La Marine marchande américaine et le nouveau projet de Législation

La marine marchande américaine et le nouveau projet de législation
Paul de Rousiers

Revue des Deux Mondes tome 29, 1905


LA MARINE MARCHANDE AMÉRICAINE
ET LE
NOUVEAU PROJET DE LÉGISLATION

Depuis quelques années, les États-Unis se préoccupent d’avoir une marine de guerre et une marine marchande. Au lendemain de la guerre de Sécession, en 1865, le pays définitivement pacifié réclamait toutes les ressources, toutes les énergies, pour son développement intérieur. L’œuvre était immense ; ni les capitaux, ni l’activité dévorante des Américains n’y suffisaient ; les capitaux et les immigrans d’Europe, sollicités et attirés par tous, les moyens possibles, y apportèrent leur utile concours et contribuèrent aux résultats surprenans que nous avons maintenant sous nos yeux. Aujourd’hui la mise en valeur du territoire progresse toujours, l’accroissement des forces productives se poursuit de la façon la plus brillante, mais les États-Unis ne bornent plus leur ambition à leur développement intérieur ; ils entendent jouer un rôle à l’extérieur.

L’action gouvernementale a suffi pour créer promptement le matériel de la flotte militaire indispensable à l’exercice politique de ce rôle ; mais son personnel ne se recrute pas sans difficultés ; la marine marchande américaine ne forme pas en assez grand nombre et ne maintient pas dans l’exercice de la rude profession de marin les matelots dont la flotte a besoin, soit pour ses services permanens, soit surtout pour ses services auxiliaires. Elle ne fournit pas non plus le contingent de croiseurs auxiliaires, de charbonniers, de transporteurs, qui forme le complément utile d’une flotte de guerre. Il y a donc des raisons politiques pour l’augmentation de la marine marchande américaine. Les messages du président Roosevelt les mettent en pleine lumière[1].

Il y a aussi des raisons économiques. Le commerce extérieur maritime des Etats-Unis est considérable ; mais l’armement américain n’y a qu’une faible part, environ 10 pour 100 seulement. On affirme que les États-Unis paient annuellement une somme de cent cinquante millions de dollars, soit sept cent cinquante millions de francs, aux pavillons étrangers pour leurs transports maritimes. Il y a donc pour eux un intérêt de premier ordre à créer une marine marchande nationale qui retienne dans le pays la plus grande partie possible de cette énorme contribution, qui en fasse un élément de progrès pour l’ensemble des industries américaines. A coup sûr, cette marine peut être largement alimentée par le commerce national.

Ce n’est pas tout. L’énorme production américaine ne peut pas se passer de débouchés à l’étranger. Et à mesure qu’elle augmente, de nouveaux marchés lui sont nécessaires. Les armateurs étrangers qui servent de rouliers de mer à l’exportation américaine se renferment tout naturellement dans leur fonction étroite ; des armateurs américains auraient davantage le souci de découvrir ou de créer les marchés nouveaux réclamés par le commerce. Leur intérêt propre les y pousserait plus encore que leur patriotisme ; car ils s’assureraient facilement la grosse part dans le transport des exportations nouvelles qu’ils provoqueraient. Ils deviendraient ainsi pour le commerce national à l’extérieur de précieux auxiliaires.

L’intérêt politique et l’intérêt économique sont donc parfaitement d’accord pour réclamer un prompt relèvement de la marine marchande américaine, Mais il reste à déterminer par quels moyens on parviendra à fortifier cette branche anémiée de l’activité américaine. En 1901, un projet de loi, connu sous le nom de Bill Hanna-Payne, avait été élaboré à cet effet. Il ne rencontra pas les concours nécessaires et fut abandonné. Mais la difficulté de résoudre le problème n’enlevait rien à son importance. De plus en plus il s’imposait aux préoccupations des hommes d’État et, dès le début de l’année 1904, une Commission, composée de cinq sénateurs et de cinq membres de la Chambre des Représentans, était chargée de conduire une vaste enquête dans tous les ports de l’Union américaine sur l’état de la marine marchande et les moyens propres à en favoriser l’essor. Après un an de travaux, la Commission vient de déposer son rapport. Elle l’accompagne d’un ensemble de propositions qui constituent un véritable projet de loi.

Pour en comprendre la portée, il faut connaître tout d’abord les causes de la situation présente. Ces causes sont en effet essentiellement américaines. Il faut avoir aussi une idée sommaire de la législation actuellement en vigueur. Enfin il convient de rappeler quelques données statistiques pour préciser le contraste entre le développement économique général des États-Unis et le déclin de leur marine marchande.

Cela fait, il sera possible d’examiner en connaissance de cause les différentes solutions soumises à la Commission américaine et le projet auquel elle s’est arrêtée.


I. — LA SITUATION PRÉSENTE

La décadence de la marine marchande américaine a commencé avec la guerre de Sécession. En 1864, le tonnage total de la marine marchande dans le monde se répartissait en trois parts presque égales. La Grande-Bretagne comptait à elle seule 5 895 369 tonneaux. C’était la plus grosse de ces trois parts. Les États-Unis ne lui étaient guère inférieurs et pouvaient inscrire à leur actif plus de cinq millions et demi de tonneaux. Le reste du monde fournissait un total un peu supérieur à la part des États-Unis, un peu inférieur à celle de la Grande-Bretagne (5 800 967 tonneaux.)

La guerre de Sécession devait ruiner la flotte américaine de commerce alors existante. Elle devait faire plus et compromettre gravement toute possibilité pour celle-ci de se reconstituer. Le régime de protection douanière imposé par le parti vainqueur portait en effet un coup fatal à l’armement national. Il était une entrave au commerce extérieur dont il vit.

En même temps, la substitution du navire métallique au navire en bois mettait fin au grand avantage que la construction navale américaine avait tiré jusque-là de l’excellence et dii bon marché de ses bois. La construction en fer ne trouvait pas sur les chantiers américains les ouvriers spécialistes et expérimentés que possédait déjà l’Angleterre ; enfin, elle n’avait pas dans le pays et ne pouvait pas faire venir d’Angleterre, par suite du régime protecteur, les matières premières indispensables. La métallurgie américaine était encore dans son enfance à ce moment. Elle travaillait avec des procédés européens et des salaires américains ; elle produisait à un prix élevé.

Les armateurs des États-Unis voyaient donc à la fois les élémens de leur industrie diminuer et le prix de leur outil augmenter. Ils avaient moins à transporter, et ils payaient leurs navires plus cher. De plus, leurs équipages devenaient plus exigeans. Sous l’influence de la législation douanière protectrice, les salaires tendaient en effet à augmenter. Dans ces conditions, la lutte était impossible. Les capitaux et les activités qui avaient trouvé jusque-là un emploi dans l’armement étaient d’ailleurs sollicités vers d’autres directions ; tout était à faire aux États-Unis au lendemain de la guerre de Sécession ; les anciens armateurs construisirent des chemins de fer, créèrent des villes, des industries, des entreprises de toutes sortes et ne songèrent plus à la navigation.

Le cabotage subsista presque seul. Les relations de port américain à port américain étaient réservées de par la loi au pavillon national. Sur l’Atlantique comme sur le Pacifique il y eut donc encore des navires portant les stars and stripes, mais les relations maritimes avec le reste du monde ne furent plus guère assurées que par des navires étrangers.

Aujourd’hui, après quarante années de ce régime, la situation est peu modifiée. La flotte de cabotage s’est développée, une navigation spéciale également réservée au pavillon américain, la navigation sur les Grands-Lacs, a pris un essor considérable, mais le pavillon étoile joue encore un rôle insignifiant dans les relations maritimes avec l’étranger.

C’est que plusieurs des mêmes causes continuent d’agir et agissent assez puissamment pour faire obstacle aux influences contraires. On ne peut plus soutenir, il est vrai, que le commerce extérieur de l’Amérique est trop entravé par le protectionnisme pour alimenter des transports maritimes par navires américains ; la métallurgie américaine, d’autre part, est en mesure aujourd’hui de fournir à la construction navale toutes les matières premières dont elle a besoin, et elle peut les lui fournira aussi bon compte que la métallurgie anglaise pour laquelle elle est devenue une redoutable concurrente ; mais l’armateur américain succombe sous le poids de deux désavantages bien nets : 1o  il paie ses navires plus cher que son grand rival l’armateur anglais ; 2o  il les exploite à plus grands frais. Sur ces deux points, les nombreuses dépositions recueillies par la Commission américaine nous renseignent exactement. Coût de la construction, coût de l’exploitation, ces deux titres se détachent du texte de la plupart des témoignages ; c’est le nœud de la question.

