs d’enfantement excessives. Que se passe-t-il enfin quand il s’agit de répartir les fonds destinés à la construction des vaisseaux? On partage encore en cinq, de sorte que, si la somme à dépenser équivaut au prix d’un des grands navires modernes, au lieu de faire ce navire en un an, dans le Creusot maritime que nous avons négligé de créer, nous donnons un cinquième de navire à faire à chacun de nos arsenaux; au lieu de construire rapidement ce seul navire, bientôt suivi d’un second amélioré, nous mettons cinq ans à construire cinq navires identiques, et quand la couvée est près d’éclore, les cinq navires sont peut-être, grâce aux progrès faits pendant leur longue gestation, impuissans avant de naître. Cela s’est déjà vu.

Voilà, après l’insuffisance budgétaire, pourquoi les Anglais, les Allemands et les Turcs, qui, sans perdre une minute, vont droit au but, possèdent en ce moment des navires supérieurs aux nôtres. Chez eux, le but, c’est le vaisseau, l’instrument de force, de combat; chez nous, il ne vient qu’au second rang. Chez eux, il s’agit de moudre le grain, chez nous, de faire tourner les moulins. Est-ce ainsi que devraient être administrées les affaires de l’état? Que devient le but national au milieu de ces arrangemens de famille?

Ce n’est pas tout encore. La multiplicité des arsenaux entraîne aussi l’accroissement improductif du nombre des ouvriers, car une fois ces usines montées et pourvues de directeurs, d’états-majors, il faut qu’elles marchent. Cette obligation nous a conduits à employer aux constructions navales 21,000 ouvriers, chiffre énorme comparé aux 16,000 que les Anglais, avec un budget et une production plus que double, consacrent au même service. Qu’est-il arrivé alors? Qu’aux époques de réductions budgétaires comme celles de ces derniers temps, il est devenu matériellement impossible d’employer utilement cette masse d’hommes, et que dernièrement dans certains arsenaux les ressources, les matières se trouvant insuffisantes, même pour faire de simples réparations, tant notre détresse était grande, on s’est trouvé réduit, n’ayant rien à donner à faire aux ouvriers, à les occuper à défaire. On conserve dans nos ports pour ces occasions-là de vieux vaisseaux qui ne valent pas le prix de la main-d’œuvre consacré à leur démolition. Les nations étrangères, Anglais, Italiens, vendent en bloc ces vieux débris d’où on ne retire guère que la valeur de cuivre qu’on y retrouve. Pourquoi ne ferions-nous pas de même? Pourquoi ne désencombrerions-nous pas nos ports? Pourquoi ne ferions-nous pas disparaître des chances sérieuses d’incendie ! Pourquoi enfin n’économiserions-nous pas les frais d’entretien, de peinture, de gardiennage, que coûtent ces carcasses jusqu’à l’heure de leur dissection ? — Cela ferait perdre des journées d’ouvriers. — Le mot a été dit, et le mot de la situation est là.

Hâtons-nous de dire qu’en citant ces faits bien connus, nous n’avons nullement la pensée de critiquer, sauf sur un point, l’état des ouvriers de nos arsenaux. Il est évident que pour retenir ces hommes laborieux, intelligens, nécessaires, la marine doit leur assurer quelques avantages. Dans d’autres pays, on les attirerait par l’appât d’un salaire élevé; mais en France nous avons le goût des paies infimes, quitte à chercher de tous côtés de petits moyens cachés de compenser leur insuffisance. Nos ouvriers sont donc mal payés, mais, affranchis par le second empire de l’obligation de faire partie de l’inscription maritime, affranchis par le régime actuel du service de la réserve, ils sont en fait exemptés des plus lourdes charges qui pèsent sur le citoyen. Au bout d’un certain nombre d’années passées dans les arsenaux, la retraite du vieux soldat leur est assurée. Il nous paraît juste et sage, par ces avantages et par la continuité de l’emploi qui en est inséparable, d’attacher indissolublement à la marine la majeure partie des ouvriers des arsenaux: mais si ces avantages s’appliquent à tous sans distinction, si, du moment qu’on entre dans un port, le travail et les exemptions ci-dessus sont assurés quand même, si de plus la politique s’en mêle avec ses associations, ses cotisations électorales, ces agglomérations d’ouvriers à situation exceptionnelle prendront tous les caractères d’ateliers nationaux.

