La marine marchande russe
J. Charles-Roux

Revue des Deux Mondes tome 23, 1904


LA
MARINE MARCHENDE RUSSE

I
LES GRANDES COMPAGNIES DE NAVIGATION
LA COMPAGNIE RUSSE. — LA FLOTTE VOLONTAIRE. — L’EST-CHINOIS

Au moment où éclata la guerre actuelle, la marine marchande russe venait d’entrer dans une période d’organisation et d’accroissement. Longtemps négligée par le gouvernement, elle était devenue de sa part l’objet d’une active sollicitude. Les Russes avaient compris de quel secours pouvait leur être, dans leur mouvement d’expansion en Asie, une marine marchande, puissante et prospère. Aussi avaient-ils entrepris, sous la haute et intelligente direction du grand-duc Alexandre Mikhailovitch, de développer cette industrie demeurée chez eux à l’état naissant, de la perfectionner et de la mettre peu à peu en état de remplir le rôle qui lui était destiné. Telle est l’œuvre que la guerre russo-japonaise est venue subitement interrompre et ajourner.

Quelles étaient, à la veille de cette guerre, l’importance et la composition de la marine marchande russe ? Quelles sont les difficultés à vaincre ? En quoi consistent les améliorations que le gouvernement se proposait d’appliquer ? C’est ce que nous voudrions essayer d’indiquer dans cette étude[1]. Trois Compagnies de navigation se détachent sur l’ensemble de la marine marchande russe, par l’importance de leur tonnage, la nature de leurs opérations et l’intérêt de leur mission. Ce sont : la Compagnie de navigation à vapeur et de commerce ; la Flotte volontaire, et le Service maritime de l’Est-Chinois. L’historique et la situation actuelle de ces Compagnies nous ont semblé présenter des particularités dignes d’être signalées. La fondation de chacune d’elles correspond à une étape dans le développement maritime de la Russie, et ce développement est lui-même en étroite connexion avec la marche de la politique russe depuis un demi-siècle.

La Compagnie de navigation à vapeur et de commerce est la plus ancienne, et de beaucoup la plus importante des compagnies de navigation de l’empire. Elle a été créée en 1857, sur l’initiative de l’amiral Arcas et de M. Novoselsky, avec l’aide du gouvernement, qui se chargea du placement d’une partie du capital social, affecta aux services de la nouvelle Compagnie des terrains dans les ports, et lui alloua, pour faciliter l’établissement de services réguliers à date fixe, des primes dont le montant annuel atteignit au début 1 900 000 roubles. La Compagnie inaugura ses opérations, le 2 mai 1857, avec 5 navires ; elle organisa des services réguliers entre les divers ports russes de la Mer-Noire et les ports étrangers les plus rapprochés, et mit la Russie en communication directe avec les escales du Levant et de l’Egypte, grâce à deux services circulaires sur l’Anatolie et sur Alexandrie. Dans l’espace d’une année, la flotte de la Compagnie s’accrut de 13 nouveaux bateaux, pour atteindre, à la fin de 1858, le chiffre de 35 et, en 1859, celui de 41 navires.

Nous ne croyons pas nous tromper en découvrant, dans ce puissant concours du gouvernement à la fondation de cette Compagnie, et dans le rapide accroissement de sa flotte, une arrière-pensée politique. Le traité de Paris, qui date de 1856, limitait, comme on sait, les forces navales de la Russie dans la Mer-Noire ; la guerre de Crimée, qui avait amené ce traité, et les conditions de paix humiliantes que la Russie avait dû subir, avaient porté un coup très sensible à son influence et à son prestige en Orient. Dans ces circonstances, il y avait un intérêt de premier ordre à suppléer par une flotte marchande à la flotte de guerre, dont le traité limitait les forces, et à promener le pavillon russe dans les Échelles du Levant pour attester la vitalité de la nation et de la race. Les Russes n’ont jamais manqué une occasion de faire servir leur marine marchande au succès de leur politique.

En 1869, deux de ses plus beaux paquebots ont figure à l’inauguration du canal de Suez, et nous nous souvenons de les avoir vus et visités à Port-Saïd. L’année suivante, se hâtant de mettre à profit la nouvelle voie ouverte au commerce, la Compagnie de navigation établit un service sur les divers ports des Indes et de la Chine. Pendant la guerre de 1877, à la suite de laquelle l’insuffisance de la marine de guerre russe se fit, comme on le verra, si cruellement sentir, quatre navires de la Compagnie de navigation remplirent avec succès le rôle de croiseurs auxiliaires et se signalèrent dans des combats, ainsi que par des prises importantes. Après le traité de Berlin, la flotte de cette Compagnie se fit apprécier comme flotte de « transports, » en rapatriant 138 000 soldats et 22 000 chevaux du corps expéditionnaire[2].

A Odessa, son port d’attache, la Compagnie possède, outre un dock flottant et un dépôt de pétrole, toute une organisation pour l’entretien et la réparation de ses navires : un bassin de radoub, des ateliers mécaniques et une scierie à vapeur. Nous parlerons plus loin des chantiers de constructions navales qu’elle entretenait à Sébastopol.

La Compagnie russe exploite deux sortes de lignes de navigation : des lignes subventionnées et des lignes libres. En vertu d’un contrat passé avec le gouvernement en 1891, et valable pour quinze ans, c’est-à-dire jusqu’au 31 décembre 1905, elle reçoit une subvention annuelle de 116 000 roubles pour l’exploitation de services réguliers, hebdomadaires ou bimensuels, sur Constantinople, Alexandrie, Port-Saïd, les ports de Syrie, le Pirée, Smyrne, les ports d’Anatolie, du Caucase et de Crimée ; au total, six lignes subventionnées, trois directes, auxquelles sont consacrés ses plus beaux navires, et trois circulaires. Les primes sont calculées sur un taux variant entre 1 rouble 75 et 2 roubles par mille parcouru ; le contrat de 1891 en a réduit le montant qui s’élevait, avant cette date, à 703 087 roubles. Ce contrat a en outre imposé à la Compagnie russe un programme de constructions navales très chargé : celle-ci est tenue d’augmenter sa flotte de dix nouveaux navires, d’une jauge collective de 30 000 tonneaux. C’est pour satisfaire aux conditions de ce programme qu’elle fit construire les trois paquebots de 7 000 tonnes que nous avons mentionnés plus haut.

La plupart des lignes libres qu’entretient la Compagnie russe sont, comme ses lignes obligatoires, dirigées sur des ports de la Méditerranée orientale, mer d’Azof, Mer-Noire, Archipel ou golfe de Syrie ; quelquefois même, elles doublent purement et simplement les précédentes. Le domaine de cette Compagnie est donc par excellence le bassin oriental de la Méditerranée. C’est pour y introduire le pavillon russe, pour le faire connaître dans ces parages qui intéressent à tant de titres l’avenir commercial et la politique de la Russie, qu’elle a été fondée, il y a un demi-siècle ; c’est à cela qu’elle se consacre encore principalement aujourd’hui, et l’on peut dire qu’elle a réussi dans ses efforts. Le commerce de la Russie avec la Turquie, auquel elle prend une part importante, s’est élevé, en 1900, à 25 millions de roubles (importations et exportations réunies), et le mouvement maritime des ports de la Mer-Noire et de la mer d’Azof, sous pavillon russe, avec ce pays a été représenté, la même année, par 438 navires jaugeant 551 631 tonnes.

