La Marine française pendant la guerre - La deuxième escadre légère à la rencontre de la flotte allemande (2 aout 1914)

La marine française pendant la guerre
Commandant Emile Vedel

Revue des Deux Mondes tome 42, 1917
LA MARINE FRANÇAISE PENDANT LA GUERRE

LA DEUXIÈME ESCADRE LÉGÈRE
Á LA
RENCONTRE DE LA FLOTTE ALLEMANDE
(2 AOUT 1914)

On ne se rend généralement pas assez compte, surtout en France, du rôle capital que joue la marine dans le formidable conflit auquel nous assistons. Il est cependant hors de doute que les causes profondes de la guerre, celles qui la rendaient inévitable tôt ou tard, ont été les convoitises d’ordre maritime et colonial que nourrissait l’Allemagne. Quant à son issue, je ne crois point exagéré de dire qu’elle dépend de ce qui se passera sur la mer, et en particulier des résultats de l’abominable piraterie sous-marine, pour le moins autant que des opérations engagées à terre. C’est enfin parce que l’empire du large se trouve remis en question, que nous voyons tous les peuples des deux mondes successivement amenés à prendre parti contre la nation de proie qui se proposait de l’escamoter à son profit.

La mer ! Avec le gigantesque mouvement d’échanges qui s’est développé entre contrées les plus distantes, on ne saurait mieux comparer son importance actuelle dans la vie du globe qu’à celle du système de veines et d’artères assurant l’indispensable circulation du sang dans notre organisme. Plus de pays aujourd’hui, même la Suisse au milieu de ses montagnes, qui puisse se passer de ce que l’on va chercher, par-delà les océans, partout où il, y a quelque chose d’utile, de bon ou de simplement agréable à prendre. Or « quiconque commande la mer commande le commerce ; quiconque commande le commerce commande la richesse du monde, et par suite le monde lui-même[1] » — comme le proclamait sir Walter Raleigh, quand il exhortait ses compatriotes à se lancer dans la voie où ils ne devaient pas tarder à dépasser tous leurs concurrens. Et si des millions d’hommes s’entr’égorgent depuis trois ans passés, la principale raison en est que cette mer, ce commerce et cette richesse, dont les Anglais sont devenus les courtiers les plus actifs, l’Allemagne voudrait se les approprier de vive force.

Ce fut dans un conseil extraordinaire, tenu à Potsdam le 29 juillet 1914, on le sait maintenant, que Guillaume II et ses complices se décidèrent à tenter le grand coup dont ils n’attendaient rien de moins que l’asservissement du monde. Le différend austro-serbe leur semblait une occasion de déchaîner la guerre, telle qu’ils n’en retrouveraient jamais, le seul aléa restant l’attitude que prendrait l’Angleterre. Ils avaient en effet partie gagnée d’avance, si cette dernière gardait la neutralité, ainsi qu’ils se croyaient autorisés à l’espérer par son désintéressement des questions balkaniques et ses graves difficultés en Irlande. Peut-être comptaient-ils également sur le prestige que le Kaiser s’imaginait avoir acquis vis-à-vis des Anglais, par le genre bon garçon et le zèle pour le yachting qu’il affectait afin de mieux les duper. Quoi qu’il en soit des illusions qu’ils se faisaient, leur plan consistait à s’emparer des meilleurs ports de la mer du Nord et de la Manche, — sans laisser à la Grande-Bretagne le temps de se ressaisir, — en lançant deux millions d’hommes à travers la Belgique et le Nord de la France. Manœuvre dès longtemps préparée dans ses moindres détails, et qui présentait le double avantage de comporter des réalisations immédiates du côté de la mer, en même temps qu’elle tournait notre seule ligne de défense. Malgré les nombreux avertissemens reçus, nous n’avions jamais voulu croire à une attaque venant de ce côté, de sorte que les Allemands avaient tout lieu de tabler sur sa réussite la plus complète.

Il est de la dernière évidence que, sans l’appui de la marine anglaise, notre situation eût été des plus critiques, pour ne pas dire davantage. Livrés à nos seules forces navales, les Russes ne pouvant sortir ni de la Baltique ni de la Mer Noire, nous restions, en face des flottes austro-allemandes, dans la proportion de 2 contre 5 et, infériorité plus sérieuse encore, n’ayant que 4 dreadnoughts (10, si l’on ajoutait nos 6 cuirassés du type Danton, bien que pas tout à fait du même échantillon) à opposer aux 24 de l’adversaire. Quant à nos sous-marins, il ne fallait pas songer à leur demander ce que l’Allemagne obtiendra des siens, tous pourvus d’excellens moteurs qui nous manquaient, non plus qu’à en multiplier le nombre, comme le lui ont permis ses immenses ressources métallurgiques et industrielles. D’où la conclusion que nous aurions été étroitement bloqués au bout de peu de jours. Ce qui, dans l’état d’impréparation où nous surprenait la guerre, signifiait le manque de tout à brève échéance, nos villes du littoral bombardées et rançonnées, avec la possibilité désastreuse qu’une armée fût débarquée quelque part pour nous prendre à revers.

Nous étions donc comme l’honnête homme dont parle Voltaire, auquel ne restait plus qu’à prier Dieu que ses ennemis fissent des sottises. Celles des Allemands furent heureusement telles qu’il devint impossible à l’Angleterre de ne pas s’apercevoir du danger qu’elle courrait en nous abandonnant. Malgré l’opposition d’abord manifestée par les partis avancés, qui, par leurs aberrations pacifistes, ont fait partout le jeu de l’Allemagne, elle exécuta, au dernier moment, le geste dont la menace aurait peut-être suffi, quelques heures plus tôt, pour éviter la guerre, — cette fois-là du moins, parce que, depuis Agadir, il n’était au pouvoir de personne d’empêcher que finit par éclater l’orage qui montait de Berlin. Hâtons-nous d’ailleurs de reconnaître que le concours in extremis de la Grande-Bretagne nous a aussi incontestablement sauvés que, un mois plus tard, la prodigieuse victoire de la Marne sauvait le monde entier de la barbarie allemande.

Chacun sait, ou à peu près, de quelle manière les événemens se sont déroules à terre, mais bien peu savent comment la lutte a été engagée sur mer, et dans quelles circonstances angoissantes s’est opérée la jonction entre la Great Fleet de l’amiral Jellicoe et nos flottilles de la Manche. C’est cette lacune que je voudrais essayer de combler, en racontant l’histoire de la Deuxième escadre légère aux premières heures de la guerre » quand un ordre rappelant les beaux jours de la Convention l’envoya barrer le chemin à toute la flotte allemande.


ENTRE PARIS ET LONDRES

Afin de saisir l’enchaînement des faits, il est nécessaire de se reporter au dimanche 2 août, premier jour de la mobilisation générale. Si l’on veut bien me suivre, nous monterons au ministère de la Marine, d’où va être expédié l’ordre télégraphique à l’exécution duquel nous irons assister sur place. Quoique les marins n’y règnent plus en maîtres, le titulaire actuel du portefeuille étant alors M. le sénateur Gauthier, leur esprit de devoir et de sacrifice ne continue pas moins de l’animer. Vieille maison qui, depuis Monge, — savant fourvoyé dans la politique, que la première République eut le tort d’enlever à ses études pour le mettre à la tête de la Marine, — fut celle, entre autres, de l’amiral Decrès, de Ducos, de l’amiral Hamelin, de Chasseloup-Laubat et de l’amiral Aube. Au premier étage de l’élégant pavillon, chef-d’œuvre de Gabriel, formant le coin de la place de la Concorde et de la rue Royale, est le cabinet du ministre. Pour mieux l’inspirer sans doute, on y avait placé la propre table de Colbert, meuble splendide du plus pur style Louis XIV. Mais, est-ce que sa vertu n’opérait plus ? la précieuse relique a fini par être remisée au musée des Arts décoratifs. A droite, le chef de cabinet et les officiers d’ordonnance. Vers la gauche s’étend une suite de salons, où sont installés de nombreux attachés civils. Les appartemens privés du ministre occupent, à leur extrémité, un pavillon faisant pendant avec le premier. C’était là que Louis XVI, encore dauphin, et Marie-Antoinette descendaient quand ils couchaient à Paris. Il y reste des merveilles de cette époque infiniment gracieuse. Un peu partout, des portraits de nos gloires navales, et d’anciens tableaux représentant les hauts faits de la marine à voiles ; quelques-uns plus récens, mais déplorablement médiocres, comme les deux épisodes de la guerre de Grimée dont on a orné le salon d’attente.

