La Marine en France et aux États-Unis en 1865

La Marine en France et aux États-Unis en 1865
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 777-819).
LA MARINE
EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS
EN 1865

Il faut parler souvent marine à notre pays, pour l’intéresser à cette partie si importante et trop peu comprise de notre puissance nationale. C’est un devoir envers la France auquel la Revue des Deux Mondes n’a jamais manqué. Sans remonter jusqu’aux anciennes publications par lesquelles elle s’est associée à chacun des progrès faits chez nous depuis vingt ans par la science navale, elle a, dans ces derniers temps, offert sous le titre de la Marine d’autrefois les récits instructifs et attachans d’un jeune amiral, écrivain aussi élégant que marin distingué. Récemment aussi, les brillans résultats obtenus par nos vaisseaux cuirassés, création si remarquable du génie de M. Dupuy de Lôme, ont trouvé ici un historien des plus compétens. Nous voudrions, à la suite de ces deux écrivains, entretenir les lecteurs de la Revue des intérêts actuels de notre marine, examiner son état plutôt moral que matériel, et voir ce qu’il faut attendre pour elle des changemens considérables survenus de nos jours à la fois dans l’art de la navigation et dans celui de la guerre. Et comme en ce monde rien ne parle aussi haut que les faits, avant d’entrer dans les considérations spécialement relatives à la marine française, nous aimerions à chercher dans une guerre qui sera l’un des plus grands événemens de notre époque, dans la guerre qui vient de finir aux États-Unis, sinon des enseignemens et des exemples, au moins d’utiles sujets de réflexion pour notre pays. Nous allons donc étudier d’abord avec quelque détail le rôle joué par la marine dans la crise américaine qui a duré de 1861 à 1865 ; puis, dans une seconde partie, nous essaierons de montrer les nouvelles conditions d’existence réservées chez nous à cette même marine, alors qu’un trop grand nombre d’esprits nous paraissent portés à douter de son avenir. Nous ne tairons aucun des motifs de ce doute fâcheux, ayant quelque espoir qu’il sera plus qu’à demi dissipé lorsqu’on se sera rendu un compte exact de toute la part qu’a eue la force navale des États-Unis dans le triomphe de leur noble cause.


I

Ce qui fait de la guerre d’Amérique un si utile sujet d’étude, c’est que tous ses développemens sur terre comme sur mer ont répondu à des nécessités imprévues pour un peuple chez lequel une grande guerre n’avait point de précédens. Rien n’avait été préparé par avance en vue d’une crise aussi gigantesque. La jeune république en était encore à l’âge d’or des sociétés nouvelles. Sans ennemis avoués au dehors, sans jalousie de voisinage, sans politique traditionnelle de domination, elle vivait heureusement exempte de toutes les charges qu’une longue et triste expérience a imposées à nos vieilles monarchies. Chez elle, armée et marine étaient à peine suffisantes aux besoins de la paix, à la surveillance des tribus indiennes des frontières, comme à ce service de gendarmerie, navale que réclamé un commerce maritime très étendu. Jamais les Américains n’avaient eu d’escadres, ni songé à en réunir ; jamais ils n’avaient songé à disputer l’empire des mers à telle ou telle nation. S’ils avaient, dans les premières années de ce siècle, entrepris contre l’Angleterre une lutte maritime marquée par de glorieux faits d’armes, c’était pour faire respecter en eux les droits du plus faible contre les abus de la force, et maintenir les principes de liberté des mers que chacun revendique aujourd’hui ; mais ils étaient trop jaloux et trop amoureux de leur indépendance pour vouloir porter atteinte à celle des autres et devenir agresseurs. Ils voulaient être respectés : et leur marine, telle qu’elle existait en 1861, au moment de la sécession des états à esclaves, suffisait à ce résultat. Elle se composait alors d’un certain nombre de croiseurs qui allaient les uns après les autres montrer le pavillon et appuyer l’autorité des consuls sur toutes les mers du globe. Un corps d’officiers peu nombreux, mais excellent, rompu au métier et rempli de bonnes traditions, formait les états-majors. L’appât d’une paie, élevée, attirait les meilleurs matelots de toutes les nations. Tout l’ensemble enfin constituait une force navale numériquement très faible, mais d’une qualité supérieure, qui s’équipait dans le nord à Boston, New-York, Philadelphie, et dans le sud à Washington, Norfolk, Pensacola.