Après les ouvriers, c’est le personnel administratif, dont le trop grand nombre de nos établissemens a amené l’augmentation exagérée avec des inconvéniens d’une autre nature. Les progrès de la défiance publique en matière administrative, le besoin de tout contrôler indéfiniment ont engendré une multiplicité de rouages qui entraînent des pertes de temps immenses, qui éparpillent et annulent la responsabilité. La responsabilité n’existe plus aujourd’hui dans nos ports, et par suite l’autorité, l’initiative du chef, indispensables à l’action rapide, n’y sont plus connues. Les formes de l’autorité subsistent, mais la réalité est absente. Tout se fait le règlement à la main, à coups de commissions, de sous-commissions, avec le concours nécessaire de vingt signatures pour autoriser le déplacement d’un clou. Pour donner toutes ces signatures, il faut une nuée de fonctionnaires, et, les formes administratives étant partout les mêmes, la nuée se reproduit exactement dans chaque port. Divisés en catégories de signataires, bien que leur service de bureau soit identique, ils forment un certain nombre de corps gradés et assimilés :

Le corps du commissariat avec six grades,
Le personnel des commis du commissariat avec quatre grades,

Le personnel administratif des directions de travaux avec cinq grades,
Le corps des comptables des matières avec cinq grades,

L’inspecteur des services administratifs avec cinq grades, auxquels il faut encore ajouter le corps du génie maritime, puisqu’on l’a détourné en partie de son rôle naturel pour en faire un instrument d’administration. Tous ces corps, et avec eux tous les autres corps sédentaires de la marine qu’il serait fastidieux d’énumérer, mais qui sont également fractionnés entre les ports et nombreux en proportion, ont des cadres fixes. Mais cette fixité est une illusion; ils augmentent toujours. Faire de la popularité, distribuer des grades, se montrer généreux de ce qui ne vous appartient pas est facile en tout temps.

Avec ces accroissemens continuels, on arrive à des résultats dignes d’attention. Il se trouve par exemple qu’à Toulon le gouvernement et l’administration du port, depuis le préfet maritime jusqu’en bas, emploient 692 fonctionnaires, officiers ou ayant rang d’officiers, dont 451 comptables ou commis, — tandis que le port de Portsmouth, le grand arsenal de l’Angleterre, dont le travail est au moins double de celui de Toulon, est administré par 240 officiers ou employés administratifs dont environ 103 comptables ou commis. C’est-à-dire que les Anglais font avec un employé administratif ce qui, chez nous, en occupe neuf. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à voir s’élever à près de 3,000 hommes[3] le personnel non combattant de la marine ayant rang d’officiers.

Pris individuellement, cet immense personnel est absolument irréprochable : on trouve partout dans ses rangs la discipline, le dévouement, l’intégrité dont tout ce qui tient à la marine se fait justement honneur; mais, pris en masse, il ne fonctionne pas sans absorber en pure perte une notable partie de la force motrice, qui s’use au milieu de tant de frottemens. Enchevêtrés les uns dans les autres, souvent en lutte entre eux, jaloux de leurs attributions, les corps spéciaux entre lesquels il se subdivise sont de véritables entraves à l’action. Enfin tout ce personnel, né du nombre exagéré de nos arsenaux et de l’excès de contrôle, coûte-fort cher, car tout se paie en ce monde, le luxe comme la défiance.

Prenons garde de nous enfoncer de plus en plus dans cette voie et de consacrer par entraînement, des sommes tellement fortes à entretenir tous les élémens d’une marine immense, qu’il ne reste plus rien pour la marine elle-même, pour faire des vaisseaux et des hommes capables de les conduire à l’ennemi. Nous avons bien près de nous un exemple qui doit nous donner à réfléchir. De la grandeur maritime de l’Espagne, il reste de gigantesques arsenaux, le Ferrol, la Carraque, Carthagène, mais l’herbe y pousse. La coquille est. magnifique; l’animal qui l’habitait est mort d’inanition.

Un pareil sort ne nous menace pas encore, mais nous n’en sommes pas moins sur la pente qui y conduit, et il est temps d’enrayer, si nous ne voulons pas que. le mouvement s’accélère.


IV.