La Compagnie de navigation n’a pas restreint son activité au bassin de la Méditerranée orientale. Elle exploitait encore deux lignes libres, l’une sur Saint-Pétersbourg et l’autre sur Vladivostok, avec escale dans les principaux ports d’Extrême-Orient, et depuis peu une troisième ligne subventionnée sur les ports du golfe Persique. Elle avait établi depuis 1901 un service de navigation entre Odessa et les ports du sud de la Perse ; un navire partait d’Odessa tous les trois mois, et le gouvernement accordait une subvention à la Compagnie et une réduction de 25 pour 100 sur les chemins de fer aux exportateurs russes. Au moment où la guerre a éclaté, le gouvernement et la Compagnie venaient de s’entendre pour rendre ce service définitif, en même temps que les avantages consentis en sa faveur, et pour lui procurer un aliment par un appel au commerce et à l’industrie russes. Le bureau central de la Compagnie a en effet adressé à tous les grands industriels et négocians de l’Empire une circulaire spéciale, pour les engager à favoriser par tous les moyens en leur pouvoir l’établissement de services maritimes directs entre Odessa et les ports de la mer d’Oman et du golfe Persique. Ces services devaient sûrement, suivant l’opinion exprimée par la Compagnie, contribuer, non seulement à introduire le pavillon russe dans ces parages, presque exclusivement fréquentés par le pavillon anglais, mais encore à ouvrir des débouchés nouveaux aux produits du commerce et de l’industrie russes, et à créer un rapprochement plein de promesses entre le producteur russe et le consommateur persan. Les essais tentés, depuis deux ans déjà, par la Compagnie elle-même, l’avaient encouragée à penser que cette entreprise, à condition d’être bien organisée, soutenue par le concours absolu des représentans de l’industrie et du commerce nationaux, mettrait les produits russes à même de lutter avantageusement contre les produits anglais. Pour faire connaître les produits de la Russie aux consommateurs persans, la Compagnie avait donc décidé de créer, dans les ports les plus importans du golfe Persique et de la mer d’Oman, à Bouchir, à Bassorah par exemple, des musées commerciaux qui porteraient le nom de « musées russes, » et présenteraient des collections complètes d’articles d’exportation avec indication de leur prix, frais de port compris, et de la maison qui les fabrique ou qui les vend. À ces musées seraient attachés des agens munis d’instructions spéciales.

C’est à juste titre que cette information a éveillé l’attention en France et en Angleterre, où presque tous les journaux l’ont signalée. Elle a été considérée avec raison comme une nouvelle manifestation des visées politiques que la Russie avait sur la Perse. Effectivement, c’était un nouvel exemple de la constante coopération de la marine marchande à l’œuvre politique. Sur aucun point, croyons-nous, l’association n’a été plus manifeste entre l’œuvre maritime et l’ensemble du plan politique et économique. A l’époque où les Russes avaient les yeux tournés vers Constantinople et vers le Bosphore, où la Mer-Noire. l’Archipel et la Méditerranée orientale absorbaient presque exclusivement leur attention, la fondation de la Compagnie russe répondait à ces préoccupations. Aujourd’hui que l’objectif de la politique russe s’est déplacé, nous voyons cette même Compagnie mettre son activité au service des nouvelles tendances de son gouvernement. La politique russe en effet n’est plus ce qu’elle était, il y a seulement vingt-cinq ans ; son orientation est tout autre ; Constantinople, le Bosphore, les Balkans n’exercent plus sur elle la même fascination qu’autrefois. Dans ce que les Russes appellent le « Proche-Orient, » leurs désirs se bornent à conserver la situation qu’ils ont acquise, et à empêcher les autres nations d’y prendre une trop grande influence ; tâche à laquelle leur flotte marchande continuera, bien entendu, à coopérer. De l’autre côté, en Asie centrale et en Extrême-Orient, ils s’étaient mis à l’ouvrage, et ce qu’ils avaient entrepris était colossal : c’était l’absorption de tous les territoires qui les séparent à l’est de l’océan Pacifique.

L’entreprise, au moment où le Japon est entré en scène, était déjà très avancée, puisque nos alliés se trouvaient en possession de toute la Sibérie, du territoire de l’Amour, de la presqu’île de Liao-Toung avec Dalny et Port-Arthur, et de la Mandchourie. Restait à absorber, ou tout au moins à dominer la Perse et à surveiller de très près la Corée. La conquête s’était accomplie, par le chemin de fer, par l’accaparement économique du pays, même sur les points où l’emploi des armes avait été nécessaire. Depuis cet accroissement énorme de leur empire et ce changement d’orientation de leur politique, la vieille Europe devint pour les Russes ce qu’elle était au dire de Napoléon : une taupinière. Dans ces derniers temps, on s’apercevait bien qu’une fraction de l’opinion en Russie avait une tendance à réagir, à protester contre cette expansion illimitée, cette politique asiatique dont M. Witte a été si longtemps l’âme. Mais le vin était tiré, il a fallu le boire. Pour aller au bout, les Russes n’ont eu garde de négliger les facilités que pouvait leur donner une flotte marchande, véhicule d’influence, instrument d’assimilation, lien entre les parties si distantes de leur immense empire. Ils s’attachèrent donc à la développer, et à diriger leurs efforts sur les mers asiatiques, le golfe Persique, l’océan Indien et la mer de Chine.

Ce n’est un secret pour personne que la Russie, en dehors de sa pénétration dans le golfe du Petchili, la mer Jaune et la mer du Japon, poursuivait patiemment, depuis de longues années, l’accaparement de la Perse ; elle tenait à dominer ce pays, politiquement et économiquement ; elle le disputait à l’Angleterre, dont l’influence s’exerçait toujours à l’encontre des intérêts russes et dont le but consistait à entraver cette domination. Pour soumettre la Perse à son influence sans brusquer les choses, sans intervenir militairement, le seul moyen était de la pénétrer de tous les côtés, par toutes ses frontières, maritimes et continentales. C’est ce que la Russie avait entrepris : elle tenait en réserve des projets de chemins de fer qui devaient pénétrer la Perse par le Nord ; il ne restait qu’à donner le premier coup de pioché ; mais des raisons politiques s’y opposaient, avant même que la guerre vînt détourner l’effort des Russes d’un autre côté.

L’Angleterre était encore trop influente à Téhéran : si la Russie avait poussé ses rails au Nord, on aurait vu aussitôt’ l’Angleterre poser les siens au Sud. La Russie devait compter avec cette situation. Quant aux frontières maritimes, l’Angleterre était, depuis longtemps, maîtresse absolue du golfe Persique ; elle n’y rencontrait pas de concurrente. La Russie comprit la nécessité de porter la lutte de ce côté ; si elle était parvenue à enlever sa souveraineté à l’Angleterre, et à faire pénétrer les articles d’exportation russes en Perse par Bouchir et par Abbas, elle se serait considérablement rapprochée de son but ; elle aurait hâté cet accaparement économique de la Perse auquel travaillaient tous ses agens, auquel concouraient tous ses efforts.

Dans ces dernières années, une autre raison était venue s’ajouter aux précédentes pour engager la Russie à se hâter. La Deutsche Bank avait obtenu la concession du chemin de fer de Bagdad. A peine cet établissement financier allemand avait-il remporté ce succès qu’on vit la Russie lancer des foudres. Elle commença par refuser la participation qu’on lui offrait dans l’entreprise ; puis elle pesa de tout son pouvoir sur la France. pour la décider à en faire autant, convaincue que les Allemands, livrés à eux-mêmes, ne viendraient pas à bout de l’entreprise. Les choses en restèrent là ; mais il paraît probable que l’affaire se fera. Cette éventualité donnait sérieusement à réfléchir à la Russie et la poussait à précipiter les choses du côté de la Perse. Si la route continentale Bagdad-Bassorah tombait entre les mains d’un syndicat franco-allemand ou, à plus forte raison, allemand tout court, ce serait la Russie écartée du golfe Persique, ou tout au moins devancée par le commerce étranger. par les capitaux étrangers, sur cette mer qu’il lui importe de disputer à l’influence exclusive de toute autre puissance, et même de dominer.

