La Marine française en 1849

LA MARINE FRANÇAISE


EN 1849.




Il n’est pas rare d’entendre le même censeur demander simultanément la réduction des crédits de la marine et l’accroissement de ses opérations.
Boursaint, Écrits divers, page 64.


De tous les labeurs imposés à l’homme pour vivre et dominer sur notre globe, il n’en est point qui coûtent autant à son génie et lui fassent plus d’honneur que la lutte contre la mer. Il semble que la navigation soit un effort contre nature. Panurge, dont la verve rieuse couvre le plus souvent un sens si profond, s’écrie, au plus fort de la tempête : « O que trois et quatre fois heureux sont ceux qui plantent choux !… car ils ont tousiours en terre ung pied, l’autre n’en est pas loin[1]… Ceux qui sur mer nauigent, tant sont près du continuel danger de mort qu’ils vinent mourans et meurent viuans[2]. » Aussi les peuples qui habitent des contrées spacieuses et fécondes, sous un climat tempéré, ne franchissent qu’à regret les mers qui baignent leurs rivages. Les Romains avaient pour la marine une répugnance instinctive. « Portius Cato, suivant notre Rabelais, disoit de trois choses soy repentir, sçauoir est, s’il auoit jamais son secret à femme reuelé : si en oisiueté jamais auoit un jour passé : et si par mer il auoit péregriné en lieu autrement accessible par terre[3]. » Mais les maîtres de l’Italie étaient enserrés par la mer. Leur ambition croissait avec le développement et le besoin d’expansion de leur population. Plus d’une fois ils avaient eu à souffrir dans leur orgueil des insultes d’une poignée de marchands réfugiés sur la plage africaine. Carthage, dans son essor maritime, affrontait audacieusement la première puissance territoriale du monde antique. Rome arma des vaisseaux ; elle y pressa ses laboureurs. Vaincue d’abord, elle apprit par ses défaites à vaincre sur la mer. Carthage disparut sous les eaux avec ses flottes, comme devaient plus tard disparaître les Vénitiens, les Génois, les Portugais, les Barbaresques, tous ces peuples hardis que le besoin d’une meilleure patrie ou l’aspiration vers l’espace sollicitait à la mer, qui s’en sont rendus maîtres pour un jour, et dont la barque, après s’être jouée des tempêtes, s’est tristement échouée, si même elle n’a sombré sans retour.

Dans les temps modernes, deux peuples ont été puissans entre tous par la marine et en vivent encore : les Hollandais, les Anglais. Les premiers ont dicté sur la mer leurs lois aux seconds. Déclins d’une prééminence qui n’avait pas dans leur situation territoriale un fondement assez solide, ils ont su, par leur sagesse et par une énergie que rien ne lasse, conserver encore une place honorable parmi les nations. Fortement retranchée dans sa situation insulaire, riche de son sol, la main étendue sur les affaires du monde entier, le pied posé sur les colonies les plus florissantes, que le génie de ses navigateurs a choisies et disposées comme des étapes autour du monde, l’Angleterre, aujourd’hui prépondérante sur l’Océan, y maintient son empire par le double effort de son activité commerciale et de sa flotte militaire.

Et cependant, que font les nations qui ont un nom dans l’histoire de la civilisation ? Les unes, plus anciennes et jadis florissantes, la Suède, la Norvège, le Danemark, les états sardes héritiers des Génois, gardent encore la tradition bien affaiblie de leur force navale. Nous voudrions omettre l’Espagne. Cette grande nation, dont la décadence inspire encore le respect, a été long-temps, elle aussi, la reine de la mer. Pauvre d’abord, c’est de la mer qu’elle avait tiré ses richesses. « Chacun sait, écrivait, en 1626[4], un marin dont nous invoquerons plus d’une fois le témoignage, chacun sait qu’il n’y a que six vingts ans que le plus grand revenu du roy d’Espagne étoit en oranges et citrons, et, depuis les avis reçus de Christophle Collon et qu’il arme par mer, il a tant conquis de royaumes que jamais le soleil ne se couche dans ses terres. » Toute cette prospérité, devenue insolente, semble s’être engloutie avec l’invincible armada de Philippe II. L’Espagne de 1849 ne pourrait plus défendre, avec ce qui lui reste de ses vaisseaux, ce qui lui a été laissé, comme par miracle, de ses anciennes colonies.

D’autres nations, nées d’hier pour l’histoire, mais dont le progrès dépasse tout ce que l’imagination aurait pu rêver, et qui couvrent déjà de leur ombre colossale l’horizon de l’avenir, la Russie, l’Union américaine, jettent toutes deux les fondemens d’une grande marine. Celle-là, puissance continentale par la loi de la nature, veut une armée navale comme Rome l’a voulue : elle prend ses paysans et les pasteurs de ses steppes, et les transforme en matelots pour le service d’une flotte qui n’a pas de commerce maritime à protéger. Celle-ci, maîtresse également d’un immense continent où ses premiers législateurs se sont efforcés de la contenir, voit grandir dans des proportions inouies l’activité de sa navigation commerciale, et semble ne se décider qu’à contre-cœur à entretenir une armée navale.

Si l’on va chercher l’origine de cette flotte qui se forme à peine, on est étonné de reconnaître combien le nouvel état, issu de la première puissance maritime du monde, répugne à prévoir, lui aussi, les chances de la guerre sur l’Océan. En 1794, une discussion approfondie détermine le congrès à voter la dépense de six frégates, quatre de 44 et deux de 36 canons. Il s’agissait de protéger les navires américains contre la piraterie des Barbaresques, et le congrès[5] discutait gravement si, plutôt que d’avoir une marine militaire, mieux ne vaudrait pas, soit acheter la paix des Algériens, soit obtenir à prix d’argent le secours d’une puissance maritime. Le sentiment de la dignité nationale l’emporta, et, plus tard, ce ne fut plus contre les pirates d’Alger, mais contre la flotte anglaise, qu’il fallut lutter à la mer. L’Union américaine brava courageusement ces périls ; elle en sortit avec honneur. La marine des États-Unis, graduellement accrue, comptait, en 1848, 77 bâtimens, dont 7 vaisseaux et 12 frégates[6]. Plus récemment encore, la guerre du Mexique a provoqué l’extension de cette flotte naissante que la conquête de nouveaux rivages sur les deux océans conduira nécessairement à développer.

Quels sont les enseignemens à tirer de ce tableau de fortunes si diverses édifiées sur la mer ?

Les voici : c’est que les puissances exclusivement maritimes peuvent devenir prépondérantes, mais ne le sont que pour un jour : Carthage, Venise.

C’est que les puissances territoriales agrandies par la marine, qui ne savent pas soutenir leur effort à la mer, sont abandonnées de leur prospérité à l’heure même où leur activité navale a cessé : le Portugal, l’Espagne.

C’est, enfin, que la puissance continentale, la plus haute et la mieux fondée, ne dispense jamais de tenir l’épée sur les mers : Rome, la Russie, les États-Unis d’Amérique.

Et la France ?

D’Ossat écrivait en 1596 :

« Je me suis plusieurs fois émerveillé de ce que nos anciens roys ont tenu si peu de compte de la marine, aïant si beau et si grand roïaume flanqué de deux mers quasi tout de son long : là où je vois que ces petits princes d’Italie, encore que la plus part d’eulx n’aient qu’un poulce de mer chacun, ont néantmoins chacun des galères en son arcenal naval. »

La France vivait alors sous Henri IV, et l’un des ministres les plus sages et les plus appliqués au bien qu’ait eus notre pays donnait à l’agriculture et aux industries agricoles tout l’appui de son patriotisme et tout l’effort de son génie : il ne voyait pas la mer.

Sully était destiné à éprouver dans sa personne combien grave était cet oubli. Envoyé comme ambassadeur auprès de la reine Élisabeth, il passe le détroit sur un bâtiment de guerre anglais offert et accepté par une double courtoisie. Cependant un navire du roi de France l’accompagne et, au moment où l’ambassadeur va poser le pied sur le sol de l’Angleterre, le capitaine français arbore le pavillon national et l’assure d’un coup de canon. L’Anglais voit dans cet honneur rendu au roi de France une atteinte à la suprématie maritime de la Grande-Bretagne, et le premier ministre de Henri IV doit ordonner qu’on amène le pavillon de son souverain pour éviter qu’il soit abattu par un bras anglais.

Cette leçon était trop dure pour être perdue : Richelieu devait la mettre à profit. Ce n’est pas que l’opinion se fût, dès ce moment, portée d’enthousiasme pour la marine ; Richelieu lui-même avait vu les pirates rochelois s’attaquer aux revenus du roi en même temps qu’ils ruinaient le commerce du royaume sur l’Océan. Il avait été contraint, pour châtier ces rebelles, de recourir aux Anglais et aux Hollandais, et sa résolution d’affranchir désormais la France d’un tribut honteux se manifestait déjà par une impulsion plus vive donnée à la marine. Mais les projets du ministre trouvaient très peu d’appui dans l’esprit du temps, à en juger par le début du mémoire de Razilly

« Plusieurs personnes de qualité, même du conseil, m’ont dit et soutenu que la navigation n’étoit point nécessaire en France, d’autant que les habitans d’ycelle avoient toutes choses pour vivre et s’habiller sans rien emprunter des voisins ; partant, que c’étoit pure erreur de s’arrêter à faire naviguer, et que l’exemple est que l’on a toujours méprisé au passé les affaires de la mer comme étant du tout inutiles. »

Richelieu s’affranchit de ces fausses maximes, qui n’étaient qu’un aveu d’impuissance. Cette politique porta ses fruits. La première flotte digne de la France lui donnait en 1642, sous la conduite d’Escoubleau de Sourdis, une province nouvelle, le Roussillon. Mais il ne suffit pas de fonder en marine, il faut entretenir. Dix ans après, faute d’une flotte pour défendre notre seul port sur la mer du Nord, Dunkerque est enlevé au pays.

Bientôt viendra Colbert. Louis XIV, qui n’avait en 1661 que 18 bâtimens de guerre de 30 à 70 canons, 4, flûtes et 8 brûlots, aura, avant la mort de ce grand ministre, plus de 120 vaisseaux de ligne au service de son ambition immodérée peut-être, mais à coup sûr nationale. À ces grandes escadres conduites par Duquesne, Tourville, Jean Bart et tant d’autres illustres marins, il devra des provinces en même temps que des victoires.

Mais, après Colbert et son fils, viendront les Ponchartrain et, malgré leurs efforts, les revers glorieux encore à la Hougue, désastreux pendant les dernières années de la guerre de la succession. La France y perd 56 vaisseaux.

Au témoignage d’un ingénieux commentateur, « loin d’être à cette époque en état de faire des constructions et des armemens, il fallait vendre pièce à pièce la plupart des effets des arsenaux pour faire subsister des officiers, des soldats, des journaliers. On compte en 1709, dans le seul port de Rochefort, plus de 600 hommes, employés dans la marine, morts réellement de faim et de misère[7]. »

La régence, le long ministère de Fleury, verront la marine s’éteindre comme une flamme qui n’a plus d’aliment, non sans jeter encore d’héroïques éclats. La France éprouvera cette douleur d’avoir 45 vaisseaux, en 1756, et de ne pouvoir les armer faute d’agrès, de matières et d’apparaux ; et comme si ces imposans débris que le temps aura épargnés pesaient aux ministres qui auront charge de la marine, ils vendront, après la prise de Mahon, jusqu’au dernier vaisseau. Voltaire démontrera que la France ne peut avoir une marine.

Mais, suivant la spirituelle remarque de M. Thiers[8], Voltaire mourut en 1778, au moment même où Louis XVI, par un effort qui attache un rayon de gloire à sa mémoire infortunée, relevait résolûment cette marine de ses ruines et allait lui faire produire non-seulement des actions d’éclat et des amiraux illustres, mais encore un grand résultat politique, l’indépendance de l’Amérique du Nord.

Malgré les embarras de finances qui précipitèrent la révolution française, cette œuvre aurait eu des conséquences bien plus importantes pour la grandeur de la France si, par un décret mystérieux de la Providence, la décadence de cette marine, si récente et déjà plus forte que celle de Louis XIV, n’avait dû être aussi rapide que l’avaient été ses accroissemens. Matériel puissant, personnel aguerri, officiers braves et expérimentés, rien ne manquait. Le souffle de la grande révolution passa. Tout ce qui avait combattu dans la guerre de l’indépendance fut emporté. Il resta de braves gens, mais ni la science du commandement, ni la discipline ; des vaisseaux bons et nombreux, mais vieillis et mal entretenus ; des approvisionnemens en partie épuisés et mal assortis, mal administrés. Trafalgar montra combien la flotte avait perdu depuis la guerre d’Amérique. Tout le génie de Napoléon ne put rien pour conjurer le désastre et rien pour en écarter les conséquences. Flottille de Boulogne, construction improvisée d’une flotte de 100 vaisseaux, ne rendirent jamais la victoire à son pavillon. Il succomba dans sa lutte contre l’Angleterre, non pour avoir négligé la marine, mais pour n’avoir pu rendre docile à sa volonté cette force si énergique, mais si mobile, si longue à créer, mais si vite évanouie.

Enseignemens : La France a constamment éprouvé qu’elle ne pouvait se passer d’une marine ; elle l’a voulue après l’avoir dédaignée ; mais il ne suffit pas de vouloir, il faut vouloir patiemment, avec ordre, modération et persévérance. Hors de ces maximes point de marine durable, Les événemens l’ont démontré.

La volonté n’a fait défaut ni à Napoléon, ni à Richelieu ; mais le temps a manqué à l’empereur, la persistance au grand ministre.

Seignelay voulut aussi la gloire de la marine ; mais il n’apporta dans son œuvre ni l’ordre dont son père lui avait légué l’exemple, ni la modération qui pouvait la rendre durable. C’est avec Seignelay que Louis XIV prétendit imposer son omnipotence à la mer.

Colbert et Louis XVI ont seuls compris la marine telle qu’elle convient au génie de la France, telle qu’il faudrait un jour la lui rendre.

Après les épreuves qu’il a subies, après les agitations intérieures qui l’ont ébranlé jusque dans ses fondemens, les guerres qui l’ont épuisé d’émotions, de sang, de sacrifices de tous genres, notre pays, que trente années de paix n’ont pas suffi à rendre pleinement maître de lui-même, trouvera-t-il enfin, dans les nouvelles institutions politiques qu’il s’est données, la faculté de gouverner ses affaires du dehors ? Dieu qui protège la France, selon la vieille légende de nos pères, permettra, nous l’espérons, que ce résultat soit obtenu.

Toutefois il n’en faut pas moins compter avec les faits accomplis ; il n’en faut pas moins compter avec cette puissance nouvelle qui domine notre époque et qu’on appelle l’opinion publique. Voltaire n’a pas emporté dans la tombe cette doctrine que Razilly combattait en 1626 et qui se dressera plus d’une fois encore devant nous : qu’il n’est pas dans les destinées de la France d’être une puissance maritime. Cette doctrine, dont le temps démontrera l’erreur, a trouvé dans le temps même, il faut le reconnaître, un puissant auxiliaire. En effet, notre navigation commerciale a décru. De nos établissemens coloniaux, objet de la sollicitude si attentive de Colbert, il ne reste que des parcelles ; et, comme ces possessions ne constituent guère pour nous aujourd’hui que des charges, le temps n’est pas éloigné peut-être où nous entendrons proposer de consommer, en les abandonnant, un dernier sacrifice. Ce serait nous écarter du plan de cette étude que de nous arrêter à combattre cet entraînement qui serait si funeste. Qu’il nous suffise actuellement de le constater et d’appeler l’attention la plus sérieuse de tous ceux qui aiment la grandeur et, avant tout, l’indépendance de la patrie, sur le danger de ces oscillations de l’opinion, qui tant de fois, dans le passé, a compromis notre marine : l’opinion, mobile comme la mer, capricieuse comme elle, terrible dans ses colères et dangereuse encore lorsqu’elle flatte. L’onde, pour être aplanie, n’en recèle pas moins des abîmes.

