La Marine marchande et l’œuvre de la défense nationale

La Marine marchande et l’œuvre de la défense nationale
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 409-432).
LA PART
DE
LA MARINE MARCHANDE
DANS L’ŒUVRE DE DÉFENSE NATIONALE


« On ne peut sans la mer, ni profiter de la paix ni soutenir la guerre. »


Le 26 février, à quinze heures quarante-cinq, entre l’île de Malte et la Crète, la Provence-II, le plus beau navire de la Compagnie Générale transatlantique après la France, sombrait dans des circonstances assez mystérieuses. Il faisait beau temps, la veille était bien exercée sur le pont, tout à coup sans que personne eût vu ni sillage de torpille, ni périscope, une détonation terrible se fit entendre à l’arrière du paquebot, et celui-ci disparut en quelques minutes. Le steamer avait-il heurté une mine dérivante, était-ce un sous-marin inconnu qui l’avait frappé, on se le demande encore. Quoi qu’il en soit, devant ce douloureux sacrifice, il est impossible de ne point comprendre la grandeur de la tâche accomplie par notre marine marchande. Je voudrais, au cours de cette étude, exposer les services qu’elle rend à la Défense nationale ; la disparition de la Provence donne à un tel sujet une actualité saisissante, le navire naufragé étend sa grande ombre tragique sur ces pages.

Jamais en effet le jugement prophétique que Richelieu prononçait en 1626, devant l’assemblée des notables : « on ne peut sans la mer soutenir la guerre, » n’a reçu une confirmation plus éclatante qu’au cours des événemens actuels. Le cardinal avait en vue le rôle commercial de la marine marchande. Il avait compris l’importance qui s’attachait pour un Etat, dont les frontières terrestres étaient momentanément fermées, à jouir de la liberté de la mer et à continuer à échanger ses produits contre ceux de l’étranger, tout en assurant les relations de la métropole avec ses colonies. Cependant, Richelieu ne pouvait pas se douter qu’un jour les vaisseaux marchands, arborant la flamme en tête de mât, combattraient côte à côte avec ceux de la marine nationale. Car aux vieilles formules concernant la collaboration de la flotte de commerce avec la flotte de guerre, se sont ajoutés des plans nouveaux de coopération étroite. Il se produit ce phénomène singulier : nos dreadnoughts, sur lesquels nous avons accumulé les armes les plus perfectionnées, restent inutilisés dans les ports, et ce sont des bâtimens, nullement préparés à cette tâche : des chalutiers, des remorqueurs, des paquebots qui mènent la chasse contre les sous-marins ennemis et nous débarrassent des mines automatiques que les Allemands sèment à l’entrée des ports. Pendant qu’un cuirassé de 23 000 tonnes, comme le Courbet, qui possède 12 pièces de 30 centimètres, 22 canons de 14 centimètres et 4 tubes lance-torpilles séjourne au mouillage de La Valette, de Bizerte ou de Toulon, attendant un adversaire qui ne se présente jamais, l’équipage du chalutier Nord Caper monte à l’abordage d’une felouque turque, le pauvre cordier Jésu-Maria saute sur une mine dormante, le croiseur auxiliaire Indien disparaît en mer, et la Provence entraîne au fond de la mer une moisson de vies humaines.

Les conditions de la guerre navale sont complètement métamorphosées. Contrairement à ce que l’on escomptait, il ne s’est pas produit de choc entre les escadres adverses ; il n’y a pas eu de batailles rangées en lignes parallèles ; les canons gardent le silence dans les tourelles des lourds mastodontes. Nos ennemis, reconnaissant leur impuissance, n’ont pas cherché à nous disputer la maîtrise de la mer, mais ils ont répondu à notre blocus de surface par un blocus sous-marin dirigé contre notre marine marchande ; il a donc fallu improviser de nouveaux procédés de défense, et c’est en dehors de la liste navale que nous avons été chercher les navires destinés à contrecarrer les desseins de nos ennemis. L’expédition d’Orient a nécessité en outre des transports de troupes et de matériel si nombreux qu’on a dû mobiliser une grande partie des bâtimens de commerce français. Peut-on dire même que ceux qui restent sous la coupe de leurs armateurs soient en marge de la lutte ? Non évidemment. Les routes ne sont plus sûres ; ni en Méditerranée, ni dans l’Océan ; toute coque qui navigue, fût-elle neutre, est exposée aux pires dangers. Les Allemands, dans leur exaspération, violant tous les traités et toutes les conventions, ont inondé les mers de mines dérivantes ; la mort guette le charbonnier ou le courrier postal à chaque stade de son trajet. Refusera-t-on les honneurs du combattant aux équipages qui courent de tels risques ? D’ailleurs, pour se protéger contre les sous-marins, nous verrons que bien des navires reçoivent un armement approprié.

On peut donc l’affirmer : soit qu’ils aient été réquisitionnés par l’Etat, soit qu’ils demeurent à la disposition de leurs armateurs, presque tous les navires de commerce ont été conduits à participer intimement à l’œuvre de défense nationale. On délivrait, autrefois, des lettres de marque à des corsaires, qui faisaient la course pour leur compte, tout en servant les intérêts du Roi. La déclaration de Paris, en supprimant cette pratique, semblait avoir tracé une ligne de démarcation absolue entre le navire « de guerre » et le navire « de commerce. » Nos diplomates se flattaient d’avoir assuré par toutes sortes de protocoles le respect de la propriété individuelle. Or, il se trouve que jamais cette propriété n’a subi de plus grands dommages ; jamais il n’y a eu plus de confusion entre le pavillon national et le pavillon privé, si bien que l’on peut se demander actuellement si nous ne marchons pas vers une militarisation complète de la flotte marchande.


I

L’aide que celle-ci apporte indirectement à la résistance d’un belligérant est un thème classique. De tout temps, on a fait ressortir les avantages qu’on peut attendre du commerce maritime pendant la période des hostilités [1]. A un moment où les consommations se développent, pour les besoins des armées en campagne, et où la production se ralentit nécessairement, il importe que les échanges s’effectuent aussi librement que possible, par la voie de mer. Toutefois, cette vérité ne s’était point encore affirmée avec un tel éclat. La guerre que nous soutenons est, en raison du chiffre prodigieux des combattans et des richesses dépensées, autant une guerre industrielle et économique qu’une guerre militaire. On se demande ce que nous aurions pu faire sans les vaisseaux marchands pour ravitailler la population civile et les armées ; pour assurer à nos usines l’approvisionnement en combustible et en acier, et pour acheminer sur notre pays tout le matériel de guerre ; armes, munitions, explosifs, matières premières de toutes sortes, qui nous ont permis de suppléer à l’insuffisance de notre préparation. Toutefois, je laisserai ce point en dehors de mon étude, car cela m’entraînerait à trop de développemens, pour me borner à mettre en lumière le rôle joué directement par nos bâtimens de commerce dans la conduite des opérations militaires, ce qui est le trait caractéristique de la guerre navale actuelle.