Il convenait donc qu’elle s’y établît d’avance, et c’est ce qu’elle voulait réaliser, en poussant ses chemins de fer à travers la Perse vers les ports du golfe Persique, Bender-Bouchir et Bender-Abbas. Une fois ses « transpersans » construits, il lui était fort indifférent qu’une voie ferrée allemande parvînt à Bassorah. Mais, dans l’état actuel des choses, les rails russes ne sont pas près d’apparaître sur les frontières septentrionales de la Perse, et le moment n’est pas encore venu où la locomotive russe pourra rejoindre, sur les bords du golfe Persique, les premiers vapeurs de la Compagnie de navigation partis d’Odessa.


La Flotte volontaire tire son origine d’un concours de circonstances purement politiques. Sa fondation se rattache aux événemens qui ont suivi le traité de San Stefano (3 mars 1878), entre la Porte et la Russie, et amené la réunion du Congrès de Berlin (juin-juillet 1878).

Lorsque les Russes virent l’Europe s’entendre pour leur arracher les avantages de la guerre de 1877, l’escadre anglaise entrer dans la mer de Marmara, l’armée autrichienne prête à occuper la Bosnie, ils furent pris d’une inquiétude extrême. L’impossibilité où ils étaient de s’opposer à une action de l’Angleterre dans la Mer-Noire, provoqua chez eux une explosion de sentimens patriotiques. Si le gouvernement russe, se disait-on, possédait les moyens nécessaires à une guerre régulière, il ne disposait que de faibles armes pour cette guerre de partisans qui, d’après l’exemple du passé, a donné les meilleurs résultats dans les luttes contre l’Angleterre. L’histoire a montré en effet qu’en cas de guerre maritime, les adversaires utilisaient souvent les moyens offerts par la flotte marchande. Or, la Russie ne possédait qu’une flotte marchande insuffisante. Il lui était donc indispensable de la développer, ce qui produirait un double avantage : d’abord, cette flotte satisferait aux besoins du commerce et de l’industrie russes, qui étaient dans la dépendance des étrangers pour les transports maritimes ; ensuite, elle permettrait au gouvernement, en cas de guerre maritime, d’utiliser ses navires contre l’ennemi. Ce seraient des navires de fort tonnage, qui serviraient de navires marchands en temps de paix, de croiseurs auxiliaires en temps de guerre.

Telles étaient les réflexions auxquelles se livraient les Russes, pendant les quelques semaines au cours desquelles, le traité de San Stefano étant remis en question, la guerre menaçait de s’ensuivre avec l’Angleterre et l’Autriche. C’est surtout à Moscou que ce mouvement patriotique atteignit ses plus grandes proportions : la « Société impériale d’encouragement à la marine marchande russe » en prit la tête. Les mots de « flotte volontaire, » de « flotte patriotique, » prononcés pour la première fois dans le comité de cette Société, se répandirent avec la rapidité de l’éclair dans toute la Russie, pénétrant dans les provinces les plus éloignées, et furent acceptés comme l’expression pleine et entière de la pensée nationale.

Dès le 9 mars 1878, le comité de la Société d’encouragement décida de demander au gouvernement l’autorisation d’ouvrir, dans toutes les localités de l’Empire, une souscription pour l’achat de navires. L’empereur Alexandre il donna son autorisation. Le 22 mars, les membres de la Société, réunis en assemblée extraordinaire, décidèrent d’instituer à Moscou un comité central chargé de récolter les dons ; d’offrir au grand-duc héritier, plus tard le tsar Alexandre III, la présidence d’honneur, et au prince Dolgoroukof, gouverneur général de Moscou, la présidence effective de ce comité ; de solliciter le concours du Métropolite de Moscou, du clergé orthodoxe, des ministres de tous les autres cultes, de la noblesse, des zemstvos et des marchands ; de s’adresser à tous les gouverneurs en vue d’instituer chez eux des comités locaux, fonctionnant comme celui de Moscou ; enfin de distribuer à ces comités des publications expliquant le but et le rôle de la flotte à créer.

Le lendemain même, 2 mars, une députation partit pour Saint-Pétersbourg, afin de présenter sa requête au grand-duc héritier. Le Tsarévitch était souffrant et avait fermé sa porte ; mais, lorsqu’il fut informé de l’arrivée et du but de la députation, il reçut son président, accepta son offre et le félicita de son initiative.

Le comité se mit immédiatement à l’œuvre. On décida de transférer de Moscou à Saint-Pétersbourg les services concernant la création de la future flotte, et on institua une commission spéciale auprès de la personne du grand-duc héritier. Il fut convenu que les navires acquis, utilisés en temps de paix pour les besoins du commerce, seraient mis à la disposition du gouvernement en cas de guerre, en qualité de croiseurs auxiliaires ; que les recettes réalisées en temps de paix seraient exclusivement consacrées à l’acquisition de nouveaux navires, La Société s’organisa, se divisant en sous-comités qui se répartirent la tâche économique, maritime et administrative. Le 5 mai, le grand-duc héritier invita, dans son palais Anitchkoff, à une séance solennelle et plénière présidée par lui, les principaux adhérens de la Société. Le vice-président était M. Pobiedonotzef, l’ancien précepteur du Tsarévitch, le Procureur général du Saint-Synode.

Pendant ce temps, les appels aux souscripteurs avaient fait leur chemin ; les dons affluaient au siège du Comité central à Moscou, et dans la propre demeure du grand-duc héritier à Saint-Pétersbourg. A la fin du mois de juin, un million de roubles avaient été reçus au palais Anitchkoff et 2 millions à Moscou. Le temps pressait. On ne pouvait songer à procéder par adjudications. Mais, dès les premiers jours, sans même qu’on eût pris la peine de provoquer des offres de vente, les navires offerts de divers côtés s’élevaient au nombre de 67. Le temps manquait encore pour examiner ces offres une à une. On se contenta de fixer d’une manière générale les conditions à remplir par les navires pour pouvoir être acquis. On les détermina ainsi : vitesse minima, 13 nœuds ; capacité des soutes, de quoi contenir du charbon pour vingt jours ; solidité, suffisante pour recevoir des canons de 6 et 8 pouces de calibre ; prix maximum, 650 000 roubles. La plupart des navires offerts ne réalisant pas ces conditions, force fut donc d’envoyer à l’étranger les futurs commandans des croiseurs auxiliaires, avec mission d’acheter chacun leur navire, l’artillerie, les engins et les munitions nécessaires, de les armer sur place, d’engager l’état-major et de les amener sur le point qu’on leur désignerait.

Le 24 mai, les officiers se mirent en route, accompagnés d’un mécanicien de la flotte. Le 2 juin, ils achetèrent chez Krupp l’artillerie, les accessoires et munitions nécessaires à l’armement des trois premiers navires. Le 6 juin, ils conclurent avec la Compagnie allemande, Hambourg-America, l’acquisition de trois vapeurs de 5 000 tonnes chacun et d’une vitesse de 13 à 14 nœuds. La Hambourg-America s’engageait à amener les trois navires complètement armés à Cronstadt, l’un au bout de quatre jours, un autre au bout de huit, et l’autre au bout de douze. Du 10 au 16 juin, dans les délais prescrits, les trois navires étaient rendus à Cronstadt, Après inspection du grand-duc héritier et du grand amiral, grand-duc Constantin Nicolaievitch, ils changèrent leurs noms allemands contre trois noms russes, arborèrent le pavillon de Saint-André, et furent inscrits sur les contrôles de la flotte de guerre.

Deux mois à peine après l’institution du comité, et six semaines après l’ouverture officielle de la souscription, la Flotte volontaire était constituée.