Au mal intérieur qui ronge la marine, les remèdes seraient :

1° Réduction des cadres des officiers de marine,
2° Réduction du personnel sédentaire,
3° Réduction du nombre des établissemens,
4° Augmentation simultanée du budget.

Nous avons dit comment nous comprenions la rédaction des cadres des officiers de marine. Cette réduction devrait se faire par des retraites volontaires, sans économie présente pour l’état; l’économie viendrait plus tard, l’unique résultat à poursuivre aujourd’hui étant le rétablissement d’un mouvement d’avancement nécessaire. La réduction du personnel sédentaire et du nombre des établissemens serait plus compliquée. L’une et l’autre, demanderaient, pour être faites, équitablement, beaucoup de ménagemens vis-à-vis d’hommes qui, en entrant au service public, ont acquis des droits; ce ne pourrait être que l’œuvre de longues années de transition et de volonté ferme et soutenue. D’où cette volonté ferme et soutenue pourrait-elle venir? De l’administration centrale de la marine? Assurément elle renferme toute l’intelligence, toute l’expérience, tout le savoir-faire nécessaires, et l’autorité ne lui ferait pas défaut, car, depuis que la changement de gouvernement est devenu chez nous une maladie chronique, nos grandes administrations, seule organisation qui survive aux révolutions, puisent dans cette permanence une force qui s’accroît tous les jours. Mais pouvoir et vouloir sont deux choses, et il est probable que pour bien des raisons l’administration de la marine ne voudrait pas prendre l’initiative de mesures destinées à modifier beaucoup de ses habitudes. Son chef seul, le ministre de la marine, pourrait puiser dans le sentiment de sa responsabilité l’autorité nécessaire pour entreprendre la campagne contre tout ce qui, dans la marine, n’est pas la marine. Mais ici nous mettons le doigt sur une autre de nos plaies. A peine le ministre a-t-il eu le temps, de concert avec les chefs de service, d’étudier une question, qu’il est remplacé, et Dieu sait pour quel motif! Pendant son court passage aux affaires, il lui est matériellement impossible d’entreprendre quoi que ce soit demandant de la réflexion, de la suite et une volonté soutenue. La certitude de rester peu de temps ministre, quelle que soit son aptitude, le décharge d’ailleurs de toute responsabilité. Il se borne alors à administrer au jour le jour, suivant les précédens, suivant les traditions de ses bureaux ; il y met tout son dévoûment, tout son patriotisme : c’est beaucoup, là où l’organisation est bonne; mais là où un mal existe, il s’invétère.

Devant cette impuissance administrative, d’où pourrait donc venir l’initiative de réformes nécessaires, mais localement impopulaires, que même un César constamment occupé à additionner les votes plébiscitaires n’oserait pas aborder? Des assemblées, et des assemblées seules. Nous en avons en ce moment qui sont dans cet âge heureux où l’inquiétude de la réélection ne se fait pas encore sentir et où le courage collectif est facile. Si elles voulaient, si les patriotes de toute opinion qu’elles comptent dans leurs rangs et qui, tant de fois déjà, ont su oublier popularité et passion de parti devant l’intérêt national, voulaient, le principe de réformes nécessaires serait posé, et les commissions du budget ou une commission d’enquête prépareraient les voies. Ce serait le commencement d’une œuvre féconde à laquelle le sort futur de notre marine est peut-être attaché, mais dont les effets ne se feraient sentir que graduellement. Nous insistons sur ce point, parce qu’il ne faudrait pas que la pour- suite d’un but à lointaine échéance détournât notre attention des remèdes à apporter à une situation présente pleine de périls.

Nous avons démontré l’impérieuse nécessité de relever immédiatement le chiffre de nos armemens, si nous ne voulions pas laisser s’abaisser la valeur de notre corps d’officiers. La nécessité de concentrer et d’accélérer dès aujourd’hui les travaux du matériel naval n’est pas moins impérieuse. Pensons que les travaux neufs, soit en coques de navires, machines, artillerie, ont été presque entièrement suspendus pendant quatre ans. Notre vieux matériel s’usait, les marines étrangères s’augmentaient chaque jour de puissans navires, d’armes nouvelles, et nous ne faisions ni bâtimens, ni machines, ni canons, ni rien, si bien que, quelques efforts que nous fassions maintenant, il s’écoulera encore un temps considérable avant que le mouvement de décroissance de notre force navale soit arrêté.