Une loi du 2 mai 1899 avait réglé la situation des équipages appelés à faire partie, en cas de guerre, de la flotte auxiliaire. L’article 18 de cette loi dispose en effet : « les inscrits maritimes appartenant aux équipages des navires de commerce dont la réquisition pour le service auxiliaire de la flotte est prévue par une convention spéciale conclue avec le département de la Marine peuvent, dès le temps de paix, demander à continuer leur service, en temps de guerre, sur les dits bâtimens pour le cas où la réquisition en serait opérée. » Cette même loi déterminait les grades à attribuer aux capitaines au long cours et officiers mécaniciens embarqués sur ces navires.

Ainsi, le législateur avait bien compté, « dès le temps de paix, » recourir à la marine marchande, mais dans son esprit le choix ne devait se porter que sur une catégorie restreinte de navires. On était loin de se douter, même à l’Etat-major général, de l’ampleur que cette question devait prendre dans l’avenir. En exécution des plans de mobilisation, on réquisitionna, dès l’ouverture des hostilités, des paquebots postaux, que leur vitesse permettait de transformer en croiseurs, des remorqueurs destinés à constituer le service de la reconnaissance qui se créait de toutes pièces, des chalutiers pour le service du dragage des chenaux de sécurité et du matériel flottant de renfort pour les directions des mouvemens du port. Mais presque aussitôt des besoins naquirent. Il fallut aménager des steamers en transports-hôpitaux ; puis le commandant en chef de l’armée navale s’aperçut qu’il manquait de transports auxiliaires pour entreprendre les mouvemens de matériel entre ses escadres et les bases de ravitaillement. Quand fut enfin décidée l’expédition d’Orient, la nécessité de mettre à la disposition du département de la Guerre le tonnage utile pour recueillir le corps expéditionnaire, devint à ce point urgente et impérieuse que presque toute la flotte présente à Marseille fut inscrite sur le Carnet de réquisition de l’administrateur de la Marine. En dernier lieu, les modalités de la guerre sous-marine allaient donner une importance toute spéciale aux chalutiers à vapeur, qui constituaient le meilleur moyen de défense contre les submersibles ennemis. Dès le commencement de l’année 1915, le département de la Marine entreprit la transformation des chalutiers en navires patrouilleurs. Petit à petit, on réussit à mettre la main sur presque tous les chalutiers français en état de servir.

L’utilisation de la flotte de commerce pour un but militaire était devenue de cette façon aussi radicale que possible. On s’en fera une idée par la proportion suivante. Sur 2 500 000 tonnes de jauge que représentait la flotte française avant la guerre, il reste encore 1 884 000 tonnes de vapeurs, sous déduction de 100 000 tonnes coulées environ, et de 500 000 tonnes de voiliers. Sur cet ensemble, le tonnage des navires qui sont ou ont été réquisitionnés ressort à 1 100 000 tonnes ; ce qui représente un pourcentage de 58 pour 100. La part proportionnelle du tonnage actuellement réquisitionné, par rapport au tonnage total, atteint approximativement 50 pour 100. Ce chiffre varie du jour au lendemain à cause des réquisitions et des déréquisitions opérées selon les besoins du moment. Si l’on ajoute les bâtimens coulés, on se rend compte que les armateurs se trouvent aujourd’hui privés de plus de la moitié de leur flotte par suite du fait de guerre.

La prise de possession de ces nombreux navires s’est effectuée selon trois procédures différentes : par l’exécution du contrat postal, par l’affrétement, par la réquisition.

Au moment de la mise en chantier de certains navires rapides, il avait été convenu entre l’État et les propriétaires que ces derniers, moyennant la concession de primes spéciales, consentiraient à effectuer à bord des aménagemens qui faciliteraient l’armement de ces navires. En cas de guerre, ceux-ci feraient donc partie de la flotte auxiliaire et le personnel recevrait à l’avance une commission particulière ainsi que nous avons eu l’occasion de l’exposer. L’exécution de ces conventions a procuré à la Marine un certain nombre de navires.

L’affrètement est un traité librement débattu entre les armateurs et les affréteurs. En 1914, la Rue Royale avait passé d’assez nombreux contrats d’affrètement en time-charter [2] avec des Compagnies de navigation qui devaient se charger des transports de charbon entre Cardiff et l’armée navale. Ces contrats subsistent. Ce procédé présente un avantage indéniable pour l’Etat. Comme on prévoit au contrat des temps maxima de parcours entre les diverses localités fréquentées par le navire, les capitaines sont intéressés à ne pas dépasser ces délais sous peine de se voir infliger des pénalités pour retard. Malheureusement, il était impossible, ainsi qu’on a essayé de le faire, d’étendre cette pratique aux navires qui ne sont pas affectés à des transports réguliers. La réquisition devint donc, en fait, le procédé ordinaire de mise à la disposition de l’Etat des bâtimens de commerce.

Le droit de réquisition découle de la loi du 3 juillet 1877, modifiée, en ce qui concerne la marine, par la loi du 17 juillet 1898. Des décrets des 8 mai 1900, 31 juillet et 30 août 1914, règlent la procédure de réquisition des « navires de commerce et de plaisance, embarcations et engins flottans de toute nature, le matériel, les approvisionnemens et les marchandises existant à bord desdits bâtimens, embarcations et engins, et appartenant à des Français. » L’état-major et l’équipage sont tenus de prêter leur concours, toutes les fois qu’il ne s’agit pas d’armer le navire en qualité de croiseur auxiliaire.

La réquisition donne lieu à des formalités fort simples. Elle s’effectue par le ministre de la Marine ou ses délégués, en l’espèce les administrateurs de l’Inscription maritime, les officiers du commissariat de la marine ou les commandans à la mer. La réquisition est faite par écrit. « Il est dressé, au moment de la remise, un état descriptif du navire et un inventaire des marchandises, des approvisionnemens et du matériel réquisitionnés. Les procès-verbaux sont établis contradictoirement par un représentant de l’autorité requérante et par le capitaine. » A partir de ce moment, le bâtiment passe sous l’autorité des commandans des forces navales.

En ce qui concerne le payement des réquisitions, des discussions se sont élevées entre le ministre de la Marine et les armateurs qui n’acceptent pas les bases d’évaluations fixées sur le rapport de la Commission centrale des réquisitions. Ces controverses n’intéressant pas notre étude, nous ne les signalons que pour mémoire. Sur le fait même de la réquisition, l’armement a fait entendre certaines doléances. Il s’est plaint que la charge de cet impôt très lourd fût inégalement répartie entre les intéressés. Certaines compagnies privilégiées n’ont eu que quelques-uns de leurs navires frappés, tandis que d’autres voient leur flotte presque entièrement immobilisée. J’ai sous les yeux une liste indiquant, pour quelques grandes Compagnies, le pourcentage du tonnage réquisitionné par rapport au tonnage total. La vérité des critiques dont nous venons de parler ressort de la comparaison des données de cette liste. Une Compagnie n’a que 19 pour 100 de sa flotte atteinte, cinq autres de 30 à 33 pour 100 ; pour les quatre dernières, la proportion du tonnage mis au service de l’Etat est respectivement de 44, 49, 56 et 57 pour 100.