Nous connaissons peu de pays dont l’histoire maritime compte un fait analogue. Les Russes ont donné par-là à tous les peuples un grand et rare exemple d’intelligence, d’initiative et de patriotisme. Nous aussi, nous avons été à la veille d’une guerre inégale avec une puissance maritime beaucoup plus forte que nous ; nous aussi, nous avons eu conscience de notre infériorité, car l’entente cordiale est de date récente. Il est triste de constater que cette expérience n’a pas provoqué dans notre population une bien grande émotion, qu’on n’a pas vu chez nous, au moment de Fachoda ou après cette crise, se former de comité, ni s’ouvrir de souscriptions pour la constitution d’une « flotte patriotique française. » Aujourd’hui encore, notre marine marchande croupit dans la médiocrité, où la maintiennent l’indifférence de notre population et l’incurie impardonnable des pouvoirs publics.

Les travaux du Congrès de Berlin touchaient à leur fin, lorsque les trois premiers croiseurs furent rendus à Cronstadt. Le péril était écarté, mais au prix de durs sacrifices ; les conditions politiques restaient instables. Le comité, s’étant posé la question de savoir s’il fallait continuer ou s’arrêter, opta pour la marche en avant. On acheta un nouveau navire ; les trois précédons furent retirés des contrôles de la flotte de guerre, le 1er août 1878, après la clôture du Congrès de Berlin. Le comité en reprit la possession et l’exploitation, et procéda d’abord au transport des troupes russes des côtes de Turquie à celles de Russie. Puis commença, pour la flotte volontaire, la véritable navigation commerciale, et se posa pour elle l’importante question de savoir quelle forme elle adopterait. On écarta la forme de « Société anonyme. » comme cadrant mal avec le but patriotique de l’entreprise, et l’on s’arrêta à la solution suivante : la flotte volontaire serait une société privée, mais n’ayant pas de caractère commercial, dans ce sens que ses membres ne retireraient aucun profit des bénéfices réalisés en temps de paix au moyen de la navigation commerciale : ces bénéfices seraient consacrés entièrement à l’entretien et à l’accroissement de la flotte.

De nombreux avis engageaient la nouvelle Société à relier le bassin de la Mer-Noire aux mers d’Extrême-Orient. Au moment où ils venaient d’éprouver, dans le « Proche-Orient, » une si cruelle déception, et de rencontrer sur leur route un obstacle si inattendu, les Russes, avec cette étonnante souplesse qui fait partie de leur force, songeaient à tourner l’obstacle, au lieu de se buter à le renverser, et concevaient l’œuvre qui les a occupés pendant ce dernier quart de siècle. Comme dans toutes les circonstances analogues, ils se proposaient aussi de faire usage de leur marine marchande et de se servir de l’instrument que le mouvement patriotique de 1877 avait mis entre leurs mains. « Notre tâche historique, vieille de mille ans, écrivait-on au comité de la flotte volontaire, consiste à tendre vers le Sud, vers lequel nous nous dirigeons constamment, bien que par une voie longue. Il faudrait faire converger tous les efforts vers le prolongement de la voie maritime de l’Asie méridionale jusqu’à la Sibérie orientale, jusqu’à l’Amour. » Comme la Compagnie de navigation, la Flotte volontaire suivit la voie que lui traçaient les aspirations politiques du pays. Elle résolut de faire flotter le pavillon russe sur l’océan Pacifique, et c’est là qu’elle chercha la solution du problème de son existence en temps de paix. Le ministère de l’Intérieur lui confia le transport des déportés dans l’île de Sakhaline, et la Marine celui des fournitures pour le port de Vladivostok. Pour trouver le fret nécessaire à des voyages réguliers entre Odessa et Vladivostok, en passant par les ports intermédiaires, on s’adressa au commerce de Moscou. Les marchandises russes à destination de Chine étaient jusqu’alors exclusivement transportées sous pavillon étranger. La Société lit en sorte de s’en réserver une partie et s’efforça principalement de participer au commerce du thé entre la Russie et l’Extrême-Orient, et à celui du blé entre la Russie et l’Europe occidentale. En 1880, elle ouvrit un service de passagers entre Odessa et Vladivostok ; le ministère de l’Intérieur traita de nouveau avec elle pour le transport des colons à destination des provinces du Pacifique et de l’Oussouri, qu’on se préoccupait alors de peupler.

Mais ces diverses ressources ne permettaient pas à la Flotte volontaire de vivre, Elle avait eu à supporter des frais considérables ; elle avait fait construire de nouveaux navires ; un naufrage lui en avait fait perdre un. Les résultats de l’exploitation n’étaient pas satisfaisans. La haute protection de son président d’honneur, devenu l’empereur Alexandre III, et la grande influence de son président effectif, M. Pobiedonotzef, auprès de ce souverain, lui permirent de se tirer de cette crise (1883). Une subvention fut accordée à ses bateaux par mille parcouru ; un subside extraordinaire lui fut alloué pour l’achat d’un nouveau navire ; enfin elle passa sous la surveillance du ministre de la Marine, qui devint son président de fait. Un règlement élaboré par le Conseil de l’Empire (1886) détermina la nature de ses services[3], le montant de la subvention qu’elle recevrait[4], et apporta quelques modifications à son administration. La Flotte volontaire fut considérée comme une « entreprise industrielle et de transport appartenant à l’État. » L’ancienne Société fut dissoute et passa la main à un nouveau comité.

La nouvelle Société commença l’exploitation avec sept navires, représentant un capital de 4 200 000 roubles. Elle se préoccupa d’abord d’étendre son champ d’action et d’ajouter de nouvelles cordes à son arc : elle multiplia les voyages d’essai, elle envoya ses navires un peu dans toutes les directions, au Brésil, en Amérique du Nord, au Japon, sur les côtes de France, de Belgique et de la Baltique. Ces essais ne donnèrent pas d’excellens résultats et l’on en revint aux lignes primitives d’Extrême-Orient, qu’on se borna à améliorer par une exploitation plus méthodique et plus pratique. Elles constituaient encore, à la veille de la guerre actuelle, le principal élément d’activité de la Flotte volontaire. Cependant, depuis l’achèvement du Transsibérien et la loi sur le « cabotage lointain, » cette Compagnie fut amenée à se préoccuper de deux faits : la diminution du nombre des passagers et la concurrence résultant de la création de nouvelles Compagnies russes. En effet, le Transsibérien lui enlevait déjà un grand nombre de passagers ; d’autre part, la loi qui réserve le cabotage lointain au pavillon russe avait fait surgir de nouvelles Compagnies qui étaient dans de meilleures conditions pour lutter avec elle. C’est sans doute à ces préoccupations que répondit la création d’un service régulier entre Odessa et New-York, avec escales à Constantza, le Pirée, Naples et Gibraltar. On espérait probablement enlever aux Compagnies françaises et italiennes le transport des émigrans de Roumanie, de Grèce et d’Italie en Amérique. Trois vapeurs devaient être affectés à ce service, à partir de l’automne dernier.

La Flotte volontaire n’a pas tardé à s’apercevoir qu’il est difficile, pour des navires, de concilier les conditions nécessaires au service de croiseurs auxiliaires en temps de guerre, avec celles qu’exige un service commercial en temps de paix. Pour être apte au service de croiseur auxiliaire, un navire doit pouvoir fournir une vitesse considérable. Or, en temps de paix, dans le service commercial, un paquebot rapide est d’un entretien fort coûteux et d’un rapport assez mince. Pour que l’exploitation en soit rémunératrice, il faut que les passagers de luxe soient plus nombreux que les passagers de pont, les soldats et les émigrans, et c’est généralement l’inverse qui se produit.

