La Marine marchande et l’État

La Marine marchande et l’État
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 187-204).
LA MARINE MARCHANDE
ET L’ÉTAT

Des lettres et des protestations émanant de la Ligue maritime française, de l’Association des grands ports et du Comité des Armateurs de France, ont saisi l’opinion du danger que présente pour la marine marchande l’ « étatisme » introduit dans nos lois à la faveur de la guerre. D’autre part, des débats passionnés viennent de s’ouvrir au Parlement sur cette même question. Nous voudrions à notre tour faire toucher du doigt au lecteur un péril imminent et dont les conséquences, à tant de points de vue, risquent d’être désastreuses.


I. — LE ROLE DE L’ÉTAT

Que l’État ait le droit d’intervenir dans les actes des particuliers lorsque ces actes intéressent la collectivité, nul ne le conteste. Cette intervention peut se manifester sous forme d’action directe ou sous forme de contrôle. Dans l’action directe, l’État prend en main la responsabilité de la gestion. Quand il contrôle, au contraire, il se borne à tracer la voie aux citoyens dans des lois ou des règlements s’inspirant des circonstances, et qui doivent être respectés sous peine de sanctions. Encore une fois, il ne viendrait à personne l’idée de dénier à la puissance publique son droit de contrôle. Loin de combattre son intervention ainsi entendue, il faut au contraire s’en déclarer partisan ; en revanche, c’est un fait que l’action directe de l’État engendre le gaspillage et l’irresponsabilité. L’exemple de ce qui se passe dans la Marine marchande nous en fournit une preuve éclatante.

Avant la guerre, notre flotte marchande, alors déjà insuffisante, comptait 2 300 000 tonnes. Pendant le cours des hostilités, nous avons complètement négligé la mise en chantier des navires marchands pour nous consacrer uniquement à la fabrication du matériel militaire ; de ce fait, plus de 500 000 tonnes, qui figureraient aujourd’hui dans notre tonnage de commerce, n’ont pu être construites. D’autre part, les sous-marins allemands nous ont détruit 921 000 tonnes de navires. Conséquence : au 1er janvier 1919, notre flotte marchande était réduite à 1 886 000 tonnes, alors que, de l’aveu de tous, il nous en faudrait 5 millions pour assurer notre mouvement commercial.

Telle est en effet, comparée à celle des marines concurrentes, la situation de la marine française. Le pourcentage de variation de la flotte de commerce française du fait de la guerre atteint — 26,17 pour 100. Il est de — 16,11 pour l’Angleterre, de + 27 pour le Japon, de + 25,16 p. 100 pour l’Amérique. Nous avons perdu, soit par actes de guerre, soit par captures, soit par incidents de mer, 1 128 000 tonnes, nous n’en avons récupéré que 459 000 ! L’Angleterre, qui a récupéré 5 600 000 tonnes, n’en a perdu que 9 055 000. C’est dire que, pendant que l’Angleterre rattrapait les trois quarts de ses pertes, nous ne parvenions même pas à combler le tiers des nôtres. Quant à la flotte des États-Unis, elle s’augmentait de 1 995 000 tonnes, celle du Japon de 470 000 tonnes.

On se demande tout d’abord si l’Etat n’a pas failli à ses devoirs en laissant se créer cette situation. Il n’est pas démontré qu’il fût nécessaire d’arrêter complètement les chantiers de constructions navales : nous estimons que, tout en obtenant de ces établissements certaines fabrications militaires, il eût été possible de ne point renoncer à toute mise en chantier de bâtiments qu’on eût exécutés en série et que nous serions forts heureux d’affecter aujourd’hui à nos transports commerciaux… De plus, en perdant tout espoir, dans l’intérêt commun des belligérants, de remplacer ses navires détruits par l’ennemi, la France était en droit de demander des garanties à ses alliés pour obtenir qu’on lui tint compte, dans la signature du traité de paix, de cette renonciation volontaire a toute construction navale. Or, il semble bien que personne ne se soit préoccupé sérieusement de demander de tels engagements. Il n’est guère douteux que, si la question leur avait été nettement posée, les Anglais, qui ont le sens des affaires et qui ont l’esprit juste, auraient parfaitement compris notre préoccupation et se seraient efforcés de nous satisfaire. Non seulement on n’a point tenu compte à la France des 500 000 tonnes qu’elle n’a pas construites, mais encore l’Amérique, faisant adopter la règle qui consiste à laisser à chaque belligérant le tonnage capturé par lui, a soustrait 1 658 000 tonnes de navires allemands à la masse qui devait être partagée entre les Alliés, pour les répartir par voie de priorité entre l’Angleterre (780 000 tonnes) les États-Unis (628 000 t.) et le Brésil, qui n’y avait guère de droits (110 000 t.).

À notre avis, la politique de construction, ou plutôt de non-construction navale suivie par l’État au cours des hostilités, ne s’imposait nullement, et il semble que l’on n’ait prévu aucune des conséquences auxquelles elle devait aboutir. On peut calculer qu’aujourd’hui, 2 à 3 millions de tonnes étrangères travaillent pour le compte de la France à l’importation des matières qui sont nécessaires à notre ravitaillement. Or, la tonne d’affrètement d’un cargo ne nous coûte pas moins de 25 à 30 shillings par mois ce qui, pour 3 millions de tonnes, représenterait un affrètement de 54 millions de livres par an, soit, au cours du change actuel, 2 500 millions de francs. Au moment où notre change subit une crise si aiguë, il est bien fâcheux que celle crise se trouve encore aggravée par l’insuffisance, vraiment impardonnable, de notre marine marchande.