L’insurrection éclate. Nous n’avons pas à nous étendre ici sur les causes qui l’ont produite, moins encore sur l’histoire de ce triste événement. Il nous suffira de dire que, dès le début, la grande majorité du peuple américain, convaincue de l’impossibilité d’accéder sans péril pour l’ordre social à un principe de séparation qui d’application en application mènerait au chaos, au néant, s’est décidée à combattre l’insurrection et à la vaincre à tout prix. Une fois cette résolution prise, le gouvernement a été armé de toute l’autorité que réclamaient les circonstances, et la lutte a été énergiquement engagée. On sait avec quelle persévérance elle a été soutenue au milieu d’obstacles et de dangers qui ont surgi de toutes parts, à travers la plus extraordinaire alternative de succès et de revers. Pour la consolation de l’humanité, le droit et la liberté ont fini par triompher sur les champs de bataille d’adversaires dignes de défendre une meilleure cause. Les ennemis, les uns patens, les autres cachés, mais tous impuissans, des institutions américaines, les ont vues, avec un humble dépit, sortir plus grandes et plus fortes encore de l’épreuve qu’elles venaient de traverser.

Ce sont là choses d’hier et présentes à tous les souvenirs. Ce qui nous occupe, c’est le rôle joué par la marine dans la lutte, c’est l’enchaînement de nécessités qui se sont manifestées une à une et qui lui ont donné ce rôle, c’est la manière dont elle a réussi dans sa tâche, lorsque au sud comme au nord appel était fait à toutes les créations, à tous les perfectionnemens de la science moderne, non pas dans des expériences de laboratoire et d’arsenal, mais au milieu des réalités et des dangers du combat. Ou nous nous trompons, ou quelque chose d’utile pourra sortir du tableau que nous allons mettre sous les yeux du lecteur. Tout au moins les services rendus à son pays par la marine des États-Unis seront-ils une nouvelle et éclatante démonstration de la nécessité qu’il y a pour un grand peuple d’avoir, quand il le peut, une grande force navale, et les esprits trop aisément enclins, chez nous à désespérer de la carrière maritime y trouveront-ils un motif de se rassurer.

Au moment où les hostilités ont éclaté et où l’on a pu juger, à la passion qui animait les gens du sud, qu’ils ne reculeraient devant aucun moyen de rendre leur rébellion triomphante, la première pensée des gens du nord s’est portée sur leur marine marchande. Cette marine couvrait les mers, car la très grande majorité des navires portant le pavillon des États-Unis appartenait aux ports septentrionaux de l’Union. Le sud était le producteur, le nord le négociant. Il fallait, sous peine de pertes immenses, protéger cette marine que quelques croiseurs sortis des ports du sud auraient mise en singulier péril. Pour cela, il importait de mettre au plus vite ces ports en état de blocus. On commença par les plus importans, par ceux qui présentaient quelques ressources d’armement ; on y employa des navires de guerre équipés à la hâte, ceux qui revenaient un à un des stations lointaines, des bâtimens enfin achetés par le département de la marine et transformés en navires de guerre. La pénurie d’officiers était très grande ; le corps était peu nombreux avant la guerre : la plupart des officiers, originaires des états du sud, avaient donné leur démission et laissé des vides difficiles à combler. On y suppléa tant bien que mal par la création de lieutenans et d’enseignes volontaires ou provisoires, pris parmi les marins du commerce. On eut soin seulement de maintenir un officier régulier dans le commandement des principaux navires et sur les plus grands même d’en conserver deux ou trois.