Obligée par ses règlemens de posséder des navires capables de fournir de grandes vitesses, la Flotte volontaire décida cependant de se contenter, pour ses paquebots, d’une vitesse maxima de 18 nœuds dans le service de guerre et de 13 nœuds dans le service commercial. Malgré la limite ainsi fixée à la vitesse, elle continua à se ressentir des exigences exceptionnelles auxquelles elle était soumise. En 1902, le ministère de la Marine, jugeant ses moyens insuffisans, lui imposa la construction de quatre nouveaux navires à grande vitesse, pour porter à six le nombre de ses unités rapides. La direction prit le parti d’acquérir des vaisseaux construits en vue des besoins commerciaux, pour compenser les pertes causées par les navires construits en vue des besoins de la guerre ; elle posséda ainsi deux types de navires : les premiers du type « transport, » les deuxièmes du type « croiseur. » Cette mesure fut encore insuffisante : la flotte volontaire en fut réduite à retirer du service actif quatre de ses vaisseaux à grande vitesse, et à les placer en réserve à Sébastopol et à Odessa, prêts à reprendre la mer à la première réquisition. C’est dans ce double rôle, commercial et militaire, joué alternativement par la Flotte volontaire, que consiste la grande difficulté contre laquelle elle s’est débattue. Son origine, les circonstances qui ont présidé à sa fondation, son caractère officiel et la dépendance où elle se trouve vis-à-vis du gouvernement l’ont maintenue dans cette situation équivoque et mal définie. On a plus d’une fois proposé de la transformer eu une entreprise purement commerciale, en retirant de ses cadres les navires inutilisables autrement que comme croiseurs, et en lui laissant l’usage des autres, sauf à les réquisitionner en cas de guerre. Le gouvernement s’est toujours refusé à, admettre cette transformation.

Le dernier règlement relatif à la Flotte volontaire, celui de 1902, lui a maintenu le même caractère et la même organisation que par le passé. Il lui a conservé aussi sa subvention annuelle de 600 000 roubles. Elle comptait, au moment où la guerre s’est engagée, 15 navires en service, représentant une valeur de 14 442 928 roubles.

Grâce au secours de l’Etat, les difficultés que la Flotte volontaire a rencontrées sur sa route n’ont pas été trop préjudiciables à l’accomplissement de sa tâche. En fait de résultats commerciaux, les voyages entre Odessa et Vladivostok, qui n’étaient qu’au nombre de 8 en 1886, ont été portés progressivement jusqu’à 24 ; près de 60 millions de pouds de marchandises et 30 000 passagers ont été transportés, sur cette ligne, de 1878 à 1902, tant à l’aller qu’au retour ; les produits de l’industrie de la Russie ont été introduits dans les escales intermédiaires de Colombo, de Singapore et de Shanghaï.

Dans l’ordre d’idées militaire, le gouvernement russe a eu recours aux vaisseaux de la Flotte volontaire pour assurer, pendant la dernière expédition de Chine, le transport du corps expéditionnaire et du matériel de guerre entre Vladivostok et le golfe du Petchili. Ce genre de services semble bien être le seul auquel soient aptes, en temps de guerre, des navires de commerce. La théorie, si séduisante à première vue, des croiseurs auxiliaires rencontre, dans la pratique, de sérieuses difficultés d’application. Jamais un paquebot dépourvu de cuirasse, muni d’une faible artillerie et pouvant donner une vitesse maxima de 18 nœuds, ne sera en état de prendre part à de véritables opérations de guerre. On pourra l’employer, loin du théâtre de ces opérations, à donner la chasse aux cargo-boats ennemis, ou encore à saisir les neutres suspects de se livrer à la contrebande. Mais le premier de ces emplois ressemble fort à la course, qui a été supprimée par le Congrès de Paris, et le second présente des inconvéniens peut-être plus graves encore, que les récens exemples du Smolensk et du Pétersbourg viennent de mettre en lumière[5].

Nous assistons du reste, depuis quelque temps, en Angleterre, chez la nation maritime par excellence, à une évolution dans les constructions navales appliquées aux grands paquebots transatlantiques. On paraît guéri de la « folie de la vitesse ; » on ne s’efforce plus de réaliser 22 ou 23 nœuds à l’heure, pour lutter avec les superbes bateaux-réclame de l’empereur Guillaume ; on en est arrivé à une conception infiniment plus pratique en se proposant de réaliser un grand confortable à bord pour les passagers, tout en sacrifiant aux exigences d’une navigation commerciale. C’est la White Star line qui a pris l’initiative de cette évolution par la construction de l’Oceanic, suivie par celles du Celtic, du Cedric et enfin du Baltic qui, non seulement résume tous les perfectionnemens de l’architecture navale, mais constitue une sorte de type nouveau de paquebot, ou plutôt de paquebot cargo-boat. Le Baltic, en effet, tient du paquebot par le luxe et le confort de ses aménagemens pour passagers, mais il se rapproche du cargo-boat par l’énorme capacité de ses cales à marchandises et par sa vitesse relativement modérée, qui sera de 16 nœuds. Ses proportions sont colossales : il ne mesure pas moins de 221 mètres de longueur sur 23 mètres de largeur, et son creux sur quille est de 15 mètres. Ces dimensions lui permettent de porter 28 000 tonnes en lourd, et lui donnent un déplacement en pleine charge de 40 000 tonnes.

Voilà certes un navire appelé à rendre de signalés services à son pays, en temps de guerre, pour le transport des troupes, chevaux et matériel ; car il peut contenir dans ses flancs plus de passagers que ne compte d’habitans un de nos chefs-lieux d’arrondissement ; Nous croyons que la White Star line est dans le vrai et que son exemple est bon à suivre.

En résumé, on ne saurait dire que la Flotte volontaire ait réalisé entièrement le vœu de ses fondateurs. Arme à double tranchant, elle ne s’est parfaitement acquittée de son rôle ni en temps de guerre, ni en temps de paix. Entreprise commerciale, elle ne se soutient que grâce à l’aide pécuniaire du gouvernement ; auxiliaire de la marine de guerre, elle ne lui est que d’un faible secours[6]. Ainsi l’application a révélé, dans la conception initiale de la Flotte volontaire, des contradictions qui rendent son fonctionnement difficile. On a cherché à concilier ces contradictions ; on n’y a réussi qu’à moitié : la formule est encore à trouver.

Il convient cependant de tenir compte à la Flotte volontaire des efforts qu’elle a faits. Ses débuts nous ont permis d’assister à la genèse des relations maritimes de la Russie avec l’Extrême-Orient ; ses services constituaient, hier encore, le principal élément du trafic qui se faisait, par pavillon russe, entre les côtes de la Mer-Noire et celles du Pacifique. Malgré ses imperfections, les charges dont elle est grevée, les contradictions contre lesquelles elle lutte, elle reste une création très originale et très intéressante. Les services qu’elle a déjà rendus à l’Etat, ceux qu’elle peut encore lui rendre, suffisent en somme à justifier les mots qu’Alexandre III traça de sa main sur un rapport la concernant : « C’est une œuvre nationale très utile, et ce serait une faute que de l’abandonner à l’arbitraire du sort. »


L’établissement des Russes sur le golfe du Petchili amena la formation d’une flotte marchande dans les eaux mêmes du Pacifique. C’est une nouvelle étape dans leur développement maritime. Les progrès de leur colonisation en Sibérie et leur installation sur les côtes de la mer du Japon, les avaient déterminés à établir une communication maritime directe avec leurs possessions asiatiques. Cela ne leur parut bientôt plus suffisant. Depuis l’achèvement du Transsibérien, l’acquisition de Port-Arthur et de Dalny, et le prolongement de la voie ferrée jusqu’à ces ports, le désir leur vint de posséder une flotte commerciale sur place. L’organisation du Service maritime du chemin de fer de l’Est-Chinois répond à ce besoin.