Quoi qu’il en soit, le fait brutal est que nous avons besoin de 3 millions de tonnes pour élever la marine marchande à la hauteur de nos besoins. Comment pourrons-nous y parvenir ? Jusqu’ici, l’État ne s’était jamais mêlé de construire des bâtiments de commerce. Il avait agi fort sagement en laissant les Compagnies de navigation libres de régler leurs commandes. L’État se bornait à favoriser la construction des navires en France en accordant des primes aux constructeurs, ou en imposant dans ses contrats postaux certaines conditions pour le plan des navires affectés aux lignes subventionnées. Il est évident qu’en présence du chiffre considérable de navires à construire et du bouleversement des industries métallurgiques du monde, l’État avait quelque raison de ne point laisser faire uniquement l’initiative privée. Deux moyens s’offraient à lui pour agir. Le premier consistait à s’entendre avec les armateurs sur le mode de reconstitution de la flotte, le second à prendre en mains la construction. C’est à cette seconde solution, — la moins bonne, — que l’État s’est arrêté.

Le commissaire aux Transports maritimes, M. Bouisson, qui caressait depuis longtemps le projet d’une flotte d’Etat, réussissait, le 31 décembre 1918, à faire inscrire par le Parlement, dans la loi concernant les crédits provisoires applicables au premier trimestre 1919, un crédit de 250 millions pour la reconstitution de la flotte de commerce. Pour le deuxième trimestre de la même année, le ministre du Commerce demandait un nouveau crédit de 250 millions, au titre du compte spécial des Transports maritimes. Sur la proposition de la commission du budget, ce crédit fut, il est vrai, réduit à 100 millions.

Mais, au cours de la discussion, M. Bouisson annonçait son intention de déposer un projet de loi autorisant le gouvernement à ouvrir un crédit de deux milliards pour la reconstitution de la flotte marchande. Ce projet de loi était précédé d’un exposé dans lequel M. Bouisson faisait ressortir l’insuffisance de notre marine marchande ; il proclamait l’inefficacité du système des primes et des subventions et déclarait son intention d’inaugurer une politique maritime nouvelle. D’après lui, la marine marchande n’est pas une industrie spéciale, mais l’outillage du commerce extérieur, c’est-à-dire de toutes les autres industries, et l’État seul est en mesure de créer des moyens de transport maritime convenables entre la France et ses colonies, et d’assurer le prestige du pavillon français à travers le monde. Pour réaliser ce programme, il fallait que l’État passât aux constructeurs, au moyen de marchés à échelle, une commande de 3 millions de tonnes exécutable en cinq années ; une partie minime de cette flotte serait destinée au remplacement des bateaux torpillés sous le régime de la réquisition, une autre partie servirait à la création d’une flotte devant assurer les relations entre la métropole et les colonies ; enfin, une troisième partie constituerait une flotte que l’Etat pourrait rétrocéder aux armateurs. La dépense envisagée devait se monter à 2 milliards de francs. Les deux crédits de 250 millions dont il a été parlé précédemment, soit 500 millions, seraient admis comme acomptes.

Tout d’abord rien n’est plus faux que cette thèse nouvelle d’après laquelle l’armement devrait être, considéré comme l’accessoire des autres industries. Cette conception, opposée à celle de l’Angleterre, n’a pas d’autre but que de légitimer l’intervention de l’Etat dans ce domaine. En outre, si la flotte d’Etat doit assurer les services entre la France et ses colonies, le Levant, l’Extrême-Orient et l’Amérique, le projet signifie en fait le monopole de l’État, C’est pourquoi la Chambre de commerce de Marseille a adopté des conclusions opposées au vœu de M. Bouisson. Des avis analogues furent émis par la Section de Madagascar de l’Union coloniale, par le Comité du commerce, de l’industrie et de l’agriculture de l’Indo-Chine. Il semblait qu’avec le départ de M. Bouisson dût s’évanouir le rêve d’une flotte d’État ; il n’en a rien été. Le ministre des Travaux publics, M. Claveille, a, en effet, déposé sur le bureau de la Chambre un projet de loi ayant pour objet l’engagement de crédits se montant à l 830 millions destinés à la reconstitution du tonnage marchand. Ce projet n’apportait aucun argument nouveau à la thèse soutenue par M. Bouisson ; il se bornait à indiquer le déficit de notre tonnage, prouvé par des chiffres impressionnants, qui ne sont malheureusement que trop connus. Avant la guerre, 23 pour 100 seulement de nos exportations rentraient sous pavillon français, et les trois quarts des marchandises à destination de la France transitaient sous pavillon étranger. Or, 56 pour 100 du poids de nos importations et 70 pour 100 de leur valeur totale venaient par mer ; s’il fallait faire le calcul de leur pourcentage par tonne-mille, celui-ci serait considérable. C’est dire le tribut que nous payons à l’étranger. Il est indispensable de faire cesser cette servitude. Mais à quelles mesures le gouvernement compte-t-il recourir pour y arriver ?