N’oublions pas 1815. La France était à bout de ressources ; son trésor à vide commandait impérieusement des économies. La marine fut tout d’abord sacrifiée. On lui reprochait les dépenses qu’elle coûte, et, en effet, la marine, cette grande victoire de l’homme sur la nature, la marine est coûteuse comme une bataille gagnée. Ce n’est pas seulement en France qu’on se plaint des dépenses excessives de la flotte, c’est partout où il y a une flotte. En Angleterre, où la marine est la raison d’être de la puissance nationale, il ne se passe pas d’année où la discussion du budget n’amène de vives réclamations contre l’accroissement des charges qu’elle impose. Passez l’Océan. En Amérique, le congrès entend les mêmes doléances. Jefferson, l’un des sages de l’Union, l’un de ses grands citoyens, vous dira[9] : « Dans la dernière guerre (avec l’Angleterre en 1814), notre marine nous a relevés aux yeux des autres nations ; cependant c’est un instrument bien dispendieux. Il est reconnu qu’une nation qui pourrait compter sur douze ou quinze années de paix gagnerait à brûler ses vaisseaux pour en construire de neufs après ce terme. Les dépenses qu’on y consacre doivent donc dépendre des circonstances. »

L’Union américaine a-t-elle pour cela brûlé ses vaisseaux ? Ces circonstances que Jefferson admet comme règle dominante n’ont-elles pas, au contraire, impérieusement exigé que la flotte fût accrue ? Si, néanmoins, cette considération a pu se produire, avec l’autorité d’un tel homme, dans l’assemblée des représentans d’un peuple dont la navigation fait en partie la richesse, qu’on juge de l’impression qu’elle devait exercer sur une nation ruinée et dégoûtée des entreprises de la mer ! Aussi, pour citer le témoignage d’un bon juge[10] : « Dans les premiers temps de la restauration, les ministres de la marine se présentaient devant les chambres sans plans, sans combinaisons ; ils demandaient des crédits calculés bien moins sur les nécessités de la marine que sur les facultés embarrassées du trésor. » Et pas une voix dans les chambres ne protestait contre cet entraînement sur une pente funeste. Heureusement un ministre, dont ce sera l’honneur dans l’histoire d’avoir compris l’intérêt d’avenir, de dignité, qui s’attache pour la France à la marine, eut l’énergie de défendre une institution que délaissaient ceux qui ne l’attaquaient point. Dans un rapport au roi, dont le langage est animé par le patriotisme en même temps que dicté par la raison, M. le baron Portal disait : « Je l’affirme sans hésiter, notre puissance navale est en péril ; les progrès de la destruction s’étendent avec une telle rapidité, que, si l’on persévérait dans le même système, la marine, après avoir consommé 500 millions de plus, aurait totalement cessé d’exister en 1830. C’est dire assez que, sans perdre dans une attitude passive des momens qui nous coûtent si cher, il faut abandonner l’institution pour épargner la dépense, ou élever la dépense pour maintenir l’institution[11]. »

Cette parole si ferme fut entendue ; une cause devait la rendre persuasive. Si la France n’a jamais beaucoup été dirigée à développer sa puissance navale par les intérêts de sa navigation, souvent elle y a été conduite par ses nécessités politiques. Depuis trente ans, notre politique extérieure a oscillé entre ces deux pôles : alliance avec l’Angleterre et menace de guerre contre le continent, alliance avec la Russie et préparatifs à la guerre maritime. Le pôle de la Russie sollicitait davantage le gouvernement de la restauration. 1830 devait détourner l’aiguille vers l’Angleterre. Conséquence : la marine relevée avec volonté, développée avec mesure, mais sans interruption, suivit jusqu’en 1830 une marche ascendante. La flotte pouvait devenir une arme nécessaire ; on la préparait. À partir de juillet 1830, c’est du côté de la frontière de terre que le danger paraît imminent. L’Angleterre n’a pour nous que des sympathies. Tous les regards se détournent de la flotte, qui ne cesse pourtant de rendre des services. L’opinion des chambres se préoccupe une fois encore de ce que coûte la marine. Les crédits lui sont mesurés d’une main jalouse et défiante, et il en sera ainsi jusqu’à ce que, 1840 faisant éclater sur l’Europe la menace d’une guerre où l’Angleterre est liguée contre nous avec le continent, cette opinion, dont la mobilité nous effraie, surprise par le péril et comprenant tout à coup combien la flotte est nécessaire pour y faire face, s’étonne de la trouver, affaiblie après l’avoir faite telle par un long oubli.

Au surplus, c’est là l’histoire d’hier, et ce que notre plume écrit sans réticence, le compte présenté en 1845 par M. l’amiral de Mackau l’a constaté, avec plus de réserve peut-être, mais enfin l’a constaté par des faits. Alors il s’est produit un beau jour pour la marine. Les chambres législatives, s’associant au gouvernement dans une pensée commune de réparation, ont voulu que le matériel, mieux doté, fondât enfin sérieusement les bases de la force navale. Nous assistons encore par le souvenir à cette grande discussion où les maîtres de la tribune, disciplinant sous leur parole cette langue de la marine que nos législateurs étaient depuis long-temps si peu habitués à entendre, ont jeté vers l’avenir de la flotte des vieux qui s’inspiraient des glorieuses traditions de son passé. Ce n’étaient plus les 40 vaisseaux de 1820 qu’on voulait pour la France, c’étaient les escadres de Louis XVI ; ce n’était plus le matériel appauvri par les prodigalités obligées des années postérieures à 1830, c’étaient les approvisionnemens comme les avait conçus Colbert et comme il les avait réalisés. Les partis se confondaient pour que la volonté nationale fût plus énergique dans sa manifestation. MM. Berryer, Thiers et Janvier proposaient collectivement d’augmenter de 13 millions la valeur de l’approvisionnement de prévoyance pour lequel le ministre avait déjà demandé 23 millions de francs. Dans les deux chambres un vote unanime consacrait cette munificence véritablement nationale.

Faut-il l’avouer ? tant de faveur nous avait fait songer à un revirement possible. Il paraissait bien difficile que cette opinion, qu’un souffle de guerre du côté de la Manche avait si vivement emportée vers la marine, ne se demandât pas tôt ou tard si elle n’avait pas cédé trop vite à un entraînement irréfléchi. Les faits sont venus bientôt justifier des pressentimens autorisés par les enseignemens de l’histoire. 1848 a vu demander à la marine 30 millions de sacrifices. En 1849, on exige du ministre un surcroît de réduction, et, par la force des choses, les retranchemens pèsent en partie sur le matériel naval, sur cet approvisionnement que les chambres unanimes avaient craint de voir trop pauvre, lorsque le ministre demandait à l’enrichir de 23 millions. Plusieurs chapitres du budget portent en marge cette note, qui veut être méditée : Réduction imposée par les exigences de la situation financière.

Verrons-nous donc revenir si tôt ces jours qui ont précédé 1820, et dans lesquels, selon l’expression de M. Boursaint, « les crédits étaient calculés bien moins sur les nécessités de la marine que sur les facultés embarrassées du trésor ? »

Nous savons combien il en a coûté au ministre pour consentir à un abandon qui n’est, dans sa pensée, sans doute qu’un ajournement d’une année ; mais l’expérience du passé est là pour témoigner combien il faut craindre l’exemple de cette première atteinte. N’y a-t-il donc pas un avertissement suffisant dans ce fait que le budget de 1848, proposé sur la base de 139 millions, s’est trouvé porté, après rectification par l’assemblée nationale, à 151 millions ? Les quinze dernières années ne sont-elles pas sous nos yeux avec ce résultat constant pour chacune d’elles : les armemens dépassant toujours les prévisions, et par conséquent augmentant les dépenses du matériel dont les ressources, dès-lors, avaient été évaluées trop bas ?

Assurément l’horizon politique n’est pas assez dégagé de nuages pour qu’il soit possible de croire qu’en 1849 les prévisions d’armement ne seront pas, comme les années précédentes, outre-passées, et alors, il faut le proclamer bien haut, ce n’est pas le moment de rien enlever à nos approvisionnemens, rien, pas même un mètre cube de bois.

La discussion du budget va s’ouvrir devant une assemblée qui ne compte dans son sein que deux amiraux, tous deux absens pour le service de l’état ; où siègent encore sans doute trois officiers de corps spéciaux à la marine, officiers auxquels ne manqueront, pour la défendre, ni la science, ni le talent, ni le dévouement ; assemblée où l’on retrouve, il est vrai, les grands orateurs qui ont pris si noblement à cœur l’avenir de la flotte dans la discussion de 1846, mais où ces hommes d’état, préoccupés des complications du moment, ne sentant plus d’ailleurs l’aiguillon d’une rupture probable avec l’Angleterre, ne rencontreront autour d’eux que bien peu d’intérêts sympathiques à la marine. Nous croyons fermement qu’il n’est pas de voix, si faible qu’elle soit, qui, dans une conjoncture aussi grave, ne doive réclamer les principes et rappeler le passé comme avertissement pour l’avenir.

Nous remplirons ce devoir pour notre part, sans nous laisser arrêter par le sentiment de notre insuffisance. Ce qui nous soutient, c’est la conviction que la vérité seule est notre but, et qu’il ne se mêle à nos recherches aucune préoccupation de personnes.

S’il est admis que la France ne peut se passer d’une marine, il faut savoir quels services elle doit attendre de sa force navale, ce que doit être cette force, et, enfin, comment elle peut être le mieux administrée.


I.

POURQUOI LA FRANCE A-T-ELLE UNE MARINE MILITAIRE ?


Défense du territoire


La France a six cent douze lieues de côtes contre cinq cent soixante-cinq lieues de frontières continentales ; elle a de grands fleuves navigables, des villes importantes assises sur ces fleuves : c’est dire assez que, riche de son sol, jouissant d’un climat tempéré, rendue attrayante par tous les dons de la nature, elle aurait grandement à craindre les atteintes de ces peuples moins favorisés que le besoin d’une meilleure patrie invite à courir les hasards de la mer, si elle ne pensait à défendre son littoral comme elle protège ses frontières du côté du continent, si elle n’avait des vaisseaux comme elle a des places de guerre. Sans remonter jusqu’à Charlemagne, insulté dans la cité de Paris par les aventuriers du Nord et impuissant à les combattre, n’est-ce pas bien assez d’avoir à citer dans notre histoire Calais, Dunkerque, Rouen, Bordeaux, tant de fois et si long-temps aux mains des Anglais ; les côtes de Provence infestées par les Algériens ; celles de Guyenne, d’Aunis, de Saintonge et jusqu’à la Bretagne, livrées à la merci, tantôt des pirates du golfe de Biscaye, tantôt des gens de La Rochelle ? Nous avons déjà parlé de ces hardis corsaires rochelois qui « établissoient un impôt à l’entrée des rivières de Bordeaux et de la Loyre, » et que Richelieu ne parvenait à réduire qu’à l’aide des Hollandais. « Et si de malheur pour eux, ajoute un écrivain du temps[12], ils n’eussent brûlé de navire de Hollande à Lesguillon, jamais les Hollandais n’eussent combattu contre eux ; partant, toute la dépense qu’avoit faite sa majesté étoit perdue. Cela fait voir clairement qu’il faut qu’un roy se confie à ses propres forces et non à celles de ses voisins. » Que pourrait-on dire de plus pour justifier le premier objet de l’entretien d’une marine militaire, qui est la défense du territoire ?

Mais le territoire, ce n’est pas seulement le sol métropolitain. Combien s’est-il accompli d’émigrations françaises vers des terres lointaines que la navigation a comme réunies à la France ! De ces anciennes possessions, le plus grand nombre a été perdu pour nous, faute d’une flotte pour les défendre. Le Canada, l’île de France, dont les populations ont à regret subi la nationalité britannique, témoignent contre l’indifférence coupable de la mère-patrie. Ce qui nous reste est bien réduit ; mais enfin, dans l’Atlantique et dans le Grand-Océan, vivent encore des milliers de Français sur un sol que couvre le pavillon national. Au-delà de la Méditerranée, sur cet immense continent qui regarde Toulon à moins de deux cents lieues, nous avons un littoral de près de deux cent cinquante lieues de développement. Vingt ans ne se sont pas écoulés depuis que cette terre, imbibée de tant de sang français, nous appartient. Que de travaux entrepris pour nous l’assimiler ! Des villes transformées, d’autres créées, des ports creusés, des rivières réglées dans leur cours, des routes pratiquées, des régions entières assainies, ce n’est pas encore assez au gré de notre impatience, qui ne mesure pas les obstacles ; mais combien ce labeur, accompli au prix de centaines de millions, ne doit-il pas nous attacher à la possession de cette France nouvelle ! Dans les premières années qui ont suivi la conquête il a pu s’élever des voix pour en conseiller l’abandon. Il ne s’en trouvera plus désormais. La seule parole, courageuse et convaincue, qui ait persisté à protester contre l’occupation, où elle signalaitla ruinedu trésor, a cessé de se faire entendre dans nos assemblées. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement des soldats qui vont discipliner cette terre rebelle à toute domination ; un peuple de laboureurs veut y suivre les vingt mille colons que 1848 y a vu débarquer. Quelles sollicitudes ne doit donc pas exciter la nécessité de maintenir constante et sûre la communication entre ces deux portions de la France qu’une mer sépare ! Si nous devions voir s’interposer entre, Toulon et Alger une flotte ennemie sans qu’une escadre française fût prête à la combattre, mieux vaudrait renoncer immédiatement à l’Algérie. Ce serait économie de sacrifices et d’humiliation.

Mais pourquoi supposer l’éventualité de malheurs qu’il serait si facile de prévenir ? L’instrument est déjà dans nos mains. La flotte qui, en 1830, a débarqué sur le littoral africain l’armée de la conquête, la flotte sans le concours incessant de laquelle cette armée, vingt fois renouvelée, n’aurait ni combattu ni vécu, suffira, sans qu’il soit besoin de l’accroître outre mesure, à maintenir ce qu’elle a donné. Seulement il faudra ménager avec une sage économie les moyens d’action de l’armée navale, et, tout en assurant à d’autres intérêts, dont la prospérité importe à la vie du pays, la protection du pavillon militaire qui leur est indispensable, ne pas excéder pour cette protection la limite du nécessaire ; ne pas oublier surtout que garantir la liberté, la perpétuité des relations entre la France et l’Algérie, ce sera servir puissamment ces intérêts dont la navigation est le principe. Nous voulons parler du commerce maritime.


Protection du commerce.

Le marin, en mettant le pied sur son navire, ne croit pas quitter la patrie : elle s’avance avec lui sur les mers. La planche qu’il monte est comme la prolongation du territoire national. Cette noble fiction, que tous les peuples ont consacrée par leurs lois écrites, est nécessaire, il n’en faut pas douter, pour déterminer l’homme à courir les chances de la navigation. Comment irait-il porter au loin soit les produits naturels du sol, soit les œuvres de l’industrie de ses concitoyens, s’il ne se sentait pas sous l’égide d’un pavillon respecté ? La mer est ouverte à qui la veut parcourir : elle est libre. Plusieurs peuples modernes ont, il est vrai, prétendu la dominer. Espagnols, Hollandais, Anglais, Français, y ont successivement échoué. Chacun d’eux a éprouvé tour à tour, à ses dépens, combien le joug de cette prétention serait lourd s’il devait être subi.

Ce n’est qu’en arborant dans tous les parages fréquentés leur pavillon de guerre que les nations maritimes ont obtenu ce grand résultat de la liberté de la navigation, et qu’à la liberté s’est jointe, d’année en année, la sécurité. Il s’est fondé, sous la sanction de ces forces d’origines diverses et sans cesse en présence, un droit international, et, par suite, une police propres à la mer. Aussi, tandis qu’il y a un siècle à peine, nos ports expédiaient des corsaires qui allaient guerroyer pour le compte de leurs armateurs ; tandis que l’on a vu se former l’empire de ces flibustiers dont l’héroïsme absout l’origine ; tandis qu’il y a quelques années Alger, ce nid séculaire de la piraterie, inquiétait encore les navires des plus grandes nations, aujourd’hui les faits d’agression à la mer pendant la paix sont extrêmement rares. La navigation commerciale a pris un plus complet essor. C’est maintenant par l’habileté, par l’ingénieuse et infatigable recherche des moyens d’abaisser le prix du transport, et, par suite, celui de la vente, que luttent les navigateurs. L’emploi de la force armée est réservé aux nations qui sont elles-mêmes plus centralisées, plus maîtresses des élémens, autrefois disséminés, de leur puissance.

La création et l’emploi permanent des flottes de guerre ont fait faire à la civilisation ce progrès décisif. Jefferson, qui avait si vivement redouté pour les États-Unis d’Amérique la nécessité d’entretenir une force navale, fut conduit, vers la fin de sa vie, à en reconnaître le bienfait. Mais aujourd’hui que ce bienfait est acquis au monde, n’est-on pas en droit de penser que les armemens ayant pour objet la protection du commerce maritime peuvent être ramenés, en temps de paix, à des proportions moins étendues et, par conséquent, moins onéreuses ? Nous aurons à revenir sur cette question (qui est capitale au point de vue de l’économie), lorsque nous examinerons ce que doit être la force navale de la France ; mais nous constatons ici que les armemens militaires, une fois la paix et la sécurité de la mer garanties, ne peuvent presque rien au-delà pour la navigation commerciale. L’Union américaine le sait bien ; aussi ses armemens n’ont-ils jamais dépassé le nombre de 35 bâtimens, atteint pour la première fois en 1843. En 1831, elle n’avait que 16 bâtimens armés[13]. Et cependant est-il besoin de dire que le pavillon de commerce américain sillonne toutes les mers ? Les courtiers, les messagers du monde, comme on a si justement appelé ces infatigables navigateurs qui déjà disputent à l’Angleterre la prééminence commerciale dont elle est si jalouse, n’ont-ils pas obtenu ce résultat, récemment constaté[14], que, dans la navigation de concurrence, le mouvement de leur tonnage dans les ports de la Grande-Bretagne a dépassé celui des navires anglais ? Et tandis qu’avec une si faible protection le mouvement de cette navigation va toujours grandissant, que voyons-nous en France ? L’activité des échanges maritimes s’accroît, et en même temps l’activité de notre pavillon marchand diminue. Il faut lire les écrits si lumineux d’un officier de marine[15], témoin de la décadence progressive de la navigation du port de Bordeaux, pour se faire une juste idée de l’état de cette industrie, objet de la sollicitude prévoyante de Colbert, qui l’a en quelque sorte suscitée et qui l’avait jugée inséparable de la marine militaire. M. de Montalembert, dans la discussion de la loi des 93 millions, en 1846, offrait au pays, en regard de cet effort inespéré qu’il paraissait faire pour relever sa flotte de guerre, le spectacle douloureux de nos ports de commerce, naguère encore si florissans, aujourd’hui en pleine voie d’appauvrissement et poussés à la ruine par le négoce français qui les dédaigne. Il montrait ces bassins où le pavillon étranger domine et s’agite dans une activité incessante, tandis que le navire national pourrit oublié et que les chantiers de construction demeurent vides. Il signalait la disparition rapide des navires de grande dimension, et il évoquait devant la France, que de tels malheurs laissent indifférente, l’image du Portugal, autrefois puissance maritime du premier ordre, autrefois puissance commerciale, aujourd’hui tombé de son rang parmi les nations pour avoir abandonné son commerce à la merci du pavillon étranger.