En 1896, cinq ans seulement après l’inauguration des travaux du Transsibérien par le tsarévitch Nicolas, le gouvernement chinois traita avec la Banque Russo-Chinoise pour la constitution d’une Société par actions, sous le nom de « Société du chemin de fer de l’Est-Chinois. » Cette Société entreprit la construction de la ligne dite de l’Est-Chinois, qui relie le Transsibérien proprement dit au port de Vladivostok, à travers la Mandchourie, Deux ans après, en 1898, la Russie se fit céder à bail par la Chine la presqu’île de Liao-Toung, avec les ports de Talien-Ouan et de Port-Arthur, et la Société de l’Est-Chinois fut autorisée à diriger un embranchement de sa ligne sur Port-Arthur et sur le nouveau port de Dalny, qu’on avait décidé de créer dans la baie de Talien-Ouan. La Société et le gouvernement se convainquirent bientôt que le succès de leurs projets dépendait en grande partie de la régularité des communications entre Vladivostok, les nouveaux ports du Liao-Toung et certains ports de la Chine et du Japon. La construction de l’embranchement sur Port-Arthur augmentait les occasions de transport par mer ; les ressources locales étaient dans l’impossibilité d’y suffire ; les frets s’élevaient. Ces faits servirent de preuve à la Société que l’organisation d’un service maritime en Extrême-Orient s’imposait.

Il n’existait qu’une seule Compagnie russe faisant le service entre les ports de Sibérie et ceux de Corée, de Chine et du Japon : c’était celle du conseiller de commerce Schevelef, qui recevait une subvention de 111 000 roubles par an, pour entretenir ses lignes, et ne pouvait faire face à de plus grandes exigences. La Société de l’Est-Chinois lui acheta son monopole et son matériel, et organisa un service maritime ayant pour objet de servir d’auxiliaire à la grande entreprise du Transsibérien. Elle se proposa de relier les ports du littoral sibérien entre eux et avec ceux du Liao-Toung, de la Corée, du Japon et de la Chine ; de mettre Vladivostok en communication avec les mers d’Okhotsk et de Behring ; d’assurer le transport des matériaux et du personnel nécessaires à la construction du chemin de fer ; de relier, après l’achèvement de la ligne, les stations terminus Vladivostok et Dalny avec les principaux ports de Chine, du Japon et de Corée, et de transporter la poste, les voyageurs et les marchandises.

La Société forma sa flotte de vapeurs achetés aux chantiers de construction et aux Compagnies de navigation d’Allemagne, d’Angleterre, d’Autriche et d’Extrême-Orient. Au 1er janvier 1902, cette flotte se composait de 18 vapeurs de haute mer, ayant une capacité de chargement de 24 146 tonnes et pouvant embarquer 661 passagers de 1re classe et 7 075 émigrans. A la suite d’accords intervenus en 1898 avec les gouvernemens russe et chinois, le Service maritime de l’Est-Chinois inaugura des lignes régulières : au nord de Vladivostok, sur la mer d’Okhotsk, le golfe de Pierre-le-Grand et le détroit de Tartarie ; au sud de Vladivostok, sur les ports japonais, coréens, russes et chinois de Nagasaki, Tchemoulpo, Fousan, Gensan, Port-Arthur, Dalny, Tche-fou et Shanghaï. Cette année, le chemin de fer se proposait d’organiser, une fois par semaine, un train express jusqu’à Dalny ; deux vapeurs rapides devaient attendre dans ce port la poste et les voyageurs, et appareiller immédiatement à destination de Nagasaki et de Shanghaï. C’est donc par le port de Dalny, où l’on poursuivait activement la construction et l’aménagement de locaux pour les voyageurs et les marchandises, que devait s’effectuer la jonction du Transsibérien avec le service maritime russe du Pacifique.

Le gouvernement russe était bien décidé à n’épargner ni l’argent, ni la peine pour faire de Dalny un port de premier ordre, un des grands entrepôts du commerce d’Extrême-Orient. Un plan, largement conçu, activement entrepris, avait commencé à recevoir une prompte et intelligente exécution.

La baie que les Russes ont appelée Dalny, c’est-à-dire « très éloigné, » « lointain, » est un des plus beaux ports en eau profonde du Pacifique, libre de glaces, accessible à marée basse, sans le secours d’un pilote, aux navires d’un tirant d’eau de 30 pieds. C’est là qu’avaient surgi, par ordre de l’Empereur, en l’espace, de trois ans, une cité et un port qui semblaient promettre le plus bel avenir. Cinq grandes jetées, construites sur des blocs de 20 à 50 tonnes, larges de plusieurs centaines de pieds, devaient s’étendre d’un quart à un demi-mille en avant des quais. Chacune devait être munie de rails, de magasins, d’élévateurs, de prises de gaz, d’électricité et d’eau. La première avait été terminée en juillet 1901, la deuxième à la fin de 1902. Entre ces jetées devaient s’élever des docks, pour toutes les marines du globe : ceux de la marine chinoise devaient être établis à part, sur un emplacement réservé. On construisait un brise-lames, permettant aux navires de procéder en tout temps aux opérations de chargement et de déchargement. Deux dragues fabriquées à Glasgow, ayant coûté chacune 38 000 livres sterling, approfondissaient le port, dont la profondeur devait varier entre 18 et 28 pieds. Il devait y avoir aussi deux cales de construction et de réparation, pouvant servir pour les plus grands navires du monde. Dix-sept cents ouvriers étaient employés à la construction de la première, le port de Dalny devait avoir une superficie de 430 000 sagènes carrées, soit à peu près la même que celle du port d’Odessa.

Une ville intelligemment tracée commençait à sortir de terre. Nous avons sous les yeux, en écrivant, une vue à vol d’oiseau de Dalny. Les bâtimens commerciaux et administratifs, les maisons particulières s’échelonnent déjà au bord de l’eau et le long des rues qui se dessinent. La cité chinoise, comme le port chinois, devait être entièrement séparée. L’électricité était déjà installée dans le quartier européen. On procédait, un peu partout, à des nivellemens. Vingt-trois mille ouvriers travaillaient, tant à la construction de la ville qu’à celle du port. La population était d’environ 50 000 âmes, la plupart Chinois, Japonais, Coréens et Russes. Douze millions de roubles avaient été dépensés en 1902 ; on comptait en dépenser encore 23, soit un total de 35 millions de roubles.

Un ukase de l’Empereur, daté du 30 juillet 1899, avait institué à Dalny un port franc ou, plus exactement, une zone franche. L’article 1er de cet ukase concédait « le droit d’importer toute espèce de marchandises librement et sans droits de douane, pour le port et le territoire adjacent, jusqu’à une limite que le ministre des Finances pouvait modifier. » En sortant de cette zone franche pour entrer sur le territoire russe, les marchandises devaient acquitter les mêmes droits d’importation que partout ailleurs. La franchise du port ne s’étendait pas, bien entendu, aux péages de toute sorte, droits d’ancrage, de quai, etc., qui sont habituellement perçus dans tous les ports. Mais ces péages étaient fixés à un taux très bas, afin d’attirer la marchandise et de favoriser le commerce international.

« Il est difficile, » — écrit le consul d’Angleterre à Niou-Tchouang, — « d’imaginer un port mieux outillé, quand il sera terminé. Ce sera un port modèle. » Le bas prix de la main-d’œuvre des coolies, la facilité du transbordement des marchandises, des navires sur les wagons, la commodité d’accès du port à toutes les époques ; la franchise douanière et la faiblesse des péages, devaient faire de Dalny le port le plus économique d’Extrême-Orient, un des grands entrepôts du Pacifique. Tel était le résultat qu’escomptaient les Russes. M. Witte, à qui appartient la conception du plan que nous venons d’exposer, accomplit en Extrême-Orient, au cours de l’année 1903, un voyage d’inspection qui fut un des derniers actes de sa carrière administrative. Au retour de ce voyage, il déclarait, dans son rapport à l’Empereur, qu’il fallait s’efforcer d’attirer à Dalny, non seulement le commerce russe, mais aussi celui de toutes les nations étrangères. Il a toujours tenu bon contre les protestations de Vladivostok et soutenu qu’il était indispensable à la Russie de posséder à Dalny, en eau libre, un grand entrepôt franc, pourvu de l’outillage le plus moderne.