Ici, rien de la fièvre ni de la bousculade qui sévissent au ministère de la Guerre, de l’autre côté de l’eau. Contraste dû à la dissemblance radicale entre les conditions où nos armées de terre et de mer fonctionnent en temps de paix, bien plus encore qu’à l’énorme disproportion de leurs effectifs. Car, à bord, on est toujours en présence de l’irréconciliable ennemi qu’est l’Océan, l’autre ne venant que par surcroît, et tout voyage peut être considéré comme une « campagne, » ainsi qu’on les appelait naguère., Que le navire soit chalutier, croiseur ou dreadnought, qu’il « arme, » — autre terme non moins significatif, — pour la pêche à la morue sur le banc de Terre-Neuve, pour un tour du monde, ou doive stationner le long des côtes, ses préparatifs ne différeront guère de ceux que suppose la chasse aux sous-marins ou une sortie pour livrer bataille. Donc les bateaux étaient prêts, et je puis ajouter, admirablement entraînés. À ce point de vue, ils forceront même l’admiration des Anglais, les meilleurs juges en la matière. Après quelques dispositions rapidement prises au fur et à mesure que l’horizon se chargeait, telles que rappel des officiers et matelots permissionnaires, complètement des approvisionnemens et munitions, fermeture des écoles, concentration des diverses unités autour des chefs de groupes, nos escadres n’attendaient plus que le signal de se rendre à leurs postes de combat.

En ce qui concernait la guerre avec l’Allemagne, deux alternatives avaient été admises, suivant que l’Angleterre se rangerait ou non de notre côté. L’Entente cordiale rendant la première de beaucoup la plus probable, nous avions concentré tous nos cuirassés de bataille dans la Méditerranée, que nous nous chargions de défendre, ne conservant dans la Manche que de vieux croiseurs démodés et des flottilles destinées à agir en liaison avec les forces britanniques. Nous verrons tout à l’heure de quelle manière. Mais notre dispositif prévoyait aussi le cas où nous resterions seuls, comme on put le craindre un instant. Les positions initiales que devaient prendre nos divisions du Nord étaient à peu près les mêmes dans l’une ou l’autre supposition, pour conduire, bien entendu, à des opérations totalement différentes, suivant celle des deux qui se réaliserait. Comme il n’a pas été fait usage du plan sans les Anglais, et qu’il pourrait resservir à l’occasion, on comprendra que je m’abstienne de toute précision à son endroit. Il suffira d’indiquer que des escadrilles de torpilleurs et de sous-marins devaient former barrage aux étranglemens de la Manche, couverts par nos croiseurs qui se tiendraient prêts à attaquer tout détachement ennemi avec lequel ils pourraient se mesurer sans trop de désavantage. Tactique du reste renouvelée de celle que les Anglais employèrent dans les mêmes parages, contre l’ « invincible Armada » de Philippe II.

Or, le 2 août, vingt-quatre heures après que l’Allemagne eut déclaré la guerre à la Russie, et vingt-quatre heures avant qu’elle l’eût déclarée à la France, nous ne savions pas encore à quoi se déciderait l’Angleterre. Et-comme ses hésitations ont déterminé les instructions que la Deuxième escadre légère reçut à la dernière minute, nous profiterons de ce qu’il est aujourd’hui possible d’en dire un peu plus long qu’auparavant, pour résumer les tractations entre Paris et Londres jusqu’au moment où la Grande-Bretagne vint, loyalement et résolument, nous apporter le renfort de toute sa puissance. La chose offre d’autant moins d’inconvéniens qu’elle démontrera une fois de plus que, loin de songer à devancer qui que ce soit sur le sentier de la guerre, la France et l’Angleterre ne s’étaient malheureusement pas assez entendues contre les entreprises des plus enragés ennemis de la paix du monde.


Ce qu’on appelait « Entente cordiale » ne consistait, à tout prendre, que dans un échange de conversations au cours desquelles les deux gouvernemens s’étaient préoccupés de ce qu’il conviendrait de faire dans l’hypothèse, de plus en plus à redouter, où l’Allemagne nous provoquerait. A cet effet, les états-majors généraux avaient reçu mission de jeter les grandes lignes d’une action combinée, ne comportant d’ailleurs que des mesures exclusivement défensives, comme nous aurons bientôt occasion de le constater.

En passant, il ne sera que justice de rappeler que c’est à la sage prévoyance, à la sollicitude patriotique de M. Poincaré, alors président du Conseil, que nous devons ces prémisses de l’alliance qui, par la suite, a si utilement contribué au salut mutuel. L’acharnement que mettent les Allemands, avec leur mauvaise foi coutumière, à essayer de rejeter sur lui la responsabilité de leur injustifiable agression, est la meilleure preuve de l’immense service qu’il nous a rendu, avec la collaboration la plus active et la plus dévouée de notre ambassadeur à Londres, M. Cambon.

Mais l’Angleterre avait toujours refusé d’aller plus loin. Son isolement ne lui faisait pas sentir, aussi impérieusement qu’à nous, le besoin de se concerter en vue du danger qu’offraient les ambitions de plus en plus démesurées d’une Allemagne armée jusqu’aux dents. Par une lettre du 22 novembre 1912, adressée à M. Cambon, sir Edward Grey s’était même attaché à enlever tout soupçon de caractère contractuel aux avant-projets ainsi établis. On y relève notamment que : « Ces consultations entre experts ne sont pas et ne doivent pas être considérées comme obligeant l’un ou l’autre gouvernement à agir dans une éventualité qui ne s’est pas encore produite et qui peut ne jamais se présenter. Par exemple, les dispositions actuellement envisagées pour les flottes française et anglaise ne sont point basées sur un engagement de coopérer en cas de guerre. Vous m’avez fait néanmoins observer que, si l’un des deux gouvernemens avait de graves raisons de s’attendre à une attaque non provoquée venant d’une troisième Puissance, il pourrait devenir essentiel de savoir si, dans un cas semblable, il aurait à compter sur le concours armé de l’autre. Je suis d’accord que, si l’un des deux gouvernemens avait de graves raisons de s’attendre à une attaque non provoquée, ou si quelque chose menaçait la paix générale, il aurait à discuter immédiatement avec l’autre si tous deux devaient agir ensemble pour prévenir l’agression et conserver la paix, et, dans l’affirmative, quelles mesures ils se prépareraient à prendre en commun. Si ces mesures allaient jusqu’à une action, les plans des états-majors seraient pris en considération, et les deux gouvernemens décideraient alors de l’effet qu’il conviendrait de leur donner. » Tel est, dans sa prudence diplomatique, et avec toutes les réticences de la plus circonspecte des chancelleries, le document à propos duquel Guillaume II et M. de Bethmann-Hollweg ont eu l’audace de nous accuser, les Anglais et nous, d’avoir prémédité la guerre ! A le prendre pour ce qu’il est, on ne saurait en tirer autre chose que la preuve de notre déplorable aveuglement à l’égard d’une Allemagne ne guettant que l’occasion de se jeter sur ses voisins.

S’il eût existé un instrument diplomatique quelconque liant nos deux pays, comme le traité franco-russe ou celui qui garantissait la neutralité de la Belgique, le roi George V n’aurait pas été réduit à répondre à la belle et pathétique lettre où, le 30 juillet, M. Poincaré le faisait en quelque sorte l’arbitre entre nous et l’Allemagne, par la très peu compromettante affirmation que « son gouvernement continuerait à discuter franchement et librement avec M. Cambon tous les points de nature à intéresser les deux gouvernemens. » Réserve due au fait qu’en l’absence d’un acte formel, le gouvernement britannique ne pouvait aller de l’avant qu’avec l’approbation du Parlement, reflet de l’opinion publique. Or, celle-ci était tellement peu favorable à une intervention militaire que, le 1er août, on lisait dans le Daily News, organe des radicaux, que « l’entrée de l’Angleterre dans un semblable conflit serait un véritable crime. »

Il fallut le refus de l’Allemagne de s’engager à respecter la neutralité belge pour provoquer un revirement, — mais un revirement complet, — chez la noble nation anglaise, gardienne de la foi jurée. A l’issue du conseil tenu le matin du 2 août, sir Edward Grey peut déjà donner à notre ambassadeur l’assurance que : « Si les Allemands pénètrent dans la Manche ou traversent la mer du Nord, afin d’entreprendre des opérations de guerre contre la marine marchande ou le littoral français, la flatte britannique prêtera toute l’assistance en son pouvoir. Cette assurance, — ajoute-t-il néanmoins, — est fournie sous réserve que la politique du gouvernement de Sa Majesté sera approuvée par le Parlement, et ne doit pas être considérée comme obligeant le gouvernement de Sa Majesté à agir tant que l’éventualité d’une action de guerre de la flotte allemande ne se sera point produite. »

Or, la Chambre des Communes ne se prononcera que dans la soirée du 3, lorsque sera remis à Bruxelles l’ultimatum exigeant libre passage pour les troupes allemandes sur le territoire belge. Sir Edward Grey vint alors déclarer que l’Angleterre, saisie d’une protestation du roi Albert, affirmait sa volonté de maintenir la neutralité de la Belgique, et que la marine britannique garantirait les côtes de France contre toute incursion de la flotte allemande. A quoi le Parlement répondit en votant un crédit de cent millions de livres sterling pour les premières dépenses de guerre. Mais, jusque-là, il n’y aura toujours rien de fait.