II. — LE MONOPOLE DE CONSTRUCTION

Dans le discours qu’il a prononcé au Sénat le 24 juillet, le Ministre des Travaux publics a déclaré : « Je vous demanderai de m’autoriser à commander aux ateliers français la totalité de leur production pendant trois ans, si, comme je l’espère, les prix sont raisonnables. » Voilà un fait d’une gravité exceptionnelle. L’Etat s’arroge le droit d’accaparer tous les moyens de production du pays ; il se pose en concurrent de ses propres armateurs ; il leur ferme la porte de tous les chantiers où ils pourraient trouver l’outillage indispensable à la prospérité de leur commerce. Au point de vue des principes étatistes rien d’aussi radical n’a été proposé à un Parlement. Jamais l’« ego norninor leo » de la fable n’a été posé avec une telle netteté.

Un seul motif justifierait ce « fait du prince. » Ce serait la preuve de l’inaptitude de l’industrie libre à reconstituer elle-même le tonnage qu’elle a perdu. Mais l’auteur du projet a dû constater lui-même que les armateurs avaient en commande ferme 1 015 000 tonnes de bateaux dont 491 000 de paquebots et mixtes et 524 000 tonnes de cargos ou divers, c’est-à-dire plus qu’il ne leur en a été détruit. Comme il était juste, l’armement français n’a pas attendu que l’Etat lui rendit les navires torpillés à son service, et il s’est mis à réparer lui-même les brèches creusées dans le tonnage national. Ce que les armateurs viennent de faire au sortir de la guerre, ils l’avaient déjà réalisé dans les années qui ont précédé les hostilités. Du 31 décembre 1910 au mois de juin 1914, la France augmentait sa flotte de 35 p. 100, tandis que l’Angleterre n’augmentait la sienne que de 9 p. 100, que la Norvège, l’Allemagne et l’Italie ne l’avaient pas accrue de plus de 29 p. 100. A la fin de l’année 1900, la France possédait une flotte de vapeurs de 527 000 tonnes net ; au 30 juin 1914, elle avait porté la dite flotte à 1 098 000 tonnes net, soit un accroissement de 570 000 tonnes net, représentant 108 p. 100, proportion la plus forte qui ait jamais été enregistrée.

Voilà ce qu’accomplissaient nos Compagnies de navigation quand l’Etat ne leur faisait point concurrence. Est-il raisonnable qu’on vienne maintenant les paralyser ? Les armateurs, avons-nous dit, ont passé en commande ferme 1 015 000 tonnes de bâtiments1. Ils seraient prêts à en commander bien d’autres, si les prix qu’on leur imposait n’étaient pas prohibitifs. Déjà, ils ont accepté des navires anglais, parmi lesquels on compte de vieux rossignols, et même des bateaux en bois, dont le prix de revient est beaucoup plus élevé que celui qui est appliqué aux armateurs anglais. On ne peut trouver mauvais qu’ils aient décliné les offres américaines, devant l’impossibilité où ils étaient de les accepter telles qu’elles leur ont été présentées. Devant ces faits, comment prétendre que nos Compagnies ne sont pas en mesure de nous donner la flotte dont nous avons besoin ?

On peut s’étonner, dans ces conditions, que la demande d’ouverture de crédits de 1 830 millions déposée par M. Bouis-son ait été votée par la Chambre des députés avant sa séparation. Il est vrai que ce projet de loi a subi de telles modifications que la portée s’en trouve singulièrement amoindrie. Il n’en est pas moins regrettable que la Chambre ait cru nécessaire de donner in extremis cette marque de complaisance aux plus dangereuses idées des socialistes. Aussi bien, la façon dont les débats furent conduits n’a pas contribué à relever le prestige d’une Chambre agonisante, celle que les électeurs viennent de condamner. En effet, un texte aussi important que celui de la reconstitution de la flotte marchande française, qui peut avoir pour résultat d’engager nos finances publiques pour des sommes importantes, a été voté sans discussion dans la journée du dimanche qui a précédé le départ des Chambres, devant des banquettes à moitié vides, au milieu du brouhaha qu’entraînait le vote de trente projets de loi, dont aucun député, hypnotisé par sa prochaine comparution devant le suffrage universel, n’a pas pris même la peine d’écouter la lecture. Et, à ce propos, c’est avec surprise que nous avons noté cette phrase de l’ancien commissaire aux transports maritimes déclarant : « Il avait été entendu à la Commission de la marine marchande que, pour faire voter ce crédit, on éviterait, autant que possible, un débat. » Singulière façon de comprendre la publicité du régime parlementaire ! Nous avons l’espoir que la nouvelle Chambre, tout en restant fidèle à la méthode de travail des grandes commissions, ne permettra pas que le pays soit tenu dans l’ignorance des plus graves décisions législatives que puissent prendre ses représentants.