Une fois les grands ports bloqués et à peu près fermés à l’entrée et à la sortie des corsaires confédérés, on voulut davantage. On voulut empêcher sur toute l’étendue du littoral des états séparatistes l’introduction des armes, munitions de guerre, ressources de tout genre qu’ils pouvaient tirer de l’étranger, en même temps que l’on s’opposait à la sortie du coton, du tabac et des autres - produits du sud, dont la vente eût été très profitable aux finances des confédérés. Cette double interruption devait être d’autant plus efficace que, jusqu’à sa rupture avec le nord, le sud avait été une contrée exclusivement agricole, habituée à tirer du dehors par échange tous les objets nécessaires à sa consommation. Séparé du nord par la guerre, de l’étranger par le blocus, on devait non-seulement le réduire, dans un temps donné, à un manque absolu de ressources financières et militaires, mais faire éprouver à la population les privations les plus grandes. C’est ce qui est arrivé, et encore aujourd’hui il y a bien des personnes qui pensent que la rigueur du blocus est la cause première de la soumission des confédérés.

On a donc établi ce grand blocus de toutes les côtes des états du sud depuis la Chesapeake jusqu’au Rio-Grande, à la frontière du Mexique. Il suffit de jeter les yeux sur la carte pour voir quelle tâche immense ç’a été de le maintenir, et de le maintenir efficace, sur les côtes dangereuses des Carolines, sur les bas-fonds de la Floride, le long des bayous de la Louisiane, hiver comme été, au milieu de la fièvre jaune et des coups de vent de la mauvaise saison, et cela pendant près de quatre ans. Les chiffres seuls peuvent dire combien il fallait de monde pour garder une si vaste étendue de côtes. En janvier 1865, la marine des États-Unis comptait 671 navires, dont 440 armés, la plupart employés au blocus. Dans l’année qui avait précédé (1864), 40 navires avaient péri, à savoir : 28 par accidens de guerre, 5 par autres accidens, et 7 seulement par naufrages. Quand on pense au danger de cette navigation continuelle sur des côtes comme celles des deux Carolines par exemple, aux environs du cap Hatteras et de Charleston, où les tentatives des coureurs de blocus étaient les plus actives, ce chiffre de sept naufrages seulement en un an est fort éloquent et fait un juste éloge de l’habileté nautique des officiers et des équipages américains. Une fois le cordon de bâtimens, presque tous à vapeur, établi le long du littoral, le blocus était devenu à peu près impossible à forcer, excepté sur deux ou trois points spécialement favorisés par la nature pour ce genre d’expéditions. Tels étaient Charleston et Wilmington sur la côte des Carolines, et Mobile dans le golfe du Mexique. Encore sur ces points-là ne pouvait-on espérer de pénétrer que la nuit et avec des navires à vapeur d’une marche supérieure. C’était donc la nuit que le garde-côte devait les poursuivre à toute vapeur au milieu des bancs et des brisans dont ce littoral est semé. A chaque tentative d’un coureur de blocus, il y avait là des dangers sérieux à braver pour un résultat toujours fort incertain. Bien que l’escadre de blocus ait pris ou détruit environ cent soixante-dix de ces blockade-runners, il en passait impunément un certain nombre, et l’on peut dire que de nos jours, avec les facilités que donne l’emploi des navires à vapeur et les bénéfices énormes que présente généralement la violation d’un blocus, la marine la mieux organisée ne saurait le rendre impossible à forcer.