UN TÉLÉGRAMME HISTORIQUE

Entre temps, les avant-gardes allemandes envahissaient le grand-duché de Luxembourg et violaient notre frontière sur plusieurs points, commettant de nombreux actes d’hostilité. Cela dans la seule journée du 2 août. Aussi, le soir, du ministère de la Marine, où nous étions il n’y a qu’un moment, partait la dépêche suivante, à l’adresse du chef de nos forces navales dans le Nord :

Appareillez demain matin cinq heures pour prendre positions initiales du plan d’opérations, mais attendez ordres précis pour commencer hostilités.

Mesure de précaution dont l’urgence s’imposait. Une demi-heure plus tard, on apprenait à Paris que les deuxième et troisième escadres allemandes, de 8 cuirassés chacune, avaient traversé le canal de Kiel, et se tenaient en partance à l’embouchure de l’Elbe. Il y avait donc lieu de prévoir leur brusque survenue, et à tenir compte du doute qui continuait à subsister sur les résolutions définitives de l’Angleterre. Le conseil des ministres en délibéra séance tenante et, contrairement à toutes les combinaisons antérieures, arrêta que nos croiseurs et flottilles de la Manche se porteraient à la rencontre de l’ennemi, et lui livreraient combat, malgré son écrasante supériorité, s’il franchissait le Pas de Calais.

Ainsi advient-il souvent des plans où l’on a voulu parer à tout, mais qui n’ont justement pas prévu le seul cas qui se présente. Nous avions préparé une double défensive, avec ou sans les Anglais, et on ne savait pas encore s’ils seraient neutres ou belligérans ! Et comme, sur mer, tout dépendait de leur décision, le plus important pour nous devenait de la provoquer telle que nous la souhaitions, telle que l’exigeait pareillement leur propre salut. Car c’était question de vie ou de mort pour les deux pays. Voilà, j’imagine, le point de vue que M. Poincaré dut soumettre à l’examen de ses ministres. La conclusion fut que notre escadre du Nord irait au-devant des Allemands, prête à exécuter un geste de protestation désespérée qui forçât l’Angleterre à se déclarer. C’était l’envoyer au sacrifice. Mais, du même coup, nous enlevions aux Allemands la chance d’opérer d’importantes destructions sur notre littoral préalablement à la déclaration de guerre, puisque nous considérions, leur apparition en Manche comme son équivalent. En conséquence de quoi, à minuit 30, était expédié en toute hâte le radiotélégramme dont voici la teneur :

Marine Paris à amiral (Marseillaise). — Appareillez immédiatement et défendez par les armes le passage de la flotte de guerre allemande partout à l’exception des eaux territoriales anglaises. Accusez réception par télégramme.

Quant à l’accomplissement de ce nouveau programme, l’amiral commandant en chef devenait seul juge des dispositions à prendre pour faire au moins payer le plus chèrement possible un passage qu’il ne pouvait en aucun cas empêcher. Je ne suis jamais parvenu à découvrir par qui a été rédigé ce document télégraphique, destiné à rester fameux dans les annales de la marine française. Il ne semble pas de la main d’un marin, et « défendre par les armes le passage d’une flotte » est une tournure de phrase totalement inusitée. Mais quel que soit le jugement de l’histoire sur l’ordre à la Danton ainsi libellé, on ne manquera point de lui trouver fière allure. De plus, il établit surabondamment le défaut de toute connivence avec les Anglais, puisqu’il y est spécifié de respecter leurs eaux territoriales comme neutres.


Transportons-nous maintenant dans la Manche, où achèvent de se rassembler les divers élémens de la Deuxième escadre légère, Sous ce nom qui évoque bien une simple formation de couverture, était groupée, autour d’un noyau de croiseurs, une quantité considérable de petits bâtimens, mais dont le nombre ne compensait nullement la faiblesse. En voici la composition :

CROISEURS CUIRASSES. Première division : Marseillaise (pavillon du contre-amiral Rouyer), Condé, Amiral Aube, trois vieux croiseurs de 10 000 tonnes, filant 21 nœuds et portant XI pièces de 194, VIII de 164 et IV de 100. Détaché dans le golfe du Mexique, le Condé se trouva remplacé par la Jeanne d’Arc, école d’application des aspirans qui rentrait de sa croisière annuelle.

Deuxième division : Gloire (pavillon du contre-amiral Le Cannelier) Dupetit-Thouars et Gueydon, avec les mêmes caractéristiques que les précédens. Ecoles des gabiers, timoniers, charpentiers, etc., ils faisaient partie de la division d’instruction de l’Océan et ne venaient se ranger sous les ordres de l’amiral Rouyer qu’en cas de mobilisation générale.

TORPILLEURS. Première escadrille : Obusier, Branlebas, Oriflamme, Tromblon, Étendard, Carquois, tous de 350 tonneaux ; Capitaine Mehl et Francis Gantier, de 800.

Deuxième escadrille : Glaive, Gabion, Fanion, Stylet et Claymore (350 tonnes).

Troisième escadrille : Catapulte, Rapière, Épieu, Bélier, Bombarde et Arquebuse (350 tonnes).

SOUS-MARINS. Première escadrille (à Cherbourg) : Archimède, Watt, Floréal, Pluviôse, Berthelot, Thermidor, Giffard, Prairial, Fructidor, Germinal et Ventôse, avec les torpilleurs Francisque, Fauconneau et Sabre comme divisionnaires.

Deuxième escadrille (à Calais) : Frimaire, Mariotte, Brumaire, Newton, Euler, Volta, Nivôse et Foucault, avec les torpilleurs Escopette et Durandal pour chefs de groupes.

Troisième escadrille (à Cherbourg) : Amiral Bourgeois, Franklin, Montgolfier.

MOUILLEURS DE MINES : Cerbère et Pluton.

Le commandant supérieur des flottilles de torpilleurs et de sous-marins était le capitaine de vaisseau Lavenir, ayant son guidon sur le torpilleur d’escadre, le Dunois.

En tout, une soixantaine de navires armés dès le temps de paix, auxquels se joindront, quelques jours plus tard, à peu près autant de petits croiseurs, paquebots mobilisés, vapeurs réquisitionnés, dragueurs, chalutiers et autre poussière navale. Nous avions en outre : 1° 12 torpilleurs stationnés à Dunkerque, avec le capitaine de frégate Saillard comme chef de groupe (guidon sur le Simoun), flottille qui passait sous les ordres de l’amiral Rouyer à la mobilisation ; 2° les escadrilles de torpilleurs et de sous-marins constituant les défenses fixes ou mobiles de Cherbourg, de Brest et de Rochefort. Voilà toutes les forces dont nous disposions dans le Nord. Inutile de faire ressortir leur impuissance, si on les compare aux 42 cuirassés, 56 croiseurs, 180 destroyers et environ 50 sous-marins que l’Allemagne était en mesure d’acheminer vers la Manche, même après déduction de ce qu’elle pouvait être obligée de conserver chez elle pour opposer aux 12 cuirassés, 13 croiseurs, 60 destroyers et 30 sous-marins russes de la Baltique. Ajoutons que nos bâtimens du Nord étaient d’ancien modèle, inférieurs sous tous rapports, y compris l’artillerie et la vitesse, à ceux de l’ennemi.