Pour en revenir au projet en question, celui-ci a été, sur le rapport de l’amiral Bienaimé, l’objet d’amputations considérables. Tout d’abord, le chiffre d’engagements de crédits a été ramené de 1830 millions à 1 080 millions, des doubles emplois ayant été relevés dans les calculs du Commissariat aux, transports maritimes. Celui-ci, non content de monopoliser nos chantiers navals, avait en outre la prétention de se faire ouvrir des crédits supérieurs aux besoins qu’il se proposait de satisfaire. La rédaction de la Commission prévoit en outre une série de restrictions ; exemple : les dépenses relatives à l’acquisition de navires à l’étranger ne seront engagées qu’au cas où les armateurs ne prendraient pas livraison des navires qu’ils ont commandés ; — les plans des paquebots du Ministre des transports devront être agréés par les Compagnies de navigation qui exploitent les lignes auxquelles ces navires sont destinés ; — les dépenses de construction de navires de charge ne pourront être engagées que si l’armement n’utilise pas les tôles d’acier mises à sa disposition. Enfin, l’article IV de la loi prévoit la cession aux Compagnies privées des navires construits ou achetés par le gouvernement français.

Ainsi, la Chambre, tout en se rendant compte de l’erreur fondamentale des propositions du gouvernement, n’a pas eu le courage d’aller jusqu’au bout, en les rejetant purement et simplement. Elle est restée l’esclave de la thèse étatiste ; les amendements qu’elle a apportés au projet en ont fait une loi difforme. Nous sommes convaincu que le ministère Millerand, pénétré des nécessités de la liberté commerciale, et écoutant la voix de l’opinion publique, ne soutiendra pas plus longtemps ce projet devant le Sénat où il se trouve échoué, triste épave de la guerre, n’ayant même pas le mérite d’être justifié par les circonstances au milieu desquelles il a été élaboré. S’il revenait un jour devant la nouvelle Chambre, celle-ci n’aurait pas la faiblesse, comme l’Assemblée qui l’a précédée, de celer sa véritable opinion. Nous aurons1 l’occasion de dire plus loin ce qu’il nous paraîtrait opportun de mettre à la place de ce projet de loi. Fût-il voté, qu’il ne serait même point exécutable, tout au moins dans les délais voulus. Il repose sur une capacité de production de nos chantiers privés évaluée, jusqu’au 1er juillet 1922, à 669 000 tonnes, en dehors des commandes déjà lancées, savoir 183 000 tonnes par l’Etat et 417 000 par les armateurs. A raison de 35 journées environ en moyenne par tonne, en tenant compte des proportions relatives de paquebots et de cargos, on obtient un total de 4 450 000 journées pour achever les 1 269 000 tonnes envisagées plus haut, ce qui nécessiterait un effectif de 50 000 ouvriers. Il est douteux que nous puissions appliquer aux constructions neuves une main-d’œuvre aussi considérable, vu l’urgence des travaux de réparation qui s’imposent. Il semble bien, dans ces conditions, qu’il n’y ait point de place pour de nouvelles commandes avant dix-huit mois ou deux ans, et le gouvernement ne pourrait augmenter les siennes qu’au détriment de celles déjà faites par les armateurs, à moins de changer la répartition actuelle des commandes ; répartition qui risquerait de n’être plus en rapport avec les possibilités des divers chantiers.


Si rien ne justifie la décision de l’Etat de commander lui-même des navires, tout aurait dû, au contraire, le détourner d’un tel projet. Les bureaux des Transports Maritimes n’ont pas les moyens de surveiller l’exécution de l’entreprise dans laquelle ils se sont lancés. Celle-ci apparaît comme des plus aléatoires pour nos finances publiques. Nos bureaux ont démontré qu’ils ne se rendaient pas un compte exact des besoins de l’armement, les Compagnies exploitantes étant beaucoup mieux qualifiées pour définir les caractéristiques des navires qui conviennent à leurs lignes. Les types Garbs, qui ont été commandés et étudiés par les Transports Maritimes, ont un rendement déplorable. Quant aux grands schooners achetés inconsidérément par l’Etat, on pouvait en voir récemment une quinzaine dans le port de Marseille, où ils restaient inutilisés. Le Petit Marseillais faisait justement observer que ces bateaux encombraient les darses, alors qu’en rade des vapeurs, dont chaque jour d’attente coûtait 14 000 francs, ne cessaient de demander une place à quai pour procéder à leur déchargement. Et le grand journal de Marseille faisait remarquer : « Les marins n’ignorent pas que ces beaux voiliers aux formes imposantes et aux magnifiques lignes souffrent presque tous d’un vice grave provenant de leur construction trop hâtive ; ces coques, composées de bois vert, sont déjà fatiguées et « font de l’eau. » D’autre part, les deux machines à vapeur ou les deux moteurs dont ils sont tous munis sont absolument insuffisants, à tel point que ces navires ne peuvent effectuer aucun mouvement, même dans les ports, sans faire appel à un ou deux remorqueurs. »