Ne nous arrêtons pas à ce tableau. Nous n’ajouterions rien à l’impression produite par l’éloquent orateur, et c’est à ses paroles que nous renverrons ceux qui s’obstineraient à douter de l’étendue du mal et de l’urgence du remède[16]. Est-ce dans l’accroissement de nos armemens militaires que ce remède doit consister ? Si on pouvait le croire encore, c’est que l’expérience du passé nous aurait bien mal éclairés.

En 1820, les armemens étaient calculés sur le pied de 76 bâtimens portant 8,000 hommes embarqués. En 1825, ils s’élevaient au nombre de 105, montés par 15,000 hommes. De 1840 à 1842, les armemens constituaient une véritable flotte. 227 bâtimens nécessitaient, en 1841, l’entretien de 44,000 hommes, et de 1838 à 1846, l’effectif des équipages n’est jamais descendu au-dessous de 30,000 hommes. Sans doute, des éventualités de guerre ont gravement influé, à partir de 1838, sur le développement de cette force navale ; mais, indépendamment de cette influence, le désir des ministres de la marine de venir en aide à la navigation commerciale a conduit graduellement au développement des stations entretenues sur tous les points du globe. Quel a été pour notre navigation commerciale le prix des charges que la France s’est ainsi imposées ? Nos ports, dans la navigation de concurrence, ont vu se développer à leur détriment et le tonnage sous pavillon des puissances rivales et le tonnage sous tiers-pavillon[17]. Les Américains ont su se faire la plus large part dans cette navigation du tiers-pavillon, véritable affaire de messagerie. Ont-ils eu besoin, pendant cette période qui leur a été si favorable, que leur gouvernement manifestât son intervention armée ? Non, et ils ont réalisé dans nos ports, par leur propre activité, ce que, malgré tout l’appui du pavillon de guerre français, nos navires nationaux n’ont pas su obtenir ailleurs.

Avons-nous du moins ouvert à la navigation française des voies nouvelles ? On l’a tenté sans succès. Sur un point seulement, la côte occidentale d’Afrique, l’initiative d’un de nos officiers les plus distingués a créé des débouchés dont notre industrie manufacturière a su tirer parti en même temps que notre pavillon de commerce. Mais l’expédition de Chine, dirigée par un officier-général aussi éclairé qu’appliqué au bien de la marine, qu’a-t-elle produit ? Les échantillons rapportés par une commission spéciale, et communiqués aux chambres de commerce par les soins du gouvernement, ont pu déterminer des échanges entre la France et le Céleste-Empire ; mais on ne citerait pas un navire français expédié de nos ports pour ces transactions nouvelles. Depuis le retour de la division de M. l’amiral Cécile, on n’a vu dans les mers de Chine d’autre navire français qu’une corvette de guerre. Et cependant, en ordonnant l’expédition de Chine, en cherchant à procurer au commerce et à la navigation de nouveaux débouchés dans le Grand-Océan, le gouvernement a cédé aux vœux des chambres de commerce, en même temps qu’à l’entraînement de ses propres espérances. L’épreuve est décisive, et si l’on veut, en effet, relever notre navigation, c’est à des combinaisons d’un autre ordre qu’il faut désormais recourir[18].

Est-ce à dire que, dans notre pensée, l’état doive enlever à cette industrie si profondément ébranlée l’appui de ses vaisseaux ? Nous méconnaîtrions, s’il en était ainsi, les mœurs de notre commerce et les besoins qu’il s’est créés. Tenu en lisière par l’insuffisance du capital dont il dispose, timide dans ses opérations dont il veut assurer la réussite à bref délai, redoutant, de la part des populations avec lesquelles il traite des supercheries dont il a trop souvent, il faut le dire, donné le déplorable exemple, notre commerce s’est habitué à compter sur l’influence de la force militaire. Il semble qu’il ne puisse trafiquer que sous le canon français. C’est là un véritable malheur ; c’est une voie funeste aussi bien pour le commerce, qui y perd son ressort, que pour la marine militaire, qui peut y compromettre sa dignité. Dans notre conviction, il faut en sortir, non pas brusquement, mais progressivement et en ménageant cette inquiète timidité de nos armateurs qui contraste si fort avec la confiance américaine. La substitution au mode actuel de stations navales d’un système de croisières mobiles et très actives satisferait aux besoins réels de la protection du commerce ; un moindre nombre de bâtimens y concourraient ; mais le nombre pourrait être compensé par la valeur militaire des navires employés. L’effet moral, loin d’être affaibli, n’en serait que plus efficace, et en même temps qu’il y aurait économie d’argent réalisée, il en résulterait, pour notre politique extérieure, plus de liberté d’action et la disposition de ressources plus étendues.


La flotte instrument politique

Ici nous touchons au vif de la question maritime. Si la France était, comme la Russie, reléguée à l’extrémité du continent européen, inaccessible aux impressions du dehors et maîtresse de mesurer ses relations avec les autres puissances ; si elle était, comme l’Union américaine, placée en dehors de la sphère d’activité où se meuvent ces puissances, assise sur un monde nouveau, n’ayant autour d’elle que des peuples débiles et des empires naissans ou en décadence, on pourrait se demander : Une marine militaire est-elle une condition essentielle de l’existence politique d’un tel état ? — Et encore faudrait-il reconnaître que la Russie n’a pris rang en Europe que du jour où Pierre-le-Grand l’a violemment dotée d’une flotte ; que les États-Unis, dès qu’ils se sont laissé attirer par les nécessités de développement de leur commerce dans la sphère d’activité européenne, ont dû se résoudre à construire des vaisseaux de guerre nous l’avons constaté au début.

Mais c’est au centre même de cette sphère que notre France est fixée. Comme le cœur dans le corps humain ressent nécessairement les moindres impressions communiquées à tous les membres, elle n’est indifférente à aucun des mouvemens qui s’accomplissent autour d’elle. Il a été dans sa destinée d’ébranler Rome au berceau, d’édifier sur les ruines de la domination romaine l’empire de Charlemagne, d’affermir dans la ville éternelle et de glorifier par son hommage la papauté chancelante, d’arrêter par la victoire l’expansion de l’islamisme, de donner les Normands pour maîtres à l’île anglo-saxonne, d’entraîner derrière elle l’Europe chrétienne aux croisades. Monarchie, elle a ébranlé de ses luttes le monde moderne ; elle l’a ébloui de ses gloires. Les armes, les beaux-arts, les sciences, les lettres lui ont ceint le front d’une resplendissante auréole. Démocratie, elle a, de son souffle ardent, allumé l’incendie des révolutions et de la guerre. Abattue pour avoir abusé de sa force, foulée aux pieds de ses ennemis coalisés, elle avait dû demander à la paix la cicatrisation de ses blessures et le rétablissement de ses forces. Quelques années ont passé ; tout d’un coup, la terre tremble, la révolution en jaillit bouillonnante, irrésistible ; la commotion, propagée avec une rapidité inouie, soulève les empires les mieux affermis. Nul ne sait, à l’heure présente, où s’arrêtera cette immense convulsion.

Une nation qui a joué ce rôle capital dans l’histoire, dont l’influence, bienfaisante ou funeste, a été dans tous les temps comme électrique, une telle nation ne saurait s’abstraire des affaires du monde, pas plus dans l’avenir que dans le passé. Elle inspire trop d’inquiétudes ou de sympathies, trop de craintes ou d’espérances, pour ne pas donner aux événemens du dehors une attention mesurée sur l’active surveillance dont elle ne cessera pas elle-même d’être l’objet.

Quel sera désormais le caractère de sa politique extérieure ? Si nous avions personnellement à exprimer un vœu, ce serait que, puisant dans le sentiment même de sa force d’initiative un conseil de modération et de prudence, notre pays s’appliquât à écarter de ses relations extérieures toute pensée systématique d’agression. Au commencement du XVIIe siècle, après les guerres de religion qui avaient décimé le continent européen et mis la France aux bords de l’abîme, la paix devint l’objet de tous les voeux. Ceux-là même qui, voyant au-delà du temps présent, méditaient sur les moyens d’accroître dans l’avenir l’influence et la prospérité de la patrie, subordonnaient ces nobles desseins à la satisfaction des besoins impérieux du moment, la pacification des esprits et le repos des peuples. Pourquoi résisterions-nous au désir de citer une fois encore le chevalier de Razilly ? Dans le mémoire au cardinal de Richelieu, où il déposait la pensée première de l’organisation d’une marine pour la France, le spirituel marin disait, faisant allusion aux circonstances politiques : « Je sais très bien l’état en quoi tout est à présent, et le principal remède de remettre en splendeur la France, et de conserver le tout, est d’éviter toutes guerres étrangères et civiles, et, par le moyen d’une tranquille paix de dix années, remettant la navigation et un gouvernail au pauvre navire errant, suivant les avis ci-après déclarés, l’on pourra rendre le roy maître de la mer et redoutable par tout l’univers à toutes nations. » Richelieu, continuateur de l’œuvre de Henri IV, rétablissait l’ordre dans l’état, et, par une politique extérieure aussi ferme que modérée, préparait les destinées de Louis XIV. Nous ne pousserons pas plus loin ce rapprochement entre des époques à tous égards si diverses. Ce n’est point la splendeur ruineuse du grand siècle que nous souhaitons à notre pays, et d’ailleurs c’est exclusivement au point de vue de la force navale que nous nous sommes proposé de sonder l’avenir politique. Le passé nous guidera sûrement.

Depuis 1815, la Méditerranée a été le théâtre des événemens importans accomplis en Europe. L’Espagne, terrain où sont depuis long-temps en présence les influences rivales de la France et de l’Angleterre, a vu, en 1823, notre premier armement maritime depuis la chute de l’empire. Il y a deux ans, la question des mariages ravivait des difficultés qui ne sont qu’assoupies.

En 1828, l’insurrection de la Grèce contre la Turquie a provoqué le concours de trois puissances : la France, l’Angleterre, la Russie ; les deux premières abandonnant la tradition de leur ancienne alliance avec la Porte Ottomane ; la Russie préparant ses vues d’avenir, aidée par la France et surveillée par la Grande-Bretagne. — La flotte russe a franchi les détroits.

En 1830, il s’agissait de châtier une folle insolence du dey d’Alger. Un mobile religieux arme en outre le bras de la France. Elle veut détruire à tout jamais la piraterie algérienne. Malgré l’inquiétude jalouse du gouvernement anglais, la prise d’Alger s’accomplit. Nul doute que des complications internationales ne fussent à la veille de s’élever, lorsque la révolution de juillet éclata. Le gouvernement issu de juillet avait les sympathies de l’Angleterre. Il ne pouvait, sans se dépopulariser, abandonner le prix de la victoire de nos soldats et de nos marins. La prise de possession de l’Algérie a été consommée. La Grande-Bretagne ne l’a pas empêchée ; mais elle ne l’a pas reconnue.

En 1832, Ancône, occupée de vive force par une division française, arrête l’Autriche prête à envahir la Romagne. C’est la question d’Italie qui se dessine.

L’entrée du Tage forcée en 1831, la prise de Saint-Jean-d’Ulloa et de la Vera-Cruz en 1837, le traité imposé à Buenos-Ayres en 1840, ont ajouté à l’histoire de notre marine des pages brillantes ; mais ces faits de guerre ne touchent pas à l’un de ces intérêts vivaces qui font et entretiennent les questions d’influence.

1840 a vu se produire la question d’Orient, ou plutôt la deuxième phase de cette question ; la première date de Navarin. Se fonderait-il en Égypte un empire ami de la France, héritier des traditions de l’armée de Bonaparte ? La France, déjà maîtresse de l’Algérie, acquerrait-elle ce nouveau point d’appui dans la Méditerranée ? L’empire ottoman, atteint au cœur, serait-il démembré ? La France voulait que les germes d’influence, depuis long-temps déposés par elle en Égypte, ne fussent pas étouffés. L’Angleterre voulait l’intégrité de l’empire ottoman, c’est-à-dire l’affaiblissement de la France en Égypte, la clôture des détroits contre la Russie. Le gouvernement russe pesait aussi du poids de son épée pour le maintien de l’empire turc. S’il faisait faire ainsi un progrès à l’Angleterre du côté de l’Égypte, il en obtenait un lui-même du côté de Constantinople. Du reste, protecteur de la Turquie, il n’en était pas moins redoutable pour elle. Il franchissait les Dardanelles, et montrait une fois de plus dans la Méditerranée sa flotte de la mer Noire. Qui croira que le traité de 1841 ait sérieusement dénoué ce réseau de complications ?

La guerre du Maroc, si énergiquement conduite à Tanger et à Mogador comme à Isly, si habilement terminée en 1844, n’est qu’un épisode de la question algérienne.

Nous voici venus à 1848. La guerre de l’indépendance italienne met le feu à la mine des révolutions. La république est proclamée en France. La Prusse et l’Autriche deviennent des états constitutionnels. L’Allemagne vise à l’unité. Cependant la Sicile se sépare de l’état napolitain. Deux escadres, l’une française, l’autre anglaise, sont intervenues ; elles ont eu mission de concilier le différend. C’est la politique de la France, même républicaine ; ce ne peut être celle de l’Angleterre. La médiation a échoué et les armes en décideront. Dans le même temps, Rome a rejeté de son sein le chef vénéré de l’Église : elle s’est érigée en république. Le monde catholique s’émeut d’une révolution qui enlève à la papauté son indépendance, au catholicisme sa ville sainte. Le moment n’est pas loin peut-être où plusieurs marines coalisées conduiront à Rome une nouvelle croisade.

Ce qui ressort de l’esquisse que nous venons de tracer à grands traits, c’est que question d’Espagne, question d’Alger, question d’Orient, question de Sicile et d’Italie, ne sont que les phases multiples d’une seule et grande affaire : la prééminence politique dans la Méditerranée. Trois états se la disputent : la France, pour garder son indépendance et maintenir une influence séculaire ; l’Angleterre et la Russie, pour consolider et développer les bases de leur puissance. La Russie a besoin d’atteindre Constantinople, but indiqué par Pierre-le-Grand. Arrivée là, elle enceindrait l’Europe, et par son immense frontière de terre et par ses escadres de la Baltique et de la mer Noire. L’Angleterre a besoin d’occuper la route de l’Inde. L’isthme de Suez ouvert à ses flottes mettrait en communication constante les deux parties de l’empire britannique, entre lesquelles le continent africain s’interpose aujourd’hui comme un retard. L’Égypte, dans ses mains, deviendrait l’entrepôt du monde. Aussi que d’efforts, que de luttes, que d’habiles manœuvres pour jalonner cette route et s’en assurer l’usage privilégié ! Gibraltar lui donne la clé de la Méditerranée ; de Malte, elle surveille les deux grands bassins de cette mer. À Corfou, elle commande l’Adriatique. Obligée de quitter l’Égypte après en avoir elle-même rejeté les Français, elle n’a jamais perdu de vue cette conquête réservée à son avenir. Aden, occupée à l’entrée de la mer Rouge, la rend déjà maîtresse de l’une des issues du long défilé dont l’ouverture de l’isthme lui livrerait la seconde clé. L’obstacle opposé à la réalisation de ces desseins a disparu avec Méhémet-Ali et Ibrahim. Le fils a précédé dans la tombe son père, affligé lui-même d’un mal plus cruel que la mort. La Porte Ottomane, aujourd’hui rentrée dans la plénitude de sa suzeraineté, n’aura qu’un instrument docile dans le petit-fils du vieux pacha. Et qui voudrait affirmer que le sultan, cédant aux inspirations de l’Angleterre, ne donnera pas quelque jour les mains à l’occupation de l’Égypte par sa fidèle alliée, dont elle attendrait en échange un ferme appui contre les envahissemens de la Russie, appui d’autant plus sûr, qu’il serait intéressé ? Pour nous qui avons vu les lieux, qui avons pratiqué les hommes et les choses, cette solution est clairement écrite derrière les nuages qui couvrent l’avenir. Pour nous, tout ce qui se prépare ou s’accomplit dans la Méditerranée a trait directement à cet avenir. Lorsqu’une escadre anglaise s’approche de la Sicile, nous nous souvenons de la reine Caroline et de Nelson. La constitution de 1812 signifie à nos yeux le protectorat de l’Angleterre.

Et quand l’histoire enseigne que, pour la possession de Malte, le cabinet anglais a rompu la paix d’Amiens et précipité l’Europe dans une guerre de dix ans, comment pourrions-nous croire que la possession de l’Algérie par la France soit un fait définitivement accepté par sa fière rivale ? Ce n’est plus d’un rocher qu’il s’agit aujourd’hui ; c’est d’un littoral de deux cent trente lieues, d’un territoire fécond, le grenier de Rome pendant des siècles. Dès qu’une flotte française pourrait s’appuyer à la fois sur Toulon et sur Alger, la route de l’Inde ne serait plus libre. Eh bien ! ne fermons pas les yeux à l’évidence : notre présence en Afrique est impatiemment supportée. Une politique aussi habile qu’énergique voit dans cette conquête l’instrument de la ruine de nos finances ; elle nous laisse à dessein nous épuiser en sacrifices, espérant bien, le jour de la moisson venu, que la moisson ne sera pas pour celui qui a semé.