Au moment de la mobilisation, la première division de croiseurs se trouvait à Cherbourg, la deuxième à Brest où elle complétait ses effectifs avec les ressources des navires-écoles, Borda (école navale), Armorique (apprentis marins), Magellan (mousses), etc., lesquels rentraient dans l’arsenal afin d’y être désarmés. Aussitôt reçue la dépêche de mobilisation, la division Le Cannelier allumait les feux et allait rejoindre l’amiral Rouyer. L’appareillage s’effectua au milieu d’un enthousiasme indescriptible. Parmi les bateaux sur rade qui saluaient les partans de leurs hourrahs les plus frénétiques, étaient les deux dreadnoughts France et Jean Bart, retour de Russie avec le Président de la République, et charbonnant bien vite pour rallier notre armée navale de la Méditerranée. Pendant la nuit du 26 au 27 juillet, un singulier hasard leur avait fait croiser sans le voir, dans les eaux danoises, l’empereur Guillaume à bord de son Hohenzollern. Il rentrait hâtivement de Norvège, laissant derrière lui 28 cuirassés et 18 croiseurs, lesquels ne rallieront Kiel que le 29 juillet. Puis, en Manche, ils avaient reconnu de loin 36 cuirassés et 9 éclaireurs anglais se dirigeant vers le Pas de Calais. C’était partie de l’immense flotte que le roi George V venait de passer en revue à Spithead, qui gagnait le grand fjord entre l’Angleterre et l’Ecosse, où elle attendra les événemens.

De ces rencontres nos marins avaient conclu à une prompte jonction avec les Anglais, pour courir tous ensemble à la recherche de cette orgueilleuse flotte allemande dont les prétentions ne visaient rien de moins que la suprématie des mers. Ils ne se doutaient guère de la surprise qui leur était réservée à Cherbourg, d’apprendre que, les Anglais n’entrant pas encore en ligne, il s’agissait pour eux, non plus d’une bataille à livrer entre adversaires de forces à peu près comparables, mais d’aller froidement se faire couler, en tachant de sauver l’honneur du pavillon. Ils ne soupçonnent pas davantage que, bientôt réunis à nos amis devenus nos alliés les plus fidèles, trois ans de guerre s’écouleront sans qu’ils aient pu joindre un ennemi qui se dérobera toujours ; qu’il leur faudra laisser toute la gloire des combats à leurs frères d’armes, les incomparables « poilus » et « tommies », pour entreprendre la plus pénible et la plus décevante des luttes, contre l’atroce piraterie sous-marine par quoi les Allemands essayeront de remplacer la guerre de surface ; qu’ils seront condamnes à ne jamais se battre, du moins au sens propre du mot, tout en risquant sans cesse de finir soit éventrés par une mine, soit coupés en deux par une torpille, à la suite de quelque effroyable drame que les communiqués passeront sous silence ; mais que ce sera grâce à eux ; grâce aux arrivages que permettra leur incessante et périlleuse veille sur les grands chemins du large, que deviendra possible la victoire finale de nos armées de terre ; enfin que l’empire de la mer sera gagné ou perdu, sans que soit peut être livrée une seule bataille navale définitive. Certes non, rien de tout cela n’apparaissait à ceux qui appareillaient de Brest, conservant l’illusion qu’une guerre avec l’Allemagne pouvait être loyale et de franc jeu.


Ayant doublé Ouessant dans la nuit du 1er août, la division Le Cannelier arrive à Cherbourg le lendemain à trois heures du soir, et complète immédiatement son charbon. La première division achève ses derniers préparatifs. Les escadrilles de torpilleurs et de sous-marins occupent déjà leurs postes de grand’garde. La communication avec la terre est autorisée jusqu’à six heures, où tout le monde devra rallier le bord. On imagine les scènes qui devaient se passer dans les rues de Cherbourg, par ce brûlant après-midi d’été, quand des milliers de matelots en pantalon et chemise de toile blanche faisaient leurs adieux à la terre, et peut-être à la vie ! En voici un aperçu, emprunté à M. l’enseigne de vaisseau Guiçhard, qui sortait de l’Ecole navale et venait d’embarquer sur la Marseillaise : « Cinq minutes avant que pousse le canot-major, je songe qu’un carnet de notes s’impose avant de partir en guerre. J’ai acheté celui-ci dans une librairie du quai. La porte de la boutique encadrait, sous un pan de ciel bleu, les embarcations de l’escadre attendant leurs permissionnaires et laissant claquer en pleine lumière les pavillons du dimanche, tout tiers de leur neuve dignité. Les Cherbourgeois en promenade dominicale discutaient devant les affiches de mobilisation à peine sèches ; des matelots embarquaient, lourds, se demandant pourquoi rentrer si tôt un jour de bordée, et des femmes en cheveux, dans les groupes de cols bleu clair, mêlaient leurs adieux aigus aux objurgations des patrons de canots à leurs brigadiers. Ce départ a peu différé des autres. Des marins qui s’en vont au large partent toujours vers l’inconnu, et vers un inconnu hostile, qu’il y ait ou non bataille en perspective… Quelques derniers pas sur la terre ferme, en songeant aux familles inquiètes et lointaines auxquelles nous tenons encore par le sol, et puis nous embarquons joyeusement, à notre tour. La rade, cependant limitée aux lignes rases de la digue interminable, était souriante et sans ride, et dans l’agitation ensoleillée du premier dimanche d’août, une Marseillaise de circonstance sanguinolait dans un accordéon plaintif. »

Le soir, toutes les chaudières sont poussées, les équipages mis aux postes de veille. Le Dupetit-Thouars est désigné pour appareiller et ouvrir le feu contre tout zeppelin qui se montrerait : engins encore nouveaux que l’on redoutait beaucoup plus qu’ils ne le méritaient. A minuit cinquante, arrive le premier ordre de départ, fixé à cinq heures du matin. Ensuite, l’avis relatif aux mouvemens des escadres allemandes, ce qui porte la fièvre de l’attente au paroxysme. Les anciens songent à tout v ce qu’il ne faut pas oublier en vue du combat, tandis que les jeunes s’endorment en faisant des rêves de gloire. Enfin, à deux heures, c’est le radiotélégramme enjoignant d’aller sur-le-champ barrer la route à l’ennemi. J’avouais, un peu plus haut, ignorer le nom de son rédacteur. Mais, quel que soit celui qui l’a rédigé, la responsabilité en appartient au ministre d’alors, le sénateur Gauthier, ainsi qu’à son chef d’état-major général, le vice-amiral Pivet, — les deux mêmes qui, le lendemain, prescriront au commandant en chef de notre armée navale en Méditerranée de suspendre tout autre mouvement afin de courir sus au Goeben et au Breslau. Et profitons de l’occasion pour reconnaître qu’ils surent prendre les graves initiatives commandées par une situation des plus difficiles. Nous avons dit ailleurs[2] comment furent conduites les premières opérations dans la Méditerranée. Il nous reste à relater celles de la Manche et de la mer du Nord, peut-être encore plus ignorées du public. Officiers et matelots de la Deuxième escadre légère ont pourtant donné, et largement, tout ce qu’on leur a demandé, habileté tactique, froide résolution, abnégation complète, ainsi que mépris le plus complet de la mort : ce n’est pas de leur faute si, envoyés aux Thermopyles, ils en sont revenus sans avoir trouvé occasion de renouveler le plus beau geste de l’antiquité. Rien n’a manqué, que les Allemands, à un épisode qui montre à quel degré la France pouvait compter sur le dévouement le plus absolu de ses admirables marins.


LA MARCHE AU SACRIFICE

Au reçu du télégramme en question, le signal d’appareiller est allumé par la Marseillaise et bientôt répété par toute l’escadre, dont l’illumination fait pâlir les étoiles du ciel. Les croiseurs de la 2e division mouillent sur place leurs chalands de charbon, et lèvent l’ancre. Les autres suivent aussitôt. Torpilleurs et sous-marins se glissent par où ils peuvent. Car, des deux passes ouvertes entre la digue et la terre, celle de l’Est étant fermée depuis la mobilisation, il faut que tout le monde prenne par l’autre. Malgré qu’il fît encore presque nuit, aucun accident, aucune erreur ne vint ralentir ce tour de force de manœuvre que n’oublieront jamais ceux qui en furent témoins. Les hommes du métier ne trouveront pas le terme exagéré, quand j’aurai ajouté que le défilé de cinquante et quelques navires entre les deux musoirs de sortie s’effectua en moins d’une heure, ce qui ne représente guère plus d’une minute pour chacun. Ouvrons le carnet tout neuf du même jeune enseigne que nous citions précédemment :