Naturellement, ces témoignages sont loin d’être tous concordans lorsqu’il s’agit d’estimer la différence de prix entre la construction navale américaine et la construction navale anglaise. Certains comparans indiquent un pourcentage général sans l’appuyer d’aucune justification ; d’autres, tombant dans l’excès contraire, fondent leur estimation sur un fait isolé : « Un vapeur tramp[2] coûte deux fois en Amérique ce qu’il coûterait en Angleterre, dit un armateur de San Francisco[3]. Il y a deux mois, j’ai commandé en Angleterre un vapeur de 7 000 tonneaux pour 977 280 francs. La meilleure offre que j’aie reçue des chantiers américains pour un navire pareil était de 2 230 000 francs. » Évidemment, il s’agit d’un cas exceptionnel, le prix consenti par le chantier anglais étant sensiblement au-dessous de ceux qui sont ordinairement pratiqués.

Mais certains témoignages empruntent à l’autorité de ceux qui les fournissent et aux détails dont ils les appuient une valeur plus sérieuse. M. Edwin S. Cramp, vice-président de la Cramp Shipbuilding Company, un des chantiers les plus renommés des États-Unis, apprécie à 40 pour 100 la différence actuelle entre les prix américains et les prix anglais. Elle n’était d’après lui que de 10 ou 15 pour 100 au début de l’administration de Mac Kinley, en 1896 ; mais elle s’est accrue sous l’influence de deux élémens, la cherté de la matière première et la hausse de la main-d’œuvre. La grande poussée de consommation métallurgique qui a eu lieu aux États-Unis depuis la guerre hispano-américaine a fait augmenter les prix de l’acier dans une forte proportion. Les trusts métallurgiques se sont attachés depuis lors à les maintenir. Aujourd’hui[4] un constructeur américain qui met un navire sur cale paie ses approvisionnemens à raison de 45 francs par tonne plus cher que son concurrent anglais. À cette infériorité initiale il ajoute celle d’une main-d’œuvre plus élevée. « La grande prospérité qui a suivi l’élection de Mac Kinley à la présidence, dit M. Cramp, a fait hausser les salaires de 30 à 40 pour 100. On vous a dit souvent que l’ouvrier américain travaille plus que l’ouvrier anglais et que l’outillage américain permet de diminuer la main-d’œuvre. Cela est vrai, mais actuellement l’équilibre est rompu. Nos machines américaines sont adoptées dans tous les chantiers anglais, et nous payons des salaires presque doubles, de 50 à 100 pour 100 plus élevés. »

L’estimation globale de M. Cramp est vérifiée au surplus par le rapprochement des divers témoignages. En mettant de côté quelques appréciations exagérées, fondées sur l’examen de cas exceptionnels, c’est entre 30 et 50 pour 100 que les constructeurs, les ingénieurs et les armateurs fixent en général la différence de prix entre les chantiers anglais et les chantiers américains. Le rapport de la Commission adopte le chiffre de 40 pour 100[5].

Tous ceux qui analysent les causes de cette différence s’accordent également avec M. Cramp pour reconnaître que la principale de ces causes se trouve dans les frais de main-d’œuvre. Suivant les circonstances, la matière première présente de grandes variations de prix ; on peut citer telle époque, avant la guerre hispano-américaine, où les chantiers américains de l’Atlantique s’approvisionnaient presque aux mêmes conditions que les chantiers anglais ; mais, à aucune époque, ils n’ont pu travailler avec les mêmes salaires.

C’est, au surplus, la condition générale des industries américaines. Elles ont toutes à tenir compte des exigences de leurs ouvriers ; elles paient toutes des salaires plus élevés que les industries similaires européennes. Aussi le machinisme s’y est-il développé plus que partout ailleurs ; on avait plus d’intérêt qu’ailleurs à économiser la main-d’œuvre. Mais le machinisme n’est possible qu’avec une production uniforme, avec la répétition multipliée du même type. Pour l’appliquer à la construction navale, il faut avoir de très nombreuses commandes de navires semblables. Cela se trouve en Angleterre. Cela n’existe pas aux États-Unis. Cela n’est possible que dans un pays où l’industrie des armemens est très développée. Alors les chantiers se spécialisent, les uns construisant le bateau de guerre, d’autres le paquebot de vitesse, d’autres le cargo-boat ordinaire, ou le voilier, le remorqueur, etc. Aux États-Unis, au contraire, les chantiers de l’Atlantique et du Pacifique, n’ayant pas une clientèle suffisante pour se spécialiser, construisent toutes sortes de types. On peut voir sur leurs différentes cales tous les échantillons de navires possibles, ici un bateau de rivière avec ses roues à aubes, là un croiseur, plus loin un grand cargo voisinant avec un torpilleur, etc., etc. Impossible d’industrialiser la construction navale dans ces conditions ; impossible de fabriquer les navires en série, de répéter le même modèle, de standardize, comme le disent avec un énergique néologisme les représentans des chantiers. Ainsi le procédé victorieusement employé par les industries américaines reste sans application ici. Elles concurrencent l’Europe avec leurs machines agricoles, leurs locomotives, leurs machines à coudre, mais chacune de ces industries est étroitement spécialisée. « Supposez, dit à la Commission un constructeur de Baltimore[6], qu’un fabricant de moissonneuses entreprenne de faire dans ses ateliers une locomotive, une machine à coudre et un moteur fixe, vous vous doutez bien des piteux résultats qu’il obtiendra ! Eh bien ! c’est dans ces conditions déplorables que nous sommes obligés de travailler. Nous n’avons pas une clientèle suffisante pour nous spécialiser, comme le font les Anglais. »

Aussi les constructeurs américains déclarent-ils que tout le problème consiste à créer une abondante demande de navires. La loi actuelle leur conférant un monopole pour la construction de tout navire battant pavillon américain, ils se font fort de produire à aussi bon marché que les Anglais le jour où ils pourront se spécialiser.

Et ils donnent des preuves à l’appui. Voyez, disent-ils, ce que font les chantiers des Grands-Lacs. Personne ne pourrait les battre en aucun pays du monde pour l’établissement du type uniforme qu’ils reproduisent indéfiniment. Et les représentans des chantiers des Grands-Lacs, appelés en témoignage par la Commission, corroborent cette affirmation. « Il y a quelques années, dit M. Harvey D. Goulder, de Cleveland (Ohio), nous avons voulu créer un service de navigation sur le Saint-Laurent, entre l’Amérique et le Canada. Il nous a paru politique de mettre une partie de la flotte sous pavillon anglais, l’autre sous pavillon américain. Pour les mêmes raisons, nous nous sommes adressés à la fois en Angleterre et en Amérique pour la construction de cette flotte. Les chantiers anglais spéciaux qui font le bateau de rivière et les chantiers des Grands-Lacs nous ont consenti très sensiblement les mêmes prix[7]. » Toutes les dépositions recueillies par la Commission, soit sur le littoral des Grands-Lacs, soit dans les ports de l’Atlantique ou du Pacifique, concordent sur ce point. Il est avéré que les Américains sont capables de lutter contre les Anglais pour la construction navale là où les circonstances leur permettent d’appliquer les méthodes de production en masse d’un modèle uniforme, méthodes dans lesquelles ils excellent d’ailleurs et qu’ils ont contribué, plus que toute autre nation industrielle, à faire entrer dans la pratique.

Mais à supposer que les États-Unis développent leur marine marchande, que, par suite, les commandes de bateaux affluent, que les chantiers se spécialisent et livrent à l’armateur américain l’outil nécessaire à son industrie dans les mêmes conditions que les chantiers anglais le livrent aux armateurs anglais, la partie est encore bien loin d’être égale. L’armateur américain ne peut pas en effet exploiter son outil à aussi bon compte que l’armateur anglais. C’est la deuxième cause d’infériorité qui a fait obstacle jusqu’ici au relèvement de la navigation commerciale des États-Unis.

Nous retrouvons ici une seconde fois l’action d’un phénomène général à toutes les industries de l’Union américaine, la cherté de la main-d’œuvre. Les chantiers de construction navale en souffrent, mais l’armement en souffre bien plus encore. Les chantiers, en effet, sont protégés par le monopole que leur accorde la législation. Ils sont les fournisseurs obligés de l’armement, qui n’a pas le droit de faire flotter le pavillon étoile sur un navire construit à l’étranger. Ils sont donc en mesure de lui imposer leurs prix. De plus, le travail auquel ils se livrent est susceptible d’une organisation technique beaucoup moins onéreuse ; ils le savent ; ils connaissent les procédés à employer pour atteindre ce but ; ils sont fixés sur les conditions qui leur en permettraient la pratique. La situation peut donc se modifier en ce qui les concerne ; l’exemple des Grands-Lacs le démontre.