Je ne parle pas des petites Compagnies, qui ont eu jusqu’à 100 pour 100 du tonnage réquisitionné, tandis que des sociétés rivales étaient indemnes. Il est donc exact que la réquisition a diversement atteint les armateurs, bien que, depuis quelque temps, de grands progrès aient été réalisés à ce point de vue. Il est difficile d’arriver à une solution inattaquable. On est obligé, dans l’exercice du droit de réquisition, de tenir compte de la convenance des navires, de leur présence sur les lieux où ils sont utiles, etc. Le ministre de la Marine avait même proposé au syndicat des armateurs de France de se charger d’exécuter ses ordres en désignant les navires ; mais le syndicat, qui craignait de soulever au sein du comité des discussions funestes, a dû repousser cette proposition. La Rue Royale s’efforce donc dans la mesure du possible d’égaliser les charges entre les uns et les autres ; elle n’y parvient pas toujours.

Les armateurs ont aussi tait ressortir que l’utilisation des navires réquisitionnés était mauvaise. Au moment où le fret est si recherché, ils ont cité des exemples de navires demeurés improductifs pendant de longs jours, au mouillage de Malte ou de Bizerte. Il est certain que, dans l’armée navale, le rendement des transports auxiliaires, pâtissant de l’incertitude qui régnait au sujet du déplacement de nos escadres, n’a pas toujours été parfait. Il serait également désirable, dans l’intérêt général du pays, que nos navires charbonniers rentrant à vide sur Cardiff, fussent autorisés à charger en cours de route pour les ports de l’Océan. Ils pourraient aussi décongestionner l’Algérie dont les exportateurs ne parviennent pas facilement à écouler leurs marchandises.

Quoi qu’il en soit, nous savons que 58 pour 100 de notre flotte marchande est ou a été employée pour le compte de la marine nationale et que 50 pour 100 environ est actuellement à son service. Comment l’administration de cette flotte considérable a-t-elle été comprise ?

Les navires réquisitionnés subissent trois régimes distincts. Les uns sont militarisés, tout en conservant leur autonomie. De ce fait, il n’y a aucune différence à, faire entre eux et un navire de guerre, quel qu’il soit. Ils appliquent les lois et règlemens concernant le service à bord ; leurs hommes sont habillés, payés, nourris dans la même forme que les marins de l’État. Leurs états-majors ont une assimilation identique avec leurs camarades des cuirassés. La Provence-II, notamment, se trouvait dans ce cas.

D’autres navires réquisitionnés sont militarisés, mais ne conservent pas leur autonomie. Ils sont administrativement rattachés à un groupement naval déjà existant : direction des mouvemens du port, défense fixe, etc. Le fait de ne pas former une unité indépendante ne modifie pas le statut de leur personnel, qui est placé sur le même pied que les autres équipages militarisés.

Tous les bâtiments militarisés hissent la flamme en tête de mât ; les navires réquisitionnés non militarisés, au contraire, n’ont pas le droit d’arborer ce signe distinctif. Ces derniers conservent leur personnel et leur commandement commercial et obéissent aux règles administratives auxquelles ils étaient soumis avant la réquisition, leurs matelots ne portent pas le col bleu. La gestion de ces navires est assurée de deux façons, soit par l’armateur pour le compte de l’Etat, soit par la Marine elle-même.

Dans le premier cas, l’armateur continue à recruter ses marins, à les payer, à les nourrir, à entretenir le bâtiment, à le fournir de matières consommables et à le réparer. Chaque mois, le propriétaire fournit les mémoires de ses dépenses, qui lui sont remboursées par la Marine.

Quand celle-ci se charge elle-même de la gérance des bâtimens réquisitionnés, les capitaines deviennent les mandataires de l’Etat et procèdent en son nom à toutes les opérations voulues, sous réserve d’en rendre compte. Cette gérance a été réglée par une circulaire récente du 1er décembre 1915. Le capitaine tient un carnet, sur lequel le représentant de la Marine inscrit à chaque escale le montant des avances faites ; à la relâche suivante, le capitaine doit justifier de l’emploi de cette somme à l’aide de factures de fournisseurs, d’états de payement du personnel, etc. Les directions de travaux doivent procéder à toutes les réparations jugées nécessaires sur les navires. Des recommandations précises ont été adressées à ces directions pour que les appareils évaporatoires soient l’objet de visites régulières, pour que les coques passent au bassin en temps voulu. Bref, la Marine a pris toutes ses précautions, afin que les navires confiés à sa charge soient aussi bien entretenus que possible.


II

Quelle est l’utilisation actuelle de cette flotte réquisitionnée ? A quels besoins répond-elle ? Nous allons essayer de l’indiquer avec toute la discrétion qu’un pareil sujet comporte. Pour plus de clarté, et sans tenir compte de l’ordre chronologique dans lequel les bâtimens ont été saisis par l’Etat, nous reprendrons la division de la flotte en trois parties : bâtimens militarisés autonomes, bâtimens militarisés rattachés à des groupemens spéciaux, bâtimens non militarisés.

Dans la première catégorie, nous trouvons les plus beaux échantillons de la flotte réquisitionnée. Ce sont les croiseurs auxiliaires : la Lorraine, construite en 1899, filant 21m,9, de 11 372 tonnes de jauge brute [3] ; la Provence, que nous venons de perdre, lancée en 1906, filant 22m,2, de 13 753 de tonnage brut ; la Savoie, datant de 1911, donnant 22m,2, de 11 167 tonnes. La marine avait également réquisitionné la Touraine, mais ce navire a été rendu fin août 1914 à la Compagnie transatlantique et replacé sur la ligne de New-York. Au début de la guerre, ces croiseurs à grande vitesse et à grand rayon d’action ont été rattachés à la deuxième escadre légère, dans la mer du Nord, sous les ordres de l’amiral Rouyer, et ils ont contribué puissamment au blocus de l’Allemagne. Il suffit de consulter la liste de la flotte pour se convaincre que nous manquions de navires similaires. Nous ne possédions, en effet, dans l’Océan, que les sept croiseurs cuirassés type Condé, dont la vitesse ne dépassait pas 20 nœuds, et les quatre Kléber, qui donnaient à peine 17 nœuds. La réunion à notre escadre légère des trois grandes unités rapides de la Compagnie transatlantique constituait donc un appoint très appréciable. Plus tard, les navires en question furent rattachés à l’escadre des Dardanelles, ou ils n’ont cessé de rendre des services de la plus haute importance, soit comme éclaireurs, soit comme navires de bombardement, soit comme transports rapides. C’est en portant des troupes à toute vitesse vers Salonique que la Provence-II a trouvé une fin glorieuse.