« L’ordre d’appareiller arrive à l’instant. De la passerelle avant de la Marseillaise, je contemple les signaux de nuit qui vont s’allumant de torpilleur en torpilleur. La rade est tout illuminée de feux rouges et blancs qui s’allument, s’éteignent et clignotent à chaque mât. Vieux signaux endormis dans les livres de tactique, après avoir si longtemps ordonné des manœuvres pour rire et des départs sans danger, pour la première fois, en cette nuit étoilée, vous n’êtes plus des signaux morts. Vous ressuscitez en ce moment, et vous voilà désormais chargés de vie et de sens parce que vos reflets dans l’eau paresseuse signifient des ordres de guerre et le commandement de marcher à l’ennemi. En songeant au mouvement dans les casernes, à la cohue des gares, aux anxiétés, à toute l’agitation dont nous sommes si éloignés, notre isolement me parait presque enviable, et aussi la simplicité de notre rôle. La guerre dérange peu nos habitudes, nous accomplirons notre tâche naturellement, ayant tout à portée de main, quel que soit l’endroit où nos bateaux nous mèneront. Le départ est silencieux et rapide. La ville dort encore, et sera bien étonnée demain, de voir la rade vide. L’escadre défile hors de la passe. Le jour est maintenant levé complètement, et l’on peut distinguer la ligne entière des croiseurs qui défile à toute vitesse vers l’Est, sur la mer grise. »


Le chef de cette armée navale en miniature, celui à qui revient l’honneur de la conduire au sacrifice, en s’efforçant de le rendre aussi coûteux que possible pour l’ennemi, est le contre-amiral Rouyer. Premier de sa promotion à la sortie de l’Ecole navale, il passe à juste titre pour un des plus brillans officiers généraux de la marine. Mathématicien et technicien hors ligne, c’est de plus un manœuvrier remarquable. On lui confia jadis le commandement de certain croiseur qui, gouvernant très mal, avait causé des accidens après lesquels personne n’en voulait plus, et dont il sut venir à bout ni plus ni moins que s’il se fût agi d’un cheval rétif à dresser. Car Rouyer est par-dessus le marché un excellent cavalier. Souple et nerveux comme une lame d’acier, il en a la finesse et la trempe, naturellement aussi le tranchant, avec quelque chose de son éclair bleu dans le regard. Le coup d’œil rapide et la parole brève sont de quelqu’un qui saisit vite et se décide sur-le-champ, sans redouter aucune responsabilité. Le connaissant depuis le collège de Cherbourg, j’en attendais beaucoup, si jamais il trouvait son heure. Les dispositions qu’il imaginera pour barrer le Pas de Calais sont d’un marin consommé.

A côté de lui se place la calme figure de l’amiral Le Cannelier. Un Normand que l’on serait tenté de prendre pour un Breton, tant il en a l’aspect solide et ramassé. De bons yeux pleins de décision, où se lit le devoir partout et toujours
CARTE NAUTIQUE POUR SUIVRE LA MARCHE ET LA TACTIQUE DE LA DEUXIÈME ESCADRE LÉGÈRE
accompli comme la chose la plus simple du monde. Ainsi que Collingwood, l’illustre second de Nelson, mais, sans que le combat soit venu couronner ses longs efforts, il a tenu pendant près d’une année le blocus au large d’Ouessant. « A commandé durant huit mois la surveillance en Manche occidentale, dur et pénible service dans une région constamment battue par les mauvais temps d’hiver pu menacée par les sous-marins allemands. Grâce à son expérience de marin, ainsi qu’à son habileté, a rempli très efficacement sa difficile mission, sans une perte ni un accident causé par la mer ou par l’ennemi » — dit sa citation à l’ordre de l’armée.

L’un commandant en chef et l’autre en sous-ordre, ils avaient donc la redoutable charge de « défendre par les armes le passage de la flotte allemande ». Or, nos forces consistant surtout en flottilles de torpilleurs et de sous-marins, il était évident que leur meilleure utilisation consisterait à les grouper dans l’endroit le plus resserré de la Manche, c’est-à-dire dans le Pas de Calais lui-même où, collées contre terre, elles attendraient l’ennemi, qui, ailleurs, passerait plus facilement par mailles. Quant aux croiseurs, ils feront masse comme ils pourront. C’est pourquoi, à peine hors des passes, la Deuxième escadre légère met le cap sur Griz-Nez, à toute la vitesse que permet sa suite de sous-marins. Le point à atteindre reste à 360 milles de l’embouchure de l’Elbe, et à 150 de Cherbourg. Si les Allemands sont partis dans la nuit, ils ne peuvent guère se présenter que tard l’après-midi. L’amiral Rouyer a donc le temps de les devancer, et de préparer son plan. Mais la compréhension de ce dernier supposant une connaissance préalable de la zone des opérations, il ne sera pas hors de propos de commencer par en donner un aperçu.


Qui consulte une carte nautique pour la première fois, est tenté de prendre la terre pour la mer, et réciproquement. Cela tient à ce que, contrairement aux cartes géographiques, les parties terrestres s’y montrent presque vides d’indications, sauf sur le littoral où sont marqués les points de reconnaissance, ou « amers, » qui servent à la navigation. Ici, c’est sur les espaces réservés à la mer que se pressent les signes et annotations, chiffres, contours pointillés ou caractères minuscules : les chiffres représentant les profondeurs, les courbes circonscrivant les hauts-fonds, et les lettres donnant soit la nature du fond (sable, vase, gravier, coquilles brisées, etc.), soit les noms des bancs ou écueils, objet de la constante préoccupation des marins. Des ronds jaunes pour signaler les phares, les hiéroglyphes du balisage et l’infinité des petits rochers teintés de gris, comme la terre qu’ils prolongent dangereusement, complètent le tableau.

Sachant maintenant la lire, prenons la carte de la Manche (n° 5400), dont on trouvera ici une réduction. C’est entre le cap Gris-Nez et Douvres que le Pas de Calais offre sa plus petite largeur, 18 milles (33 kilomètres). Mais, presque au milieu du détroit, s’allongent deux bancs, le Varne et le Colbart : le premier un peu plus rapproché de la rive britannique, le second plus voisin de la nôtre, avec sa queue par le travers de Boulogne. Les instructions du service hydrographique, gros livre à couverture rose qui est le « guide » du navigateur, recommandent de ne jamais s’y aventurer avec un navire de fort tirant d’eau, même aux environs de la haute mer. Un chenal étroit les sépare, dans lequel il est certain qu’une escadre ennemie hésitera toujours à s’engager, crainte que le balisage n’ait été faussé bu enlevé. Et la même raison qui nous interdisait les eaux anglaises devait, encore bien davantage, pousser les Allemands à s’en écarter. Il y avait donc toutes les raisons de prévoir qu’ils passeraient entre Gris-Nez et le Colbart, où le couloir n’a que 8 milles de large. Premier repère.

Mais comment donne-t-on dans le Pas de Calais, quand on descendre la mer du Nord ? Nulle part les lignes pointillées qui dessinent les bancs de sable sur la carte ne se montrent aussi multipliées que le long des côtes de France et d’Angleterre, à l’ouvert du détroit et parallèlement à ses rivages. Prolongeant au loin les plages du Kent, de Douvres à l’embouchure de la Tamise, ce sont les larges basses Goodwin : en face, une multitude de petites dunes sous-marines, alignées et serrées comme des rides, et dont les principales s’appellent le Dyck, les Ruytingen et le Hinder, s’étendent à une quinzaine de milles devant Dun-kerque. Entre les deux s’ouvre un canal, d’environ 11 milles de largeur, que doit suivre toute flotte faisant route sur le Pas de Calais. Mais, à peu près dans l’axe, se dresse l’épi du Sandettie, symétrique, ici en dehors, avec le Varne et le Colbart en dedans. Second repère. Et retenons ces appellations de bancs, ainsi que leurs emplacemens, parce qu’ils vont dicter la tactique de l’amiral Rouyer.