Il en va tout autrement des armateurs se livrant à la navigation de concurrence. En premier lieu, ils ne jouissent d’aucun monopole. Et les chargeurs qui forment leur clientèle ne confient leurs marchandises à un navire américain que si aucun navire étranger ne leur offre de conditions plus avantageuses. Dans ce pays protégé à outrance, l’industrie de la navigation au long cours se trouve livrée sans défense à toute l’ardeur des compétitions étrangères. En second lieu, leur industrie ne se prête guère aux économies de main-d’œuvre. Sans doute un cargo-boat de 7 000 tonneaux emploie moins d’hommes d’équipage que deux cargo-boats de 3 500 tonneaux ; il a plus d’espace disponible ; il y a donc des économies possibles dans le sens de l’augmentation de la dimension des navires. Mais ces économies sont déjà réalisées par la plupart des flottes de commerce, et elles rencontrent d’étroites limites dans la profondeur des ports à desservir, dans la longueur des écluses qui y donnent accès, sans compter la difficulté commerciale de remplir de trop vastes cales. Le champ ouvert aux ingénieuses combinaisons du machinisme est moins large également que dans les industries de production. L’équipage de pont est employé à des services exigeant du discernement, échappant par conséquent à l’aptitude des machines, ou à des opérations variées, dispersées, rendant leur emploi difficile. Les mécaniciens accomplissent une tâche de surveillance et de direction fatigante et délicate ; on ne peut diminuer leur nombre sans compromettre la sécurité du navire ; seuls les chauffeurs et les soutiers font une besogne matérielle susceptible d’être exécutée par des moyens mécaniques. L’ingéniosité se heurte donc ici à des obstacles qui ne sont guère surmontables, et la cherté de la main-d’œuvre pèse d’un poids très lourd et à peu près irréductible sur l’armement américain.

La Commission s’est efforcée de préciser autant que possible l’infériorité qui en résulte. Mais la tâche est ardue. D’un côté, certains armateurs exploitant à la fois des navires placés sous pavillon américain et des navires placés sous pavillon anglais, affirment avec preuves à l’appui que la différence des salaires ne ressort pas à plus de 18 pour 100 ou de 30 pour 100. D’un autre côté, des armateurs prenant leurs points de comparaison dans la marine marchande norvégienne, présentent des états vérifiés d’où résulte une différence de 100 pour 100. Ces écarts ne sont pas inexplicables ; ils n’impliquent pas une contradiction ; ils répondent à une diversité de situations véritable. L’armateur américain de voiliers ou de tramps est fortement concurrencé par les Norvégiens. Les compagnies-à services réguliers souffrent moins directement de cette concurrence et se préoccupent davantage de leurs rivaux anglais ou allemands. Les armateurs de la côte du Pacifique emploient des équipages presque entièrement chinois. Les témoignages des différentes catégories d’armateurs ne peuvent donc pas concorder. La Commission a dégagé de la façon suivante la conclusion d’ensemble à en tirer. Sans chercher à donner une expression numérique à un écart qui varie suivant chaque espèce considérée, elle s’est bornée à constater l’existence de cet écart, son importance et l’absence de toute compensation destinée à y faire contrepoids. « La différence de salaires et de bien-être matériel n’est pas plus grande entre un navire américain et un navire étranger qu’entre une usine américaine et une usine étrangère. Mais les hauts salaires américains et les exigences plus grandes de l’ouvrier de terre américain sont et ont été depuis longtemps protégés par la législation douanière contre les salaires moindres et les conditions de vie inférieures des pays étrangers. Là se trouve en réalité le nœud de la question de la marine marchande aux États-Unis[8]. »

Il est donc parfaitement avéré que l’armateur américain paie son navire plus cher et l’exploite d’une manière plus coûteuse que l’armateur anglais, son plus redoutable concurrent. Et on peut se demander comment, dans ces conditions, il existe un armement américain. C’est ici qu’intervient l’effet de la législation réservant au pavillon national la navigation de cabotage. Non seulement les relations de port des États-Unis à port des États-Unis, même entre l’Atlantique et le Pacifique, restent le domaine exclusif du pavillon américain, mais les possessions des États-Unis, Hawaï, Porto-Rico, les Philippines, sont considérées à ce point de vue comme faisant partie du territoire national ; leurs ports comme des ports nationaux[9]. Par suite, l’armement américain peut se livrer à cette navigation sans avoir à tenir compte de la concurrence étrangère.

C’est dans ce domaine réservé qu’il s’est développé. Sur les 6 291 535 tonneaux de jauge que compte la marine marchande américaine, 898 768 seulement, soit environ un septième, sont affectés à la navigation de concurrence[10]. Le cabotage sur les côtes de l’Atlantique et du Pacifique emploie plus de trois millions de tonneaux ; la navigation sur les Grands-Lacs, plus de deux millions (2 019 208).

Au premier abord, il semble que cette navigation ne devrait pas être considérée comme maritime. Les Américains la font cependant figurer dans leurs statistiques avec la navigation de cabotage en raison de l’étendue immense des Grands-Lacs et de la dimension considérable des navires qui les parcourent. En consultant les relevés officiels de la flotte de commerce américaine[11], on est amené à constater que des vapeurs atteignant près de 7 000 tonneaux de jauge brute sont affectés au service des Lacs, et que le vapeur de 4 000 à 6 000 tonneaux représente pour cette navigation un type courant, correspondant à peu près à notre cargo-boat ordinaire dans la navigation maritime actuelle.

Les Américains sont donc susceptibles de créer une flotte marchande quand ils se trouvent à l’abri de la concurrence européenne. Leur armement au cabotage et sur les Grands-Lacs en fournit la preuve. Mais ce n’est pas tout. L’exemple des Grands-Lacs prouve également que la protection n’exerce pas sur eux l’effet déprimant qu’on lui reproche si souvent à juste titre. La navigation y est pratiquée d’une manière vraiment intelligente et progressive, et les opérations accessoires de chargement et de déchargement des marchandises s’exécutent avec une rapidité qui tient du prodige. La Commission a recueilli sur ce point de très intéressans témoignages. A Buffalo, un navire décharge dans une même journée 150 000 boisseaux de blé, charge 4 000 tonnes d’anthracite, et repart le soir même[12]. A Duluth, un navire arrivé dans la matinée avec 7 500 tonnes de charbon à bord, les dépose à quai, reprend 5 700 tonnes de minerai de fer et est de nouveau en route avant minuit[13]. Au dire de M. William Livingstone, président de l’Association des armateurs des Grands-Lacs, aucun pays du monde n’est arrivé, dans aucun port, à la rapidité d’opérations obtenue sur les Lacs. Et il cite des navires d’une portée en lourd de 7 000 tonneaux qui ont été chargés en quatre heures et déchargés en dix heures, « quelque incroyable que cela paraisse (incrediôle as the statement may seem). » Le steamer Superior City a livré au Northern Elevator à Buffalo 270 000 boisseaux d’avoines et d’orges en dix heures. Enfin, le record de la rapidité appartient à un port du lac Erié où, grâce à des moyens mécaniques puissans, et dans des circonstances exceptionnellement favorables, 5 210 tonnes de minerais ont été déchargées en trois heures cinquante-six minutes[14].

Ces résultats surprenans pourraient-ils être obtenus sur les côtes de l’Atlantique et du Pacifique ? A titre exceptionnel et pour certains chargemens déterminés, oui ; dans l’ensemble du trafic, certainement non. Il y a, en effet, ceci de particulier dans la navigation des Grands-Lacs, qu’elle a presque uniquement pour objet des marchandises lourdes et susceptibles d’être livrées en grande masse. Les chemins de fer nombreux qui contournent les Lacs attirent à eux toutes les marchandises légères, ou que la clientèle demande par livraisons de faible importance. Ils sont bien mieux adaptés que des navires à ce genre de service. Ils pénètrent partout au lieu de desservir les seuls points placés sur la rive des Lacs ; ils ne subissent pas la longue interruption du gros hiver et de ses glaces ; enfin les conditions mêmes de leur exploitation leur permettent de consentir aux marchandises légères ou divisées des prix peu différens de ceux que demande la navigation. Par suite, il ne reste à celle-ci que des matières lourdes susceptibles d’accumulation, de conservation, et qui peuvent, à cause de cela, être commandées et transportées en masse. Le charbon et le minerai de fer répondent tout à fait à ces conditions ; ils forment de beaucoup l’élément de fret le plus important sur les Lacs. Il faut y ajouter les grains, bien qu’en ce qui les concerne, la concurrence du chemin de fer soit active, et les bois, que les forêts situées près du Lac Supérieur fournissent encore en abondance. Les autres sortes de marchandises ne figurent que pour un faible contingent.