Si, perdant de vue le péril, sourds aux leçons de l’expérience, nous n’étions pas en mesure de surveiller et de prévenir, nous apprendrions quelque jour que Mahon, enlevé de gré ou de force à l’Espagne, aurait mis aux mains anglaises la clé du bassin occidental de la Méditerranée et fermé à nos escadres la route de l’Algérie. Ce jour-là, Toulon verrait ses quais baignés par une mer anglaise.

Mais, nous l’avons dit et nous le croyons fermement, il n’est personne en France qui veuille préparer un tel avenir. Tous les partis politiques ont une part à réclamer dans l’œuvre accomplie au nord de l’Afrique. La restauration l’a noblement inaugurée ; le gouvernement de juillet l’a poursuivie avec une patriotique fermeté ; la jeune république a mis le dernier sceau à la conquête, en déclarant l’Algérie territoire français, en y donnant l’essor à la colonisation. Tous les partis voudront maintenir leur œuvre commune ; mais, qu’ils le sachent bien, cette œuvre est, après l’appui prêté à l’émancipation dés États-Unis d’Amérique, le plus grand travail politique entrepris contre la prépondérance maritime de la Grande-Bretagne ; et alors, qu’ils préparent les moyens de soutenir ce qu’ils ont commencé. C’est la marine qui a produit l’indépendance américaine : la marine, en conservant l’Algérie à la France, affranchira la Méditerranée.

La liberté des mers, c’est là ce que nous devons désormais vouloir absolument ; rien au-delà. Ne parlons plus de lac français ; nous n’arriverions qu’à créer un lac anglais ou un lac russe. Louis XIV, vainqueur successivement de la Hollande, de l’Angleterre, de l’Espagne, de Gênes, des Barbaresques, de tout ce qui avait flotte au vent, a laissé l’Angleterre maîtresse de la mer. Napoléon, vainqueur de toute l’Europe, moins l’Angleterre, a eu jusqu’à 64 vaisseaux, 44 frégates, 80,000 hommes embarqués. Napoléon n’a réussi qu’à livrer plus étroitement aux armes de son implacable ennemie cette mer méditerranée qu’il avait appelée le lac français.

La France pèse d’un trop grand poids dans les destinées du monde comme puissance continentale pour qu’il lui soit permis d’être en même temps prépondérante à la mer. Elle aurait alors l’empire universel, et le monde a montré deux fois qu’il n’accepterait pas le joug.

La Grande-Bretagne, il est vrai, s’est maintenue en possession de la suprématie maritime ; mais elle est isolée du continent, et sa supériorité même, impatiemment supportée, a sa fin marquée dans son origine : la mer efface en un jour les flottes les plus orgueilleuses comme les plus humbles. D’ailleurs, l’Angleterre n’a pas les charges d’une armée de terre à supporter, et le fardeau des dépenses qu’elle consacre à son armée navale est ainsi relativement allégé. La France, au contraire, garde constamment sa frontière continentale ; c’est sa première nécessité. Elle ne peut donner à sa flotte que le superflu. Cette difficulté ne date pas d’hier ; les plus brillantes années du règne de Louis XIV sont remplies par les querelles de Colbert et de Louvois. Les deux ministres démontrent, l’un qu’il faut désarmer sur le continent pour donner une impulsion décisive à la guerre maritime, l’autre que la frontière du Rhin importe d’abord à la sécurité de l’état et à la gloire du souverain. Tout le génie de Colbert ne prévaut pas contre la loi de la nature, et, Colbert mort, la marine, alimentée par des ressources insuffisantes, s’épuise par ses victoires avant de succomber à ses défaites.

Napoléon voulut faire un suprême effort contre l’Angleterre. Il projeta une flotte plus nombreuse que celle de son ennemie. Nous avons sous les yeux la dépêche[19] où il dicte ses ordres à son ministre :


« 10 mars 1811.

« Il faut construire, mettre à l’eau et avoir prêts à prendre la mer, avec hommes et vivres, autant de vaisseaux que j’en puis construire… Faites-moi un projet de budget de 1812 et 1813 dans ce sens. »

L’amiral De Crès présente aussitôt ce projet. Il propose un armement formidable : 104 vaisseaux de ligne, 85 frégates, 30 corvettes, 50 bricks, 33 flûtes, 5 gabares, 30 gabares-écuries, 11 transports, 484 bâtimens de flottille, en tout 832 bâtimens montés par 136,000 hommes.

Le budget de 1812 élevait les dépenses à 223 millions, celui de 1813 à 255,800,000 fr. La dépense d’armement de cette grande flotte en 1814 (indépendamment de ce que devaient coûter les autres services) était évaluée à 146 millions. Qu’arriva-t-il de ce projet ? Ce qui était advenu des grands projets de Louis XIV pour la marine. Les campagnes d’Espagne et de Russie exigèrent d’immenses dépenses. Toute la volonté de l’empereur de doter la flotte ne put prévaloir contre la nécessité.

Napoléon, dans les longues guerres qu’il a si glorieusement fournies, était seul contre tous comme Louis XIV. Tous deux ont succombé sur le continent et à la mer ; tous deux ont épuisé la patrie ; tous deux l’ont laissée affaiblie pour long-temps. Ces expériences si coûteuses ne seront pas perdues pour notre avenir politique. Si nous recommencions les rêves gigantesques des deux derniers siècles, nous nous réveillerions seuls une fois encore et dans l’abîme. Ne parlons donc plus de lac français ; parlons de la liberté des mers, et alors nous ne serons pas seuls. Le peuple anglais est un grand peuple, honnête, religieux, ardent à faire marcher la civilisation ; mais il porte le faix d’un empire démesuré. L’instinct de la conservation plus que le calcul l’obligera tôt ou tard à porter atteinte à quelqu’un de ces droits des nations qu’elles ne se laissent jamais impunément ravir. La guerre de l’opium en Chine est un de ces attentats, qu’on croit impossibles avant qu’ils aient été commis, et qui se renouvellent infailliblement dès qu’ils ont pu se produire un jour. Déjà les Anglais sont dépassés dans l’industrie de la navigation par les Américains et par les Norvégiens. Dans les industries de fabrication, l’Allemagne, devancée par la France, élève contre les ateliers anglais des concurrences redoutables. L’Angleterre résistera-t-elle aux tentations que donne trop souvent le sentiment d’une force supérieure ? saura-t-elle en triompher avec cette virile sagesse qui préside à ses conseils ? ou bien, dans un jour d’enivrement et de colère, se laissera-t-elle entraîner sur la pente des violences ?

Nous ne sommes pas de ceux qui poussent à la haine de l’Angleterre. Dans ce pays comme ici, il y a un grand nombre d’hommes qui veulent le règne du droit et qui ont horreur de la force, nous le savons. Notre pensée va plus loin. Pour nous, tant que la prééminence maritime de la Grande-Bretagne sera exclusivement fondée sur l’industrie, sur la science, sur le labeur de son peuple, tant qu’elle respectera le droit, nous dirons à nos concitoyens : « Imitez, faites mieux si vous pouvez, mais n’attaquez point ; respectez le droit. Ne provoquez pas sans raison une nation qui n’est pas votre ennemie pour être votre rivale. » Mais le jour où l’Angleterre frapperait le droit de son épée, oh ! ce jour-là, notre pays aurait un devoir à remplir, et il ne serait pas seul. Nous en avons pour garant le sage Jefferson.

« Je me réjouis sincèrement avec vous, écrivait-il à John Adams en 1813[20], des succès de notre petite marine ; ils doivent vous être d’autant plus agréables, que vous avez été de bonne heure et constamment partisan des murailles de bois. Si j’ai différé avec vous sur ce point, ce n’était pas quant au principe, mais quant au temps ; il me semblait que nous ne pouvions construire ni entretenir une marine assez puissante, pour ne pas tomber immédiatement dans le gouffre qui a englouti non-seulement les marines les moins importantes, mais celles des peuples qui tenaient le second rang sur la mer. Quand ces dernières pourront sortir de leurs ruines et s’approcher assez du point où elles balanceraient le pouvoir de l’Angleterre pour qu’en y ajoutant le nôtre nous assurions le succès, c’est l’époque où je crois qu’il nous conviendra de songer à en avoir une. »

Le temps est venu pour la France comme pour les États-Unis d’Amérique.


II.
QUELLE DOIT ÊTRE LA FORCE NAVALE DE LA FRANCE ?


Les principes ont été posés : ce qui suivra n’en est que la conséquence. Il n’est pas besoin de dire que, n’ayant pas l’honneur d’être officier de marine, nous n’aborderions pas des questions exclusivement techniques, si nous n’étions dirigé par des hommes de la profession. Nous avons recueilli bien des opinions, nous les avons comparées et débattues. Le seul rôle qui convienne en telle occurrence, est celui de rapporteur impartial.

La force navale a deux termes extrêmes qu’il est indispensable de fixer : le minimum des armemens en temps de paix, c’est-à-dire le point de départ ; le maximum des armemens en temps de guerre, c’est-à-dire le point d’arrivée. Mais, suivant le vieil adage romain, se préparer à la guerre est le plus sûr moyen de maintenir la paix. Le premier terme ne saurait donc être nettement déterminé sans la connaissance préalable du dernier ; c’est du grand armement pour la guerre qu’il faut d’abord s’occuper.


Armement maximum en temps de guerre.

Disons-le nettement : les bases en ont été posées dans la loi du 3 juillet 1846.

1° FORCE ACTIVE.
226 bâtimens à voiles :
40 vaisseaux de ligne.
50 frégates.
136 bâtimens inférieurs de tous rangs.
102 bâtimens à vapeur :
50 de 600 à 220 chevaux propres à la guerre.
50 avisos et transports de 120 à 200 chevaux.
2 batteries flottantes.
Total : 328 bâtimens à voiles et à vapeur.


2° RÉSERVE.

Nombre indéterminé de vaisseaux et de frégates en chantier aux 14/24 d’avancement.

Ces bases ont été discutées par les hommes politiques les plus considérables et par les hommes du métier les plus autorisés. Les termes extrêmes proposés ont été : 60 vaisseaux par ceux-là qui, le regard détourné vers le passé, ne tenaient pas assez de compte de la force nouvelle apportée à la marine par la vapeur ; 36 vaisseaux par ceux qui, penchés vers l’avenir, ne voyaient déjà plus dans les vaisseaux de ligne que des masses inertes livrées en proie à ce navire intelligent et maître de lui-même dont la vapeur est l’âme. La balance a été sagement tenue par le ministre, et la loi, en créant une réserve à côté de la force active, en dotant les magasins de larges approvisionnemens, a ménagé l’avenir tout en assurant le présent. Pour cette attitude que nous voudrions voir à la France, attitude non agressive, mais ferme et appuyée sur le droit, cette force est bien pondérée. Elle n’offre pas de ressources à des calculs d’ambition ; elle donne à la défense tout ce qui est nécessaire.

Qu’on ne s’y méprenne pas : la défense comme ligne de conduite politique n’implique pas une guerre purement défensive. C’est dans la Méditerranée que nous sommes le plus menacés. Ce n’est pas dans la Méditerranée que doivent être concentrés tous nos moyens de résistance. S’il en était ainsi, l’ennemi, maître du détroit, expédierait à son gré et concentrerait, pour nous réduire, les forces supérieures dont il dispose. Sûr de n’être pas inquiété ailleurs, il nous anéantirait ou nous contraindrait à l’immobilité. C’est en opérant à Brest, à Cherbourg, que nous pourrons agir à Toulon. À Brest, la France a devant elle tout ce qui est vulnérable dans l’Atlantique et au-delà. De Cherbourg, elle regarde l’Angleterre. Dès-lors l’ennemi est obligé de couvrir tout ce qui peut être attaqué, ou si, confiant dans l’étendue de ses forces, il veut nous bloquer, alors il faut qu’il enserre dans sa ligne de blocus, non-seulement nos six cent douze lieues de côtes continentales, mais l’Espagne tout entière, mais les deux cent cinquante lieues du littoral algérien et les points de vigie dans la Méditerranée. D’ailleurs, en présence de bâtimens à vapeur, le blocus serait très difficile à tenir, et il est permis de douter que l’Angleterre ne pense pas d’abord à protéger son territoire et à sauvegarder ses colonies. Rappelons-nous l’émotion produite de l’autre côté de la Manche par la flottille de Boulogne.

Maintenant, comment les forces seront-elles disposées ? Ce serait ici le cas de discuter les systèmes de guerre d’escadre et de guerre de course ; nous ne le ferons point. La loi de 1846 a tranché la question en conservant les vaisseaux comme noyau de la force navale, et en plaçant à côté des vaisseaux un grand nombre de frégates et de bâtimens à vapeur. D’ailleurs, chacun des deux systèmes a été éprouvé par des succès et des revers. Jean Bart, Duguay-Trouin, Cassart, ont montré ce que peuvent faire de hardis corsaires. Duperré sous l’empire, et les Américains en 1814, ont fait avec bonheur la guerre de frégates ; mais Raynal a démontré combien une telle ressource est débile. On ne saurait lire avec trop d’attention les pages consacrées à ce grave sujet par M. de Lapeyrouse-Bonfils dans son Histoire de la Marine[21]. Cet officier, qui porte dignement un nom illustre, a établi avec autorité que la guerre de course n’est possible qu’appuyée par des escadres.

Nous ne discuterons pas non plus la valeur relative à donner aux bâtimens à voiles et aux vapeurs comme instrumens militaires. Chacun a ses propriétés, et vaut par elles. C’est à en tirer parti qu’il faut s’appliquer. Ce qui paraît certain, c’est que l’un et l’autre sont désormais des élémens essentiels de toute flotte de guerre. Le vaisseau mixte, qui conserve sa force comme machine de combat et qui est doué de la faculté de se mouvoir comme le vapeur sans en avoir complètement la vitesse, offre peut-être à l’heure actuelle la combinaison la plus heureuse des deux élémens. Le vaisseau-vapeur ferait-il encore un pas utile ? L’avenir en décidera. Toutes ces questions sont à l’étude. C’est pourquoi la loi de 1846 a voulu que le ministre de la marine, sous les yeux duquel la science des constructions navales donne chaque jour ses enseignemens pratiques, fût maître de modifier, suivant les circonstances, la proportion des forces dont elle n’a fait que poser les bases. Elle a laissé au ministre une autre œuvre à accomplir, c’est la répartition de ces forces entre les ports qui auront soit à les produire, soit à les employer. C’est là un point capital, et nous n’avons aucun embarras à constater qu’on s’en était activement occupé avant la révolution de 1848. Nous n’en avons pas davantage à présenter un plan tout-à-fait indépendant des études dont nous avons pris notre part à cette époque. Ces études avaient trait principalement à la question administrative : c’est au point de vue militaire que nous devons nous placer aujourd’hui.

L’opinion d’officiers expérimentés est que la France pourrait soutenir une guerre maritime avec un ensemble de forces combinées ainsi qu’il suit :

1° FORCE ACTIVE

À Brest, deux escadres : 49 bâtimens.

1° Escadre pour opérer au loin :
12 vaisseaux à voiles de 90 canons en majorité.
12 frégates de 50 canons.
6 frégates-vapeurs à roues de 400 chevaux. Coque du type Infernal, machine du type Pluton. Balanciers en fer forgé. Tout ce qui peut garantir une marche sûre et rendre le plus rares possible les besoins de réparation. Charbon pour 20 jours.
3 avisos-vapeurs à grande vitesse. Machine de 400 chevaux sur une coque du type anglais Bull-dog.
6 bricks à voiles de 20 canons.
10 grands bâtimens de charge.
Total : 49 bâtimens, neufs autant que possible, surtout les vaisseaux.
6,000 hommes de troupes de débarquement, six à huit mois de vivres.

Une telle escadre, sur la rade de Brest, a la mer ouverte. Elle est constituée d’élémens assez énergiques pour menacer sérieusement tout point qui ne serait pas fortement défendu.

2° Escadre de défense
6 vaisseaux de 100 canons mixtes.
6 frégates de 60 canons mixtes.
4 avisos-vapeurs de 100 à 300 chevaux.
Total : 16 bâtimens.

Cette force aurait à opérer sur le littoral. Il faudrait qu’elle pût être agile en même temps que puissante. L’emploi de bâtimens mixtes et de vapeurs est une condition essentielle pour que ce but puisse être atteint.

À Cherbourg, une escadre : 27 bâtimens.

6 vaisseaux de 100 canons mixtes.
6 frégates de 60 canons mixtes.
3 frégates à voiles.
12 avisos-vapeurs de 100 à 200 chevaux.

À Cherbourg, il faut pouvoir attaquer et se défendre. Les bâtimens mixtes peuvent frapper fort et vite.

Les avisos-vapeurs et les frégates éclaireraient la mer ou porteraient des troupes suivant le besoin.

À Lorient, une division légère : 6 bâtimens.

3 frégates à voiles.
3 vapeurs de 220 chevaux.

À Rochefort, une division légère : 9 bâtimens.

6 frégates à voiles.
3 corvettes-vapeurs.

À Toulon, escadre de la Méditerranée : 66 bâtimens, 6,000 hommes de troupes de débarquement.