Formée en ligne de file, la Deuxième escadre légère était éclairée à cinq milles devant par la Jeanne d’Arc, que précédaient elle-même la 1re et la 2e escadrilles de torpilleurs, également en lignes de file, et placées à 10 milles de part et d’autre de son avant. Telles les antennes d’une bête marchant à la découverte, sur un terrain où quelque mauvaise surprise serait possible. En cas d’alerte, la Jeanne d’Arc prendra le poste n° 3 dans la ligne des croiseurs, tandis que les torpilleurs viendront se ranger en queue, prompts à s’élancer. Aussitôt chacun à sa place, signal d’approvisionner les parcs des différentes pièces et de procéder aux dernières dispositions de combat, celles que l’on ne prend que lorsqu’on s’attend vraiment à livrer bataille. Alors fut jeté à la mer tout le matériel qui n’était pas strictement indispensable et pouvait alimenter un incendie, comme embarcations de trop, linoléum dont sont recouverts les ponts en tête, bancs et tables de bois sur lesquelles mange l’équipage, paperasses, meubles des cabines, fauteuils, matelas et coussins des « carrés », rambardes inutiles, ainsi que quantité d’objets de simple commodité dont l’absence va rendre les navires à peu près inhabitables. En revanche, ils redeviendront ce pourquoi ils ont été uniquement construits : des monstres machinés en vue de la lutte suprême, hérissés à tous les étages de longues gueules de canons, de projecteurs électriques, de télémètres, de fils et d’antennes, de herses à fanaux, et de tous les appareils que la science a inventés pour envoyer la mort plus sûrement et de plus loin. Comme il faisait très chaud, les hommes étaient à demi-nus, en pantalon de toile et tricot, les servans des pièces avec une espèce de casque à oreillettes pour ne pas être rendus sourds par l’effroyable vacarme qui peut éclater d’un moment à l’autre. A l’exaltation du départ avait succédé un calme impressionnant ! Voyant faire des préparatifs qui indiquaient l’imminence du combat, sans qu’il fût question des Anglais, les matelots eurent conscience de ce que la Patrie exigeait d’eux, et n’en devinrent que plus farouchement déterminés à remplir leur devoir, tout leur devoir.

« Nous avons tous pensé que l’action était proche, dit une lettre du capitaine de vaisseau Grasset, commandant de la Jeanne d’Arc. Nous ne savions pas si l’Angleterre marchait avec nous, et nous allions nous trouver avec nos six malheureux vieux croiseurs en face de toute la flotte allemande. C’était le sacrifice. J’ai harangué mes hommes, qui serraient les poings, Ils étaient résolus. J’ai ensuite fait crier trois fois : « Vive la France ! » Évidemment, tout cela n’émeut plus autant, du moment que la rencontre n’a pas eu lieu. Mais il faut se mettre à la place de gens chez lesquels ne pouvait subsister aucune espèce de doute sur le sort qui les attendait, et l’acceptant avec la plus héroïque résignation, non sans se promettre de vendre à bon prix la vie dont ils faisaient oblation par avance. Car si, à terre, on peut encore se tirer d’une mauvaise affaire, ou devenir prisonniers comme les braves de Douaumont, à bord c’est la destruction totale et sans remède, la grande descente en tourbillon du navire crevé et chaviré, entraînant tout son monde dans les profondeurs où l’eau achèvera ceux qui n’auront pas été tués par le feu.


En attendant que la Deuxième escadre légère vînt le couvrir, le Pas de Calais ne demeurait pas complètement dégarni. La seconde escadrille de sous-marins, qui comprenait 2 divisions de 4 submersibles chacune, avait Calais comme base et ne le quittait que très exceptionnellement. De même pour la flottille de 12 torpilleurs stationnée à Dunkerque. Les deux groupes constituaient nos avant-postes dans la mer du Nord, et se tenaient toujours prêts à former barrage, les torpilleurs du soir au matin, les sous-marins inversement : alternance dont la cause est que ceux-ci n’y voient pas clair la nuit, et que les autres sont trop visibles de jour. Leurs commandans avaient des instructions secrètes pour le temps de guerre, avec ou sans le concours des Anglais. Depuis la mobilisation, tous ces petits bâtimens étaient en appareillage, les feux allumés et chacun à son poste de veille. Pendant la nuit du 2 au 3 août, ils avaient reçu la même dépêche que la Marseillaise et, comme il était à ce moment-là trois heures du matin, ce furent les torpilleurs de Dunkerque qui sortirent pour occuper leurs positions initiales, quelque part dans le détroit. Mais ils rentrèrent à six heures, remplacés par l’Escopette (guidon du capitaine de frégate Mercier) et les deux divisions de submersibles de Calais, qui s’établirent en surveillance à peu près dans les mêmes parages, — on comprendra que je m’abstienne d’indications plus exactes.

C’est à ce moment que parvient la première communication de l’amiral Rouyer, annonçant sa prochaine arrivée. « Ce télégramme, dit le commandant Saillard, laissait subsister un doute dans mon esprit sur l’attitude de l’Angleterre, que certains renseignemens dignes de foi reçus à Dunkerque présentaient comme une alliée entrant en ligne immédiatement. » Et si j’insiste sur l’incertitude alors régnant au sujet de la Grande-Bretagne, c’est pour la raison qu’on ne s’en est nulle part autant préoccupé que dans les milieux maritimes, où c’était la question essentielle ; et aussi parce que, seule, elle justifie l’envoi de la Deuxième escadre légère au-devant des Allemands, et lui donne son véritable caractère de marche au sacrifice.

Sur les croiseurs, la matinée avait été consacrée à des exercices de combat. Il faisait le plus beau temps du monde, un soleil torride, et la vue portait loin. On ne rencontrait plus aucune de nos barques de pêche, si nombreuses d’ordinaire, toutes étant rentrées au port par suite de la mobilisation. Des navires de commerce à peu près comme d’habitude, quoique l’absence des Allemands se fit déjà remarquer. L’Escopette arrêtait cependant un grand quatre mâts des leurs et recevait immédiatement ordre de le relâcher. Nos sous-marins en faction dans le détroit signalaient leur position par T. S. F. Mais ce que longues-vues et jumelles scrutaient le plus avidement, c’étaient les eaux anglaises, où ne se révélait aucun mouvement insolite.

Enfin, vers les quatre heures du soir, on arrive à hauteur du cap Gris-Nez, lequel dessine un brusque saillant entre la mer du Nord et le Pas de Calais : falaise à pic d’environ cinquante mètres de hauteur, dont les rochers, d’un gris foncé, s’empourprent aux rayons du soleil couchant. C’est au Nord de la ligne à peu près Est-Ouest, reliant Gris-Nez à la pointe Dungeness sur la côte opposée, que l’amiral Rouyer a décidé de s’établir en croisière. Quatre divisions de sous-marins sont postées en arrière, formant double chaîne d’un bord à l’autre du détroit. Si l’ennemi se présente, les croiseurs chercheront à l’entraîner vers les barrages de sous-marins qui, dirigés eux-mêmes au moyen de la T. S. F., torpilleront tout ce qui passera à leur portée. Au point de vue militaire, la conception de l’amiral répondait, autant qu’il était humainement possible, aux ordres qu’il avait reçus. « Sans doute, a écrit le capitaine de frégate Vindry, son très distingué chef d’état-major, notre force navale ne pouvait guère s’opposer victorieusement au passage de la flotte allemande, ni même d’un détachement de croiseurs modernes. Mais il apparaissait clairement qu’un geste de sacrifice était demandé, dont les conséquences pouvaient être grandes. Au surplus, l’action de nos sous-marins permettait d’escompter une pénalité sévère pour les bâtimens ennemis pénétrant dans une mer étroite. »


LE DISPOSITIF ANGLO-FRANÇAIS

La fin de l’après-midi se passa à faire le serpent entre Gris-Nez et Dungeness, à la vitesse de 10 nœuds, toutes les vigies explorant l’horizon du côté d’où pouvaient surgir les Allemands. Vers six heures du soir, la Jeanne d’Arc, toujours en éclairage, signale 19 destroyers britanniques sortant de Douvres et faisant route vers le Nord, sans que rien permette de deviner leurs intentions. à A la nuit tombante, relate l’enseigne de vaisseau Meunier-Joannet, nous rencontrons la malle de Boulogne, qui paraît plus bondée et plus pressée que de coutume. Elle est pleine de Français allant rejoindre leurs régimens. Ils nous ont acclamés et l’équipage a répondu par des hourrahs. Puis ceux de la malle ont chanté la Marseillaise. Toujours pas d’ennemi en vue. »

Arrive l’heure de prendre les dispositions pour la nuit. Devenant inutiles pendant l’obscurité, les sous-marins regagnent leurs bases, relevés par les 1re et 2e escadrilles de torpilleurs auxquels se joint la flottille de Dunkerque. En cas d’attaque, leur rôle sera de se replier sur les croiseurs, dont la ligne est reportée en deçà du détroit, et de profiter du moment où l’ennemi se trouvera engagé avec eux pour foncer dessus. La Jeanne d’Arc a repris sa place dans le rang, et la fin doit toujours se dérouler comme il a été dit ci-dessus. « D’une heure à l’autre toute l’escadre allemande débouchant de la mer du Nord peut, si les Anglais n’interviennent pas, tomber sur nos croiseurs antiques et nous envoyer par le fond avec le sans-gêne d’un train passant à travers une haie. Tout notre rôle se bornera à faire payer le passage et à couler au bon endroit. À bord, rien n’est changé. On se croirait aux manœuvres. Personne ne parle du danger possible, et, s’il est souvent question de ce qui doit se passer à terre, nul ne se préoccupe de ce qui peut arriver ici. Je voudrais tout de même bien savoir ce que vont faire les Anglais. » (Enseigne de vaisseau Guichard.)