Ainsi débarrassée par la concurrence du chemin de fer de la plupart des marchandises variées, légères et divisées, la navigation des Lacs a pu se spécialiser dans le transport du charbon, du minerai, des grains et des bois. Les navires ont été construits en vue de ce fret ; les quais ont été puissamment outillés pour le charger et le décharger, et c’est grâce à des installations affectées spécialement au charbon, au minerai, aux grains, aux bois, que les navires séjournent si peu dans les ports.

La navigation maritime au long cours ne saurait atteindre le même degré de spécialisation. Il faut, en effet, qu’elle transporte toutes sortes de marchandises, puisqu’elle est seule à pouvoir leur faire franchir l’Océan. Toutefois, à côté des navires qui chargent des cargaisons variées, il y a place pour d’autres navires affectés au transport des grains ou des charbons, par exemple. En tous pays, et dès aujourd’hui, les voiliers long-courriers sont généralement affrétés pour une seule nature de cargaison : nitrates, pétroles, grains, minerais, charbon, bois, phosphates, cimens, jute, etc. D’autre part, les ports maritimes les mieux organisés, soit aux États-Unis, soit en Europe, sont arrivés déjà aussi à spécialiser certains de leurs quais, à les outiller pour la manutention d’une marchandise déterminée. Il y a de grands progrès possibles dans cette direction. Les armateurs américains sont donc autorisés à soutenir que, si une protection efficace leur était accordée dans le domaine de la navigation de concurrence, ils pourraient y appliquer les procédés si ingénieusement créés par leur initiative dans le domaine réservé du cabotage et de la navigation sur les Grands-Lacs. C’est là un des thèmes habituels dont s’inspirent la plupart de leurs dépositions devant la Commission.

Il est vrai que leurs succès sur les Grands-Lacs ont, été favorisés par la masse énorme du trafic qui s’y opère. En 1902, le canal de Soo, qui met en communication le Lac Supérieur avec les autres Grands-Lacs, a livré passage à 36 millions de tonnes de marchandises, soit environ deux fois le total relevé au compte du port de Hambourg. Le tonnage des navires ayant transité par ce canal au cours de la même année 1902 a atteint près de 32 millions de tonneaux de jauge (31 955 582)[15]. Le tonnage des navires ayant transité par le canal de Suez en 1903 n’arrive pas à 12 millions de tonneaux (11 907 288).

Mais ces chiffres n’ont rien de décourageant pour l’avenir de la navigation américaine. Si, à elle seule, une région des États-Unis, — parmi les plus actives, il est vrai, — a pu fournir de tels élémens de trafic à une navigation intérieure, quelle masse de produits le commerce extérieur américain n’est-il pas capable de livrer à la navigation au long cours ?

Il a déjà fait ses preuves au surplus. Les importations des États-Unis, en 1903, avaient une valeur dépassant cinq milliards de francs ; leurs exportations valaient plus de sept milliards et demi de francs. Sauf les relations avec le Canada et le Mexique, tout ce mouvement de marchandises a lieu par mer. Ajoutez à cela le nombre considérable de passagers qui se dirigent sur les États-Unis ou qui en partent et le flot d’immigrans qui s’y précipite chaque année[16].

Ce n’est donc pas le fret qui manque à la marine marchande américaine. Le fret est abondant, mais elle est insuffisante pour le transporter. La concurrence étrangère lui en enlève 90 pour 100. Avec ses huit cent mille tonneaux de jauge affectés au long cours elle ne répond que dans la proportion de 10 pour 100 aux besoins du commerce extérieur.

Ce qui lui manque, c’est une compensation aux deux infériorités dont elle souffre et que nous avons signalées. Et cette compensation n’est pas considérée par les auteurs du projet comme un simple moyen de défense. Ils y voient surtout un moyen de progrès. En encourageant la marine marchande, en lui fournissant une protection analogue, dans ses effets sinon dans sa nature, à celle dont jouissent le cabotage et la navigation des Grands-Lacs, ils pensent obtenir des résultats semblables. Du jour où l’armement américain sera une industrie profitable, ceux qui s’y livreront ne manqueront pas d’y introduire les méthodes modernes de travail dans toute la mesure possible, particulièrement en ce qui concerne les opérations accessoires de manutention. Par suite, les frais d’exploitation qui les grèvent si lourdement aujourd’hui se trouveront diminués, et une des causes de leur infériorité s’atténuera en proportion des économies réalisées Quant à l’autre, la cherté de la construction navale, il ne faut, pour la faire disparaître, qu’une clientèle étendue d’armateurs.

On pourrait résumer ainsi le raisonnement qui a guidé la Commission dans ses travaux : nous avons besoin d’une marine marchande pour l’extension de notre commerce et les besoins de la défense nationale. Nous ne pouvons pas la créer sans lui assurer une protection. Mais cette protection ne sera que temporaire. Son but n’est pas de conserver et de garantir une industrie décadente, mais de fortifier une industrie naissante. Faisons en sorte que les Américains puissent entreprendre la navigation de concurrence. Et nous avons confiance qu’ils le feront avec les méthodes américaines qui ont transformé tant d’autres industries.

En réalité, les membres de la Commission devaient avoir cette confiance dès la première de leurs séances. Les témoignages qu’ils ont recueillis leur ont permis de préciser la situation ; mais, lorsqu’ils ont entrepris leur enquête, ils étaient décidés par avance à mettre l’armement américain à même de lutter avec l’armement étranger. Ce qui les préoccupait surtout, c’était de trouver un moyen efficace d’atteindre leur but. Et, pour y arriver, ils ont eu à examiner les systèmes les plus divers.


II. — LES SOLUTIONS ENVISAGÉES

Il y a eu, en premier lieu, les solutions radicales inspirées par les principes intangibles. « Vous ne pouvez pas songer, quoi qu’il arrive, à donner des primes à la marine marchande, ont affirmé des déposans à J’enquête. Cela est inconstitutionnel. » Des avocats, des professeurs, des membres d’associations ouvrières sont venus soutenir devant la Commission qu’il était contraire à la Constitution des États-Unis de taxer les citoyens au bénéfice d’un autre citoyen. Ils invoquaient notamment une décision de la Cour suprême de l’État de Michigan contre l’établissement d’une prime à la betterave sucrière dans cet État[17].

Tout naturellement, le remède qu’ils proposaient consistait dans une liberté illimitée d’achat de navires à l’étranger et de composition des équipages. Free Ships, free Crews, tel était le résumé de leurs vœux. Et un assez grand nombre d’hommes d’affaires, assez peu préoccupés, semble-t-il, de scrupules juridiques, acceptaient cette solution en raison de certains avantages personnels qu’ils espéraient en tirer. C’étaient principalement des armateurs désireux de payer leurs navires moins cher en s’adressant pour leurs commandes aux chantiers anglais. Actuellement l’obligation de faire construire aux États-Unis pèse lourdement sur eux. Elle ne leur impose pas seulement une mise de fonds plus forte ; elle se résout aussi en augmentation de charges pour l’amortissement et l’assurance de leurs navires.

Quant à la composition de leurs équipages, les armateurs américains ne gagneraient pas grand’chose à l’extension de la liberté qui leur est déjà laissée à cet égard. Seuls, en effet, le capitaine, les officiers et les maîtres sont obligatoirement des citoyens américains ; les matelots peuvent être tous étrangers et, en fait, les armateurs de la côte du Pacifique emploient une grande quantité de Chinois. On pense bien que cela n’est pas sans soulever de vives protestations. Devant la Commission, M. Frazier, secrétaire général de l’Union internationale des marins d’Amérique, s’en est fait l’interprète ; il a rappelé qu’un bill avait été déposé pour interdire l’emploi des Chinois sur les navires américains ; il a fait valoir que leur exclusion de la marine était aussi justifiée que leur exclusion des industries s’exerçant à terre[18]. Mais les armateurs du Pacifique ont déclaré qu’ils seraient obligés de cesser leur exploitation du jour où ils ne pourraient plus engager de Chinois à bord. Sur l’Atlantique, les matelots étrangers figurent aussi pour une forte proportion dans les équipages de navires américains. C’est précisément pour cela que l’on se préoccupe de créer un corps de volontaires de la flotte, naviguant d’ordinaire sur des navires marchands américains et pouvant recruter en cas de guerre les équipages de l’État.