L’Etat n’est pas davantage outillé pour suivre l’achèvement d’un navire, ni apte à en discuter le prix. Si l’on veut se rendre compte des dépenses qui vont être engagées pour la marine marchande dans ces conditions tout à fait anormales, il suffit de remarquer que les bâtiments destinés au réseau méditerranéen sont prévus, les uns à des vitesses modérées, les autres à des vitesses de 20 nœuds, et que pour les premiers, du type dit Duc-d’Aumale, la dépense semble devoir être par unité de 18 à 19 millions comme base de prix forfaitaires avec des augmentations dépendant de toutes les augmentations résultant soit de la main-d’œuvre, soit des cours des matières premières. Or, le Duc-D’Aumale existant, qui a été construit en 1913, n’a coûté que 3 400 000 francs avec tous les suppléments et les décorations intérieures. Cette simple indication montre la dépense formidable qui va être engagée pour la réalisation du programme actuellement sur le point d’être mis à exécution et la médiocrité des, résultats qu’on est en droit d’en attendre, surtout s’il est fondé sur l’idée de construire un énorme paquebot de 45 000 tonnes. La Marine militaire, qui dispose cependant de nombreuses commissions et entretient un service de surveillance technique remarquablement bien outillé, n’arrive pas à se garantir des malfaçons, et elle paie, en toute occurrence, ses fournitures plus cher que les particuliers. Qu’adviendra-t-il au sous-secrétariat d’État de la marine marchande, qui n’a rien d’analogue comme organe de contrôle et qui doit tout improviser ? Nul ne peut ignorer que tous les marchés de l’État sont forcément majorés, par suite des difficultés dues au formalisme de l’administration ; et c’est un fait que, quelque soin qu’ils mettent à la réception des travaux, des fonctionnaires, même zélés, n’apporteront jamais à cette tâche un souci de l’exactitude aussi grand que des agents qui doivent rendre compte plus tard de leur gestion devant un Conseil d’Administration.


III. — L’ETAT CONSTRUCTEUR

L’État ne se contentera pas de commander des navires, il en construira lui-même. On projette de construire dans nos arsenaux militaires 34 bâtiments, dont 13 cargos du type Marie-Louise (4 500 tonnes), répartis entre les ports de Brest et de Lorient. On envisage aussi la construction de 15 cargos nouveaux, construction à laquelle le port de Toulon sera appelé à concourir. Enfin, il est question de mettre en chantier, toujours dans nos arsenaux, six paquebots de 16 500 tonnes, destinés aux lignes d’Indo-Chine, soit au total 71 000 tonnes de portée en lourd en cargos et 99 000 tonnes de déplacement en paquebots.

On cherche ainsi à donner du travail à nos arsenaux qui en manquent actuellement. Mieux vaudrait fermer les arsenaux que de leur passer des commandes, s’il est démontré qu’on y gaspille la main-d’œuvre si précieuse à l’heure actuelle. Au lieu de cela, il est à craindre qu’une coopération aussi vaste de leur part au programme de reconstitution de la marine marchande ne provoque l’extension de ces établissements et l’embauchage de nouveaux ouvriers, ce qui serait très regrettable. On essaye actuellement d’industrialiser nos ports militaires, pour les orienter vers une production plus active. Mais ! e meilleur ministre ne saurait obtenir de ces usines qu’elles travaillent économiquement. M. Leygues a fait avec juste raison appel à la compétence de MM. Cauquil et Cuvelette pour inspecter les directions de travaux de son département. Les rapports de ces deux spécialistes sont bien sévères pour nos arsenaux, et les propositions auxquelles ils aboutissent sont pour la plupart irréalisables. Je n’en citerai qu’un exemple. Sous Louis XV, les Forges de la Chaussade avaient été installées à Guérigny, le long d’une rivière qui alimentait les souffleries. On tirait alors du sol voisin le minerai nécessaire à la fabrication du fer, et les épaisses forêts du Nivernais fournissaient le combustible. Aujourd’hui, on y brûle de la houille qui arrive de l’autre bout de la Fiance. Le minerai provient d’une direction opposée ; la Nièvre n’est même pas en état de fournir l’énergie électrique voulue pour l’éclairage de l’usine. Quant au charbon de bois, il y a longtemps qu’on ne l’emploie plus pour l’affinage du fer, et MM. Cauquil et Cuvelette concluent qu’il faudrait transporter l’usine de Guérigny sur les bords de la Loire. Nous laissons au lecteur à penser si ce déplacement est possible, et de quelles protestations le Parlement saluerait un ministre qui aurait un instant l’idée de donner suite à une proposition, très sage, mais si peu politique !

Lorsque les arsenaux de la Marine établissent des prix de revient, ces prix sont en apparence égaux à ceux de l’industrie, mais on oublie d’y faire rentrer les éléments les plus importants, c’est-à-dire les frais généraux d’administration et d’usine qui majoreraient ces prix de revient de plus de 200 p. 100. A noter que l’Etat n’a pas d’impôts à payer, qu’il ne prévoit pas d’assurance pour son matériel, ne compte pour rien le terrain sur lequel il est installé, ne rémunère aucun capital, et n’a point de service d’obligations à assurer. Le compte courant du Trésor se plie gratuitement et toutes les fantaisies budgétaires des arsenaux. Comment vouloir comparer les résultats des travaux accomplis dans ces établissements à ceux de l’industrie privée, qui supporte toutes les charges que nous venons d’énumérer ? Cette seule question justifierait une longue étude. Bornons-nous à un fait typique. On nous pardonnera la légère indiscrétion que nous allons commettre. Puisse-t-elle contribuer à arrêter notre pays sur la pente fatale où il est en train de glisser !