A côté de ces grands « Leviathan, » citons les croiseurs auxiliaires de 1 400 à 1 700 tonnes, Corte-II, Golo et Liamone de la Cie Fraissinet qui étaient précédemment affectés à la ligne de Corse et qui, filant 17 et 18 nœuds, ont été précieux à plusieurs titres au commandant en chef. L’un d’eux a soutenu un combat contre des sous-marins et des hydravions autrichiens. Les uns et les autres ont contribué au ravitaillement du Monténégro. La marine a également classé comme croiseurs auxiliaires le Burdigala, de 20m,5 et 12 009 tonnes, le Lutetia, de 20m,5 et 14 581 tonnes, la Gascogne, de 18 nœuds et 7 100 tonnes et le Sant’Anna, de la Cie Fabre, de 9 000 tonneaux donnant 16m,8.

N’oublions pas, avant de terminer le chapitre des croiseurs auxiliaires, l’Indien qui a été coulé par événement de guerre avec 13 hommes d’équipage.

Nous avons également incorporé dans nos forces navales des éclaireurs auxiliaires, qui ont été choisis parmi les petits bâtimens rapides et de préférence parmi les yachts. Exemple : l’Atmah, au baron E. de Rothschild ; l’Éros, au baron H. de Rothschild, la Poupée, à M. Viennet. Le Rouen, qui appartenait aux chemins de fer de l’État, fait enfin avec ses 24 nœuds un excellent service d’éclaireur.

Des navires de gros tonnage figurent en outre dans cette catégorie, ce sont les navires-hôpitaux. À part quelques vieux transports militaires mal aménagés comme le Vinh-Long, le Bien-Hoa et le Dugay-Trouin, qui avaient fait autrefois les voyages de Chine et dataient de 1880, et de 1878, nous n’avions aucun navire pouvant être converti en transport-hôpital. Dès les premiers jours de la guerre, la Marine réquisitionna le Canada de la Cie Cyprien Fabre. Ce paquebot de 9 684 tonnes, affecté au service des émigrans, était particulièrement apte à recevoir les blessés et les malades, grâce à la transformation de ses vastes batteries en salles d’hôpital. Il fallut quelques jours à peine pour dégager les entreponts, approprier les salons et les fumoirs somptueux en salles d’opération claires et aseptiques et pour placer sur le spardeck des projecteurs destinés à la recherche nocturne des naufragés. Au Canada, on adjoignit dans la suite la Bretagne, de 6 755 tonneaux, le Ceylan, de 8 213 tonneaux, le Tchad, de 4 317 tonneaux, le Divona, de 6 484 tonneaux, le Saint-François-d’Assise, de 407 tonneaux, le Sphinx, de 11 374, et enfin la France-IV, le superbe courrier d’Amérique dont le tonnage est de 23 666 tonneaux et la vitesse de 24m,5. Tous ces navires ont servi à l’évacuation de nos blessés, notamment pendant les opérations de la presqu’île de Gallipoli. On sait que, par suite de la convention de Genève, ils sont protégés contre toute attaque ennemie après notification de leur affectation. Leur qualité ressort de la couleur de leur coque blanche, rayée d’une large bande verte, qui doit être éclairée pendant la nuit. Jusqu’ici, les sous-marins austro-allemands ont respecté ces navires-hôpitaux, à condition que ceux-ci ne se livrent à aucune démonstration pour signaler l’approche des sous-marins. Malheureusement, si les sous-marins peuvent distinguer leur adversaire, les mines sont aveugles ; il se peut que l’une d’entre elles fasse un jour sombrer un navire-hôpital dans les mêmes conditions que la Provence. Il faut espérer toutefois que cette éventualité ne se réalisera pas. D’après la convention de Genève, les transports-hôpitaux sont tenus de prêter secours et assistance à tous les belligérans sans distinction. Les sous-marins allemands pourraient donc arrêter nos transports et les requérir d’embarquer leurs malades et leurs blessés.

En dehors de ces croiseurs, éclaireurs, transports-hôpitaux, quelques navires ont été également militarisés sous le nom de transports-auxiliaires d’escadre. Toutefois, ces unités sont presque toutes armées commercialement.


III

La seconde catégorie est celle des bâtimens militaires rattachés à un centre naval. Elle comprend une série de petits navires qui, en raison de leur faible tonnage, n’ont pu être constitués en formations administratives autonomes. Ils se rattachent aux trois unités suivantes : les directions des mouvemens du port, les fronts de mer et les flottilles de patrouilleurs.

Dès le temps de paix, on jugeait que les directions des mouvemens du port, chargées du remorquage, de l’accostage des escadres et de leur ravitaillement sur rade, ne possédaient pas un matériel flottant assez important pour la période des hostilités. On avait donc prévu, dans les journaux de mobilisation, la réquisition d’un nombre assez élevé de remorqueurs auxiliaires qui furent pris dans nos principaux ports de commerce avec leur matériel d’acconage (chalands, citernes, pontons-grues, etc.). Ces remorqueurs, au nombre d’une vingtaine, ont été répartis dans nos différons arsenaux. Le commerce maritime a beaucoup souffert de ces prélèvemens à un moment où le trafic aurait, au contraire, appelé un développement de cet outillage.

En outre, les expéditions d’Orient ont conduit la Marine à constituer, sur différens points, à Moudros, à Salonique, à Mytilène, des directions du port nouvelles destinées à présider aux relations entre les transports auxiliaires et les armées d’occupation. Le service de ces bases navales exigeait l’emploi d’une flottille importante de vapeurs qui ont été groupés en division sous l’autorité de l’amiral de Bon. Cette « division des bases, » célèbre dans l’histoire de notre corps expéditionnaire, a été pourvue de moyens d’action puissans. Grâce à eux, nos armées ont été ravitaillées régulièrement et ont pu, en temps opportun, se décrocher de la presqu’île de Gallipoli avec une promptitude et une sûreté merveilleuses. Une douzaine de petits cargos, (exemple : Amiral-l’Hermite, Angele-Achaque, Edouard-Corbière, Gaulois, Glaneuse, etc.), dont le tonnage atteint généralement 500 tonnes, ont été rattachés au rôle Goliath-Shamrock, qui leur sert de mère Gigogne. Un nombre à peu près égal de remorqueurs font partie de ce groupement, leur force en chevaux variant de 150 H. P. à 500 H. P.

Si les directions des mouvemens du port commandaient simplement un développement de ressources préexistantes, les fronts de mer, en revanche, sont des créations entièrement nouvelles dues à l’état de guerre. Les fronts de mer, qui ont été placés, dans nos principaux ports de guerre ou de commerce (Dunkerque, Calais, Boulogne, Dieppe, le Havre, Saint-Nazaire, Marseille), sous la direction d’un capitaine de vaisseau, sont chargés de la police de la navigation, de la reconnaissance des navires, de l’entretien des chenaux de sécurité et du dragage des abords des bassins et des rades.