12 vaisseaux à voiles, les vieux vaisseaux de 1er et de 3e rang encore propres au combat.
6 frégates à voiles.
18 frégates-vapeurs de 4 à 600 chevaux. Ce que la marine a de plus puissant en navires à vapeur. 20 avisos-vapeurs ou transports.
10 bricks à voiles de 20 canons.

Dans la Méditerranée, les distances sont promptement franchies. Le retour au port est facile et rapide. Cette mer appartient à la marine à vapeur. Toutefois les vaisseaux y sont encore nécessaires. On indique les plus puissans par l’artillerie et les plus anciens, parce qu’ils n’auront pas de longues campagnes à fournir, et que, s’ils doivent frapper, il faut que le coup soit énergiquement porté. Les 6,000 hommes de troupes ne sont qu’un noyau. La flotte a vu passer sur ses vaisseaux toute l’armée allant en Afrique ou revenant en France. L’armée de terre fournirait bien vite les troupes de débarquement nécessaires. Quarante vapeurs porteraient une armée.

Aux Antilles et à la Réunion le noyau de deux croisières : 12 bâtimens.

6 frégates à voiles.
6 vapeurs de 300 chevaux.

Voilà un plan d’organisation de la force active en vue d’une guerre maritime.

Pour qu’il fût réalisé, il faudrait avoir disponibles, six mois après la déclaration de guerre. En tout 185 bâtimens.

36 vaisseaux (à voiles mixtes)
48 frégates (idem)
16 bricks (idem)
10 transports (idem)
24 frégates (à vapeur)
51 avisos (idem)

Cette force permettrait d’opposer escadre à escadre à un ennemi obligé de diviser extrêmement ses moyens d’action pour se prémunir lui-même contre des attaques dont il ne pourrait connaître le but ; elle donnerait en outre carrière à la guerre de course. Les divisions de frégates disposées à Cherbourg, Lorient et Rochefort, aux Antilles, à la Réunion, auxquelles on pourrait joindre des bricks de guerre ou des corvettes, parviendraient, comme dans les guerres précédentes, à franchir les lignes ennemies. Il ne faut pas méconnaître toutefois que deux difficultés se présenteront aujourd’hui : l’emploi des vapeurs par l’ennemi pour surveiller la sortie des ports, l’absence de moyens de ravitaillement et de réparation pour nos croisières dans les mers lointaines ; mais la narine française se rappelle avec fierté la campagne de la Bellone dans les mers de l’Inde. Nos croiseurs vivront aux dépens de l’ennemi, ou périront en combattant.

Cet ensemble d’armement demanderait de 68 à 70,000 hommes d’équipage et 1,500 officiers de marine.


2° RÉSERVE.

Ce serait beaucoup qu’un tel armement pût être réalisé ; ce ne serait pas assez toutefois pour affronter les chances d’une grande guerre maritime. Toute force active suppose une réserve qu’il faut préparer.

La réserve serait convenablement composée de

12 vaisseaux (à voiles)
30 frégates (idem)
10 frégates (à vapeur)
20 corvettes (idem)
Ensemble 72 bâtimens qui porteraient 28,000 hommes d’équipage et 600 officiers.

Cette réserve serait suffisante, pourvu qu’elle pût être rendue promptement disponible. Elle devrait être répartie par portions égales entre Toulon et les ports de l’Océan. Six vaisseaux en chantier à Toulon offriraient une ressource indispensable pour le remplacement des bâtimens qui auraient souffert dans le combat.

Des 40 vaisseaux adoptés comme base par la loi de 1816, 36 seulement, dans le système qui vient d’être exposé, seraient nécessaires au début de la guerre, ou du moins dans l’année qui suivrait la déclaration. Voici donc déjà 4 vaisseaux pour la réserve. De plus, la loi de 1846 a autorisé le ministre à mettre sur les chantiers, pour cette destination, un nombre indéterminé de vaisseaux à porter aux 14/24es d’avancement. La même faculté s’étend évidemment aux frégates et aux vapeurs. Pour ces derniers surtout, il est important de n’être pas pris au dépourvu. Une guerre avec l’Angleterre nous trouverait, quant à la flotte à vapeur légère, c’est-à-dire quant au moyen de passer la Manche, dans un état d’infériorité dont on ne se rend pas suffisamment compte de ce côté du détroit. Indépendamment de ses vapeurs de guerre, le gouvernement anglais pourrait disposer, aussitôt les hostilités engagées, d’un nombre considérable de steamers du commerce. Il en trouverait facilement au-delà de mille. Notre industrie est bien loin de pouvoir donner un tel secours, et les ressources qu’elle tiendrait en réserve pour une guerre doivent à peine être comptées. Il faut donc être prêt à pouvoir produire rapidement un large complément à la force active en vapeurs.

Au surplus, tout ce qui précède est matière à discussion. Un plan de guerre maritime ne s’improvise point. Il ne se fixe pas du premier coup sous la plume, et s’il était, en effet, donné aux hommes qui ne sont pas du métier d’indiquer un système précis, ils devraient le réserver pour les conseils du gouvernement et ne pas le livrer aux hasards de la publicité. Nous sommes certain de n’avoir rien à nous reprocher de ce côté. Nous avons visé uniquement à établir deux principes qui pourraient être méconnus par les personnes étrangères à la marine : le premier, c’est que l’action de la flotte ne saurait, sans de graves périls, être concentrée exclusivement dans la Méditerranée, et que la France ne sera libre d’agir dans la Méditerranée qu’autant qu’elle sera en mesure d’opérer sur l’Océan ; le deuxième, c’est que le gouvernement ne saurait trop tôt déterminer l’organisation de ses forces navales pour le cas d’une guerre. Le but des dépenses consacrées à l’entretien de ces forces est ou de faire la guerre ou de la prévenir. C’est vers ce but que doivent converger et les efforts de l’administration de la marine et les sacrifices à consentir par l’assemblée nationale au nom du pays.

Le plan une fois tracé, tous les intérêts essentiels de la marine y trouveront naturellement leur place. Les questions les plus complexes se simplifieront. Pour ne parler que du matériel, combien de difficultés administratives disparaîtraient le jour où chaque port aurait sa part nettement assignée dans la mission commune d’approvisionnement, de construction et d’armement ! Les élémens ne manquent pas ; ils sont tout prêts.

Nous avons à flot 27 vaisseaux : 14 sont excellens, 8 plus anciens peuvent cependant encore naviguer et combattre ; 5 seraient à condamner, s’ils n’étaient jugés en état de subir un nouveau rajeunissement par la refonte. Le système qui vient d’être exposé comprend 12 vaisseaux mixtes. Les vieux vaisseaux sont évidemment les plus propres à cette transformation, qui compte encore trop de chances inconnues pour être appliquée sans imprudence à des vaisseaux neufs. Le Nestor va recevoir un moteur auxiliaire. Si les expériences sont aussi favorables que celles de la Pomone, il sera nécessaire d’entrer résolûment dans cette voie. En 1847, l’Angleterre avait déjà 9 vaisseaux mixtes. Les vaisseaux de 100 canons et les frégates de 60 ont été indiqués comme devant être préférés pour l’application des hélices. Les vaisseaux de 100 ont gagné beaucoup à être expérimentés : leur marche est maintenant trouvée ; mais ils coûtent presque aussi cher à construire que les 120, à cause de la grande longueur de leur quille ; ils coûtent à entretenir armés beaucoup plus cher que les 90, qu’ils ne valent pas par les qualités nautiques, et qu’ils surpassent de bien peu pour la force militaire. Il est, de même, reconnu que les frégates de 60 canons, inférieures en tout point aux vaisseaux de 74, coûtent presque aussi cher, et n’ont pas à beaucoup près les qualités nautiques des frégates de 50 et de 40. Les vaisseaux de deuxième rang et les frégates de premier rang seraient donc sans inconvénient appliqués à la destination de bâtimens mixtes ; leurs grandes dimensions se prêteraient d’ailleurs au logement des machines, et il y aurait à cet égard avantage sur les navires des autres rangs.

20 vaisseaux sont en chantier : 10 conduits au-delà des 3/4 d’armement ; 4 à plus de moitié ; 5 du quart à la moitié. On trouve dans le nombre le vaisseau-vapeur le 24 Février. On regrette de n’y voir que 2 vaisseaux de premier rang et aucun du quatrième. Des anciens vaisseaux de 120 canons, il ne reste que le Friedland qui soit dans toute sa force. Le Souverain, le Montebello, l’Océan, commencent à fléchir sous le faix de l’âge. Le Valmy, construit sur de nouveaux plans, a besoin d’être mis à l’épreuve de la navigation en escadre. C’est un admirable vaisseau. S’il est aussi puissant que majestueux, il offrira un type à reproduire.

Des 40 frégates actuellement à flot, 30 sont propres au service le plus actif ; 16 frégates en chantier pourvoiront facilement aux nécessités de remplacement.

Quant aux vapeurs, 18 frégates, 80 corvettes et avisos sont à flot ; 2 grandes frégates et un certain nombre de vapeurs inférieurs sont soit à flot, soit en chantier.

La réalisation de la force active, telle que nous la concevons, ne rencontrerait donc aucune entrave. L’effort à faire consisterait à conduire à un état voisin de l’achèvement ceux des vaisseaux qui ne devraient pas être mis immédiatement à flot, à donner une impulsion active à la transformation en vaisseaux et frégates mixtes d’un certain nombre de bâti mens des deux espèces à flot ; enfin, à ajouter 4 frégates-vapeurs aux 20 qui existent déjà, soit à flot, soit en chantier.

Ce sont là, sans doute, de grands travaux ; mais, dirigés avec mesure et persévérance, ils ne grèveraient pas le trésor de charges excessives ; d’ailleurs ce sont des dépenses que doit savoir faire un état qui veut avoir une marine. Ces dépenses, en concourant à constituer le capital naval, donneront du pain aux ouvriers des arsenaux. C’est sur d’autres parties du service, sur celles qui consomment sans produire, qu’il faut chercher des économies. On les trouvera dans la réduction du nombre des bâtimens armés pendant la paix.

Toutefois, de même que la guerre a ses besoins qu’il faut prévoir longtemps à l’avance pour ne pas être pris au dépourvu, de même la paix a ses exigences qu’il faut satisfaire. D’ailleurs il est un principe à poser, c’est que les armemens, même le plus restreints, sur pied de paix, doivent être calculés de manière à rendre toujours possible le passage au pied de guerre. Il est nécessaire d’avoir sans cesse les deux termes présens à la pensée. S’il y a un maximum qu’il faut pouvoir atteindre, il y a un minimum au-dessous duquel on ne doit jamais descendre.


Armement minimum en temps de paix.

Les nécessités qui déterminent à armer en temps de paix comportent, de même que pour l’armement de guerre, une force active et une réserve.


Force active.

La force active se divise en six catégories très distinctes, ayant pour objet chacune un service nécessaire.

La France a cinq ports de guerre, un grand nombre de ports secondaires principalement utilisés pour le commerce. Sur son littoral des deux mers se pratique la pêche côtière. Il faut pourvoir au bon ordre des ports, au service des rades et à la police de la pêche. Première catégorie, désignée sous le titre de service local en France : 22 bâtimens de flottille, 10 à voiles, 12 à vapeur, suffisent à ce service. Parmi les vapeurs cependant, il faut comprendre 2 corvettes pour la rade de Brest.

Les colonies ont des nécessités analogues. De plus, il faut qu’elles puissent être mises en relation, soit entre elles, soit avec les états circonvoisins. On n’a employé jusqu’à présent, pour cette deuxième catégorie, service local des colonies, que des navires de flottille à voiles et quelques vapeurs légers. On peut augmenter le nombre des vapeurs. Dans nage pensée, 2 grandes corvettes doivent y être jointes, 1 aux Antilles, 1 à la Réunion. La révolution sociale accomplie dans ces colonies exige la présence constante d’une force respectable. Cette force doit être indépendante du système des stations navales, qui appelle lui-même des modifications profondes : 21 bâtimens, dont 13 voiles et 8 vapeurs, pourvoiront au service local des colonies.

L’Algérie impose à la marine des armemens spéciaux et constans, indépendamment du concours qu’elle lui demande fréquemment pour le transport des troupes. Il y a nécessité que Toulon et Alger soient mis en communication régulière. Il n’est pas moins indispensable que des relations non interrompues soient entretenues entre les divers points du littoral de cette grande possession française : 10 vapeurs, parmi lesquels 4 corvettes, doivent être affectés au service de cette troisième catégorie.

La quatrième s’applique à la protection du commerce maritime et des pêches de long cours. Nous l’avons établi dans le cours de cet écrit, des stations navales, entretenues sur les points les plus fréquentés du globe, immobilisent actuellement sans utilité réelle pour le commerce un grand nombre de bâtimens. L’opinion de plusieurs officiers distingués qui ont commandé des stations est que ce système doit tendre à se transformer et faire place graduellement à des croisières. Ils reprochent aux stations, indépendamment de ce qu’elles coûtent, d’être une mauvaise école pour les officiers et les équipages. Le propre des stations est de ramener souvent, et quelquefois de maintenir, les bâtimens dans les ports étrangers. Le propre des croisières est au contraire d’entretenir une navigation active et presque constante. Ce dernier mode exigera de nos marins plus de dévouement, en leur imposant plus de fatigues. Ils ne les rechercheraient peut-être pas ; ils les accepteront volontiers si elles leur sont demandées. La disposition à rester dans les ports ne date pas d’hier dans notre marine. La correspondance des ministres de Louis XIV en offre de curieux exemples. Seignelay recommandait fréquemment à Duquesne, Pontchartrain recommandait à Tourville de tenir la mer et de résister à cet attrait qu’ont toujours exercé les ports étrangers sur les marins français. Tourville se conformait plus facilement à ces instructions que son illustre devancier. On cite une année où il tint la mer pendant douze mois sans rentrer au port. Il se ravitaillait au large.

L’obligation de naviguer beaucoup entraîne l’emploi de navires plus marins que les bâtimens de flottille. Des frégates, des corvettes, surtout des bricks, des vapeurs, se prêteront à ce genre de service. On y trouvera d’ailleurs l’avantage d’avoir un noyau de croisières propres à opérer militairement en cas de guerre. Six divisions de trois à sept bâtimens, dans chacune desquelles se trouveraient au moins une frégate et un vapeur, pourvoiraient, suivant des juges compétens, à toutes les nécessités de ce service, parmi lesquelles il ne faut pas omettre la protection à donner à nos pêcheries de Terre-Neuve, d’Islande et d’Écosse, ces précieuses pépinières de matelots. 28 bâtimens, dont 17 voiles et 11 vapeurs, portant ensemble moins de 5, 000 hommes, en formeraient l’effectif. Ces divisions seraient échelonnées et divisées de telle sorte qu’elles pussent correspondre, et qu’au premier bruit de guerre elles fussent en mesure de se grouper soit autour des Antilles, soit autour de la Réunion et de Mayotte.

Disons tout de suite un mot d’une cinquième catégorie, classée sous le titre services divers, bien qu’elle occupe le dernier rang sur notre tableau de la force active. Parmi ces services, nous avons placé la frégate-école de canonniers-marins, une des meilleures institutions dont la marine ait été dotée. La dépense qu’elle coûte sera amplement compensée par la supériorité qu’elle assure à notre artillerie navale, et dont les effets se manifesteront au premier combat. En tout autre temps, nous proposerions d’affecter à cette école un vaisseau de quatrième rang au lieu d’une frégate ; mais l’essentiel est assuré. Il faut tenir compte des nécessités d’économie. 9 autres bâtimens sont classés sous le même titre ce sont les gabares destinées au transport des garnisons coloniales. Ce chiffre ne comporte pas la disponibilité de bâtimens pour les transports de matériel. Dans notre pensée, ils doivent être le plus souvent opérés par les navires du commerce, qui y trouveront un peu de fret. D’ailleurs, les transports opérés par cette voie coûteront moins cher à l’état. Les envois d’argent qui, remis au commerce, nécessiteraient le paiement de primes d’assurances très élevées, seront facilement confiés ou aux gabares qui porteront les garnisons ou aux navires expédiés pour le service des croisières.

Parmi les 2,250 hommes qu’il faudrait embarquer pour les services divers, on a compris les équipages des bâtimens-écoles et des navires de servitude.

Reste la catégorie des divisions d’évolutions. Elle a une relation directe et avec les croisières de protection du commerce et avec cette seconde partie des arméniens que nous appelons la réserve.

Depuis plusieurs années, la France a dans la Méditerranée une force disponible qu’on appelle escadre d’évolutions. Cette pratique n’est pas, au reste, d’invention récente ; Colbert la recommandait. Il voulait que deux divisions navales fussent exercées à la mer, l’une dans la Méditerranée, l’autre dans l’Océan, et pour cette dernière il recommandait la navigation dans la Manche comme la plus instructive et aussi comme la plus politique. M. Portal, lorsqu’il présentait son budget systématique de 1820, exprimait le regret que cette tradition ne pût être observée avec les 65 millions qu’il déclarait indispensables à la marine. Cependant il destinait un vaisseau et quelques bâtimens inférieurs à former le noyau, pour mieux dire le simulacre, de cette escadre d’évolutions, la meilleure de toutes les écoles nautiques. Depuis lors les événemens politiques ont exigé l’entretien permanent, dans la Méditerranée, d’un certain nombre de vaisseaux. On en a compté jusqu’à 21 en 1840. Le nombre a varié suivant les circonstances. Il semble s’être fixé, depuis quelques années, à 6. Le projet de budget de 1849 le porte à 8, en y ajoutant quelques frégates-vapeurs. Si nos finances avaient recouvré la situation prospère qu’il est si nécessaire de leur rendre, ce ne serait pas 8 vaisseaux dont il faudrait demander l’armement, mais 12 ; ce n’est pas une escadre d’évolutions, mais deux escadres : une pour l’Océan, l’autre pour la Méditerranée. Ne pouvant armer deux escadres, on peut du moins avoir deux divisions navales : une de 4 vaisseaux à Toulon, une de 3 vaisseaux à Brest. À la division de Toulon nous ajoutons 1 frégate mixte ; à toutes les deux, 3 vapeurs, dont 1 frégate, 1 corvette et 1 aviso.