À dix heures du soir, les antennes de la télégraphie sans fil recueillaient le message suivant :

Marine Paris à amiral Marseillaise. — Vous pouvez communiquer avec commandant forces anglaises.

Grande, excellente nouvelle, qui autorisait tous les espoirs ! L’Entente ne resterait décidément pas un vain mot. Mais, à trois heures du matin, l’amiral Rouyer informait Paris qu’il n’avait pas encore réussi à se mettre en relation par T. S. F. avec nos alliés. À peu près à la même heure, il apprenait que la guerre était officiellement déclarée par l’Allemagne à la France. Désormais, la marine pouvait répondre : Parée !

Devant les premières blancheurs de l’aube, les torpilleurs rentrèrent au port, comme une nuée d’oiseaux nocturnes regagnant leurs aires. La grande nuit d’attente et d’angoisse était passée. Quand reparut le resplendissant soleil d’août, sur la mer semblable à une nappe d’huile fumante, nos vieux croiseurs cuirassés étaient toujours là. L’holocauste n’avait pas été consommé. Mais le rôle est-il moins dramatique, et le dévouement moins admirable, de ceux qui avaient si noblement accepté le sort cruel pour lequel ils avaient été désignés ? « On sourira peut-être dans la marine, se demande l’enseigne Guichard. Mais songera-t-on, après avoir souri, à l’abnégation de ceux qui, recevant l’ordre de se sacrifier, s’y sont rendus de toute la vitesse de leurs vieux croiseurs démodés ? Est-ce de notre faute si l’ennemi n’est pas venu ? Tout de même, me dit le commandant, les habitans de Douvres ont dû avoir une fameuse émotion en apercevant hier nos silhouettes grises ! »

Dans la matinée arrive à toute vitesse un grand destroyer anglais, en tenue de combat. Défilant à contre-bord de la Jeanne d’Arc, qui a repris sa place en flanc-garde, il la salue le premier de son pavillon national, ce que ne fait jamais un bâtiment de guerre, et les équipages échangent des hourrahs. Il apporte confirmation de l’entrée en guerre de son pays. Parvenu à hauteur de la Marseillaise, il stoppe et met à la mer une embarcation qui amène un officier d’état-major avec des timoniers-télégraphistes. On imagine avec quel enthousiasme ils furent accueillis ! La jonction entre les deux flottes amies s’opérait à distance. Mais ce fut seulement à deux heures trente que l’amiral Rouyer reçut avis de se conformer aux dispositions du plan élaboré en prévision de la coopération à laquelle la violation de la Belgique par l’Allemagne entraînait l’Angleterre.


Ce plan comprenait trois parties. L’une, applicable à la Méditerranée, dont nous n’avons pas à nous occuper ici. Les deux autres concernaient la défense du Pas de Calais et de la Manche occidentale. Tombées en désuétude par suite de la marche des événemens, il n’y a plus aucun danger à les publier. Voici la première, dont la rédaction remonte au 23 janvier 1913 : « Dans le cas d’une alliance avec le gouvernement français dans une guerre avec l’Allemagne, — et nous avons vu combien cette alliance était loin d’être conclue, aussi malheureusement pour les Anglais que pour nous, — la marine britannique prendra la responsabilité de défendre le Pas de Calais, à la fois de jour et de nuit, contre le passage des navires ennemis. Les bâtimens anglais employés à cet effet seront : une flottille de contre-torpilleurs et deux flottilles de sous-marins basées sur Douvres, avec leurs petits croiseurs annexes.

« La marine française soutiendra cette opération au moyen de flottilles de sous-marins basées sur Calais et Boulogne ainsi que des bâtimens de la défense mobile. Les bâtimens de la défense mobile limiteront leurs opérations au voisinage de leurs propres côtes, en dedans des bancs du Dyck, à l’Est de Calais. Les sous-marins français opérant depuis Calais ou Boulogne surveilleront la ligne Cap Gris-Nez, banc du Varne. »

La seconde partie du plan est datée du 10 février 1913. Avec le même protocole que la précédente, elle prévoit que la protection de la Manche occidentale sera placée sous le commandement d’un amiral français disposant des forces suivantes : (bâtimens français) 6 croiseurs cuirassés, 2 croiseurs protégés, des paquebots réquisitionnés, 3 escadrilles de 6 contre-torpilleurs, 1 escadrille de torpilleurs basée sur Cherbourg, 2 escadrilles de 6 grands sous-marins, 1 escadrille de petits sous-marins basée sur Cherbourg ; (bâtimens anglais) 4 croiseurs protégés.

Passant à l’exécution de ce nouveau schéma, l’amiral Rouyer renvoyait à Cherbourg le Dunois ainsi que la première escadrille de sous-marins (la seconde restant dans le Pas de Calais), et les première et troisième escadrilles de torpilleurs (la deuxième devant le suivre). Il était peu après averti que l’amiral anglais Wemyss le rallierait le lendemain mercredi 5 août, par 49°40’ de latitude Nord et 6°32’ de longitude Ouest de Paris, au beau milieu de la Manche occidentale, avec Charybdis, Diana, Eclipse et Talbot, vieux croiseurs dont les trois premiers avaient 5 750 tonnes, 21 nœuds de vitesse et XI pièces de 152, le Charybdis un peu plus faible. Lui-même quittait le Pas de Calais à cinq heures du soir le 4, laissant le commandement supérieur de nos escadrilles au capitaine de frégate Saillard (sur le Simoun). Il se trouvait au rendez-vous convenu le lendemain matin, et pouvait télégraphier dès quatre heures de l’après-midi que le dispositif anglo-français était réalisé.


En ce qui concernait la Manche occidentale, il s’agissait de parer à toute attaque de croiseurs ennemis, ceux tenant encore la mer comme ceux qui auraient pu venir d’Allemagne en faisant le tour par le Nord de l’Ecosse, de visiter et de capturer éventuellement les navires de commerce arrivant de l’Atlantique, et enfin de protéger les transports de troupes qui allaient commencer. Pour remplir ce triple objectif, une croisière fut organisée dans des parages que les coups de vent de suroît l’hiver, les brumes l’été, et les courans en toute saison, rangent parmi les plus mauvais qui soient au monde, et dont les innombrables écueils, aux noms sinistrement évocateurs, offrent encore plus de dangers que les bancs de sable semés à profusion le long des rivages du Pas de Calais.

Sous le commandement supérieur de l’amiral Le Cannelier, nos six croiseurs Gloire, Gueydon, Dupetit-Thouars, Desaix, Kléber, D’Estrées (les trois derniers armés depuis la mobilisation) et les quatre anglais, prirent une garde qui devait se prolonger jusqu’au mois d’avril. Jour après jour, nuit après nuit, sans trêve ni relâche autre que pour aller charbonner à Brest, ils sillonnèrent les flots verts ou bleus, calmes ou démontés, de ce que les Bretons appellent la mer d’Occismor, une de celles qui ont la pire réputation parmi les marins. Quelque temps qu’il fit, du lever au coucher du soleil, ils parcouraient, chacun sur une parallèle au chenal, l’espace compris entre deux traversales tracées sur la carte, et revenaient en sens inverse du coucher au prochain lever, dessinant avec leurs sillages la trame vite effacée d’un autre voile de Pénélope. Pas de plus dur ni de plus ingrat métier !

Une seconde barrière, de précaution, était constituée en arrière, par des sous-marins et des torpilleurs. L’amiral Rouyer se tenait à Cherbourg avec Marseillaise, Jeanne d’Arc, Amiral Aube, Cerbère et Francis Garnier, prêt à intervenir comme soutien.