Les fronts de mer ont à leur disposition des arraisonnées, qui doivent se porter au-devant de tous les bâtimens qui se présentent dans nos eaux territoriales. Ces petits navires procèdent à la formalité de l’arraisonnement, c’est-à-dire à l’examen des papiers de bord. Ce n’est que lorsque cette visite est reconnue satisfaisante que les nouveaux venus sont admis à pénétrer dans nos ports. Les arraisonneurs leur communiquent les consignes générales et se chargent de les leur faire observer. Ce service de l’arraisonnement est extrêmement pénible ; il exige que l’on monte une garde vigilante, par tous les temps, de jour et de nuit, et comme le nombre des bâtimens affectés à cette mission est peu élevé, les arraisonneurs sont généralement obligés de passer trois jours sur quatre à la mer. Ce sont des navires de commerce, réquisitionnés avec leurs équipages, qui accomplissent cette rude corvée ; soit dans les ports, soit à l’entrée des fleuves, par exemple en Gironde ou à la barre de l’Adour. Une vingtaine de remorqueurs, de chalutiers ou de petits vapeurs sont chargés de l’arraisonnement, de la police de la navigation et de la police des rades. Un certain nombre de dragueurs, ou plus exactement d’arraisonneurs-dragueurs, leur sont adjoints ; grâce aux appareils de dragage dont ils sont fournis, ils procèdent constamment au nettoyage des voies d’accès de nos ouvrages. Leur tâche est singulièrement lourde depuis que nos ennemis viennent, à l’aide de sous-marins mouilleurs de mines, poser leurs engins à l’aplomb de nos jetées. Dans la Manche, notamment, nos dragueurs sont continuellement occupés à racler des champs de mines et grâce à leur vigilance on a pu jusqu’ici éviter bien des sinistres. Une raison que l’on comprendra m’oblige à ne point révéler le nombre exact de nos dragueurs.

Un motif analogue me contraint à beaucoup de discrétion touchant les chalutiers affectés aux flottilles de patrouilles. A l’encontre des fronts de mer qui étaient des organes de mobilisation prévus, les escadrilles de patrouilleurs constituent une innovation. Au moment où les sous-marins allemands engagèrent, autour des Iles Britanniques, leur campagne destinée à entraver le commerce de nos Alliés, ceux-ci cherchèrent par tous les moyens à se débarrasser de ces hôtes encombrans. On reconnut que le procédé le plus efficace à leur opposer consistait à répandre dans les zones menacées une nuée de navires à faible tirant d’eau, munis de pièces d’artillerie légère, et qui resteraient constamment à l’affût des submersibles. Les chalutiers à vapeur, que les Anglais possédaient en abondance, convenaient admirablement à ce dessein. Les chalutiers ne se contentent pas de détruire les coques de sous-marins, qu’ils surprennent à la surface, ils gênent surtout les évolutions de ces navires et les empêchent de semer les ruines sur leur route. Dès qu’un pirate est signalé, les patrouilleurs se portent à sa rencontre et engagent le duel d’artillerie. Combien de cette façon ont-ils sauvé de navires marchands ? En obligeant, enfin, leurs adversaires à rester en plongée constante, les escadrilles fatiguent et énervent les équipages sous-marins, dont les raids deviennent de plus en plus pénibles.

Suivant l’exemple de la Grande-Bretagne, nous avons organisé sur nos côtes des flottilles de chalutiers. Limitée d’abord à la Manche et à la mer du Nord, leur action s’est étendue successivement dans l’Océan, en Méditerranée occidentale, en Adriatique et dans le Levant au fur à mesure que les sous-marins allemands se déplaçaient. J’ai dit qu’il m’était impossible de donner la composition de ces escadrilles pour ne point laisser passer une indiscrétion dont nos ennemis pourraient profiter ; il m’est cependant loisible de faire connaître les ressources que l’industrie de la pêche offrait à la Marine, d’après les indications de l’annuaire du Syndicat des armateurs de France, annuaire qui est connu des Allemands.

Il existe plusieurs variétés de chalutiers à vapeur. Ceux qui naviguent à la grande pêche sur les bancs de Terre-Neuve ou d’Islande sont les plus puissans. Leur tonnage dépasse souvent 500 tonneaux de jauge brute ; leur puissance atteint 800 chevaux donnant de 10 à 12 nœuds, leur tirant d’eau varie de 4m,50 à 5 mètres. Le Nord Caper, qui appartient à cette série, a les caractéristiques suivantes : 417 tonnes, 650 chevaux, sa vitesse est de 11 nœuds. Le type de chalutier le plus commun est le pêcheur côtier avec 225 tonneaux de jauge et une puissance de 360 à 400 chevaux pouvant donner 9 nœuds. Tels sont par exemple les navires de la Société des Pêcheries d’Arcachon. Enfin, à côté des chalutiers proprement dits, on rencontre les cordiers, qui peuvent être beaucoup moins robustes, puisqu’ils se bornent à tendre les lignes et ne relèvent pas de filets. Les cordiers ne jaugent guère plus de 100 à 150 tonnes.

Le port le plus important de chalutage à vapeur est sans contredit celui de Boulogne-sur-Mer, qui possédait en 1913 une flotte de 135 vapeurs : puis vient Arcachon avec 38 unités ; La Rochelle avec 29 ; Dieppe avec 24 ; Lorient avec 19 ; Calais avec 11 ; Alger avec 8 chalutiers, etc. Au moment de la déclaration de guerre, leur total devait dépasser 200 unités environ. Ce genre de pêche était loin d’avoir atteint le développement qu’il aurait dû prendre. Dans certains quartiers, les inscrits s’étaient formellement opposés à l’installation des pêcheries à vapeur, redoutant que celles-ci ne vinssent à tarir la source de revenus des pêcheurs à voile. Les pouvoirs publics, ne se doutant pas que les chalutiers à vapeur seraient si précieusement employés pendant la guerre, n’avaient pas su vaincre ces résistances locales. C’est pourquoi nous avons, somme toute, rencontré si peu de navires de pêche à vapeur, lorsqu’il s’est agi de les réquisitionner.

La transformation d’un chalutier en patrouilleur est la chose la plus simple du monde. Le navire débarque ses filets et conserve son équipage industriel, auquel il est adjoint des matelots fusiliers ou canonniers et un opérateur de T. S. F. quand c’est nécessaire. Un commandant, choisi parmi les enseignes de vaisseau, les premiers maîtres de la flotte, ou les lieutenans au long cours, est désigné. On installe sur le pont une ou plusieurs pièces d’artillerie légère, 47 millimètres ou 100 millimètres selon le tonnage. On embarque à bord un appareil de dragage, et le chalutier rallie le centre de la flottille dont il dépend. Il reçoit aussitôt les instructions de son chef de division et peut commencer sa patrouille qui s’effectue dans des zones bien déterminées. Il s’agit de monter une garde sévère : les canonniers de veille demeurent la crosse de leur pièce à l’épaule, prêts à faire feu sur le moindre périscope, ou la moindre carène qui surgirait à la surface des flots. Les qualités de promptitude de tir sont, en effet, essentielles dans ce genre de chasse, ainsi que dans le guet de la macreuse, où il faut saisir l’instant propice pour lâcher le coup de fusil sur le gibier en perpétuel mouvement d’immersion.