Réserve.

Pour compléter, en prévision de nécessités politiques, un armement respectable, nous formons une forte réserve établie à deux degrés, disponibilité et commission. Ici nous devons entrer dans des explications techniques.

D’après les règles actuelles du service, les bâtimens à flot sont divisés en cinq classes distinctes : le premier état, c’est-à-dire celui qui rapproche le plus le navire de l’immobilité du chantier, c’est l’état de désarmement ; le deuxième, qui est un progrès vers la mobilité, est l’état de commission de port ; le troisième, qui délivre le bâtiment des entraves du port, est la commission de rade ; le quatrième, qui le rapproche le plus de la faculté de prendre son vol sur les eaux, est la disponibilité de rade ; le cinquième et dernier est l’état d’armement. Le bâtiment n’est armé que lorsqu’il doit tenir la mer. On ne place guère dans les situations intermédiaires de commission de port, commission de rade et disponibilité, que les vaisseaux, les frégates à voiles et les vapeurs. Encore ces derniers n’occupent-ils jamais, depuis deux ou trois années, d’autre position de réserve que celle de la commission de port. Tous les autres bâtimens sont ou armés ou désarmés.

La commission de rade est d’institution assez récente. Elle a été conçue en vue d’alléger les dépenses d’armement, tout en donnant aux bâtimens des garanties de prompte disponibilité. Appliqué avec soin surtout à des navires appelés à être prochainement armés, ce système aurait produit des résultats excellens. Il n’a jamais été complètement pratiqué. Plus que tout autre, ce mode de disponibilité, qui ne laisse à bord que le personnel strictement nécessaire à la sûreté du navire sur les rades, impose à des états-majors très réduits des obligations de vigilance et d’assiduité bien difficiles à remplir si près du port, et lorsque la navigation ne charme pas les ennuis de l’embarquement. Le commandement n’y est exercé qu’à titre provisoire. Enfin, lorsque l’état de commission de rade se prolonge, il y a nécessité, à moins de soins très attentifs qui n’ont jamais pu être obtenus, que le bâtiment entre au bassin pour le nettoyage de la carène ; c’est-à-dire que l’armement partiel qu’il a déjà reçu peut, dans ce cas, être en pure perte, puisque, pour entrer au bassin, il doit être désarmé.

Ce reproche, fondé dans une certaine mesure, s’applique également, il faut le reconnaître, à la disponibilité telle qu’elle est constituée et à toutes les situations analogues que l’on pourrait créer. Un long séjour en rade, nous entendons un séjour de plusieurs années, amènera toujours, au moment d’expédier le bâtiment pour une campagne de long cours, la nécessité de nettoyer la carène et, par conséquent, d’entrer au bassin ; mais cet inconvénient, commun aux deux situations de commission et de disponibilité sur rade, est compensé en faveur de la dernière, précisément par la possibilité d’en disposer plus vite. En effet, le vaisseau de premier rang disponible a son commandant définitif, une partie de son état-major, une partie des maîtres, une partie des gabiers et des chefs de pièce embarqués ; il porte 330 hommes ; il peut, au besoin, naviguer ; et, l’ordre de compléter l’armement et de prendre la mer étant donné, il doit être en mesure de mettre sous voiles et de combattre dans un bref délai, après avoir reçu son complément d’équipage et ses vivres. C’est évidemment parce qu’on attend du vaisseau dit en disponibilité cette active transformation en bâtiment puissant pour la navigation et le combat, qu’on se résigne à faire la dépense d’un entretien qui, le plus souvent, paraît n’avoir pas eu d’objet utile ; mais on serait bien plus fondé à regretter cette dépense, si cette prompte disponibilité qui la motive n’était pas en effet réalisable. Or, il a été prouvé plusieurs fois que le vaisseau disponible, ne comportant pas, d’après les termes réglementaires, la présence à bord et à son poste de chacun des hommes essentiels, en un mot, la formation complète des cadres, demande beaucoup de temps pour être transformé en un bâtiment armé ayant toute sa valeur. Plusieurs officiers nous ont dit qu’un délai de quatre à six mois serait, la plupart du temps, nécessaire pour que ce vaisseau fût prêt à combattre. Il y a évidemment là un perfectionnement à introduire ; car, si le vaisseau en disponibilité ne peut pas acquérir très promptement la valeur d’un vaisseau armé, la considération d’économie doit évidemment prévaloir. Voici un petit nombre de mesures que nous présentons sous la garantie de gens du métier, et qui paraissent de nature à simplifier les difficultés, sinon à les résoudre complètement.

La réserve comprendrait, ainsi qu’il a été dit plus haut, deux degrés la disponibilité, sur rade ; la commission, dans le port. La réserve serait placée, quant à l’accomplissement des conditions partielles d’armement, sous l’inspection et sous la responsabilité directe d’un officier-général ayant son pavillon sur la rade à Brest et à Toulon. Aujourd’hui le préfet maritime est seul chargé de veiller à l’organisation de cette partie de la force navale. Elle se confond nécessairement pour lui dans l’immensité des détails du service administratif le plus varié qui puisse être imposé à l’activité humaine. Il est donc arrivé fréquemment que des bâtimens réputés officiellement à l’état de commission n’étaient véritablement assimilables qu’à des navires désarmés, et que des vaisseaux réputés disponibles comportaient dans leur organisation des causes de retard qu’aucune volonté humaine ne pouvait faire disparaître au moment du besoin. Cette mesure, qui est fondamentale, produirait, nous n’en doutons pas, les, plus heureux résultats. Des inconvéniens pourraient y être attachés quant aux conflits de deux responsabilités différentes, celle du préfet et celle de l’officier-général en rade. Ils peuvent être évités. C’est une question à examiner mûrement et qui, mérite d’appeler l’attention du conseil d’amirauté.

Quant au premier degré de réserve, la disponibilité sur rade, nous n’avons rien à ajouter à ce qui a été dit ci-dessus. Les cadres doivent être complétés à bord. Il ne doit rester à y introduire que les hommes qui ne valent que par le nombre et qui, dès l’arrivée à bord, trouveront et le service organisé, et leur place assignée, et des exemples à suivre. 375 hommes suffisent pour que ce résultat soit obtenu[22]. Le vaisseau, dans cette situation de disponibilité, serait prêt à prendre la mer avec ses vivres faits, quinze jours après l’ordre notifié au port : prêt à combattre un mois après avoir reçu le complément de son équipage.

Une frégate-vapeur serait plus disponible encore moyennant un noyau d’équipage de 43 hommes[23] ; il faut ajouter que ce sont les hommes essentiels et en tête le commandant définitif. Les maîtres, les mécaniciens et chauffeurs forment ce noyau. La frégate-vapeur ayant son complet de charbon dans les soutes serait prête à partir le lendemain de l’ordre reçu, à combattre quinze jours après. Quant à la commission de port, deuxième degré de réserve, avec la garantie de l’inspection d’un officier-général spécialement responsable, elle constituera un commencement réel de disponibilité. Les vaisseaux et frégates à voiles ayant à bord le lest, l’artillerie, la mâture, les chaînes et ancres, les emménagemens faits, sans le mobilier, l’arrimage de la grande cale fait, et enfin ayant le gréement disposé en magasin, pourront être en état d’entrer en rade six semaines après l’ordre d’armement reçu. Si on avait à opérer sur un grand nombre de bâtimens en commission, ce délai serait insuffisant sans doute ; mais, en six mois, on serait sûr d’avoir prêts à tous services tous les bâtimens placés dans cette catégorie.

Pour les vapeurs, l’entretien est plus simple et la disponibilité plus facile à obtenir. Il suffit de les ranger le long des quais. Ils conserveraient le matériel embarqué ; ils seraient placés sous l’autorité d’un seul commandant ayant sous ses ordres un demi-équipage de frégate-vapeur. Le mécanicien à bord de chacun d’eux est tout ce qu’il faut pour surveiller la machine et prévenir l’oxidation. On nous pardonnera un détail sans aucun prix pour les personnes étrangères à la marine, mais qui offrira quelque intérêt aux hommes du métier. Une précaution indispensable à prendre serait de faire tourner les roues une fois tous les huit jours. Il ne serait pas moins essentiel de faire chauffer six fois l’an, pendant trois heures chaque fois. Ce sont des précautions employées avec succès par quelques officiers et dont l’application généralisée serait d’un très utile effet pour la conservation des machines et de leurs chaudières.

C’est sur ces bases que nous avons préparé un état d’armement minimum pendant la paix[24]. Nous voulons dire que, quelle que soit la situation de ses finances, la France, si elle veut mettre sa marine en état de pourvoir aux nécessités les plus pressantes du service public, doit entretenir ce minimum d’armement. Tant que ces nécessités ne seront pas réduites, l’armement ne saurait être lui-même réduit. Tel qu’il est calculé, il exigerait l’emploi de 186 bâtimens, dont 105 armés et 81 en réserve. 22,000 hommes seraient nécessaires à la formation des équipages. Tel qu’il est, il pourvoit à tous les services ordinaires. De plus, il donne à la France la disposition immédiate de 12 vaisseaux pour les éventualités de sa politique. Il permet de rendre un peu de vie au port de Brest que la force des choses a conduit à négliger trop long-temps. Par là même, il prépare les voies à l’armement sur le pied de guerre. 10 vaisseaux et 10 frégates à voiles, 15 frégates-vapeurs, entretenus en commission et distribués systématiquement entre les ports qui auraient à en faire emploi pour la guerre, porteraient avant six mois nos forces à un effectif déjà imposant.

Une bonne direction doublerait cette valeur. En temps de paix, il est bon que nos marins passent fréquemment le détroit de Gibraltar : leurs devanciers l’ont franchi plus d’une fois sous le canon anglais. Il serait d’un effet salutaire de conduire dans la Méditerranée les vaisseaux armés à Brest, de faire évoluer de concert les divisions des deux mers et d’exciter entre elles une puissante émulation. De plus, au lieu de laisser dépérir sur rade les vaisseaux en disponibilité, pourquoi ne les ferait-on pas passer à tour de rôle à l’état d’armement ? Il suffirait pour cela que le vaisseau armé versât au disponible le complément d’équipage dont la valeur est principalement dans le nombre. On aurait ainsi le moyen d’instruire, de former par la pratique d’excellens cadres de maistrance en même temps que de bons états-majors. L’activité qui en serait la conséquence donnerait à nos ports cette vie si nécessaire au moment où il faudrait faire la guerre et qu’on aurait grand’peine à réveiller si on la laissait trop long-temps s’assoupir.

En 1840, notre escadre de 20 vaisseaux, admirablement commandée, formée à la discipline et aux manœuvres par une navigation constante, a conquis un résultat qui doit être un encouragement. L’amiral anglais Napier a déclaré dans la chambre des communes que plus d’une fois il avait eu le chagrin de constater la supériorité d’organisation des vaisseaux français que conduisait le regrettable amiral Lalande.

Le même succès a été récemment obtenu par l’escadre de la Méditerranée. Deux de nos vaisseaux ont lutté d’agilité avec l’escadre anglaise et l’ont complètement distancée. L’amiral Parker a eu la loyauté de reconnaître, dans une lettre écrite à M. l’amiral Baudin, les qualités nautiques de nos vaisseaux et la prestesse de manœuvre de nos marins.


Personnel.

À quelles causes attribuer ces résultats, sinon à la composition du corps des officiers de marine et au passage d’un grand nombre d’entre eux sur l’escadre d’évolutions ? À quelles institutions en rapporter l’honneur, sinon au régime de l’inscription fondé par Colbert et perfectionné dans une tradition de deux siècles ?

Voilà des avantages qu’il serait bien imprudent de compromettre, et cependant nous entendons tous les jours discuter l’inscription maritime ; tous les jours nous entendons répéter : Les cadres d’officiers sont trop nombreux, il faut les réduire ; il y a trop d’officiers-généraux, trop d’officiers supérieurs, trop d’officiers de tous grades.

En 1846, M. Thiers, avec sa merveilleuse facilité de tout retenir et de tout dire, évoquant à la tribune les enseignemens de l’histoire maritime, s’écriait : Prenez garde ! vous accroissez le matériel de votre flotte et vous ne pensez pas à augmenter le nombre de vos officiers. La guerre vous surprendra n’ayant pour armer vos vaisseaux que des cadres insuffisans. — M. Thiers, qui a dirigé les affaires, qui sait jusqu’aux infinis détails tout ce qu’exige la guerre pour être faite avec honneur, portait son regard vers l’éventualité d’une guerre maritime. Ceux qui attaquent comme exagérée la composition des cadres ne regardent que les besoins de la paix. Est-ce agir sagement ? N’est-ce pas, au contraire, aller à l’encontre de tous les principes qui président à la conduite des affaires militaires ? Voyez l’armée de terre ; n’est-il pas universellement reconnu que ce qu’il importe surtout de lui conserver pendant la paix, ce sont les cadres ? Un projet de loi est soumis à l’assemblée nationale pour régler sur des bases nouvelles l’organisation de l’armée : le principe du maintien des cadres y est déclaré essentiel. Pourquoi ? Parce que le but final de l’entretien de l’armée, c’est la guerre. Comment n’en serait-il pas de même pour la marine ? Il ne s’agit pas seulement là de rompre les hommes à la discipline, à la manœuvre, à la marche, et de les guider au combat. Le simple enseigne de vaisseau, dès qu’il met le pied sur un navire, assume immédiatement sa part de responsabilité de la vie de tous ceux qui l’entourent et du salut du bâtiment. La paix des hommes n’impose pas aux élémens. À la mer, il faut lutter sans cesse ; tout peut être ennemi, les vents, la mer, la terre elle-même. Aussi des règles prévoyantes ont-elles voulu que le commandement et les postes qui en approchent le plus fussent exclusivement attribués à des officiers arrivés à un certain grade, c’est-à-dire éprouvés par une certaine durée de service. Et si cette garantie a été jugée nécessaire pour la sécurité des bâtimens de l’état naviguant en pleine paix, à combien plus forte raison ne doit-elle pas être recherchée en prévision de la guerre ? Quiconque se figurera par la pensée les conditions d’un combat à la mer, le savoir, la bravoure, l’initiative qu’il y faut déployer à peine de compromettre un instrument de guerre dispendieux et dont la conservation importe à la puissance du pays, de compromettre surtout la vie de plusieurs centaines d’hommes dont le salut du navire peut seul assurer le salut ; quiconque aura réfléchi à l’étendue de ces obligations qui n’ont d’égales dans aucune des carrières humaines, comprendra que le personnel des officiers de marine a besoin plus que tout autre d’être formé avec soin et préparé de longue main à la responsabilité de devoirs si difficiles. Le cadre actuel comprend 1,572 officiers ; on rapproche ce cadre de celui qui a existé à d’autres époques, et l’on conclut à des réductions. Eh bien ! en cas de guerre, ce cadre donnerait à peine le nécessaire. Dans les documens officiels présentés à la chambre des députés lors de la discussion de la loi des 93 millions, le ministre de la marine établissait que 2,080 officiers seraient nécessaires pour l’armement de toute la flotte sur le pied de guerre. Dans le plan que nous avons indiqué, la force active réclamerait 1,500 officiers ; la réserve en exigerait en outre 600. Et il faut remarquer que, ni dans le système général d’armement développé à la tribune en 1846, ni dans nos indications, il n’est tenu compte des nécessités du service des ports et aussi du besoin de repos qui ramène, chaque année, dans leurs familles un certain nombre d’officiers épuisés par les fatigues de la navigation.

Nous comprenons le désir d’alléger les charges de l’état ; mais il est, à nos yeux, une économie plus redoutable que la prodigalité même, c’est l’économie qui tue l’avenir pour ménager le présent. La marine de la république et celle de l’empire ont dû leurs revers à l’absence d’états-majors fortement constitués. Gardons-nous de renouveler volontairement des malheurs que la grande révolution a subis plus encore qu’elle ne les a voulus. N’oublions jamais que Napoléon, dans sa toute-puissance, a su refaire les vaisseaux de Louis XVI, mais qu’il n’a pu leur rendre cette ame que la révolution en avait chassée. Il n’a pas eu le temps de produire en nombre suffisant des officiers, surtout des officiers-généraux, expérimentés, instruits, dominant les équipages par l’autorité du savoir et par la confiance au succès que le savoir peut seul donner.

Dans un pays où les questions d’économie sont comptées pour beaucoup, aux États-Unis d’Amérique, on avait également signalé un accroissement excessif du nombre des officiers de vaisseaux. C’est tout près du temps actuel, en 1843. Le congrès nomma une commission pour remédier à l’abus, s’il y avait lieu. Dans cette démocratie positive, on n’a jamais tenu en grand honneur la guerre, ni par conséquent la flotte et l’armée. La commission examina, débattit, déclara qu’en effet il y avait eu excès et qu’il fallait en prévenir le retour ; mais fut-il un moment question de décimer le personnel des officiers ? Non. L’extrait suivant du rapport de cette commission en fera juger. Il ne sera pas lu sans intérêt à cette heure où, dit-on, l’on discute non plus s’il y aura lieu de réformer un certain nombre d’officiers de tous les corps de la marine, mais dans quelles proportions la réforme adoptée en principe devra être appliquée.