Voici du reste comment les choses se passaient devant Wilmington et Charleston, les deux ports où le blockade-running a eu le plus d’activité et de succès. Ce commerce hasardeux était entièrement aux mains des Anglais. Il a procuré au commencement de grands bénéfices et amené vers la fin de la guerre bien des ruines ; mais il a incontestablement donné une forte impulsion à l’industrie des constructions navales en Angleterre. Quiconque parcourait la Clyde aux environs de Glasgow au printemps de 1864 pouvait voir les rives du fleuve couvertes de navires en construction de formes et d’apparences à peu près identiques. C’était toujours des bâtimens en fer ou en acier d’une finesse de formes admirable. Des machines à roues d’une grande puissance leur donnaient des vitesses exceptionnelles. On les peignait en gris pour les rendre moins visibles la nuit ; deux courtes cheminées s’élevaient seules au-dessus du pont. Pas de mâts, pas d’agrès ; à bord, aucun aménagement, aucun logement, rien qui pût ajouter le moindre poids à ce qui était absolument de nécessité ou de profit, c’est-à-dire le charbon et le chargement. Ces navires, commandés et montés par des hommes résolus, que l’appât de primes énormes attirait en foule, se rendaient d’Angleterre aux Bermudes ou à Nassau, dans les Bahamas, deux colonies anglaises situées à des distances commodes de la côte américaine. Là ils recevaient leur chargement, apporté par des bâtimens de commerce ordinaires ; une fois chargés, ils partaient directement pour le port dont ils voulaient forcer l’entrée, calculant seulement leur vitesse pour arriver à une heure de nuit où il n’y avait pas de lune, devant la première ligne de croiseurs, car la garde était faite par plusieurs ceintures de navires de guerre, les uns tout à fait au large, d’autres plus en dedans, et enfin les derniers à l’ouverture même des passes. Généralement, tous ces croiseurs étaient à l’ancre, mais avec leur chaîne prête à être filée en quelques instans, et toujours sous vapeur. Dès qu’un coureur était aperçu, on se mettait à sa poursuite en annonçant sa présence à coups de canon et avec des signaux. Toute l’escadre de garde était alors sur pied et en éveil comme une meute en face du gibier, chacun cherchant à couper la route au contrebandier. Quelquefois on y réussissait, quelquefois au contraire c’était lui qui parvenait à pénétrer dans le port. Le plus souvent, lorsqu’il avait été aperçu à temps, il ne pouvait échapper à la poursuite qu’en se jetant à la côte ; son équipage l’abandonnait, et généralement gagnait le rivage sur ses embarcations. Les fédéraux attendaient alors le jour, soit pour essayer de renflouer le navire, si la chose était possible, soit pour le détruire à coups de canon, s’il était trop enfoncé et trop près des batteries ennemies. La meilleure chance du coureur de blocus était de ne pas être aperçu du tout, ce qui arrivait parfois dans les nuits très obscures ; mais enfin ce qui passait n’était qu’une goutte d’eau dans un océan pour les confédérés, partout enveloppés de ce vaste blocus. Ils recevaient quelques canons, des carabines, des accoutremens militaires, des souliers, des médicamens, du café et du sel, mais en très petites quantités, et à peine sortait-il un peu de ce coton et de ce tabac dont l’exportation, si elle eût été possible, leur eût valu des trésors. Ils auraient eu avec cela des volontaires pour combler les vides qui se faisaient dans les rangs de leur armée ; ils auraient eu du fer pour réparer leurs rails ; ils auraient eu enfin, au lieu d’un petit nombre-de navires, toute une flotte de bâtimens, cuirassés ou autres, pour aller rançonner New-York et incendier Boston. Le blocus rendait donc un service immense, un service indispensable.

Aussi les gens du sud cherchaient-ils tous les moyens de s’en délivrer, et l’on apprit bientôt qu’ils construisaient dans leurs rivières des navires d’une nouvelle espèce, destinés à aller combattre et disperser les escadres qui cernaient leurs côtes. Ces navires, qui ont apparu successivement sur plusieurs points du littoral confédéré, étaient tous construits d’après le même principe, mais avec quelques modifications de détail. C’était toujours un navire à muraille et à pont cuirassé, très ras sur l’eau ; sur le pont était placée une caisse de fer à murailles inclinées, vers le centre. Dans la coque du navire se trouvaient la machine, à une ou plusieurs hélices, les approvisionnemens et les logemens ; dans la caisse étaient la batterie, la cheminée, la roue du gouvernail. Quatre ou six canons, généralement rayés, en fonte frettée, de 7 à. 9 pouces, (système Brooks), lançant des projectiles cylindriques du poids de 100 à 150, formaient l’armement. Trois canons pouvaient tirer directement en avant, trois autres en arrière, deux de chaque bord. Les sabords se fermaient à volonté au moyen d’immenses plaques de fer. Enfin il y avait à l’avant un bec formant bélier pour le cas où l’on emploierait le navire lui-même comme projectile contre les bâtimens ennemis.