Un établissement de la Marine, destiné à la fabrication des éléments métallurgiques entrant dans la composition des vaisseaux, travaille, depuis plusieurs années, dans des conditions paradoxales. Ses plans de fabrication changent constamment et entraînent des travaux de premier établissement qu’on est obligé de reconnaître inutiles, souvent même avant qu’ils aient été achevés. Cet établissement, qui possède environ 900 ouvriers, compte 7 ingénieurs et 11 officiers de travaux, soit une moyenne de 2 officiers pour 100 ouvriers. Une usine similaire de l’industrie serait dirigée par un ingénieur et 2 ou 3 officiers de travaux au maximum. L’ensemble du personnel surveillant comprend 77 personnes, soit 9 surveillants pour 100 ouvriers. Le personnel employé aux écritures ou à l’administration s’élève à 100 personnes ; il y en a donc plus de 10 qui écrivent pour 100 qui travaillent ; au total, 177 personnes dirigent, surveillent ou administrent pour 900 qui travaillent. Sur ces 900 ouvriers. 65 environ sont en état d’absence payée, 400 sont affectés aux dépenses indivises. La proportion des ouvriers affectés aux dépenses directes ne dépasse pas 55 pour 100 ; l’insuffisance des moyens mécaniques est telle qu’on est obligé d’affecter au mouvement général 150 ouvriers, soit 17 pour 100 de la main-d’œuvre totale. Les manutentions de charbon se font encore à bras, comme du temps de Colbert. On ne sera pas étonné de la proportion anormale d’ouvrière affectés aux dépenses indivises, si l’on réfléchit que l’usine passe son temps à remanier des plans d’ensemble, et à entretenir coûteusement tes vastes locaux destinés à loger l’armée de ses commis et de ses surveillants.

J’hésite a donner les chiffres de production de cette usine, tant ils sont lamentables. On n’arrivait pas, ces temps derniers, à produire 30 kilos, par jour et par ouvrier, de produits communs de fer de puddlage ou d’acier laminé, bloomé ou forgé. À ce compte, l’Etat devrait vendre son acier au prix du nickel, et peut-être encore ne serait-il pas sûr de s’y retrouver. On arrive à cette constatation vraiment stupéfiante : les prix de revient en main-d’œuvre et en frais généraux étant supérieurs à ceux du produit, il y aurait intérêt à arrêter la marche de l’usine, tout en payant le personnel pour ne rien faire : cela coûterait peut-être moins cher que de gâcher les matières premières. Pour qui a été à même d’apprécier les méthodes de travail et le rendement de l’usine à laquelle je fais allusion, nul doute n’est permis sur l’incompétence industrielle de l’État. Et c’est de ses forces productrices que l’on prétend attendre la réparation des ruines de la patrie


IV. — L’ETAT ARMATEUR

La construction d’un navire est une opération qui, quelque dispendieuse qu’elle puisse être, s’achève avec le navire. L’exploitation d’une flotte par l’Etat est susceptible au contraire d’entrainer des déficits d’autant plus graves qu’ils se manifestent annuellement. Nous avons exposé dans la Revue les inconvénients de l’armement de navires par l’Etat, à propos de la réquisition générale de la flotte de commerce ; il ne s’agit pas aujourd’hui d’une mesure semblable, mais seulement de la monopolisation de certaines lignes régulières. Rien n’est plus faux à ce point de vue que de vouloir assimiler la situation des transports maritimes à celle des chemins de fer. Les chemins de fer roulent sur une voie qui fait partie du domaine public ; ils jouissent d’un monopole, et personne ne peut leur faire une guerre de tarifs, puisque ceux-ci sont homologués ; les navires, au contraire, sillonnent un champ qui est ouvert à toutes les nations ; ils se trouvent en contact avec tous les pavillons du monde. Ils doivent donc naviguer dans des conditions déterminées qui leur permettent de rivaliser avec leurs concurrents. Comment supposer que l’Etat, après ce que nous venons de dire, puisse soutenir une telle lutte ? En réalité, on ne parait vouloir justifier l’exploitation d’une flotte par l’État que par des raisons politiques, et l’on a déjà soin d’insinuer que, seule, la puissance publique peut soutenir le prestige de notre pavillon à travers le monde. La marine de guerre avec ses canons, la marine marchande avec de luxueux paquebots grèveront l’une et l’autre lourdement notre budget. Mais si l’on peut dire de la première qu’elle est indispensable au rayonnement de la puissance française, on peut affirmer que la seconde ne sera qu’une coûteuse inutilité. La nationalisation de nos instruments de production, réclamée par les socialistes, amènerait sûrement la faillite de notre pays.

De toutes les industries, la marine marchande est celle qui se prête le moins à l’intervention de l’Etat ; chez elle, toute perte de temps est perte d’argent, et le temps ne compte pas pour les fonctionnaires. Un bateau qu’on immobilise entraîne le paiement de surestaries. Quand c’est l’armement qui les solde, on peut être convaincu qu’il les réduit au minimum. Qu’on les fasse supporter par le budget de l’Etat, et l’on ne manquera pas de raisons pour justifier l’immobilisation du navire ou le retard dans les horaires. Ce qui sauve à ce point de vue l’exploitation des chemins de fer, c’est que leur marche est en quelque sorte chronométrée. Rien d’analogue n’existant dans la navigation, les navires qui portent pavillon de l’Etat, resteront à quai. Nous en avons eu un exemple, pendant la guerre, avec les navires-hôpitaux qui mettaient à se charbonner six fois plus de temps qu’il n’était nécessaire.