Les chalutiers ont-ils détruit beaucoup de sous-marins ? C’est là un secret qu’il est assez difficile de divulguer. Les communiqués officiels nous ont appris à diverses reprises que des patrouilleurs avaient pu canonner à courte distance des sous-marins allemands. Une tache d’huile répandue sur les vagues avait laissé supposer que l’adversaire avait été blessé à mort. Il est très probable, quoiqu’on n’ait pu avoir à cet égard aucune précision, que plusieurs submersibles ont été ou détruits ou avariés par nos chalutiers. Mais ceux-ci ont surtout été utiles en pourchassant leurs ennemis et en les empêchant de faire leurs mauvais coups. En fait, pendant quelques mois nous avons bénéficié d’une accalmie dans la campagne sous-marine qu’il faut en grande partie attribuer à l’action des patrouilleurs.

Ceux-ci, ainsi que nous l’avons dit, sont réunis en flottilles ; ils sont administrés dans la forme admise pour les torpilleurs. Un bâtiment central commandé par un officier supérieur, assisté d’un conseil d’administration comprenant un commissaire de la marine, est chargé de pourvoir le chalutier de tout ce dont il a besoin : solde, vivres, matériel, charbon, etc., et de faire procéder à son entretien et à sa réparation. Les flottilles sont elles-mêmes divisées en escadrilles et en sections, dernier groupement tactique de la flottille. Il y a une flottille de la Manche et de la mer du Nord, une flottille de l’Océan, une flottille de l’Armée navale, répartie elle-même en de nombreuses escadrilles : Adriatique, Levant, Algérie, etc. ; on comprendra que je n’insiste pas davantage.)

Nos chalutiers ont déjà payé de leur personne au cours de leurs croisières audacieuses ; nous avons en effet perdu successivement le Marie, le Saint-Pierre I, coulé le 22 septembre 1915, le Saint-André III, coulé le 29 septembre 1915, l’Alose, coulé le 5 octobre 1915, le Jesu-Maria dont on est sans nouvelles depuis le 9 novembre 1915, l’Etienne, et l’Au-Revoir, qu’on a réussi à échouer. Ces pertes ont entraîné la mort de plus de cinquante marins. Le métier de patrouilleur n’est donc pas exempt de dangers et ces dangers augmentent tous les jours du fait de la nouvelle méthode de guerre de mines adoptée par nos ennemis. Les chalutiers ne servent pas seulement à la patrouille, mais encore au dragage ; alors que les arraisonneurs-dragueurs opèrent à l’entrée des ports, les chalutiers poursuivent ces opérations au large. Le dragage s’effectue, dans la marine française, à l’aide d’un dispositif ingénieux, inventé par l’amiral Ronarc’h. Les mines dormantes étant maintenues entre deux eaux par un orin en fil d’acier auquel est assujetti un crapaud fixé au fond de l’eau, l’appareil Ronarc’h a pour but de couper à l’aide de cisailles l’orin d’acier : la mine monte alors à la surface et on la fait exploser ou on la coule à coups de fusil pour la rendre inoffensive. Ce métier de releveur de mines est évidemment plein d’aléas : bien des navires comme le Au-Revoir, périssent en voulant purger les mers de ces terribles engins automatiques.

L’amiral Ronarc’h, après avoir commandé la brigade de fusiliers-marins avec l’énergie que l’on sait, vient justement d’être placé par l’amiral Lacaze à la tête des services de recherches et de défense contre les sous-marins. Le vice-amiral Ronarc’h est connu comme un des officiers les plus compétens en matière de dragage et d’emploi tactique des flottilles, toute sa carrière s’étant consacrée au commandement de ces petites unités. On peut être assuré que sous ses ordres la question de la chasse aux sous-marins recevra une impulsion vigoureuse. La dissolution de la Brigade a permis de donner, à l’amiral Ronarc’h, des effectifs dignes du résultat à atteindre.


IV

Arrivons maintenant à la catégorie des bâtimens réquisitionnés non militarisés. En principe, la Marine n’a militarisé les navires de commerce que lorsqu’elle y a été contrainte en raison de la nature de la mission remplie par ces navires ; autrement, elle s’est efforcée de leur conserver leur statut commercial. C’est donc dans cette dernière catégorie que nous rencontrerons, sinon le plus grand nombre de bâtimens, du moins le tonnage le plus important.

Sans vouloir donner des chiffres précis, on peut dire qu’à l’heure actuelle, il existe une centaine de navires réquisitionnés dans ces conditions. Un certain nombre de ces unités l’ont été pour le compte de la Marine, mais la plupart sont mobilisés pour les besoins du département de la Guerre. Dans un cas comme dans l’autre, d’ailleurs, la Rue Royale est chargée de centraliser les réquisitions. Les navires, dont il va être question, sont presque exclusivement des paquebots mixtes ou des cargo-boats. Passons-les en revue.

D’abord, les charbonniers, qui font un va-et-vient constant entre le pays de Galles et nos escadres auxquelles ils apportent la provende de houille nécessaire. En raison de l’intensité des transports, les consommations de combustible ont augmenté dans de fortes proportions et les bases de ravitaillement se montrent insatiables. Nous possédons une cinquantaine de ces navires charbonniers, y compris les affrétés.

Les pétroliers, dont les citernes se vident dans les cales de nos sous-marins ou de nos contre-torpilleurs mazoutiers., Exemple : la Radioléine de 4 029 tonneaux.

Les transports auxiliaires d’escadre qui transportent les vivres et le matériel demandés par nos divisions sur les lieux de consommation. Exemple : l’Ariadne, la Havraise de 4 046 tonneaux.

Les ravitailleurs faisant un service régulier entre la métropole et nos bases de ravitaillement. Dans cette classe, figurent un assez grand nombre de bateaux provenant du service des prises et des paquebots, comme le Melbourne des Messageries maritimes, de 3 998 tonneaux, comme le Colbert, de 5 394 tonneaux, etc.

Les transports de troupes, choisis parmi les steamers les plus confortables et les plus rapides. Exemple : le Memphis, de 2 382 tonnes, qui vient d’être coulé en évacuant l’armée serbe, la France des Transports maritimes, de 4 025 tonneaux, l’Italie de Fraissinet, de 3 966 tonneaux, le Natal des Messageries maritimes, de 4 002 tonneaux, etc., etc. La qualification des navires indique suffisamment quel genre de navigation ils effectuent. Quand on réfléchit qu’ils ont transporté le corps expéditionnaire des Dardanelles et celui de Salonique, qu’ils ont évacué l’armée serbe, on doit reconnaître qu’ils n’ont pas perdu leur temps. Une quinzaine de vapeurs ont été affectés à ces transports.