« La commission (dit le rapport), tout en réclamant du congrès une mesure légitime qui prévienne l’accroissement du nombre des officiers, n’est pas disposée à solliciter le renvoi de ceux actuellement employés. Une réduction opérée par la réforme d’une partie des officiers serait injuste et inégale. Un officier qu’une promotion récente aurait fait passer d’un grade inférieur à un grade plus élevé se trouverait nécessairement à la queue de la liste et serait mis de côté, tandis qu’un autre, d’un mérite moindre peut-être, mais placé à la tête des officiers du grade immédiatement inférieur, serait maintenu. Il faut, en outre, tenir compte de la durée des services, de leur rigueur et de l’incapacité pour les services civils qui peut résulter d’un long séjour à la mer. La sagesse d’une pareille politique ne peut être révoquée en doute, si l’on réfléchit aux besoins futurs du pays[25]. »

Ces sentimens, dignement exprimés, ont porté fruit pour la démocratie américaine. La guerre du Mexique a démontré, au moment le plus inopiné, combien aurait été malheureuse la réduction conseillée. Et cependant il convient d’ajouter que la commission avait calculé les effectifs nécessaires, non pas d’après les exigences du service en temps de paix, mais en vue de l’armement de la flotte portée au grand complet de guerre[26]. La guerre est venue, et, à cette heure même, les États-Unis dépassent, en constructions navales, les prévisions qu’ils avaient pu croire jusque-là suffisantes pour leurs besoins d’avenir.

À ceux qui, séduits par des théories plus généreuses que vraies, seraient tentés de porter la main sur l’inscription maritime, nous dirons Allez consulter les étrangers ! allez consulter vos rivaux, ceux que vous prenez si souvent pour modèles en marine ! Ils envient à la France une institution dont l’absence a failli vous livrer en 1840 leur escadre de la Méditerranée insuffisamment recrutée. Lisez cet écrit si sensé, si patriotique du capitaine Plunkett, où il appelle la plus sérieuse attention de l’amirauté sur les périls qu’un mauvais principe de recrutement fait planer sur l’avenir de la marine anglaise[27] ; et alors vous voudrez conserver précieusement une institution dont le temps a adouci les rigueurs et qui donne à votre flotte, en échange des bienfaits de la caisse des invalides, un savoir professionnel dont rien n’offrirait l’équivalent.

À ceux qui craindraient de voir puiser outre mesure à cette source féconde, nous dirons : Vous vous trompez de temps. Les gens de mer, à l’heure présente, ne fuient pas le service des vaisseaux ; ils y trouvent le pain que leur refuse le commerce maritime frappé de langueur. En d’autres temps, il était sage de recourir à la voie du recrutement pour former le tiers des équipages. Demandez à l’inscription maritime la totalité. Cette exigence ne sera que bienfaisante. Surtout évitez de faire subir aux armemens des oscillations trop brusques. Si vous élevez les armemens, que ce soit, autant que possible, à la condition de les maintenir ; autrement vous aurez tendu un piège à la misère ; vos ports verront errer sur leurs quais les meilleurs de vos maîtres, ceux qui vous ont servis avec le plus de dévouement, ceux dont la présence fait la force de vos escadres ; vos ports les verront errer, accusant la dure ingratitude du pays et mendiant. M. l’amiral de Mackau s’est honoré en établissant le principe de demi-soldes de congé en faveur de ces braves gens. Utilisez-les, vous ferez mieux encore, et le meilleur moyen, c’est de créer des cadres complets de maistrance sur vos vaisseaux en disponibilité.

À ceux enfin qui craindraient que cette source ne fût déjà tarie, nous dirons : C’est une erreur. Elle est aussi abondante qu’elle l’a jamais été ; seulement de mauvais jours peuvent venir. Nous avons sous les yeux ces petits livres si admirablement manuscrits[28], que le ministre mettait autrefois sous la main du roi et qui résumaient toute la marine. Dans l’annuaire de 1689, nous voyons qu’en 1687 il y avait sur tout le littoral de la France 50,479 matelots ; l’annuaire y ajoute 7,388 officiers mariniers, pilotes, etc., exempts des classes. En 1709, l’annuaire constate le classement de 89,019 inscrits. Dans le nombre, il compte 52,000 marins.

En 1846, la France, d’après les résultats officiels produits dans la discussion de la loi des 93 millions pour la marine, avait 123,000 gens de mer inscrits parmi lesquels 65,000 matelots. Cette population suffirait-elle à donner le contingent nécessaire pour l’armement de guerre que nous avons prévu ? Un simple rapprochement de chiffres lèvera tous les doutes à cet égard.

L’armement de la force active réclamerait 68,000 hommes. Celui de la réserve 28,000. Ensemble : 96,000

Mais il ne faudrait pas entendre qu’il s’agisse de 96,000 matelots. Ce chiffre comprend les états-majors, les officiers-mariniers, les novices, les mousses, catégories dont les bases de recrutement sont assurées. Il resterait, toutes ces déductions faites, environ 71,000 matelots dont le recrutement fournirait un tiers ; ce sont les deux tiers seulement, c’est-à-dire moins de 50,000 marins, qu’il faudrait prélever sur les 65,000 matelots de l’inscription maritime dont l’inspection générale de 1846 a constaté l’existence. On ne, doit pas perdre de vue d’ailleurs que la réserve et la force active ne seront, dans aucun cas, simultanément armées. Il n’y a pas dans notre histoire, exemple de la présence simultanée de 96,000 hommes sur les vaisseaux. Les plus grands armemens de Louis XIV n’ont jamais employé à la mer 40,000 hommes. On est habitué à se faire de fausses idées sur la force navale à cette époque. Nous donnons aux annexes (D) le tableau des armemens maritimes de la France de 1673 à 174.3. Nous en avons relevé les chiffres avec grand soin sur les annuaires de la marine[29]. C’est donc un document positif. On y verra qu’en 1690, année de la bataille de Sainte-Hélène, l’effectif des équipages embarqués sur 25 vaisseaux des premier et deuxième rangs, qui peuvent être assimilés de loin à nos vaisseaux, et sur 66 vaisseaux des troisième, quatrième et cinquième rangs, qui ne représentent pas la valeur militaire de nos frégates, a été de 33,715 hommes. En 1706, l’effectif est de 39,975 hommes[30]. On est étonné de trouver qu’en 1676, année de la guerre de Messine et de la mort de Ruyter, tué en combattant, il n’y a pas eu plus de 15,933 hommes embarqués. 1685, qui a vu pourtant la guerre contre Gênes, ne porte les équipages qu’à 4,118 hommes montés sur 27 bâtimens. Deux ans après la mort de Louis XIV, en 1717, tout l’armement maritime de la France se réduit à 4 bâtimens portant 460 hommes.

Nous regrettons de n’avoir pu recueillir des données précises sur les armemens maritimes de Louis XVI ; mais nous avons pu relever avec exactitude les armemens de l’empire[31] : nous les insérons aux annexes (E). Le moindre armement, sous Napoléon, a employé 44,000 hommes en 1807 : le plus considérable a eu lieu en 1813. Celui-là, nous l’avons déjà dit, portait 81,000 hommes ; il comprenait 64 vaisseaux et 49 frégates.

Il est bon de regarder quelquefois en arrière. Il ne faut pas nous exagérer notre valeur ; mais il ne faudrait pas non plus la trop déprécier. Notre flotte à voiles et à vapeur, bien préparée, bien conduite, armée pour une juste cause, doit nous inspirer une ferme confiance. Hormis l’Angleterre, aucun état en Europe ne peut nous inquiéter à la mer. La Russie a 43 vaisseaux et 48 frégates ; mais cette flotte à voiles n’a pas encore été sérieusement éprouvée. D’ailleurs, elle est divisée en deux parties dont la plus faible est internée dans la mer Noire. Il est vrai que ce ne saurait être pour long-temps désormais. La flotte à vapeur russe passe pour faible et disproportionnée avec la flotte à voiles.

La Hollande a 7 vaisseaux, 17 frégates, 24 vapeurs.
La Suède a 10 vaisseaux, 8 frégates, 2 vapeurs.
Le Danemark a 7 vaisseaux, 8 frégates.
L’Espagne a 3 vaisseaux, 6 frégates, 14 vapeurs.
Les États Sardes, a 5 grandes frégates, 3 vapeurs.
Les Deux Siciles, a 1 vaisseau, 3 frégates,

De plus, tous ces états ont de nombreux bâtimens de flottille. Ce n’est rien contre nous ; c’est beaucoup si notre cause devait être un jour celle de tous, la cause du droit. N’oublions pas la marine des États-Unis d’Amérique. Elle compte aujourd’hui plus de 80 bâtimens à voiles et à vapeur, et dans le nombre, 11 vaisseaux et 15 frégates.

Maintenant, il est vrai, l’Angleterre a une force au moins double de la nôtre ; mais elle a le monde entier à couvrir. Nous ne l’attaquerons pas, mais nous nous ferons respecter. Nous le ferons, si nous savons ménager et entretenir nos ressources, si nous savons les administrer.


Administration.

Appliqué à la marine, le mot administrer doit être entendu dans son acception la plus haute. Il n’est aucun intérêt qui exige plus de prévoyance, plus de suite, plus d’esprit de progrès et en même temps plus de respect pour les traditions établies. Il n’en est aucun qui offre plus de difficultés, qui mette plus souvent l’esprit de l’homme aux prises avec l’imprévu. Il n’y a que les plantations de bois qui demandent autant de patience. Pour obtenir de hautes futaies, pour avoir un établissement naval bien assis, il faudra toujours le concours de nombreuses années et un emploi méthodique du temps.

Ces conditions seront difficilement remplies sous un régime politique dont le propre est de renouveler périodiquement les assemblées dans lesquelles la souveraineté réside, et le pouvoir chargé d’appliquer à la conduite des affaires les actes émanés de cette souveraineté mouvante. La marine a surtout besoin d’avenir, et ce qui domine, par la force des choses, dans les assemblées législatives, c’est l’intérêt ou la passion du moment.

La difficulté est grave ; elle n’est pas insoluble. La solution s’en trouvera dans une organisation systématique, fondée sur la connaissance de ces deux termes : le maximum d’armement en temps de guerre, le minimum d’armement en temps de paix. Ce sera la mission de l’assemblée législative prochaine de poser ces bases fondamentales et d’édifier sur elles des règles en petit nombre, lesquelles auront d’autant plus de chances d’être efficaces et durables qu’elles seront plus simples. Si l’Assemblée législative ne devait se préoccuper de la marine qu’aux heures où le concours de la flotte sera indispensable à des mesures politiques, il arriverait ce qui est arrivé fréquemment dans le passé, c’est que la marine s’administrerait comme font les prodigues, c’est-à-dire qu’elle vivrait au jour le jour. Si, au contraire, l’assemblée nationale témoignait du souci de l’avenir, on ne demanderait plus à la marine d’accroître ses opérations au moment même où l’on parle de réduire ses ressources. C’est en vue des besoins d’armement maximum pour la guerre que les approvisionnemens à réunir et les travaux à exécuter dans les arsenaux doivent être calculés. Le calcul doit évidemment prévoir aussi le remplacement de celles des consommations qui ont lieu pour les armemens en temps de paix. Fréquemment des circonstances imprévues modifieront ces prévisions. Une division navale à envoyer en Italie, une opération dans la Plata, une mission dans les eaux de la Californie, exigeront tout d’un coup un surcroît d’armemens. Mais alors il sera ajouté aux ressources en raison des opérations. La dépense sera modifiée, les proportions générales ne seront pas altérées.

Un plan systématique une fois adopté et mis en pratique, les officiers, les agens des divers services verront clair devant eux. Ils donneront leur concours à la tâche commune avec d’autant plus de dévouement, qu’ils sauront que ce concours a un but déterminé.

Les procédés administratifs valent suivant qu’on les applique. Dans chaque pays, on critique volontiers ce qui est en vigueur dans le pays, et l’on prend pour objet de comparaison laudative le système analogue appliqué dans le pays voisin. En France, on envie à l’Angleterre son amirauté et son système sommaire d’administration. De l’autre côté du détroit, on admire l’organisation de nos préfectures maritimes, notre contrôle indépendant, la régularité de notre mode de marchés. Bien plus, on préfère notre conseil d’amirauté, qui survit aux mouvemens des cabinets, on le préfère à l’amirauté anglaise, « renouvelée sans cesse, féconde, par cela même, en maux de tous les genres, et n’offrant qu’une mauvaise administration qui se perpétue par ses changemens successifs[32]. » Si l’on veut se faire une idée des inconvéniens du mode sommaire d’administration porté à l’excès, il faut lire le rapport présenté au parlement[33] par la commission d’enquête sur les ports à marée de la Grande-Bretagne. On trouve groupés, comme à l’envi, dans cette affaire, les abus les plus préjudiciables au bon ordre, à l’intérêt public, et les plus contraires à la moralité.

En Amérique, les affaires de la marine sont l’objet en 1844 d’une sorte d’enquête du congrès. La commission fait un rapport où se trouvent des appréciations comme celle-ci : « La faveur populaire dont jouit la marine ne durera qu’autant qu’on corrigera les erreurs qui se sont introduites dans le maniement de ses affaires. Trop d’indulgence lui serait funeste. La commission ne saurait mieux montrer la sincérité de ses sentimens pour la marine qu’en signalant la prodigalité de ses dépenses[34]… » La même commission demande que les garde-magasins soient rendus réellement responsables des matières dont ils sont chargés.

Pendant ce temps-là, nous appliquons ici la loi sur la comptabilité des matières, et des hommes éminens par leur savoir et par la position qu’ils occupent signalent ce régime comme funeste à l’avenir de la marine où il sacrifie le fond à la forme, l’action à la constatation.

La conclusion que nous tirerions volontiers de toutes ces contradictions que se renvoient l’un à l’autre les trois pays, c’est que tout est difficile en marine, et que le meilleur système y est, par la force des choses, imparfait. Nous ajouterons que le pire système, appliqué dans un pays dont la marine est la vie, a des chances d’y réussir, pourvu qu’il marche ; ce qui ne veut pas dire que nous acceptions un tel système pour ce pays-ci.

À l’occasion de la comptabilité-matières, un officier-général, dont l’opinion fait toujours autorité, nous écrivait récemment un mot trop spirituel pour que nous ne le répétions pas au risque d’être indiscret : « Sanctorius, disait l’amiral, passant sa vie dans sa balance, uniquement occupé à se peser lui-même, était incapable de se mouvoir et de mouvoir quoi que ce fût. » Assurément il ne faudrait pour rien au monde que la marine se modelât sur l’inventeur de la médecine statique ; mais il ne faudrait pas non plus, et pas un de nos officiers ne le voudrait, que, revenant à des temps qui sont bien loin de nous, la marine ne se crût en mesure d’agir qu’à la condition de ne pas compter.

Il faut le dire tout haut, la marine, plus qu’aucun des autres services de l’état, a besoin de compter avec les défiances publiques, défiances qui sont d’autant plus vives, qu’elles ne peuvent s’appuyer sur aucun fondement solide. On connaît peu la marine ; on s’irrite de ne pas connaître et de ne pas comprendre. On condamne ce qu’on ne comprend pas. De là ces fluctuations de faveur et de mécontentement dont les effets sont si fâcheux pour les affaires maritimes. Le seul moyen de les prévenir, et c’est une question de salut, doit évidemment consister à désarmer les défiances par la constatation des faits administratifs décrits fidèlement au moyen de la comptabilité. Toute lacune dans le système donnerait place à des doutes. Pour que la confiance soit acquise, il faut qu’elle soit forcée par des preuves complètes. C’est ce qu’on a cherché à réaliser par un mode de comptabilité du matériel basé, comme la comptabilité financière, sur la contradiction perpétuelle de responsabilités distinctes. Le ministère de la marine pouvait-il éviter d’entrer dans cette voie ? Dès 1828, il y était poussé par les commissions de finances des chambres. M. Daru, rapporteur de la commission des comptes de 1826, signalait l’urgente nécessité de soustraire l’administration à la tentation trop facile de compenser, par des emprunts au matériel approvisionné en magasin, l’insuffisance des crédits votés pour l’année courante, c’est-à-dire d’entamer, pour les besoins du moment, les ressources indispensables à l’avenir. « Nouvelle preuve, disait le rapporteur, de la nécessité d’exiger les comptes en matières avant de faire les budgets. Si les ministres s’accoutumaient à considérer le matériel de leur département comme un supplément à leur crédit, il n’y aurait plus moyen de compter avec eux. » Dès cette époque, on déclarait que les comptes du matériel ne seraient sérieux qu’autant qu’ils seraient soumis au contrôle de la cour des comptes.