La flotte d’Etat est donc une utopie dangereuse ; les auteurs du projet de construction actuelle, qui en sont vraisemblablement convaincus, ne cachent pas qu’ils entendent donner plus tard aux armateurs la gérance des navires construits à l’aide des crédits budgétaires. Mais il est à craindre que nos fonctionnaires ne cèdent à la tentation de conserver ces navires sous leur autorité. Ce jour-là, tous les étrangers déserteront nos lignes. En revanche, la majorité des voyageurs voyagera gratis. Les flottes subventionnées d’Algérie nous donnent un avant-goût de ce qui se passera. M. J. Charles-Roux n’a pas craint d’écrire dans la Revue, qu’en 1913, 80 000 passagers avaient circulé sur les navires de la Compagnie Générale Transatlantique, au tarif dit « de fonctionnaires, » dans la catégorie desquels on arrive à faire rentrer « quantité de personnes qui n’ont avec l’Etat ou la municipalité que des attaches lointaines, ou même qui n’en ont aucune. » Des lettres nous parviennent de toutes parts pour nous dénoncer les erreurs de l’étatisme. Un haut fonctionnaire, dont on nous permettra de taire le nom, nous écrit : « Vous devriez bien vous préoccuper de la fameuse flotte achetée aux États-Unis. Un officier de marine, revenu de la côte du Pacifique, me disait l’autre jour que, de Vancouver au Cap Horn, on ne rencontre que ces bateaux, certains marchant à raison de trois nœuds à l’heure. Ils sont montés par des équipages anarchiques, les capitaines étant obligés de consulter leurs équipages sur la route à suivre. Mon collègue de C…, qui a l’occasion d’en voir quelques-uns, m’écrivait la semaine dernière : « C’est à verser des larmes de sang que d’assister à un tel gaspillage et à une pareille dépense de millions qui sont envoyés à la mer sans le moindre profit. » D’autre part, on nous dit que le Commissariat des transports envoie presque simultanément sur la Réunion et Madagascar quatre ou cinq navires parce que ces colonies ont des stocks accumulés, sans qu’il soit tenu compte que dans le port de la Pointe-des-Galets on ne peut guère manutentionner à la fois plus de deux navires et que les moyens de travail à Madagascar sont excessivement limités. On nous signale qu’il arrive constamment que, pour une opération demandant l’envoi d’un navire, on en affrète deux. D’Algérie, on nous affirme que l’on emploie au cabotage ou au transport du matériel, des navires qui devraient être affectés à un tout autre usage, et que les passagers sur France continuent à payer des tarifs ridiculement insuffisants. Quant à la Corse, alors que, dans toutes les parties du monde, le fret a quadruplé, elle jouit de ce privilège de conserver des tarifs de transport qui, si nous en jugeons par les prix qui nous ont été donnés, ne suffiraient même point à payer la manutention des marchandises.

Dans ces conditions, nous avons été stupéfait de lire dans la lettre écrite par le Comité des Armateurs de France au ministre des Transports, que l’Etat avait encore à sa charge 800 000 tonnes de navires, soit près de la moitié de notre flotte totale. Que fait cette flotte aux mains de l’Etat ? Qu’attendons-nous pour remplacer aux armateurs les unités coulées sous l’empire de la réquisition générale et pour procéder à la vente aux enchères, par les soins du service de la liquidation, des stocks du matériel naval restant ? Tant que cette opération, dont l’urgence s’impose, n’aura pas été accomplie, nous ne nous étonnerons plus du mauvais fonctionnement de nos transports maritimes ni des déficits de notre budget… Il a été accordé à la marine marchande 1 250 millions auxquels sont venus s’ajouter les bénéfices de la réquisition et des assurances. Jusqu’ici, on ne nous a donné, en regard de ce chiffre, que 850 millions de dépenses plus ou moins justifiées. Qu’on produise donc sans tarder le bilan de cette entreprise.

Au lieu de s’improviser armateur, l’État ferait mieux d’appliquer ses soins à éduquer le personnel de la marine marchande. Nous craignons bien qu’à ce point de vue il n’ait pas fait tout ce qu’il devait. Rien n’est plus important, à l’heure actuelle, que de fournir à ceux qui sont appelés à diriger des hommes des indications morales et techniques appropriées à la mission qu’ils doivent remplir. Or, jusqu’ici, l’Etat s’est borné à donner aux capitaines une éducation surannée dans des écoles d’hydrographie sises dans les ports les plus éloignés du mouvement commercial, tels que Saint-Tropez. Mais il ne s’est jamais soucié de procurer aux capitaines les connaissances pratiques indispensables à leur métier en les mettant en présence des réalités de la mer. Il n’a pas perfectionné leur éducation morale ; en d’autres termes, il ne leur a pas appris à commander. Il faut que ce soit une Compagnie privée qui, se substituant à l’État, dans son propre intérêt comme dans celui de notre marine marchande, se préoccupe de former des hommes appelés à représenter notre pavillon commercial à l’étranger et d’en faire des marins dignes de cet honneur. Jusqu’ici, au sortir des écoles d’hydrographie, les élèves étaient obligés d’aller chercher, au hasard des embarquements, les leçons de l’expérience si précieuses à recevoir dans une profession soumise à tant de caprices météorologiques. La création d’une école sur un cargo mixte leur permettra dorénavant de s’initier à la vie de marin à bord d’une unité tout spécialement aménagée pour cette mission : le Jacques Cartier.