Par suite, on voit bien l’avantage que les armateurs pourraient tirer des free Ships, de la liberté d’acheter leurs navires à l’étranger ; on voit moins celui que leur procureraient des free Crews, des équipages pouvant être entièrement recrutés à l’étranger[19]. Le système des free Ships permettrait aux armateurs américains d’acheter leurs navires au même prix que leurs rivaux anglais. Le système des free Crews ne leur permettrait pas de les exploiter en concurrence avec eux.

En effet, il ne changerait que fort peu de chose à la situation actuelle, et les intéressés déclarent devant la Commission qu’il leur serait impossible de faire de la navigation de concurrence, alors même qu’ils auraient des navires payés au prix anglais. A plusieurs reprises, les membres de la Commission ont interrogé sur ce point les armateurs, les capitalistes, les ingénieurs, les capitaines qui comparaissaient devant eux et, jusqu’au terme de l’enquête, le président, soucieux de bien poser le problème, a provoqué les témoignages par la déclaration suivante : « Jusqu’ici, nous n’avons pas rencontré un armateur, un capitaine ou un capitaliste, — et nous en avons interrogé un grand nombre, — qui acceptât d’exploiter des navires en concurrence avec les armateurs étrangers, alors même qu’on lui permettrait d’acheter ses navires à l’étranger dans les mêmes conditions que les armateurs des autres pays[20]. »

La Commission s’est donc promptement rendu compte que le régime du pur « laissez-faire » ne suffirait pas à relever la marine marchande américaine. De plus, à supposer qu’il eût permis à l’armement américain de se développer, il n’aurait jamais atteint que le but étroitement mercantile, non pas le but national poursuivi. Il ne s’agit pas seulement, en effet, de permettre le transport maritime à bas prix des exportations et des importations des Etats-Unis ; les pavillons étrangers rendent ce service à l’Amérique. Il faut lui créer une marine nationale, c’est-à-dire, d’une part, des chantiers pour construire les navires, d’autre part, des équipages pour les exploiter. Le rapport met très bien en relief, au moyen d’une comparaison familière, cette nécessité pour les États-Unis d’avoir une flotte marchande indépendante au service de leur commerce extérieur : « Il n’y a pas à Omaha ou à Waco, un seul marchand au détail qui songerait un instant à confier le service de livraison de ses marchandises au marchand rival qui se trouve de l’autre côté de la rue. Supposons qu’ils soient bons amis ; le marchand n° 1 se rendrait bien compte cependant, qu’étant donnée la nature humaine telle qu’elle est, le marchand n° 2 conserverait pour son propre usage ses meilleurs chevaux et ses voitures les mieux établies et affecterait à celui de son concurrent ses chevaux fourbus et ses voitures en mauvais état. Bientôt, le marchand n° 1 recevrait des réclamations de sa clientèle : certains articles seraient arrivés avariés ; d’autres ne pèseraient pas le poids indiqué ; d’autres même n’auraient pas été livrés du tout. Peu à peu, la clientèle abandonnerait le marchand n° 1 et s’adresserait au marchand n° 2 faisant ses livraisons lui-même[21]. » Voilà comment il peut être très coûteux, en fin de compte, d’obtenir des prix de fret peu élevés sur des navires étrangers. Le commerce national peut, au contraire, avoir avantage à payer des frets plus élevés à une marine marchande nationale servant ses intérêts.

Le problème a été envisagé par la plupart des déposans à l’enquête sous cet aspect large et général. « C’est une erreur, disait expressément l’un d’eux, de croire que les constructeurs et les armateurs soient seuls intéressés ici. Il n’y a pas un citoyen des Etats-Unis qui ne soit directement intéressé à l’existence d’une marine marchande nationale. Elle répond, en effet, à six besoins économiques et à deux nécessités politiques. Les six besoins économiques sont : 1 ° Garder aux États-Unis les sommes actuellement payées comme fret aux étrangers ; 2° fournir un débouché à notre main-d’œuvre américaine dans les chantiers ; 3e lui fournir un second débouché dans l’exploitation des navires ; 4° augmenter la consommation de nos produits ; 5° donner un nouveau débouché à notre métallurgie ; 6° augmenter notre commerce. Les deux nécessités politiques sont l’indépendance nationale et la défense nationale[22]. »

Aussi la Commission s’est-elle promptement résolue avenir au secours de la marine marchande américaine pour en provoquer le relèvement. Tout d’abord, elle s’est débarrassée de l’objection de principe élevée contre le système des primes. Quelques juristes ont rassuré sa conscience à cet égard ; surtout elle s’est sentie complètement à l’abri derrière l’autorité de Thomas Jefferson, le grand ancêtre du parti démocrate. Le 16 février 1792, le Congrès votait, sur la proposition de Jefferson, des primes aux navires pêcheurs de haute mer et à leurs équipages[23]. Et peu de temps âpres, en décembre 1793, le même Jefferson s’adressant à la Chambre des représentans expliquait que ces primes avaient non seulement pour but de favoriser l’industrie de la pêche, mais de former des marins tant pour la flotte de commerce que pour la flotte de guerre. « Les États-Unis, ajoutait-il, n’ont rien à craindre sur terre, ni rien à désirer au-delà de leurs droits actuels. Mais sur le littoral ils peuvent être inquiétés (they are open to injury)[24]. » Il n’en fallait pas tant pour calmer les scrupules constitutionnels de la Commission. Désormais, elle n’avait plus à se préoccuper que de la modalité, de la fixation et de l’attribution des primes dont elle adoptait le principe.

Certaines propositions développées devant elle tendaient à créer une double prime, l’une pour le constructeur, l’autre pour l’armateur. Ce système est tout naturellement indiqué lorsque la législation reconnaît à l’armateur le droit de faire naviguer sous pavillon national un navire construit à l’étranger. Au contraire, il paraît inutile quand ce droit lui est refusé. Du moment qu’il doit nécessairement s’adresser aux chantiers américains, ceux-ci exercent vis-à-vis de lui un monopole collectif qui leur permet de lui faire payer un prix très majoré. C’est là la plus énergique des protections et la plus large des faveurs. Il n’y a pas lieu d’en ajouter une autre. Il suffit de consentir aux armateurs des avantages assez considérables pour les décider à commander et à faire naviguer des navires payés très cher.

Le système de la double prime conserve cependant un avantage, celui d’imposer un moindre sacrifice à l’Etat pour un même résultat acquis. En donnant directement au chantier la somme nécessaire pour combler l’écart entre ses prix de vente et les prix étrangers, le gouvernement des Etats-Unis aurait mis l’armateur américain à même de se procurer son outil dans les mêmes conditions que son concurrent étranger ; par suite, il lui aurait évité les charges d’amortissement et d’assurance supplémentaires que lui impose aujourd’hui le prix majoré de son navire, et qui pèsent lourdement sur ses frais d’exploitation. Il n’aurait donc pas eu une somme aussi forte à verser à l’armateur pour compenser l’infériorité résultant pour lui de l’énormité de ces frais.

Très vraisemblablement, cet avantage n’avait pas échappé à la Commission. Mais elle a dû y renoncer et abandonner en conséquence l’idée de la double prime parce qu’elle avait le dessein de venir en aide aux armateurs possédant déjà une flotte, et ayant supporté tout le poids des prix de construction américains. Ceux-ci ayant déjà payé leurs navires aux chantiers, c’était seulement entre leurs mains que pouvaient être versées les primes compensant à la fois les prix élevés de construction et les frais élevés d’exploitation. A moins de créer deux régimes distincts, l’un pour les navires en service, l’autre pour les navires à construire, il fallait adopter le système de la prime unique à l’armateur, sauf au constructeur à lui en reprendre une partie à débattre entre eux à chaque commande.

Le terrain allait ainsi se déblayant. Cependant il y a bien des moyens de favoriser les armateurs ; la prime directe en argent est le plus simple à concevoir ; les Américains en redoutaient l’impopularité et ont examiné, avant de s’y résoudre, beaucoup de moyens détournés.