Ces rams (mot anglais, qui signifie bélier), pour leur laisser le nom sous lequel ils sont connus en Amérique, étaient des machines de guerre formidables, et dès qu’on apprit au nord, leur apparition, on se mit en mesure d’enfanter quelque chose qui fût capable de les combattre. Cette création fut l’engin de guerre nouveau, connu sous le nom de monitor. C’était, ainsi que les rams, un navire cuirassé sur ses flancs, avec un pont recouvert de fer, à fleur d’eau. La différence consistait en ce que le monitor ne portait que deux canons enfermés dans une tourelle en fer dont la muraille avait onze pouces d’épaisseur, et qui tournait tout d’une pièce, présentant la gueule des deux canons dans la direction que l’on voulait, de la même manière que sur les chemins de fer on fait pivoter les voitures. Les deux canons étaient non rayés, l’un de 15 pouces de diamètre lançant des projectiles du poids de 400 livres avec une charge de 35 à 60 livres de poudre, l’autre de 11 pouces seulement. Notre marine ne possède aucun canon qui approche en puissance de ceux qui ont été employés des deux côtés, et avec succès, dans cette guerre.

Le premier de ces nouveaux navires qui parut en champ clos fut le ram confédéré le Merrimac, construit à Norfolk, avec la coque d’une grande frégate fédérale abandonnée lors de l’évacuation, de cet arsenal et de sa capture par les gens du sud. Son coup d’essai fut un coup de maître : il détruisit à Hampton-Roads deux frégates fédérales, le Cumberland et le Congress, montrant ainsi le sort réservé aux navires de la flotte de blocus qui se trouveraient sur son chemin ; mais dès le lendemain parut à son tour le premier Monitor, qui engagea avec son formidable adversaire un combat resté célèbre, à la suite duquel le ram battit en retraite. On affirme qu’il n’avait éprouvé que des avaries de peu d’importance, ce qui fait encore plus d’honneur au Monitor et à son hardi capitaine, le lieutenant Warden. Il est juste aussi de dire que dans ce combat le Monitor n’avait pas encore à son bord le terrible canon de 15 pouces. La carrière du Merrimac s’arrête là. Pour des motifs connus des autorités confédérées, il ne s’aventura plus à portée des canons fédéraux, et peu de temps après, à l’époque de l’expédition de Mac-Clellan contre Richmond, son capitaine le fit sauter, lorsque les troupes sudistes qui tenaient garnison à Norfolk furent appelées à la défense de la capitale. A défaut du Merrimac, on voit bientôt paraître un nouveau ram non moins redoutable, construit d’après le même principe, mais doué d’une vitesse plus grande, et présentant, par rapport au premier modèle, de nombreux perfectionnemens. Il s’appelait l’Atlanta, et le 17 juin 1863 on le vit sortir de la rivière de Savannah, où il avait été construit, et s’avancer dans les bras de mer dont la côte dans ces parages est profondément pénétrée. Cette fois les fédéraux n’étaient pas pris au dépourvu. Avec cette rapidité de décision qui les caractérise, ils avaient mis à profit l’expérience heureuse du premier Monitor, et de nombreuses imitations de ce modèle avaient été faites, sans modification importante apportée à la conception originale. Les monitors répondaient à toutes les exigences du service qu’on attendait d’eux. Courts et, par suite d’une évolution facile, tirant peu d’eau, ils convenaient très bien à la navigation des eaux peu profondes de la côte d’Amérique. Et cependant ils portaient deux canons du plus gros calibre et rendaient leurs équipages à peu près invulnérables. Un d’entre eux, le Montauck, porte l’empreinte de deux cent quatorze boulets de gros calibre reçus impunément dans les nombreux combats auxquels il a pris part, et sur trente et quelques monitors que les États-Unis ont eus à flot pendant la guerre, un seul a péri par le feu de l’ennemi, le Keakuk. Or, bien qu’il portât le nom de monitor, sa cuirasse n’avait qu’une épaisseur de moitié moindre que celle des vrais types du genre, et ne put résister aux canons de 150 et de 200, chefs-d’œuvre de l’industrie anglaise, qui étaient montés sur les remparts de Charleston. Deux autres monitors ont péri par l’explosion de torpilles ou batteries sous-marines dont nous aurons l’occasion de parler tout à l’heure. Enfin deux, y compris le pionnier de la famille, le premier Monitor, ont sombré à la mer. Ces deux naufrages ont servi à propager l’opinion que les monitors étaient des navires manques, incapables de naviguer, une simple fantaisie du génie aventureux des Américains. Rien n’est plus inexact. Les deux monitors qui ont sombré étaient les premiers construits, et avaient des imperfections de détail qui ont été corrigées chez leurs successeurs. Depuis, la flotte des monitors a navigué sans accident de l’Océan dans le golfe du Mexique, et, ce qui est plus remarquable encore, lors de l’attaque de Wilmington, elle a étalé (pour me servir du mot technique) avec aisance un terrible coup de vent qu’elle a reçu à l’ancre, en pleine mer, à la hauteur du cap Fear, et qui a forcé à prendre le large plusieurs des grands navires de l’escadre. Ne dénigrons pas les monitors, ils sont des adversaires dignes d’une sérieuse considération. Sans doute ils ne feront pas les navigations que peuvent faire la Gloire et le Solferino, et ils ne rendront pas le même genre de services ; mais sur les côtes américaines ils sont des moyens de défense très ingénieusement imaginés et très puissans. Si jamais la France ou l’Angleterre étaient engagées dans une lutte, que rien ne donne lieu de prévoir, contre les États-Unis, elles n’auraient rien à leur opposer dans les eaux peu profondes où ils se tiendraient, et il y aurait danger pour le Solferino et le Warrior à être attaqués dans les passes étroites des mers d’Amérique par un essaim de monitors.