Je ne puis chiffrer le nombre des soldats qui ont été ainsi transportés : en Egypte, à Gallipoli ou à Salonique. Mais avec les mouvemens de va-et-vient qui ont été rendus nécessaires pour l’exécution de nos projets de débarquemens, ce chiffre se compte par centaines de mille. Le sauvetage de l’armée serbe, que nous avons réalisé avec l’aide de nos alliés italiens et anglais, fait le plus grand honneur à notre flotte de guerre et à notre flotte marchande. Nous n’en retirerons pas seulement un avantage matériel, en récupérant 140 000 guerriers, désireux de venger leur patrie, mais encore un bénéfice moral.

Les transports de munitions, spécialement gréés pour recevoir ce chargement délicat.

Les transports auxiliaires, chargés d’expédier les matières de ravitaillement nécessaires à nos armées d’occupation : vivres, bois, habillement, articles d’équipement et de casernement, etc., dont il existe une dizaine d’unités.

On peut se rendre compte, par le nombre des navires et la variété des services qu’ils remplissent, de l’importance de leurs attributions. En fixant à 4 000 tonnes de jauge brute la moyenne de leur tonnage, celui-ci atteindrait environ 400 000 tonnes pour cette catégorie de bâtimens non militarisés. Plusieurs d’entre eux ont déjà péri au cours de leurs voyages. Je citais tout à l’heure le Memphis ; il faudrait ajouter l’Amiral-Hamelin, coulé le 7 octobre 1913 ; le Calvados, coulé le, 4 novembre ; la France-III, coulée le 9 novembre ; le Djurjura, coulé le 14 décembre 1915.

Aucun de ces bâtimens n’était armé. C’est avec intention que le ministre de la Marine ne les avait pas militarisés, et ils étaient dépourvus, malgré leurs fonctions, de toute espèce de moyen de défense. Ils devaient donc être considérés, au point de vue international, comme de simples navires marchands soumis au droit de visite de l’ennemi. En admettant que celui-ci, après s’être assuré de la destination militaire de la cargaison, coulât le navire, il devait au moins permettre à l’équipage de se sauver. Nous avions fait preuve, vis-à-vis de nos adversaires, d’une confiance dont ils auraient dû nous savoir gré, sinon par esprit de générosité, du moins parce qu’elle cadrait avec leurs propres intérêts. Comme les sous-marins étaient assurés de ne rencontrer aucune résistance de la part de ces navires, ils n’avaient aucune précaution à prendre pour les détruire. Ils pouvaient donc les attaquer en surface, ce qui représentait pour eux d’énormes avantages. En plongée, un sous-marin marche moins vite que le bâtiment à attaquer, fût-il cargo-boat ; il faut qu’il se place à l’affût pour lancer sa torpille, et, dès que le périscope est aperçu, le navire menacé peut manœuvrer pour éviter de tomber sous la trajectoire. Enfin, une attaque en immersion nécessite la consommation d’une ou plusieurs torpilles, et l’approvisionnement de ces appareils compliqués, — dont la construction exige plusieurs semaines, — n’est pas illimité comme celui des munitions des pièces de 88 millimètres qu’emploient les submersibles allemands. Bref, c’est un axiome que, réduite à l’attaque en plongée, la campagne ennemie contre la flotte de commerce perd beaucoup de son efficacité.

Les Allemands ont profité longtemps d’une situation due à notre excessive longanimité. Ils ont détruit le Calvados [4] et l’Amiral-Hamelin dans des conditions particulièrement atroces. Pour ce dernier transport, ils ont poussé l’impudence jusqu’à prétendre que celui-ci avait ouvert le feu le premier sur son agresseur. Les déprédations commises par les pirates teutons dans notre flotte réquisitionnée furent telles que l’on fut bien forcé, tout en leur conservant leur caractère commercial, de prendre des mesures de sauvegarde. Nos transports auxiliaires furent ainsi compris dans la décision générale d’après laquelle nos navires marchands durent être armés, décision dont il me reste à parler. Je ne comprends pas encore pourquoi nos ennemis ont provoqué ce changement dans un état de choses dont ils tiraient tous les bénéfices, pour le seul plaisir d’assassiner des marins du commerce.


V

Nous avons vu quelle importante fraction de la flotte marchande coopère activement aux opérations militaires. Celle qui reste à ses armateurs rend, ainsi que nous l’avons dit, des services indirects à la Défense nationale. En outre, étant donnée la tournure prise par la guerre sous-marine, presque tout navire qui navigue est actuellement devenu un centre, sinon d’offensive, du moins de défensive navale. Après avoir résisté longtemps aux suggestions des capitaines qui lui demandaient d’armer leurs navires, le ministre de la Marine, poussé à bout par les crimes des submersibles allemands, s’est enfin vu contraint de munir les vapeurs voyageant dans les zones fréquentées par les flottilles ennemies, d’un armement de défense. Les Anglais avaient commencé longtemps avant nous ; mais notre état-major avait estimé que cet armement présentait « plus d’inconvéniens que d’avantages. » À la suite des torpillages opérés en Méditerranée sans avertissement[5], la Marine dut revenir sur ses premières idées. Des canons légers ont été placés sur le gaillard et sur la poupe de nos paisibles cargo-boats, et on a embarqué à bord un noyau d’artilleurs qui ne doivent intervenir que pour riposter à une agression. Les vapeurs qui ne possédaient pas de T. S. F. ont autant que possible été pourvus d’un appareil d’émission, notamment ceux qui transportent des passagers.

Les maîtres du droit international enseignaient avant la guerre que, s’il était fait emploi de la torpille contre un paquebot, cet attentat « provoquerait immédiatement une ligue de neutres. » Nous berçant sans doute de cette illusion, nous n’avions rien préparé dans le sens de l’armement de nos navires de commerce ; il a donc fallu improviser cet armement, ce qui ne va pas sans de sérieuses difficultés. Les calibres qui conviendraient le mieux à la résistance seraient les pièces de 100 millimètres. Or, nous en possédions peu dans nos arsenaux, et il ne faut guère songer à en forger de nouvelles, les besoins de l’armée de terre passant avant ceux de notre marine marchande.

Quoi qu’il en soit, ce qui a été fait suffit à rendre nos vapeurs redoutables aux sous-marins austro-allemands. Par les renseignemens qu’ils nous donnent, grâce à leur T. S. F., sur les mouvemens de l’ennemi, par l’action d’artillerie qu’ils sont à même d’engager, les paquebots participent à la lutte implacable que nous avons déclarée aux flottilles impériales.

Ce sont nos adversaires qui seront responsables devant l’histoire d’avoir ainsi ramené la guerre sur mer aux dernières limites de la barbarie humaine. C’est vraiment une chose déconcertante de penser qu’après plus de deux siècles de spécialisation à outrance, navires de commerce et navires de guerre se confondent, aux yeux de l’ennemi, en un même objectif de destruction. Toutes les conquêtes du droit, tous les efforts d’une diplomatie désireuse d’atténuer les conséquences du drame qui déchire les nations, se trouvent anéantis d’un seul coup.