Un des plus séduisans est la prime à l’exportation par mer sous pavillon américain. Les États-Unis ont un fret d’exportation peu varié, se prêtant merveilleusement aux chargemens en masse. Ce sont des grains, des viandes conservées, des pétroles, des cotons, des produits de grosse métallurgie. Les navires de tous pavillons viennent avidement rechercher ce fret. Une prime à l’exportation sous pavillon américain les obligerait à renoncer à la concurrence et assurerait un énorme trafic aux navires des États-Unis. Ce système a été très bien défendu devant la Commission et par des hommes d’une grande autorité, entre autres par M. J. J. Hill, le président du Great Northern Railroad. Il est bien adapté aux besoins et aux ressources du pays ; il s’appuie en effet sur la puissance des forces productrices américaines, sur la masse toujours croissante des blés et des viandes expédiées au dehors par la culture, sur l’incessant progrès de la métallurgie, sur le développement ininterrompu de l’industrie du pétrole. Il a en outre l’avantage de permettre la spécialisation à un haut degré. Sûrs désormais de charger d’énormes quantités d’une même marchandise, les Américains ne manqueraient pas de créer des types de bateaux spéciaux pour les grains, les viandes, etc. Ils établiraient aussi sur les côtes des installations analogues à celles qu’ils ont inventées sur la rive des Grands-Lacs pour le prompt chargement et le prompt déchargement des cargaisons.

En somme, le système reposait sur la masse et sur le peu de variété des exportations américaines. Il a été poussé plus loin, et nous trouvons, dans les dépositions recueillies par la Commission, l’idée de donner une prime d’exportation à un seul genre de fret, le charbon.

C’est M. E. R. Wood, président d’un comité spécial constitué au ministère du Commerce, qui s’est fait le champion de cette idée ; il l’a défendue avec beaucoup d’habileté[25]. Toute la question, dit-il, se résume à ceci : Il faut assurer à l’armement américain un fonds de chargement qu’il puisse prendre à bon marché (a cheap initial cargo). Or, si vous considérez l’ensemble des transports par mer dans le monde, vous constatez que sur 200 millions de tonnes environ, il y a 65 millions de tonnes de charbon. Si vous déduisez du total des marchandises chargées celles que leur nature destine aux navires rapides, vous verrez que le charbon forme sensiblement la moitié de la masse des cargaisons lourdes, de celles que transportent les cargo-boats. Voilà pourquoi l’Angleterre tient dans le commerce maritime une place si éminente. Elle charge chaque année 60 millions de tonnes de charbon sur navires. Nous aussi, nous avons du charbon, et nous le donnerions volontiers à 11 fr. 50 la tonne, chargé à bord, tandis que les Anglais vendent le leur aujourd’hui environ 17 fr. 50[26]. Seulement, on nous prend 15 shillings pour l’amener par exemple à Marseille, tandis que de Cardiff ou de Newcastle, le fret est de 5 shillings. Donnez-nous une prime d’exportation qui comble l’écart, vous assurerez un énorme développement à nos mines et un magnifique essor à notre marine marchande.

Cependant le système des primes à l’exportation n’a pas été adopté par la Commission. Elle a considéré avec raison qu’elle avait pour mission de relever directement et promptement la marine marchande, non de favoriser telle ou telle branche de l’activité nationale, déjà fortement protégée. D’autre part, en liant aussi intimement l’exportation américaine à une marine nationale encore si faible, on aurait risqué de compromettre les intérêts qu’on voulait satisfaire. Le commerce maritime des États-Unis aura encore besoin, quoi qu’il arrive, pendant une période assez longue, du secours des pavillons étrangers. Enfin, les primes à l’exportation n’auraient jamais développé qu’un certain genre d’armement, et le but poursuivi, tant au point de vue commercial qu’à celui de la défense nationale, était plus large.

Pour la même raison, la Commission a repoussé le système des détaxes accordées aux marchandises étrangères importées sous pavillon américain. Ces détaxes auraient abouti à des inégalités aussi choquantes que peu justifiées. Le navire des Etats-Unis apportant d’Europe des ballots de soie aurait pu exiger un fret énorme en raison des remises de droits de douane très considérables dont ces ballots auraient bénéficié à leur arrivée. Mais un chargement de ciment ne lui aurait procuré qu’un faible avantage, le ciment peu taxé ne pouvant être que peu détaxé. L’armateur n’aurait plus été aidé dans la mesure de son activité, mais dans la mesure où il se serait procuré des cargaisons de prix. Et son intérêt normal est aujourd’hui de rechercher, au contraire, le fret lourd.

De plus, le système des détaxes douanières violait une série de traités conclus par les États-Unis et assurant à des puissances étrangères le traitement égal de leur pavillon et du pavillon national. Il avait cela de commun avec le système des détaxes de tonnage proposé également à la Commission et sérieusement examiné par elle. Avec ce système, on va droit au but. Les navires étrangers paieront des droits de port élevés. Les navires américains n’en acquitteront que de très faibles. Il n’est plus question ici de marchandises ; c’est la navigation sous pavillon américain qui est directement favorisée. L’avantage de cette action directe est si grand que la Commission n’a pas voulu renoncer à la détaxe de tonnage. Elle s’est arrangée seulement pour tourner la difficulté résultant des traités internationaux en vigueur. Afin d’obtenir ce résultat, elle a recouru à un ingénieux artifice. Tout navire entrant dans un port des États-Unis paiera un droit de tonnage plus élevé que le droit actuellement ; existant, mais égal pour tous les pavillons sans distinction. Le principe est donc sauf. Mais les navires américains qui rempliront certaines conditions, d’ailleurs très simples, recevront une remise des quatre cinquièmes sur les sommes payées par eux à titre, de droit de tonnage.

Cette protection aurait, d’ailleurs, été insuffisante pour décider les armateurs américains à entreprendre la navigation de concurrence. Elle ne comblait pas l’écart existant entre les frais de construction et d’exploitation aux États-Unis et ces mêmes frais en Angleterre. La Commission a donc proposé un subside direct à l’armement. L’analyse du projet de loi qu’elle a élaboré permettra de préciser l’importance de ce subside et d’apprécier l’effet des diverses mesures imaginées pour donner un nouvel essor à la marine marchande américaine.


III. — LA LÉGISLATION PROPOSÉE

Le projet de loi de la Commission a un caractère de simplicité que beaucoup de législations sur la marine marchande pourraient à bon droit lui envier. Le rapport qui en forme comme l’exposé des motifs met en relief la nécessité d’avoir une flotte de commerce américaine, des équipages américains et des lignes régulières postales américaines sur certains pays. Le texte proposé résout ces trois problèmes avec le moins de complications possible.

Le mérite est grand, surtout en ce qui concerne le premier de ces problèmes, celui au sujet duquel tant de systèmes différens avaient été préconisés et discutés. La Commission prévoit deux genres de primes qui se cumulent : 1° une prime annuelle directe de 25 francs par tonneau de jauge brute ; 2° une remise des quatre cinquièmes des droits de port perçus aux Etats-Unis. Tout navire américain inscrit à une classe suffisante des registres maritimes et affecté pendant toute l’année à la navigation de concurrence a droit à cette double faveur.

Ainsi l’uniformité de traitement est complète. Un voilier, un vapeur, un navire en bois, en fer, en acier reçoivent les mêmes avantages. On leur demande seulement d’être de bons échantillons du type auquel ils appartiennent et de faire du long cours. On va même plus loin. Les navires-pêcheurs de haute mer sont assimilés aux transporteurs long-courriers. On leur sait gré de former des marins.

Le public français sera surpris sans doute de voir les Américains, peuple essentiellement « en avant, » donner des primes égales aux voiliers et aux vapeurs. Souvent, en effet, on se plaît à représenter la navigation à la voile comme une navigation démodée, routinière, condamnée à disparaître promptement. Comment donc se fait-il que le peuple le plus disposé à substituer les méthodes nouvelles aux méthodes anciennes, venant à se préoccuper du relèvement de sa marine marchande, songe à favoriser ainsi les voiliers ? C’est sans doute qu’il croit avantageux d’appliquer, dans certains cas, un mode de propulsion moins coûteux et moins rapide à un navire moderne en acier. Des témoignages nombreux et très précis ont été recueillis par la Commission sur ce point. Sur la côte du Pacifique, dans les ports du Puget Sound comme à San Francisco, un vapeur ne prend qu’exceptionnellement les grains, les farines et les bois qui forment la masse des exportations américaines de cette région. Au cours de l’année 1903, on ne relève que 44 navires à vapeur ayant chargé ces marchandises dans les ports américains du Pacifique ; ils avaient enlevé seulement 207 708 tonnes. Pendant cette même période, 600 voiliers avaient enlevé plus de 1 600 000 tonnes[27]. Il est clair que la concurrence des voiliers étrangers ne serait pas découragée sur les côtes du Pacifique par la mise en service de vapeurs américains. Il faut des voiliers américains pour lutter avec les voiliers anglais, allemands, norvégiens et français.