Mais revenons au ram confédéré que nous avons laissé sortant des passes de Savannah, accompagné de deux bateaux à vapeur chargés de curieux, empressés sans doute d’assister à la déconfiture des Yankees. Leur attente devait être déçue. Deux monitors fédéraux placés en sentinelle aperçoivent le ram, et appareillent immédiatement pour marcher à sa rencontre. Le premier des deux, le Weehawken, commandé par le capitaine Bodgers, prend seul part au combat. Sans se soucier de la supériorité apparente de son colossal adversaire, sans s’occuper du feu dirigé sur lui avec les canons rayés de 7 pouces de l’ennemi, le Weehawken envoie à 300 mètres un coup de canon de 15 pouces dont les effets sont terribles. Bien qu’il frappe sous un angle aigu la muraille du ram, épaisse de 4 pouces de fer et de 18 pouces de bois, et bien que cette muraille soit inclinée de 29 degrés, telle est la violence du choc que fer et bois sont enfoncés, plusieurs hommes tués et blessés, et quarante renversés par la vibration. Toujours marchant en avant, le Weehawken lance trois autres boulets dont les effets sont également désastreux, et il s’apprêtait à poursuivre vigoureusement son avantage, lorsque son adversaire se rend après quinze minutes seulement de combat, laissant la victoire au plus petit navire et au plus gros canon.

Nous venons de voir deux de ces formidables rams dont on n’a plus rien à craindre, grâce aux monitors ; mais il s’en construisait un troisième destiné à opérer dans des conditions exceptionnelles, et dont la carrière est intéressante à suivre.