Il me reste à dire quelques mots de certains services accessoires que la marine marchande rend à la Défense nationale. Elle a permis tout d’abord au début de la guerre de mener a bien la mobilisation du 19e corps. Celui-ci a pu être transporté sur le front de Belgique avec une rapidité qui a surpris tout le monde. Dans un rapport du 26 mars 1915 sur les réquisitions [6], M. Bouisson, député des Bouches-du-Rhône, indique que pendant le seul mois d’août la Compagnie Transatlantique a effectué 78 voyages de mobilisation transportant 48 762 passagers de la guerre vers la France et 16187 vers l’Algérie-Tunisie ; soit un total de 65 000 passagers. Du 1er août au 31 décembre 1914, la Compagnie générale Transatlantique a transporté plus de 100 000 passagers militaires sur les seules lignes de la Méditerranée. Sur ce même réseau, elle a assuré le transport de 7 750 chevaux, 400 voitures et camions automobiles, 37 655 tonnes de céréales, 16 390 tonnes de matériel divers. Nos Compagnies de navigation ont réalisé un effort analogue entre la métropole et les colonies, avec lesquelles nous continuons à entretenir par mer des relations difficiles, mais constantes.

On attachait jadis avec juste raison une grande importance au fait que la marine marchande était la pépinière des matelots. J’ai montré que cette question avait perdu beaucoup de son intérêt [7]. Cependant, on peut toujours considérer que la flotte de commerce est indispensable pour procurer à nos escadres toute une catégorie de marins professionnels (gabiers, timoniers, chauffeurs), que la marine nationale est impuissante à former elle-même.

Le plus humble navire de pêche prête enfin son concours à la cause générale en fournissant des renseignemens aux autorités compétentes sur la position des champs de mines et en procédant, parfois involontairement, au repêchage des mines dérivantes. C’est ainsi que deux dundees se sont déjà perdus corps et biens au large de l’île d’Oléron, en relevant une mine dans leurs filets. J’apprends enfin, en rédigeant ces lignes, qu’un troisième dundee, la Marie, des Sables-d’Olonne, vient de sombrer avec son équipage pour avoir lui aussi dragué une mine dans son chalut. Le ministre de la Marine, désireux de reconnaître et d’encourager ces modestes artisans de l’œuvre de défense nationale, vient, dans une circulaire récente, de promettre des primes, dont le taux peut atteindre des chiffres élevés, à tous les équipages qui apporteraient des indications intéressantes concernant la position des champs de mines, ou la présence des sous-marins.

J’ai passé en revue les services de toute nature que la marine marchande avait rendus à la France pour « soutenir la guerre. » Pendant que les armateurs ont donné au pays, dans un dessein purement militaire, la fraction la plus précieuse de leur flotte, celle qui reste à leur disposition continue, en dépit de tous les périls, l’exploitation intensive de la mer. Même dans ce rôle commercial, nos steamers, las de recevoir les coups sans les rendre, apportent à notre marine de guerre des élémens de résistance sérieux dans sa lutte contre les sous-marins ennemis.

Voilà vraisemblablement la raison pour laquelle nous avons eu peu de sinistres à enregistrer dans la période qui a suivi l’adoption de ces mesures énergiques d’armement de nos navires de commerce. J’ai appris avec une réelle satisfaction qu’à plusieurs reprises des paquebots avaient bravement ouvert le feu contre les sous-marins, échappant ainsi à leurs coups. Exemple : le Karnak et le Tafna qui, dans le courant de janvier, se sont mesurés avec un submersible allemand. On prétend même que le La Plata aurait réussi à couler son agresseur. Depuis qu’on les traite en pirates, depuis qu’ils savent que chaque navire marchand est résolu à se défendre jusqu’à la mort, les flottilles ennemies s’exposent à payer cher leurs tristes victoires, qui leur ont procuré, d’après la déclaration de l’amiral Stileman, le chiffre effrayant de 2 329 victimes civiles. On sait que les Allemands ont officiellement déclaré qu’à compter du 2 mars, ils couleraient tous les navires armés sans avertissement. En fait, l’exécution de cette menace ne change rien à leurs pratiques. Cependant, la diplomatie teutonne espérait ainsi nous faire renoncer à placer de l’artillerie sur nos navires de commerce. Le texte de la déclaration remise à M. Lansing, par le comte Bernstoff, l’indique clairement. Nos ennemis ne devront renoncer à détruire les navires marchands, sans assurer la sécurité des personnes qu’autant que les navires n’essayeraient pas d’échapper ni d’opposer de la résistance. Décidés à persévérer dans une méthode qui nous a réussi, nous ne nous sommes heureusement pas laissé prendre à ce piège grossier. Il faut s’attendre, toutefois, à une lutte implacable. Après les croisières pénibles qu’ils ont soutenues dans le dernier trimestre 1915, les sous-marins ennemis avaient besoin de se réparer, de compléter leur stock de combustible liquide et de torpilles. La reprise de leur campagne, qui vient d’être marquée par des pertes de navires importantes, coïncide avec l’exécution de ce programme et avec l’entrée en service de nouveaux navires. Notre marine marchande a déjà, par fait de guerre, perdu, avons-nous dit, un tonnage de 100 000 tonnes environ, ce qui représente 5 pour 100 du tonnage total des vapeurs existant à la déclaration de guerre. Elle doit s’apprêter à de nouveaux holocaustes ; elle les supportera avec fierté sans interrompre sa mission sacrée et son œuvre féconde.

Nous avons consenti, en sa faveur, dans ces vingt ou trente dernières années, des sacrifices financiers très lourds sous forme de primes à la construction ou à la navigation ; nous ne devons pas aujourd’hui regretter ces dépenses. Les événemens actuels nous démontrent que toute tonne flottante est un instrument de victoire entre des mains qui savent s’en servir. En fait, il n’existe plus, par suite de la déloyauté ennemie, de distinction entre la flotte de guerre et la flotte de commerce : l’une et l’autre courent les mêmes dangers, l’une et l’autre ont des droits égaux à notre sollicitude, car elles tendent vers un but commun.


RENE LA BRUYERE.

  1. C’est ce qui a toujours conduit l’Angleterre à ne pas voter au Congrès de Paris et à celui de La Haye les dispositions protectrices du navire de commerce en temps de guerre, et notamment la renonciation au droit de prise.
  2. Ce texte de contrat, emprunté aux usages britanniques, suppose que l’affréteur loue le navire à la journée ou à l’heure.
  3. Nous adopterons pour tous les navires réquisitionnés le tonnage de jauge brute qui figure à l’annuaire du Comité des armateurs de France. Ce tonnage est sensiblement inférieur au déplacement du navire, c’est-à-dire, à son poids réel, seul procédé de calcul du tonnage des bâtimens de guerre.
  4. Les marins allemands ont insulté les naufragés de ce transport coulé devant Mostaganem.
  5. Ex. : l’Aude, la Ville-de-Mostaganem, le Sidi-Ferruch, etc,
  6. Ce rapport a été rendu public.
  7. Voyez la Revue du 1er février 1916.