Il en faut encore pour former, des officiers et des équipages américains. Tous les témoignages s’accordent pour reconnaître leur utilité à ce point de vue. La Commission a très bien résumé, d’ailleurs, les motifs qui l’ont déterminée à ne faire aucune distinction entre les vapeurs et les voiliers. Voici le passage principal de son rapport relatif à cette question[28].

« Il est à noter qu’un seul taux de prime de cinq dollars par tonne de jauge brute est prévu pour tous les navires, y compris les voiliers. C’était le meilleur plan à adopter : il est simple et intelligible ; il ne laisse place à aucune accusation de favoritisme. De plus, il y a de sérieux motifs d’accorder le même traitement aux voiliers et aux vapeurs. Ce sont les transporteurs les plus économiques pour des cargaisons importantes et leur présence joue partout un rôle modérateur vis-à-vis des taux de fret exigés par les vapeurs. Mais, par-dessus tout, les voiliers square rigged sont une école indispensable pour les marins. On sait que les plus grandes compagnies de navigation à vapeur d’Europe arment aujourd’hui des voiliers uniquement dans l’intention de perfectionner l’éducation de leurs jeunes officiers. La marine de guerre des Etats-Unis en fait autant. Il y a quelques mois, le gouvernement a lancé trois navires à voiles construits exactement sur le type adopté par la marine marchande et devant servir exclusivement de bateaux-écoles. »

Le projet de loi ne fait pas non plus de distinction entre les navires actuellement existans et ceux qui pourront être construits à l’avenir. Tous jouiront des mêmes avantages pourvu qu’ils remplissent les conditions exigées. On limite seulement à dix ans la période au cours de laquelle un même navire pourra toucher la prime directe de cinq dollars. C’est un encouragement justifié au renouvellement futur des élémens de la flotte marchande. Ce n’est pas la condamnation des unités actuellement existantes et capables de faire encore un bon service.

Au surplus, la Commission n’est pas tombée dans le travers si fréquent et si fâcheux du paternalisme gouvernemental. Elle ne profite pas de ce que la marine marchande américaine a besoin de l’aide de l’Etat pour la mettre sous la tutelle de l’État. Elle ne dit pas aux armateurs ce qu’ils ont à faire ; elle ne leur enseigne pas leur métier ; elle ne les détourne pas des vapeurs comme la loi française de 1893 ; elle ne les détourne pas des voiliers comme la loi française de 1902 ; elle ne leur impose pas de conditions de vitesse avec complication d’essais coûteux ; ni de conditions de chargement avec vérifications minutieuses ; ni de conditions de parcours avec calculs de distances laborieux, « entraînant d’interminables retards ; ni de conditions de durée d’armement, obligeant à conserver les équipages ; ni de conditions de retour pour toucher le plein des primes acquises. Elle les gêne le moins possible dans leur exploitation. Elle n’ajoute pas des préoccupations administratives aux préoccupations commerciales, qui doivent seules les guider.

Par exemple, pour avoir droit à la prime de 23 francs, par an et par tonneau de jauge brute, le navire américain doit être affecté pendant l’année entière à la navigation de concurrence. Est-ce à dire qu’il lui faille naviguer sans interruption ? Nullement. La condition sera remplie pourvu qu’il ne soit pas resté inactif (idle) pendant plus d’un mois. Et il n’est pas réputé inactif quand il charge, quand il décharge, même quand il se fait réparer. Voilà un navire qui n’est aucunement entravé dans ses opérations normales par le souci d’acquérir la prime. Son armateur n’a pas à craindre, comme l’armateur d’un navire français susceptible d’être primé, qu’une réparation utile ne diminue son allocation, qu’un chargement un peu long ne réduise trop le nombre de milles parcourus. Il a l’esprit libre de ce côté.

En ce qui concerne la remise des quatre cinquièmes des droits de port, la condition à remplir est unique et plus simple encore. Il suffit d’avoir à bord un novice de moins de vingt et un ans qui soit citoyen américain ou qui promette de demander sa naturalisation.

Dans ces conditions, il semble que le projet de la Commission soit bien adapté au premier des buts qu’il vise, l’essor de l’armement américain.

Mais il faut des équipages pour monter les navires, et une marine marchande n’est solidement constituée dans un pays que lorsqu’elle trouve sur le territoire national les équipages dont elle a besoin.

La situation actuelle des Etats-Unis est très défectueuse à ce point de vue. D’après les statistiques publiées par le Commissioner of Navigation[29], 55 550 Américains auraient figuré, en 1904, sur les rôles de la marine marchande américaine. Le total des hommes d’équipage de toutes nationalités aurait atteint le chiffre de 112 957. C’est donc environ une proportion de 49 pour 100 d’Américains dans l’ensemble des équipages. Mais les naturalisés tiennent une large place dans ce compte. Le Commissioner of Navigation estime que, depuis dix ans, la proportion de marins nés en Amérique n’a pas augmenté. Or, en 1895, alors qu’on relevait dans les statistiques le lieu de naissance et non pas la nationalité des hommes d’équipage, les Américains ne figuraient que pour 28 pour 100. Depuis lors, le nombre des naturalisations de marins s’est accru, tant par l’effet de certaines lois que par suite des règlemens des syndicats de marins. Ceux-ci exigent de leurs membres la qualité d’Américain ou la promesse de se faire naturaliser. Dans les ports de l’Atlantique et du Pacifique, où leur situation est assez forte, où les non-syndiqués éprouvent quelque difficulté à se faire embaucher, les syndicats tendent ainsi à accélérer le mouvement des naturalisations. Mais il y a quelque chose d’artificiel et d’incertain dans cette accélération. Beaucoup de matelots « prennent leurs papiers » aux États-Unis pour avoir la paix avec les syndicats, puis, leur service terminé et l’âge de la retraite arrivé, rentrent chez eux en Europe et bénéficient de leur nationalité d’origine. Au point de vue de l’indépendance et de la défense nationales, les États-Unis ne peuvent pas compter sur ces soi-disant Américains.

C’est pour remédier à cet état de choses que le projet de loi prévoit la création d’un corps de volontaires de la flotte. Pendant trois ans, ces volontaires seront à la disposition du Président de la République, qui pourra les appeler à servir sur les navires de l’État en temps de guerre. Mais ils feront ordinairement partie des équipages de la marine marchande. Ils recevront, en plus des salaires qu’ils pourront acquérir de ce chef, un traitement annuel variant suivant leur qualification et évalué en moyenne à 250 francs.

Les armateurs devront, s’ils veulent toucher la prime directe, avoir à bord une proportion de volontaires représentant un huitième de leur équipage. Cette proportion ira en croissant et atteindra un quart en 1916. Ils conserveront toute liberté en ce qui concerne la composition du reste de leurs équipages.

On le voit, c’est une sorte d’inscription maritime très atténuée que les États-Unis organiseraient pour s’assurer un corps de marins nationaux.

Avec les primes et les volontaires de la flotte, les deux premiers buts de la Commission sont atteints. Elle espère susciter ainsi une marine marchande américaine et des équipages américains.

Il reste à créer des lignes postales régulières. Le projet de loi détermine la direction, la fréquence et la vitesse de chacun des services prévus, fixe les subventions à accorder aux compagnies américaines qui les entreprendront et les conditions générales du cahier des charges qui leur seront imposées.

Dix lignes postales sont établies par le projet, sur le Brésil, l’Uruguay et l’Argentine, le Mexique, l’Amérique centrale, Cuba, Hawaii, le Japon et la Chine, les Philippines. Aucune ligne nouvelle sur l’Europe n’est prévue ; la Commission dit expressément dans son Rapport que les États-Unis ne veulent pas faire la course avec les lévriers (Grey hounds) de l’Atlantique-Nord[30]. Les vitesses imposées varient de 12 à 16 nœuds. La dépense totale annuelle pourra atteindre 13 335 000 francs. Elle s’ajoutera aux 6 879 206 francs que coûtent déjà les cinq lignes actuellement existantes, savoir : l’American Line de New-York à Southampton ; l’Oceanic Line de San-Francisco à l’Australie ; la New-York and Cuba Mail, de New-York à Cuba et au Mexique ; la Red. D. Line. de New-York au Venezuela et aux Antilles hollandaises ; l’American Mail, de Boston et Philadelphie à la Jamaïque. Les États-Unis donneront ainsi plus de 20 millions de subventions postales.