Le nouveau système a soulevé bien des critiques. Il modifiait radicalement les habitudes administratives de nos ports. Les tâtonnemens inséparables d’un début, nous ne voudrions pas dire quelques résistances, ont dû occasionner à l’origine des lenteurs préjudiciables à l’action. L’officier-général dont une vive saillie posait tout à l’heure la marine dans la balance de Sanctorius nous donnait, il y a deux ans, l’appréciation la plus ingénieuse de l’effet produit par le nouveau système. « C’était, disait-il, une action analogue à celle de la digitale. Elle régularise la circulation du sang, mais elle peut l’engourdir jusqu’à la léthargie. » C’est là précisément que gisait la difficulté. Il fallait régler sans paralyser. Depuis lors la machine a fonctionné ; elle a été débarrassée des rouages parasites. Employée avec persévérance, elle se simplifierait encore, nous n’en doutons pas, et, loin d’être funeste, la régularité qu’elle comporte serait un gage essentiel et pour réconcilier l’opinion publique et pour donner aux relations entre tous les services une précision qui se traduirait en célérité. Sans doute, aujourd’hui la comptabilité-matières remue trop de papiers ; mais est-ce bien au nouveau système qu’il faut s’en prendre ? N’est-ce pas plutôt à l’organisation administrative des magasins ? De tout temps, les mêmes plaintes se sont fait entendre. Il y a vingt ans qu’on raconte les pérégrinations forcées du fer de gaffe. En simplifiant les moyens d’action administrative, on simplifierait nécessairement la description des faits qui est l’unique mission de la comptabilité.

Quoi qu’il en soit, la bonne reddition des comptes de la marine est une des conditions essentielles de son avenir. Plus les comptes seront simples, mieux ils vaudront ; ils ne seront jamais plus simples que s’ils persuadent l’opinion toujours soupçonneuse dans ce pays, où le doute domine tous les esprits, et sous notre forme de gouvernement, où chaque assemblée nouvelle apportera des préventions qu’il faudra chaque fois pouvoir dissiper. À ce point de vue, les comptes de 1845 et de 1846, établis d’après le nouveau système, produiront d’heureux effets. Ils constatent que les approvisionnemens se sont accrus, en 1845, d’une valeur de 7 millions de francs ; en 1846, de 21 millions ; que les prévisions ont été dépassées, en 1845, pour l’exécution des constructions navales et que les travaux prévus pour 1846 ont été exactement accomplis. Les bois de construction ont pris une forte part dans l’augmentation des approvisionnemens. Ils ont été accrus de 7,000 stères en 1845, de 21,500 stères en 1846 ; et il est à noter que la loi des 93 millions votée en 1846 pour être appliquée à compter de 1847 n’a pu influer sur les résultats obtenus pendant les deux années précédentes. Ces résultats très honorables pour l’administration, qui a su pourvoir à tous les besoins imprévus sans cesser, pour cela, de remplir les obligations qu’elle s’était tracées, constatent un progrès qu’il est bien important de maintenir désormais. Ce doit être pour tous ceux qui aiment la marine une vive satisfaction de pouvoir opposer à des critiques passionnées une réponse basée sur des faits dont l’authenticité est inattaquable.

Quelques mots encore, avant de quitter le terrain administratif, sur l’organisation centrale. Il faut qu’elle soit simple pour être bonne. Le projet de loi sur le conseil d’amirauté ne compliquera-t-il pas au lieu de simplifier ? N’arrivera-t-on pas, sans le vouloir, à créer deux ministères au lieu d’un seul ? Sans nous arrêter trop long-temps sur ce terrain, nous dirons que l’administration centrale serait pour nous complètement organisée, si elle formait, par la réunion des directeurs autour du ministre, ce que la réunion des chefs de service dans les ports forme autour du préfet, un conseil d’administration. Le ministre, présidant ce conseil et gardant toute sa liberté de décision, y verrait les affaires par l’ensemble au lieu de les voir par le détail. Les affaires faites en commun marcheraient plus vite. Chacun des directeurs serait chargé, sous sa responsabilité, de donner cours aux affaires secondaires après examen sommaire en conseil. Le ministre, dégagé de la surcharge des détails, pourrait consacrer son temps aux grandes affaires et, plus libre dans le présent, s’occuper des questions d’avenir. Une belle part appartiendrait encore dans ce système au secrétaire-général qui, chargé de veiller à l’ordre, serait surtout l’homme de la tradition. La conférence des directeurs, formée sous le ministère de M. l’amiral de Mackau et maintenue depuis lors, est un acheminement à la mesure proposée.

Ce n’est pas tout. Le conseil d’administration représente l’exécution dont il a l’initiative ; il prépare l’expédition des affaires, et chacun de ses membres l’assure. Mais l’exécution présuppose la pensée ; celle-ci existe aux côtés du ministre, personnifiée dans les inspecteurs-généraux des divers services de la marine, organes des besoins de leurs corps et bons juges des questions théoriques de leurs services. Si au premier rang de ces inspections générales on constituait un comité d’amiraux pour le corps des officiers de vaisseau ; si on instituait, en outre, des inspecteurs-généraux des corps administratifs, si on rapprochait des divers comités d’inspection le conseil des travaux, on aurait la base d’un véritable conseil théorique de la marine, le conseil d’amirauté. Les questions relatives au personnel de chaque corps seraient exclusivement du domaine des comités spéciaux. Les questions d’organisation et de service général, étudiées au premier degré dans le comité compétent, seraient soumises ensuite au conseil d’amirauté présidé par le ministre. C’est en conseil que seraient arrêtées les instructions d’inspection pour tous les corps et que seraient examinés les rapports des inspecteurs-généraux, quant aux questions organiques. Le système serait complet si le président, au moins, des commissions supérieures instituées à titre temporaire par le ministre était pris dans le sein du conseil d’amirauté, et si les rapports de ces commissions étaient soumis, soit au comité compétent, soit même à l’assemblée générale. Ce serait assurément un moyen de donner aux divers projets élaborés pour être présentés au ministre cette unité de vues qui fait si souvent défaut et qui serait si nécessaire en marine. Un tel système ne saurait fonctionner sans porter atteinte à l’unité de pouvoir administratif qu’il faut avant tout maintenir, si les membres du conseil, nommés pour plus de deux ans, pouvaient en outre, par l’exercice d’un droit d’initiative, entamer le principe de liberté de décision du ministre constitutionnellement responsable, et encore bien plus si ce droit devait avoir pour sanction une publicité officielle qui serait évidemment contraire à la bonne discipline.

Nous le répéterons en terminant, les procédés administratifs ne seront rien tant qu’une organisation systématique de la flotte n’aura pas d’abord assigné à l’activité de l’administration un but à poursuivre. C’est là ce qui est le plus urgent, c’est là ce que nous réclamons avant tout ; mais, nous l’avons dit aussi, une telle organisation ne peut pas s’improviser. L’assemblée constituante, à la veille d’achever son œuvre, ne saurait, sans courir le risque de s’égarer, entreprendre une étude qui demande la méditation de bien des mois. Nous n’hésitons pas à le dire, elle ne saurait dès-lors, sans imprudence, porter atteinte à la constitution actuelle des services et aux bases financières posées dans le budget. C’est là tout ce que nous dirons de ce budget, qui consacre lui-même les réductions les plus regrettables. Dans notre conviction, les seules économies qui pussent être réalisées en 1849, sans que l’avenir de la marine fût engagé, seraient obtenues au moyen de réductions dans les armemens. Eh bien ! ces réductions mêmes ne sont plus possibles aujourd’hui. Les services sont montés, les bâtimens entretenus à la mer sont pour la plupart hors de portée, et, s’il fallait leur envoyer des ordres de retour, la dépense, loin de diminuer, s’augmenterait des frais d’estafettes à la mer, c’est-à-dire de nouveaux armemens. Toucher au matériel serait une faute ; atteindre le personnel serait une faute encore. Pour une économie relativement minime, l’assemblée nationale ne voudra pas jeter le découragement dans ces corps d’officiers qui ont rendu tant de services nonobstant les vices d’une organisation incomplète, et qui seraient si heureux de concourir à une œuvre systématique, quelque modeste que le pays voulût la faire, pourvu qu’il voulût la poursuivre.

C’est à tous les partis politiques et aux hommes éminens qui les dirigent que s’adresse notre appel. M. de Lamartine, qui défendait si fièrement la marine en 1846 et qui, le bras étendu vers la tribune diplomatique, s’écriait : « Votons, l’Angleterre nous regarde ! » M. Thiers, qui a montré dans cette grande discussion tant de savoir, tant de patriotisme, tant d’admiration pour les gloires de la marine et tant de sympathie pour les hommes qui la servent ; M. de Montalembert, qui a su rendre si éloquente l’indignation que lui inspirait le délaissement de la marine marchande ; le savant M. Charles Dupin, M. Berryer, M. Beugnot, tous ces orateurs dont la parole retentit encore dans notre cœur, se lèveront, nous n’en doutons pas, pour défendre, dans cette crise nouvelle, la cause que naguère ils ont fait triompher. Cette cause, c’est celle de tous ceux qui veulent la patrie indépendante et forte. Quelles que soient vos vues politiques, quels que soient vos rêves, il n’est aucun de vous qui ne compte sur la flotte pour les réaliser. Vous qui voudriez porter les armes françaises au nord de l’Italie, et vous aussi qui voulez rétablir le pape dans la chaire de saint Pierre, vous enfin qui avez émancipé les colonies et qui les voulez françaises, vous avez compté sur la flotte : veillez sur son avenir ! Il faut bien des jours et bien des années pour faire une marine. Voyez le Danemark : il endormait ses vaisseaux dans la sécurité de la paix ; il les a réveillés pour la guerre ; un terrible revers a puni son imprudence. Ce n’est pas toujours le patriotisme qui manque aux nations qui s’éteignent ; c’est la prévoyance, c’est souvent le sentiment du vrai. Voyez l’Espagne : il y a là un noble peuple, plein d’amour pour sa terre aride, plein de fierté dans sa misère ; il n’a plus que la vie du souvenir, la puissance du rêve. À Séville, il regarde la tour de l’Or, où venait aborder autrefois le galion ; à Carthagène, à Cadix, sur les rades désertes il voit l’invincible Armada de Philippe II. Il lit, l’orgueil au front, la légende qui constate sa grandeur maritime. Nous avons vu nous-même à Cadix cette inscription sculptée sur les murs de la Caraque

Tu regere imperio fluctus Hispane memento.


Dieu nous garde jamais d’aimer ainsi la France !

14 avril 1849.
Girette.


V. de Mars.
  1. Rabelais, Pantagruel, liv. IV, chap. XVII.
  2. Ibid., chap. XXIV.
  3. Rabelais, Pantagruel, liv. IV.
  4. Isaac de Razilly, chevalier de Malte. Nous devons à l’obligeance d’un de nos amis, M. Pierre Margry, la communication du curieux Mémoire dont nous extrayons ce passage. C’est un manuscrit appartenant à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il est adressé au cardinal de Richelieu et daté Pontoise, le 26 novembre 1626. Ce document inédit contient le germe de la plupart des institutions de la marine telles que Richelieu les a inaugurées et telles que Colbert devait les consacrer dans les grandes ordonnances de Louis XIV : il fera partie des pièces inédites concernant les anciennes colonies françaises de l’Amérique du Nord dont M. Margry prépare en ce moment la publication pour la collection des documens relatifs à l’histoire de France.
  5. On ne lira pas sans intérêt les considérations développées à l’occasion de cette discussion par un historien de la vie de George Washington, M. John Marshall, président de la cour suprême de justice des États-Unis. « La mesure proposée fut considérée comme le commencement d’une marine permanente. En la consacrant on serait obligé de renoncer à éteindre la dette publique. L’histoire n’offrait pas l’exemple d’une seule nation qui eût continué à augmenter sa marine, et qui n’eût pas en même temps augmenté sa dette. On attribua aux dépenses qu’entraînait la marine l’oppression sous laquelle le peuple anglais gémissait, les dangers qui menaçaient la Grande-Bretagne et la chute de la monarchie en France. » (Vie de George Washington, t. V, p. 326.)
  6. Extrait du rapport d’une commission spéciale présenté au congrès de 1844 :
    Forces navales des États-Unis d’Amérique à la fin de 1843
    Espèce À flot En chantier Total Observations
    Vaisseaux 7 4 11 Parmi les vaisseaux à flot il y en a 1 de 120 canons, les autres sont de 74
    Frégates 12 3 15 7 de 44 canons
    Corvettes 19 4 23 18 de 16 à 20 canons
    Bricks Goélettes 8 « 8
    Transports 3 « 3
    Vapeurs 6 « 6
    66 11 77
  7. Principes sur la marine, tirés des dépêches et des ordres du roi donnés sous le ministère de M. de Ponchartrain, depuis chancelier de France, 1769. (Archives de la marine.)
  8. Discussion de la loi des 93 millions en 1846.
  9. Correspondance de Jefferson, t. II, p. 242.
  10. M. Boursaint, Ecrits divers, (1832), p. 163.
  11. Note préliminaire du budget de la marine pour 1820.
  12. Razilly, Mémoire sur la marine.
  13. Voyez, aux annexes (état B), le tableau des armemens des États-Unis d’Amérique.
  14. Discussion, dans le parlement anglais, pour la modification de l’acte de navigation.
  15. M. de Fontmartin de L’Espinasse, lieutenant de vaisseau, directeur du port à Bordeaux. Appel au gouvernement et aux chambres sur la situation de la marine marchande, 1847.
  16. « En 1830, d’après les procès-verbaux du conseil de commerce, il y avait 14,800 bâtimens appartenant aux ports français ; en 1835, 15,506 ; en 1841, il n’y en a plus que 13,679, et sur ce nombre, 8,900 ont moins de 60 tonneaux, c’est-à-dire de vrais bateaux. D’après un autre calcul, en 1836 il y avait 861 bâtimens de 200 à 800 tonneaux ; en 1841, il n’y en a plus que 652 de 200 à 600 : c’est 209 navires retirés du commerce en moins de neuf ans. En 1827, il y avait des navires de 800 tonneaux en France ; maintenant, il n’y en a plus un seul ; il y avait 13 navires de 500 à 600 tonneaux, il n’y en a plus que 6. » (Discussion de la loi des 93 millions pour la marine, en 1846.)
  17. Mouvement du tonnage par :
    Année Navires français Navires de la puissance Tiers-pavillon
    1825 474,000 tonneaux 610,000 213,000
    1830 390,000 780,000 259,000
    1835 570,000 1,003,000 247,000
    1840 908,000 1,320,000 363,000
    1843 « « «
    1844 770,000 1,596,000 435,000
  18. Dans l’intérêt du commerce français, il est temps d’aviser à rendre la vie à la navigation marchande. La marine militaire, qui tire de cette navigation son personnel de matelots, y est elle-même directement intéressée. Pénétré de la nécessité d’agir, nous aurions voulu traiter à fond cette question si délicate et si complexe. Mais le plan de ce travail ne comportait pas les développemens que nous ne pourrions nous dispenser de consacrer à cet intérêt vital. Une question aussi grave mérite d’être l’objet d’une étude spéciale.
  19. Archives de la marine.
  20. Mélanges politiques et philosophiques de Jefferson, t. II, p. 242.
  21. Tome Ier, page 451 et suivantes.
  22. Effectif proposé pour un vaisseau de 1er rang en disponibilité. 1 capitaine de vaisseau, 1 capitaine de frégate, 4 lieutenans de vaisseau, 1 officier d’administration, 1 chirurgien major, 5 volontaires, 8 maîtres chargés, 4 maîtres de manœuvre, 4 maîtres de canonnage. 2 maîtres de timonerie, 2 maîtres de charpentage, 2 maîtres de calfatage, 2 maîtres de voilerie, 16 quartiers-maîtres de manœuvre, 16 maîtres de canonnage, 4 maîtres de timonerie, 2 fourriers, 4 chefs de hune, 48 gabiers, 8 timoniers sondeurs, 60 chargeurs, 50 chefs de pièces, 60 matelots, 60 apprentis marins. 10 surnuméraires. TOTAL 375 hommes.
  23. Effectif proposé pour une frégate-vapeur en disponibilité. 1 capitaine de vaisseau, 1 lieutenant de vaisseau, 9 maîtres chargés, 2 seconds maures de manœuvre, 2 seconds de timonerie, 1 quartier-maître de charpentage, 1 quartier-maître de calfatage, 10 timoniers sondeurs, 7 mécaniciens et chauffeurs, 3 surnuméraires, 6 matelots soutiers. TOTAL : 43 hommes.
  24. Voir aux annexes l’état A.
  25. Traduction insérée aux Annales Martimes, t. 90 (1845), page 96.
  26. Voir aux annexes l’état C.
  27. Le Passé et le Présent de la marine anglaise, Londres, 1847.
  28. Archives de la marine. Nous insérons aux annexes (F) la copie textuelle d’une page de l’état des vaisseaux en 1685. On y remarquera que la dernière colonne indique la dépense d’armement de chaque bâtiment pour un mois. Colbert avait adopté cette méthode pour obliger le roi à penser à la question financière toutes les fois qu’il s’occupait d’armement.
  29. Archives de la marine.
  30. De 1675 à 1743 la moyenne des équipages a été, pour les vaisseaux des 2 premiers rangs, de 544 hommes ; pour les vaisseaux des 3 autres rangs, de 233 hommes ; pour les bâtimens légers, y compris les frégates (qui sont de véritables bricks), de 69 hommes.
  31. Relevé établi d’après les documens conservés aux archives de la secrétairerie d’état. La moyenne des équipages était, sous l’empire, à peu près le même qu’aujourd’hui, sauf pour les frégates où elle ne dépassait pas 300 hommes, tandis qu’elle s’élève actuellement à 425 hommes.
  32. Nautical Standard, juin, juillet et août 1847, passim.
  33. En 1847.
  34. Traduction insérée aux Annales maritimes, t. 90 (1845), p. 100.