Il existe le long du littoral de la Caroline du nord une bande de sable derrière laquelle se trouve une véritable mer intérieure de plus de cinquante lieues de longueur, connue sous les noms d’Albermale-Sound et de Paùmoco-Sound. Cette mer pénètre par de nombreux bras dans les terres ; au fond des bras de mer se trouvent des rivières profondes sur les bords desquelles des villes se sont fondées, reliées par des chemins de fer à toutes les parties de la confédération. Cette mer intérieure communique avec le Grand-Océan par de nombreuses passes ouvertes dans la langue de sable dont nous avons parlé ; mais ces passes sont très peu profondes : elles admettent un coureur de blocus ou une canonnière de faible tirant d’eau, mais le monitor lui-même ne peut s’y aventurer. Il y avait là des avantages naturels très grands pour le commerce de contrebande, et pour la répression des difficultés de tout genre à surmonter. Aussi, dès le début de la guerre, les fédéraux s’étaient-ils emparés, après plusieurs combats, de celles de ces passes qui pouvaient être occupées et défendues ; aussi avaient-ils fait entrer dans la mer intérieure une flottille qui, aidée d’un corps de troupes, avait fermé tout ce vaste espace à la contrebande. De leur côté, les confédérés étaient très jaloux de se débarrasser de ce voisinage incommode, et, profitant de l’impossibilité où étaient les fédéraux de se servir dans ces parages de leurs bâtimens cuirassés, qui ne pouvaient frauder l’entrée, ils avaient construit dans l’une de leurs rivières, le Roanoke, un ram nommé l’Albermale, de la même famille que les deux dont nous venons de parler, et ils fondaient sur ce navire les plus grandes espérances. Au mois d’avril 1864, l’Albermale apparaît et commence sa carrière en attaquant deux canonnières qui aidaient à la défense d’un poste fédéral appelé Plymouth, alors assiégé par les forces sudistes. Le lieutenant Flusser, qui commandait ces deux canonnières, ne se laisse pas intimider par la vue de son formidable ennemi, et n’hésite pas, malgré sa faiblesse, à marcher contre lui. Si ses deux canonnières sont du plus faible échantillon, elles portent une artillerie puissante : des canons rayés de 100 et des canons lisses de 11 pouces. Peut-être cette artillerie, employée à bout portant, réussira-t-elle à enfoncer la carapace du ram. Il se borne à prendre la précaution d’enchaîner ensemble ses deux navires, afin que, si la machine de l’un d’eux est désemparée, celle de l’autre reste pour les mouvoir tous les deux. Cela fait, il se porte à toute vapeur contre l’ennemi, afin de demeurer le moins longtemps possible exposé à son feu. Les deux adversaires s’abordent ; le choc est si violent que le Southfield, l’un des deux gun-boats, est enfoncé ; les chaînes qui le liaient à son compagnon se brisent, et il coule, laissant le Miami seul aux prises avec l’Albermate. En vain à bond de la canonnière essaie-t-on de fusiller les artilleurs confédérés, par leurs sabords, que l’on peut toucher de la main ; ils les tiennent soigneusement fermés. En vain, le brave Flusser tâche-t-il de décharger son artillerie à bout portant sur la carapace ; ses boulets ricochent sur la surface inclinée du navire ennemi, se brisent et reviennent en éclats contre son propre équipage. Lui-même finit par être tué de cette manière, et le Miami est trop heureux de s’échapper, sans être détruit, d’un combat aussi inégal. Privé de son appui naval, Plymouth est emporté par les rebelles, Quelques jours se passent ; le ram paraît sur un autre point de la mer intérieure, accompagné de plusieurs transports à vapeur chargés de troupes, et méditant, sans doute quelque nouvelle entreprise. Il est rencontré par quatre canonnières fédérales, bâtimens légers en bois, perméables, à l’artillerie, du plus faible calibre. Deux d’entre elles cependant sont des navires d’assez grandes dimensions, connus sous le nom de double-enders, parce qu’ils ont un gouvernail à l’avant et à l’arrière, et peuvent naviguer dans les passes étroites sans avoir besoin de tourner. Ces navires sont à roues, et, quoique chargés de douze pièces d’artillerie de gros calibre, tirent très peu d’eau et n’en tiennent pas moins bien la mer. Leur tonnage est de 1,000 tonneaux. Les quatre canonnières marchent courageusement à l’attaque de l’Albermale, manœuvrant seulement de façon à éviter ses coups de bélier. Comme d’usage, les boulets fédéraux, ne font que ricocher sur sa carapace. On essaie alors d’un autre moyen de destruction : le Sassacus, un des double-enders, prend son élan et, vient à toute vapeur frapper le ram par le travers. Celui-ci se, couche en partie sous le choc ; l’eau monte sur son pont ; le Sassacus continue à marcher à toute vapeur et tient ainsi son adversaire comme sous ses genoux, lorsqu’un coup de canon du ram le traverse de part en part et pénètre sa chaudière, d’où s’échappent des flots de vapeur et d’eau bouillante dont est inondé l’équipage,. Le coup est manqué, mais le ram n’en est pas moins contraint de s’éloigner. On a su depuis que plusieurs boulets avaient percé sa cuirasse, et que la vibration des coups qu’elle avait reçus avait été assez forte pour que toutes les lumières s’éteignissent, et que l’on se trouvât à bord dans une obscurité et par suite dans une confusion complète. Si les canonnières fédérales eussent eu une artillerie plus puissante, lançant de plus gros boulets avec une plus forte-charge, il est probable que l’Albermale aurait eu le sort de l’Atlanta, bien que ses adversaires ne fussent pas cuirassés.