« On reconnaîtra, dit le rapport de la Commission[31], que toutes les lignes nouvelles proposées suivent des routes commerciales importantes et que plusieurs d’entre elles prennent une valeur spéciale en raison des relations politiques qu’elles peuvent créer. » L’ambition des États-Unis est discrètement indiquée dans ces quelques mots. Ce n’est pas seulement la doctrine de Monroe, même entendue à la manière nouvelle, qui les guide. Car, en dehors du Continent Américain, en dehors même de leurs possessions actuelles d’outre-mer, ils visent, par leurs lignes postales, l’influence politique en Extrême-Orient, voire même la domination du Pacifique.

Tout le projet de loi est inspiré d’ailleurs par le désir avoué de sortir de la période d’isolement où les États-Unis ont vécu jusqu’ici. A coup sûr, les préoccupations économiques ont été prises en sérieuse considération, et l’avantage commercial de posséder une marine marchande nationale a mis en mouvement la plupart des personnes qui sont venues déposer à l’enquête. Mais l’avantage politique aura probablement plus de prise sur les membres du Congrès appelés à voter les propositions de la Commission. L’esprit d’impérialisme qui souffle de l’autre côté de l’Atlantique disposera l’opinion publique à accepter les charges considérables que le nouveau régime doit entraîner pour le budget fédéral.

Ces charges sont lourdes. En dehors des subventions postales dépassant 20 millions, en dehors des remises de droits de port dont il est difficile d’apprécier l’incidence exacte, les primes directes prévues nécessiteraient, d’après le calcul de la Commission[32], une dépense de 12 millions de francs par an dans l’état actuel de la marine marchande américaine. Mais il est bien certain que la navigation de concurrence sous pavillon américain s’accroîtrait rapidement par suite des faveurs spéciales dont elle bénéficierait. Au lieu de faire 10 pour 100 du trafic avec l’étranger, la Commission déclare elle-même qu’elle devrait en obtenir au moins les deux tiers. Ce n’est plus alors 12 millions de primes directes qui lui seraient acquises, mais bien 80 millions. Prudemment, le rapport de la Commission évite de faire ce calcul, mais il en fournit les élémens.

On peut donc affirmer sans aucune exagération que, si le projet de loi de la Commission est adopté par le Congrès, — ce qui paraît probable, étant donné que la Commission est elle-même l’émanation du Congrès, — l’ensemble des dépenses consacrées chaque année à la marine marchande par le gouvernement fédéral sous forme de primes directes, de subventions postales ou de remises de droits dépassera 100 millions de francs d’ici à quelques années. Aucune nation ne consent de sacrifices aussi lourds pour relever ou pour soutenir sa marine nationale de commerce.

Et cette protection intense n’est pas de nature à produire aux États-Unis les funestes effets que des mesures du même genre ont amenés parfois dans certains pays et pour certaines industries. Il n’apparaît pas que jusqu’ici, le « mol oreiller » de la protection ait invité au sommeil les énergies actives hardies et entreprenantes des Yankees. La législation douanière américaine a joué plutôt le rôle d’un abri tutélaire pour les industries qui se sont développées si magnifiquement aux États-Unis depuis la guerre de Sécession. C’est que la concurrence intérieure était trop vive pour que le sentiment dangereux d’une fausse sécurité pût se faire jour. Personne, aux États-Unis, ne compte sur la pérennité d’une situation acquise ; le pays tout entier est emporté dans un mouvement trop rapide pour que l’avance gagnée garantisse le vainqueur momentané de la course contre la victoire prochaine d’un coureur plus agile. De plus, l’esprit d’invention est constamment sollicité par le taux élevé des salaires et par l’immense bénéfice que procure, en conséquence, toute économie de main-d’œuvre. Plus les exigences de la main-d’œuvre augmentent, plus des machines ingénieuses viennent réduire son domaine, plus le profit qu’en tire l’industrie est grand. Dans l’industrie très spéciale des transports par eau, on sait ce que les Américains ont réalisé de tours de force sur les Grands-Lacs pour substituer au travail de dockers à 3 ou 4 dollars par jour l’action des puissans mécanismes, qui mettent en quatre heures soixante-douze mille tonnes de charbon ou de minerais à bord d’un navire. Il s’agissait pourtant d’une industrie non seulement protégée, mais réservée, dans laquelle aucune concurrence étrangère n’était possible.

Aujourd’hui, les États-Unis cherchent le moyen d’ouvrir à leurs nationaux un mode d’activité que les circonstances économiques actuelles leur interdisent. L’artifice auquel ils ont recours semble propre à atteindre ce but, et le vote du projet de loi provoquerait un essor de l’armement américain. Une fois les capitaux engagés dans cette voie nouvelle, une fois la hardiesse américaine appliquée à résoudre ce nouveau problème, les résultats ne se feront pas longtemps attendre. Nous avons sous les yeux l’exemple tout récent d’une nation qui a créé par sa volonté et son labeur persévérans une marine marchande qu’elle n’avait jamais possédée. L’Allemagne, cependant, était loin d’offrir pour une semblable entreprise, les mêmes avantages que les États-Unis. Ceux-ci ont eu jadis, il y a un demi-siècle, la seconde marine marchande du monde. Ils n’ont pas dégénéré depuis lors : les ressources de leur territoire se sont multipliées d’une façon qui tient du prodige, et leur volonté ferme de revenir à la navigation de concurrence se manifeste d’une façon claire. L’aide de l’État fédéral ne peut manquer, dans ces conditions, d’être efficace, et nous avons vu que l’État est disposé à l’accorder largement.

Voilà de quoi donner à réfléchir aux armateurs européens. Une concurrence nouvelle, particulièrement redoutable, va bientôt se dresser devant eux. Une marine marchande puissante, au service d’un pays immense, pourvu d’un littoral magnifique, baigné par les deux océans, déjà riche, mais plus riche encore d’entrain, de vigueur, de ressources non utilisées, que de richesse acquise, est à la veille de se créer. Les vieilles nations maritimes ont besoin de redoubler d’efforts pour ne pas succomber dans la lutte qui se prépare.


PAUL DE ROUSIERS.


  1. Voir notamment celui du 7 décembre 1903 dans lequel le Président de la République recommandait aux Chambres en termes exprès l’enquête sur la Marine marchande d’où est sorti le projet actuel.
  2. Navire sans service régulier.
  3. Hearings before the merchant Marine Commission, vol. II, p. 1285.
  4. La déposition de M. Cramp est du 27 mai 1904. Voyez Hearings, t. I, p. 423 à 435.
  5. Voyez Report of the Commission, p. 7 et 8.
  6. Hearings, t. I, p. 476.
  7. Hearings, t. II. p. 798.
  8. Report, p. 11.
  9. En ce qui concerne les Philippines, la loi du 1er avril 1904 n’entrera en vigueur que le 1er juillet 1906. (Voyez la Circulaire no 160 du Comité central des Armateurs de France.)
  10. Report of the Commissioner of Navigation, november 5, 1904, p. 362 et 363.
  11. Twenty-sixth Annual List of Merchant Vessels of the United States for the Year ending, june 30, 1904.
  12. Hearings, t. II, p. 708.
  13. Hearings, t. II, p. 709.
  14. Ibid., t. II, p. 738.
  15. Hearings, t. II, p. 737.
  16. D’après l’Office de statistique universelle d’Anvers, il y a eu 857 045 immigrons en 1903. C’est le chiffre le plus élevé qu’on ait jamais eu à inscrire jusqu’ici Le chiffre le plus bas depuis 20 ans est celui de 229 299 en 1898.
  17. Hearings, t. II, p. 763.
  18. Hearings, t. I, p. 616.
  19. En Angleterre, les armateurs ont la liberté de prendre des capitaines et officiers étrangers. En fait, 2 pour 100 seulement des capitaines et officiers embarqués sous pavillon anglais sont étrangers.
  20. Hearings, t. II, p. 1310. Voyez aussi t. II, p. 1154, 1493, etc.
  21. Report, p. 4.
  22. Hearings, t. II, p. 1149, Mémoire de M. Joseph D. Lee, secrétaire de la Chambre de commerce de Portland (Orégon).
  23. Report, p. 20.
  24. Cité par le Report, p. 24 et 25.
  25. Hearings, t. I, p. 327 à 333.
  26. La déposition de M. E. R. Wood est du 26 mai 1904.
  27. Hearings, t. II, p. 1026.
  28. Report, p. 22.
  29. Annual Report, november 5, 1904, p. 27.
  30. Annual Report, p. 29.
  31. Annual Report, p. 26.
  32. Report, p. 35.