Dans l’Est, c’étaient les Anglais qui barraient le détroit avec notre appui. Quand les sous-marins allemands commencèrent à se montrer, on sait comment ils le fermèrent au moyen de filets, sans que les requins allemands soient jamais parvenus à arrêter ni même à troubler le formidable mouvement de va-et-vient que représentaient le transport, l’approvisionnement et la relève des centaines de milliers d’hommes auxquels atteignait bientôt la « misérable petite armée anglaise. »

Peu à peu ralliait à Cherbourg ce que l’on pouvait mettre dehors en fait de vieux croiseurs au rancart, ainsi que quelques paquebots transformés en croiseurs auxiliaires. Des vapeurs étaient réquisitionnés, que l’amiral Rouyer armait avec des canons pris sur ses propres unités. Ils procédaient à leur entraînement et effectuaient leurs écoles à feu sur le terrain de croisière, où ils étaient aussitôt expédiés. C’est ainsi que la Deuxième escadre légère se trouva successivement renforcée par les croiseurs cuirassés Kléber et Desaix, les croiseurs protégés Châteaurenault et Guichen, et les paquebots mobilisés Provence, Lorraine, Savoie, Flandre, Champagne (transatlantiques), Rouen, New-Haven, Pas de Calais (malles d’Angleterre), Malte, Au Revoir, Timgad, Europe (services divers). Ces derniers furent employés, soit à renforcer la ligne de surveillance, soit à des transports de troupes ou de réfugiés. Quelques-uns passèrent en Méditerranée, d’autres furent rendus à leurs compagnies, Le Rouen remplaça un peu plus tard le Dunois comme bâtiment du chef de division de flottilles ; l’Au Revoir devint dragueur de mines.


Jusqu’au 24 août, le dispositif commun ne reçoit guère de modifications. Mais la marche de la guerre amène bientôt de nouvelles nécessités à satisfaire. Le Guichen et le Surcouf sont envoyés dans le golfe de Gascogne, où il y a lieu de redouter un raid du croiseur allemand Stettin, dont on a perçu des appels de T. S. F. rapprochés, et de veiller sur des cargos signalés comme devant quitter Bilbao. Le Guichen ira ensuite stationner dans les eaux marocaines. Par suite de l’avance des armées ennemies en Belgique, on remplace provisoirement le Havre par Saint-Nazaire comme base de l’armée anglaise, d’où une modification et un allongement dans la couverture des transports. Il faut même prévoir l’évacuation de nos ports du Nord, ce qui n’empêche pas d’avoir à défendre nos côtes et à agir contre celles des Flandres. Deux contre-torpilleurs construits à Nantes pour la République Argentine, l’Aventurier et l’Intrépide, sont envoyés à Dunkerque avec le Capitaine Mehl et le Francis Garnier, sous la direction du Dunois, pour soutenir l’aile gauche des Alliés. Ils coopèrent avec des canonnières et des torpilleurs anglais au bombardement de la côte belge, le long de laquelle les Allemands ont progressé. L’établissement par ces derniers de batteries de gros calibres sur les dunes et dans l’Ouest d’Ostende, l’inondation de la région de Nieuport et le mouillage de mines ne tarderont pas à limiter leur utilisation. Ils resteront néanmoins à Dunkerque et rempliront les missions les plus variées. Enfin, il y avait à évacuer les émigrés belges et à transporter des divisions françaises de renfort, envoyées dans le Nord via le Havre et Cherbourg.

Les contre-torpilleurs fournissaient un service des plus pénibles, à commencer par les escortes nécessaires à la protection des transports de toute espèce. Une escadrille se rendait au Havre afin d’assurer la sécurité de la nombreuse flotte commerciale qui en fréquentait le port. Lorsque la bataille de l’Yser eut définitivement écarté la menace allemande sur Calais, une autre escadrille fut détachée pour patrouiller dans le couloir demeuré libre entre la côte française et la zone des filets. Les atterrages de Dieppe et de Cherbourg demandèrent aussi à être défendus par des détachemens de torpilleurs. Et tout cela, dont la statistique serait saisissante, sans le moindre relâchement dans la croisière en Manche occidentale.

Quant à nos sous-marins, ils furent d’abord employés comme nous l’avons expliqué d’autre part. A la fin de septembre, la raréfaction des croiseurs allemands ayant permis d’alléger la surveillance sur les lignes du Cotentin, l’amirauté britannique nous demanda de participer à certaines expéditions de submersibles dans la mer du Nord, sur lesquelles je m’abstiendrai de fournir le moindre détail, parce qu’elles pourraient se renouveler. Un des nôtres prit part entre autres à un raid contre Héligoland, et rentra avarié à Cherbourg (décembre 1914). Nos sous-marins n’avaient décidément pas d’assez bons moteurs pour entreprendre d’aussi longs parcours. Comme nos torpilleurs, ils eurent vite besoin de réparations importantes, dues aux économies réalisées sur leur entretien pendant la paix. Des retubages de chaudières et des réfections de tous genres s’imposèrent assez vite, et on eut grand’peine a les réaliser en combinant les ressources des quatre premiers arrondissemens maritimes. Oh ! les misères que ces petits bâtimens endurèrent pendant l’hiver 1914-1915, et la rage de leurs officiers et équipages de ne pas être mieux outillés pour combattre !…


Tel est le rôle de la Deuxième escadre légère, depuis le début des hostilités jusqu’au jour où la destruction des dernières unités de surface que l’ennemi eût encore à la mer, et l’apparition de ses sous-marins, vinrent rendre le maintien de grands bâtimens de guerre au large aussi inutile que dangereux. Les croiseurs de l’amiral Weymiss étaient déjà rentrés au port depuis plusieurs semaines, lorsqu’on se décida à rappeler les nôtres. Durant leur morne et rude faction de plus de huit mois, ils n’avaient pas parcouru moins de 40 000 milles marins, presque deux fois le tour du monde. Mais la garde fut si bien montée par eux et par nos flottilles que, malgré l’appât représenté par le prodigieux mouvement de transit que la guerre a développé entre la France et l’Angleterre, les Allemands n’ont jamais osé pénétrer en Manche, exception faite pour quelques courtes et très rares incursions de submersibles. Nos officiers et équipages ont d’ailleurs assez amèrement regretté de ne pas avoir été aussi favorisés que les Anglais lesquels eurent plusieurs heureuses rencontres avec l’ennemi dans la mer du Nord, dont les deux belles victoires navales du Dogger Hank et du Jutland. « Si au moins nous tombions sur quelque croiseur allemand rentrant de campagne, fùt-il beaucoup plus fort que nous ! » — m’écrivait un jeune officier. Faute de quoi le public a pour ainsi dire ignoré la part considérable qui revient à nos marins du Nord dans le succès de notre résistance contre l’envahisseur. A leur actif il n’a retenu que le nom de Dixmude, que lui ont fait connaître les communiqués du généralissime et que M. Ch. Le Goffic a célébré ici même en des pages fameuses. A n’en pas douter, ceux qui arrêtèrent l’armée allemande en marche sur Calais sont des héros et jamais on ne leur rendra assez hommage. Mais parce que les autres n’ont pas eu l’occasion de se faire tuer avec éclat, les horribles disparitions par suite de mines ou de torpilles dues à la guerre sous-marine ayant fini par devenir presque banales, faut-il oublier que, sans eux, les victoires de la Marne et de l’Yser n’auraient pas eu de lendemain ?

Le remplacement de l’amiral Rouyer (27 octobre 1914) marque la fin d’une phase caractéristique des opérations dans la Manche et dans le golfe de Gascogne. Partout chassés de la surface des mers, les Allemands vont avoir recours aux submersibles, et en faire un emploi que nous n’avions pas su prévoir, malgré les enseignemens de l’amiral Aube, dont s’inspirèrent nos ennemis. Jugeant des leurs d’après les nôtres, nous nous refusions à en admettre l’efficacité. Il fallut les sanglantes leçons de l’expérience pour qu’on y cherchât remède. Ce furent d’ailleurs les Anglais, beaucoup plus menacés que nous, qui recoururent les premiers à l’armement des chalutiers, lesquels vont remplacer les navires proprement dits de combat dans la chasse aux sous-marins. Braves petits chalutiers ! C’est sur leur entrée en scène, véritable révolution dans les méthodes de la guerre navale, que je terminerai ce récit, me réservant pour une autre fois de conter leurs inlassables et trop souvent mortelles randonnées, à la poursuite d’un invisible et insaisissable ennemi.


Commandant EMILE VEDEL.


  1. Whosoever commands the sea, commands the trade ; whosoever commands the trade of the worlds, commands the riches of the worlds, and consequently the world himself. Cité par M. J. Tramond, dans son récent Manuel d’histoire maritime de la France, ouvrage dont je ne saurais assez recommander la lecture à qui désire juger de la place que nous avons tenue et devrions nous efforcer de reconquérir sur mer.
  2. Dans Nos Marins à la guerre, 1 vol. chez Payot.