La marine marchande, sans construire ni armer de navires, a donc un rôle très important à remplir pour élever notre flotte de commerce à la hauteur des besoins de la France victorieuse. : Quant au ministre des Travaux publics, que de devoirs s’imposent à lui ! Il lui faut refaire nos routes, reconstituer notre matériel de chemins de fer, amodier nos fleuves, aménager nos canaux, utiliser les forces hydrauliques de la France, reconstituer les villes dévastées… Choses que, seule, la puissance publique peut entreprendre. Nous ne saurions trop applaudir aux devis concernant les travaux dont nous venons de parler, notamment l’aménagement du Rhône et du Rhin, la liaison entre le rail et le bateau, que le ministre a l’intention d’assurer, malgré les résistances locales qui s’y sont toujours opposées, le programme d’agrandissement de nos canaux, la réfection de notre outillage ferroviaire, etc… Mais nous déplorons de voir engager nos finances dans les voies périlleuses de la construction et de l’exploitation des navires.


Divers indices nous laissent heureusement supposer qu’il se produira un revirement complet dans l’orientation des idées sur la reconstitution de la flotte marchande. C’est d’abord la consultation du suffrage universel qui s’est nettement prononcé contre l’étatisme. C’est, en second lieu, la déclaration du cabinet Millerand en faveur de la liberté commerciale. Le ministère contient des hommes d’affaires comme M. Yves Le Trocquer et M. Bignon, qui paraissent l’un et l’autre acquis aux conceptions que nous venons de soutenir.

Nous avons dit que nous étions partisan de la modification du projet de loi de 1080 millions actuellement déposé au Sénat. Plus que jamais cependant, il importe d’avoir une politique de réalisation en ce qui concerne notre marine marchande. Nous avons fait ressortir combien il était urgent de la relever de ses ruines. Sans vouloir entrer dans des détails qui nous conduiraient trop loin, nous retenons du projet dont nous avons parlé la seule idée juste qu’il contienne, à savoir que l’intervention de l’État doit se manifester pour porter notre shipping à 5 millions de tonnes. Avant tout il est indispensable que l’armement français se procure son outil de travail, c’est-à-dire le navire, au même prix que ses concurrents commerciaux étrangers opérant sur le même terrain. Il est en second lieu désirable que la construction de notre flotte s’effectue sur les chantiers français. Le problème consiste donc à permettre à ces chantiers de produire le tonnage aux mêmes conditions que les firmes anglaises ou américaines. L’ancienne législation relative à la prime à la construction avait l’inconvénient de reposer sur une fiction et de donner un essor factice à nos établissements navals. Il faut le remplacer par des barèmes soigneusement étudiés, révisables périodiquement selon les cours, et établissant des péréquations de prix sur les matières premières (tôles, — aciers, » — profilés) ou sur le combustible. Le rôle de l’État ne sera point encore terminé ; il s’est engagé en effet soit par la charte-partie de la réquisition, soit dans le traité de paix, à remplacer les navires qui ont été détruits pendant la guerre. Il est douteux que le tonnage qui est à sa disposition, du fait des livraisons de l’Allemagne ou de ses achats particuliers, puisse compenser nos pertes, car nous savons qu’une grande partie des navires achetés en Amérique sont inutilisables. Le Comité des armateurs de France estime que la prudence conseille de prévoir pour le remplacement la construction de 200 000 tonnes de paquebots et mixtes, et 200 000 tonnes de cargos, ce qui entraînerait une dépense de 560 millions pour les paquebots à 2 800 francs la tonne, et de 317 millions pour les cargos, à 1 585 francs la tonne, au total 877 millions. Comme l’a très justement écrit M. Chaumet, au nom de la Ligue maritime française et de l’Association des grands ports, si l’État entend passer des commandes directes pour le remplacement des navires détruits par l’ennemi, « il est bien évident que le plan de ces navires doit être arrêté par les armateurs qui auront à les exploiter, au lieu de les construire au hasard, sans connaître leur destination, la vitesse, le nombre des voyageurs, le tonnage des marchandises transporter pour assurer un trafic rémunérateur. » Avant toute chose, il faut que l’Etat livre à l’armement le tonnage qu’il possède et dont il fait un si piètre usage.

Nous avons un nouveau gouvernement ; une nouvelle Chambre issue des suffrages de la France meurtrie siège au Palais-Bourbon. Ils auront une grave décision à prendre au sujet du catéchisme étatiste que leurs prédécesseurs leur ont légué. Nous leur demandons de réfléchir, avant de donner leur adhésion aux projets d’intervention qui leur seront présentés. Nous leur demandons de s’éclairer sur les conséquences et sur la portée de ces projets. C’est le moins que nous puissions attendre d’eux. La France doit se mettre au travail pour justifier la confiance que le monde entier a mise en elle, et sa production serait paralysée par l’oppression que ferait peser sur elle la main lourde et oisive des bureaux.


RENE LA BRUYERE.