De tout cela, il ne reste plus aujourd’hui que des ruines. Les Russes ont détruit l’aménagement de Dalny, pour l’empêcher de tomber aux mains des Japonais. Mais il était nécessaire, pour faire saisir l’importance du Service maritime de l’Est-Chinois, de replacer cette entreprise dans son cadre, de montrer l’agencement du chemin de fer, du port et de la flotte commerciale, et d’exposer enfin à quelle colossale installation les Russes procédaient, au point terminus de leurs wagons.

L’Est-Chinois était donc une Compagnie naissante, qui entrait à peine dans sa période d’exploitation, et sur l’avenir de laquelle il était encore impossible de se prononcer. Elle avait déjà rencontré, du fait du climat et des circonstances locales, des difficultés sérieuses L’apparition de la peste en 1899 à Newchwang et au Japon avait entravé sa première année d’exploitation ; en 1900, ce fut l’insurrection des Boxers et la guerre de Chine ; en 1902. une épidémie de choléra ; cette année-ci, c’est la guerre russo-japonaise, qui suspend son trafic, arrête ses navires, bloque ses ports, détruit ses installations et met en question son existence, en même temps que l’avenir de la Russie dans ces parages.

Outre ces difficultés fortuites, le Service maritime de l’Est-Chinois devait toujours compter avec un certain nombre de difficultés permanentes. La navigation est très dure sur ces côtes enveloppées de brouillards, exposées aux orages, aux ouragans, et bordées par les glaces dans leur partie septentrionale. Le recrutement sur place de matelots, de mécaniciens, de pilotes est presque impossible et rend la constitution du personnel très onéreuse. Les ressources locales, en chantiers et ateliers de construction mécanique, sont insuffisantes et augmentent la durée et le prix des réparations. Des Compagnies étrangères, et en particulier la Compagnie japonaise Nippon Yusen Kaisha, faisaient une concurrence sérieuse à leur jeune rivale.

La marine marchande japonaise, du reste, qui n’existait pour ainsi dire pas, il y a une trentaine d’années, puisque son effectif représentait à peine 18 000 tonneaux et ne se composait que de caboteurs, s’est développée avec une prodigieuse rapidité. Dès 1892, il y avait déjà au Japon cinquante-trois chantiers construisant des navires à l’européenne. Le gouvernement apporte tous ses soins à la formation des officiers et des marins, et une école spéciale est affectée, à Tokio, à l’instruction des mécaniciens. Des navires-écoles y sont amenés pour donner aux élèves la pratique de la navigation. On encourage par des primes les constructions navales nationales, et on donne également des primes à la navigation aux navires naviguant entre les ports du Japon et ceux de l’étranger, situés entre 110 et 150 degrés de longitude Est et au Nord de l’Equateur, ce qui correspond aux mers de Chine. Des lignes régulières fonctionnent entre le Japon et l’Europe, l’Amérique et l’Australie ; et on peut juger par ce rapide aperçu que, si les Japonais n’ont reculé devant aucun sacrifice pour se constituer une puissante flotte de guerre, ils n’ont en aucune façon négligé leur marine marchande. Nous croyons du reste les Japonais beaucoup plus aptes au métier de la mer et aux industries annexes que les Russes, et c’est l’opinion d’un savant ingénieur anglais qui n’hésitait pas à déclarer qu’il fallait ouvrir l’œil, parce qu’on arriverait bientôt à construire au Japon de grands navires à aussi bon compte qu’en Angleterre, et à plus forte raison qu’en France.

On peut en dire autant de la concurrence que la marine marchande japonaise est appelée à faire aux marines de l’Amérique et de l’Europe. Les Japonais, en matière maritime comme en beaucoup d’autres, ont pris à chacune des grandes nations européennes celles de leurs institutions qui leur ont paru les meilleures : ils en ont fait une sorte de mosaïque qu’ils ont adaptée à leur caractère et à leurs mœurs et ils en ont tiré un merveilleux parti. Bien aveugles seraient ceux qui ne reconnaîtraient point qu’ils sont d’habiles et dangereux copistes, doués d’une intelligence vive et raffinée, d’un courage et d’un patriotisme à toute épreuve.

Le Service maritime de l’Est-Chinois a lutté courageusement contre cette puissante organisation. Il installa provisoirement à Port-Arthur un petit atelier de réparations, et, bientôt après, à Dalny, un atelier de 2 760 mètres carrés, où purent être exécutées les réparations de chaudières et de machines les plus sérieuses. Il aménagea le port de Dalny de manière à recevoir des navires de 380 pieds de long, en attendant l’achèvement d’un nouveau bassin qui devait permettre l’entrée de navires encore plus longs. Il fit construire des docks et des quais. Pour compenser celles des conditions défavorables qui ne pouvaient être supprimées, l’Est-Chinois comptait sur les bénéfices que faisaient espérer le développement économique du Japon et de la Chine, le fonctionnement du Transsibérien, le mouvement commercial ascendant de l’Extrême-Orient. Il se proposait d’établir des agences dans tous les marchés de quelque importance, et Dieu sait s’il en a surgi depuis quelques années dans les mers de Chine et du Japon !

Quoi qu’il advienne, après la guerre actuelle, des espérances et des prévisions de l’Est-Chinois, la création de son Service maritime mérite de faire époque dans les annales de la marine marchande russe. La formation d’une flotte commerciale dans les eaux mêmes du Pacifique était bien le complément naturel des efforts de tout ordre accomplis par les Russes en Extrême-Orient. Une fois encore, l’initiative maritime a concordé avec un ensemble de mesures économiques ou politiques qui toutes concouraient au même but. Lorsqu’ils se furent installés sur le golfe du Petchili, qu’ils y eurent fondé un port de commerce et un port de guerre en eaux libres, qu’ils y eurent amené leurs rails, qu’ils en eurent occupé ou surveillé les abords, en un mot qu’ils eurent élargi et consolidé leur base d’opérations au nord de la Chine, les Russes ne se contentèrent plus de la desservir régulièrement au moyen de la flotte d’Odessa : ils voulurent qu’elle pût se suffire à elle-même, vivre d’une vie propre et indépendante, desservir à son tour d’autres parages et d’autres régions. De même qu’ils avaient été amenés à faire venir de la Mer-Noire dans le Pacifique une bonne partie de leurs cuirassés et croiseurs, de même ils furent conduits à former dans les mêmes eaux une flotte commerciale autonome. Leur littoral asiatique ne pouvait continuer à dépendre, pour ses communications maritimes les plus rapprochées, d’un port distant de plusieurs milliers de lieues ; la Mer-Noire ne pouvait être le point de concentration exclusif de leurs navires de commerce, pas plus que de leurs navires de guerre. Enfin les services rendus au gouvernement russe par les navires de l’Est-Chinois, pendant la dernière expédition de Chine, avaient déjà démontré que l’existence d’une flotte commerciale sur place pouvait être utile. Aussi le gouvernement s’était-il réservé, en cas de guerre, le droit de réquisitionner, sous certaines conditions, le matériel de cette Société. Les alertes étaient devenues si fréquentes, les compétitions si violentes en Extrême-Orient, qu’une conflagration partielle ou générale y était toujours à craindre. Or, malgré l’achèvement du Transsibérien, il semblait que la puissance qui disposerait des meilleurs moyens de transport par mer dût être dans des conditions très avantageuses pour la lutte. Faute de pouvoir transporter par mer la houille, les approvisionnemens, les munitions, une escadre russe opérant en Extrême-Orient pouvait se trouver dans une position difficile. L’existence d’une flotte de transports dans les eaux du Pacifique paraissait donc devoir être utile à la Russie, dans une guerre contre le Japon ou l’Angleterre. L’événement a démenti ces prévisions.