Il dépend de nous cependant de raccourcir cette période de faiblesse en employant les deux grands leviers du monde, l’argent et la volonté. Avec de la volonté et la résolution de considérer une bonne fois le budget comme destiné uniquement à créer des vaisseaux et des combattans, on pourrait commencer à débarrasser l’organisation de la marine de tout ce qui ne concourt pas directement à ce but. Cela amènerait par simplification des économies journalières. Avec de la volonté, et sans frapper personne autrement que dans son importance, on pourrait rendre l’action bien plus prompte en supprimant dès aujourd’hui les rouages et les doubles emplois qui ne servent qu’à l’entraver, en investissant le préfet maritime, sur une foule de points de détail, d’une autorité discrétionnaire que l’administration centrale abdiquerait entre ses mains; l’activité des travaux du matériel pourrait aussi être augmentée par des concentrations d’ouvriers, concentrations temporaires, qui seraient le prélude d’agglomérations définitives. Faire moins à la fois, mais faire vite, devrait être la devise.

Pourtant, quelque puissance de volonté qu’on apporte, les efforts seront insignifians si l’argent fait défaut. A l’administration d’augmenter par tous les moyens le rendement du budget; encore faut-il que ce budget soit en rapport avec les besoins impérieux de la marine, si on veut la trouver à l’heure du péril telle qu’on l’a toujours trouvée jusqu’ici. Quelques pas ont déjà été faits dans cette voie, et on est revenu à des chiffres plus appropriés à la situation. Le budget de 1872, troupes et colonies non comprises, était tombé à 106 millions, celui de 1876 est remonté à 122 millions. De plus, on a accordé sur le compte de liquidation, pour le matériel si appauvri pendant la guerre,

en 1874 10 millions,
en 1875 10 —
en 1876 20 —


en sorte que le budget de 1876 est réellement de 142 millions; mais, dépensés comme nous les dépensons, et au milieu du renchérissement de toutes choses, ces 142 millions sont encore de beaucoup insuffisans. Pour 1877 enfin, le budget promet un accroissement de cinq navires sur les armemens; c’est quelque chose, mais ce n’est pas assez.

Pénétrons-nous bien de l’impossibilité d’avoir une marine efficace sans argent, sans beaucoup d’argent. Si l’état de nos finances ne permet pas de porter le budget à un chiffre en rapport avec les pertes que la marine a subies et les services qu’elle sera appelée à rendre, il faudra chercher autour de nous des économies à réaliser sur le luxe pour les reporter sur le nécessaire. On trouverait des millions dans le budget actuel, rien qu’en fermant brutalement des portes; mais on en trouverait surtout dans le budget des colonies, sur lequel il y a beaucoup à dire.

Lorsque les grands créateurs de notre marine ont fondé la plupart de nos colonies, en faisant d’elles des annexes de notre organisation navale, ils avaient un but. En même temps qu’ils fondaient au loin des centres de production, ils imposaient aux colons le devoir de n’exporter leurs produits et de ne recevoir les denrées et objets manufacturés dont ils avaient besoin que par des navires français, montés par des équipages français, qui devenaient à la fois la pépinière et la réserve de la marine de guerre. En échange de cette restriction, les populations coloniales étaient défrayées de tout; nous payions leur culte, leur justice, leur administration, leurs médecins, les troupes destinées à les garder, et nous les exemptions de tout impôt, même de l’impôt du sang. Aujourd’hui le contrat est rompu, la navigation réservée est abolie. Le colon importe et exporte sous pavillon étranger. Il ne rend absolument rien à la mère-patrie, car lorsqu’on dit qu’il verse au trésor les droits sur tant de tonnes de sucre qu’il expédie en France, on commet une erreur : c’est le consommateur qui paie ces droits, et ils seraient acquittés, que le sucre vînt de Cuba ou de la Réunion. Malgré cela, nous continuons, comme par le passé, à solder toutes les dépenses des colonies et surtout à leur envoyer à grands frais des troupes, non pas pour les défendre contre un ennemi extérieur, mais pour les préserver contre les chances de désordre intérieur. Cela, joint, au service pénitencier, nous coûte 40 millions. C’est un peu cher.

Il ne peut être question de supprimer d’un trait, de plume toutes les dépenses coloniales. Il faut d’abord distinguer celles relatives aux troupes, auxquelles il serait sage de ne pas toucher. De bonnes troupes, ayant une forte discipline et un vif esprit de corps, ne se font pas en un jour et demandent à être soigneusement conservées. Nous voudrions seulement les retirer des colonies, car les soldats que nous y aurons envoyés se trouveront, si nous ne sommes pas maîtres de la mer, incapables de lutter contre les moyens de guerre actuels, et seront sacrifiés. Alors pourquoi les y envoyer? Pour y faire simplement la police? Mais les colons ne peuvent-ils s’organiser pour la faire eux-mêmes avec des nègres vigoureusement disciplinés, et avons-nous le droit de condamner à aller faire un pareil métier, sous un climat meurtrier, le soldat du service obligatoire qui ne doit être arraché de ses foyers que pour défendre le sol de la patrie? Grave question dont la solution négative, vient s’ajouter à toutes les raisons qui militent en faveur de la suppression de nos garnisons coloniales. Les troupes que nous y avons employées jusqu’ici feraient naturellement la garde de nos grands ports, les expéditions, et fourniraient, comme elles l’ont déjà brillamment fait à plusieurs reprises, un contingent à l’armée en cas de guerre continentale. Qu’elles soient dans ce cas payées sur le budget de la guerre ou sur celui de la marine, peu importe, du moment que la dépense est utile. Sur les autres dépenses des colonies, il y aurait bien des observations à présenter et de grandes réductions à opérer. Avec les millions que l’on réaliserait, on augmenterait notre force navale active et on défendrait ces mêmes colonies là où seulement elles peuvent être défendues : sur mer.

Cependant ce transfert du budget des colonies au budget de la marine n’est à nos yeux qu’une ressource dernière, à laquelle on ne devrait recourir que devant des nécessités supérieures de la défense nationale, et après avoir constaté l’impossibilité d’y pourvoir autrement. Il ne peut être question aujourd’hui de combler d’un seul coup les vides que les 200 millions de francs supprimés depuis 1871 ont faits dans le matériel naval; mais une large augmentation du budget de la marine est nécessaire pour pourvoir au plus pressé. Tout ce qu’il est humainement possible de faire pour remettre nos forces navales sur un pied efficace, est fait par l’administration de la marine et par son chef. Le pays et les chambres, qui n’ont reculé devant aucun sacrifice quand il s’est agi de l’armée, voudront, nous n’en doutons pas, seconder leurs efforts et leur fournir les moyens de réussir.

Le moment d’ailleurs n’’est-il pas favorable ? Grâce à la sagesse de la population, de cette population honnête et laborieuse qui refait la France par son travail patient, chaque fois que le fléau de l’invasion, en passant sur elle, la laisse meurtrie et ruinée, grâce au bienfait providentiel d’abondantes récoltes, nos finances ont repris en cinq ans toute leur élasticité. Absorbé dans cette œuvre réparatrice, instruit par une dure expérience de ne prêter qu’une oreille indifférente aux excitations des partis, le bon sens public se sent également assuré que le gouvernement ne peut et ne veut entraîner le pays dans des aventures extérieures. De là un calme profond dans les esprits, et, conséquence inévitable, un développement de prospérité peut-être sans exemple. C’est un peu de cette prospérité que nous voudrions voir reporter sur la marine. Puisse cette requête être entendue; elle n’est pas faite sans de sérieux motifs.


  1. Comptroller of the Navy. Ses attributions répondent à celles de notre directeur du matériel; seulement, nous le répétons, ce poste est toujours occupé par un officier de marine.
  2. Dans tous les calculs auxquels nous nous sommes livrés, nous avons retranché des dépenses coloniales tout ce qui contribuait directement ou indirectement à l’entretien des stations navales locales, et nous avons ajouté ces dépenses purement maritimes au budget de la marine proprement dite.
  3. D’après le budget et l’Annuaire de 1876, les ayant rang d’officiers sont : ¬¬¬
    Combattans Non combattans
    Officiers de marine 1,844 Administration centrale 220
    Proportion de commissariat embarquable si tous les officiers étaient embarqués. 216 Génie 116
    Même proportion pour les médecins 338 Commissariat 229
    Même proportion pour génie, aumôniers et divers 110 Médecins 341
    Officiers et employés d’artillerie 376
    Comptables et divers 1,555
    Total 2,508 Total 2,837