En dehors des trois Compagnies dont nous venons de nous occuper, il n’en existe pas qui mérite de retenir spécialement notre attention. Le tableau cité en note[7] fait connaître les principales, avec l’indication du nombre et du tonnage de leurs navires.

En Russie, comme en France, le gouvernement subventionne un certain nombre de Compagnies de navigation. Il leur alloue généralement une prime dont le taux est fixé à tant par mille parcouru, pour effectuer un nombre déterminé de voyages obligatoires, sur des lignes également déterminées ; en d’autres cas, le nombre des voyages n’est pas stipulé, et il est seulement fixé un maximum que ces primes ne peuvent dépasser par année. De plus, en vertu d’une mesure qui n’a, croyons-nous, d’analogue dans aucun autre Etat, tout vapeur russe expédié en port russe par le canal de Suez, à destination d’un port indien ou chinois, ou inversement, bénéficie du remboursement, sur la caisse du Trésor, des droits de passage prélevés par la Compagnie du canal de Suez. Cette prime n’a guère profité jusqu’à présent qu’à la Flotte volontaire : le Trésor lui assurait à cet effet un crédit de 159 500 roubles.

Outre la Compagnie russe, la Flotte volontaire et l’Est-Chinois, le gouvernement subventionne encore : dans la Mer Blanche, la Société de navigation à vapeur Arkhangelsk-Mourmane, qui reçoit un subside annuel de 55 000 roubles, pour trente-deux voyages entre Arkhangel et Taidoe, Kola, Kem, Kusoman et Onega, et deux voyages entre Arkhangel et Novaia-Zemlia ; dans la Caspienne, la Compagnie Caucase et Mercure, qui touche une subvention annuelle de 235 400 roubles, pour 345 voyages par an, entre Astrakhan et les ports russes et persans de la Mer Caspienne ; deux Compagnies fluviales, la Société de navigation de l’Amour et les Vapeurs Feodorof (rivière Suifoon, Sibérie orientale), et une Compagnie de navigation sur le lac Baïkal.

Une autre Société recevait, il y a peu de temps encore, une subvention du gouvernement russe : c’était la Compagnie de navigation de la Mer-Noire et du Danube, à laquelle il était versé annuellement 113 000 roubles, pour trois services hebdomadaires d’Odessa à Sébastopol, Ismaïl et Reni-Klodovo. Cette compagnie a été mise en liquidation, l’année dernière, et une administration d’État, la « Direction générale de la navigation marchande et des ports de commerce, » dont nous parlerons dans un prochain article, a été autorisée à faire l’acquisition de tout l’inventaire de la Société qui disparaît, afin d’entretenir un service de navigation russe sur le Danube. A cet effet, la « Direction générale de la marine marchande » recevra, durant dix ans, une subvention annuelle de 313 180 roubles. Il lui est alloué en outre 1 000 000 de roubles pour l’acquisition de nouveaux navires. On remarquera les sacrifices considérables que l’Etat s’impose pour organiser sur le Danube un service de navigation digne du pavillon russe. L’ancienne Société ne battait que d’une aile : l’État la met en liquidation, lui achète tout son matériel, se substitue à elle pour l’exploitation de ses lignes, et triple les sacrifices qu’il faisait pour leur entretien. Avant ces dernières innovations, le total des subsides annuels accordés par le gouvernement russe à des Compagnies de navigation à vapeur s’élevait à peu près à 2 500 000 roubles.

Le gouvernement russe ne subventionne jusqu’à présent aucune Compagnie de navigation dans la Baltique. Estime-t-il que le commerce de ces côtes offre aux armateurs assez d’élémens de gain pour qu’ils puissent se passer du secours de l’Etat ? ou bien ne voit-il qu’un intérêt secondaire à ce que son pavillon y soit représenté ? Toujours est-il qu’il n’existe dans la Baltique, en fait de Compagnies russes, que des entreprises non subventionnées.

Nous étudierons, dans un prochain article, le rôle des différens bassins (Mer Blanche, Baltique, Mer-Noire, Pacifique), dans le mouvement maritime de la Russie, les chantiers de constructions navales, la composition des équipages, la main-d’œuvre des ports ; nous jetterons un coup d’œil d’ensemble sur la flotte de commerce russe ; nous rechercherons les causes de son insuffisance et nous examinerons enfin ce qui a été fait en vue de la développer.


J. CHARLES-ROUX.


  1. Nous tenons à remercier de leurs utiles renseignemens : le commandant de Cuverville, attaché naval à l’ambassade de France en Russie ; MM. Barré-Ponsignon, consul de France, et Eugène Charlat, vice-consul à Saint-Pétersbourg ; M. Pradère-Niquet, consul à Helsingfors ; M. Lebrun, consul à Riga, et M. Sauvaire, consul à Odessa.
  2. Cette flotte compte aujourd’hui 77 unités, dont 36 paquebots-poste, 8 navires pour passagers et marchandises, 23 cargo-boats, 3 tank-steamers pour le transport du pétrole et 7 remorqueurs, formant un tonnage total de 188 450 tonnes. Dans ce nombre, on compte trois bateaux de 7 000 tonnes et d’une force de 3 400 chevaux-vapeur, douze de 6 000 à 3 000 tonnes, cinq de 2 500 tonnes chacun ; tous sont confortablement aménagés, tiennent bien la mer et filent à une vitesse honorable : leurs qualités les font rechercher des passagers sur les lignes d’Orient.
  3. Sept voyages au moins par an entre Odessa et Vladivostok.
  4. 4 roubles 25 kopecks par mille parcouru, sans pouvoir dépasser 600 000 roubles par an.
  5. On vient de constituer à Pétersbourg une commission spéciale, composée de hauts fonctionnaires russes, chargés d’examiner la situation de la Flotte volontaire, au point de vue international maritime. M. de Martens est délégué par l’amirauté auprès de cette commission.
  6. Il convient toutefois d’observer que, lors du grand mouvement d’opinion dont est née la Flotte volontaire, la seule guerre à laquelle on songeât en Russie était une guerre avec l’Angleterre, l’Autriche ou la Turquie, ayant l’Orient pour théâtre. Dans cette hypothèse, une flotte de transports rapides, opérant sous la protection de l’escadre de la Mer-Noire, aurait pu être d’une véritable utilité à la Russie.
  7. Tonnage des principales sociétés de navigation russes à vapeur, au 1er janvier 1902.
    Mer Blanche.
    Noms des Sociétés Nombre des vapeurs Tonnage
    Société Arkhangelsk Mourmane 12 5 393 tonneaux
    Mer Baltique.
    Navigation russe de l’Asie Orientale 4 14 044 —
    Société russe de navigation de la Baltique 6 9 080 —
    Société de navigation à vapeur de Riga 5 2 178 —
    Maison Gelmsing et Grimm 8 5 307 —
    Mers Noire et d’Azof.
    Société russe de navigation à vapeur et de commerce 72 68 379
    Flotte volontaire 14 37 848
    Compagnie de navigation de la Mer-Noire et du Danube 12 2 087
    Compagnie de navigation sur le Don, la mer d’Azof et la Mer-Noire 20 3 764
    Compagnie de navigation à vapeur du Nord 2 5 472
    Compagnie Russe pour le transport des planches. 8 5 167
    Mer Caspienne.
    Compagnie Orientale des hangars et magasins 25 13 702
    Compagnie Caucase et Mercure 28 11 854
    Société Nobel frères 13 7 796
    Société Nadeyda 14 5 192
    Mers Jaune et du Japon
    Compagnie du chemin de fer de l’Est-Chinois 8 14 574