Il fallait pourtant se délivrer de ce terrible navire, si l’on ne voulait pas voir non-seulement la mer intérieure de la Caroline du nord rouverte aux blockade-runners, mais l’armée fédérale qui occupait la partie orientale de cet état privée des ressources qu’elle tirait de la mer et forcée de se retirer. Un jeune lieutenant nommé Cushing se chargea de l’entreprise. Il fit construire à New-York un petit bateau à vapeur de la dimension d’une chaloupe, à l’avant duquel se trouvait une très forte perche mobile et portant à son extrémité une torpille, machine fort semblable à ce qu’on appelle dans notre armée un pétard. En maniant à bord du bateau l’une des extrémités de la perche, on pouvait aller appliquer la torpille où l’on voulait avec l’autre extrémité, et un coup d’étoupille à friction déterminait l’explosion. Par une nuit obscure, le lieutenant Cushing remonta la rivière Roanoke, où se tenait le ram, et il l’aperçut amarré à un quai, sous la double protection d’une batterie d’artillerie et d’une estacade de poutres flottantes qui formait le cercle à trente pieds autour de lui. Le lieutenant fédéral, bientôt découvert, est accueilli par un feu de mousqueterie formidable, il a ses habits criblés de balles ; il ne s’arrête pas pour si peu et pousse à toute vapeur son bateau, qui monte sur l’estacade. Maniant lui-même le levier de sa torpille, il la place sous les flancs du ram et tire la détente. Une explosion terrible a lieu aussitôt ; le bateau fédéral reçoit à la fois une colonne d’eau qui le remplit et un coup de canon tiré à quinze pas qui le brise ; mais le ram au même moment a coulé à fond, et le lieutenant, qui s’est sauvé à la mage avec une partie de ses compagnons, finit, à travers les bois, par rejoindre l’escadre fédérale. Les remerciemens du congrès furent la récompense de cet acte d’intelligence et de courage, récompense exceptionnelle qui n’a été accordée qu’à onze officiers de marine pendant toute la durée de la guerre, et dont la conséquence est une promotion qu’en tout autre cas il faut attendre de l’ancienneté.

L’emploi de ces torpilles (torpedoes), soit qu’on les dispose entre deux eaux dans les passes que doivent traverser les navires ennemis, soit qu’on aille audacieusement, comme le lieutenant Cushing, les appliquer aux flancs du navire lui-même, demande une sérieuse attention. C’est un moyen de guerre nouveau et peu dispendieux, arme des faibles contre les puissans. L’histoire maritime de la guerre d’Amérique est remplie d’incidens causés par cette innovation meurtrière. Les confédérés surtout en ont fait un fréquent usage. Ils avaient semé les torpilles par milliers dans leurs rivières et dans les passes de leurs ports, préalablement resserrées par des estacades de pilotis. De ce double moyen de défense résultait pour l’ennemi la nécessité d’aller arracher ces estacades, toujours placées au point convergent des feux d’une foule de batteries armées de canons d’une puissance inconnue pour nous, ou de se lancer à travers un chenal dans lequel des torpilles invisibles pouvaient éclater à chaque pas. Est-il besoin d’ajouter que rien n’est plus effrayant au monde que ce danger, impossible à prévoir, dont on est menacé à tout instant, comme l’est une colonne d’assaut par la mine cachée sous ses pieds ? Forcer des passes, attaquer des batteries et des forts où la science des ingénieurs et l’esprit inventif des artilleurs avaient épuisé toutes leurs ressources, a été maintes fois un jeu pour les marins américains. On savait d’avance, on voyait à quels dangers on s’exposait ; mais les obstructions sous-marines ont souvent arrêté les plus braves. En relisant les rapports des officiers fédéraux, je vois dix navires de guerre, sans compter de nombreux transports à vapeur, détruits par des torpilles. Sur ce nombre de dix, neuf ont péri par des torpilles fixes au-dessus desquelles ils passaient. Le dixième est la corvette de guerre Housatonic, qu’un bateau torpille semblable à celui du lieutenant Cushing est allé chercher et détruire en pleine mer. Nous en dirons un mot tout à l’heure.

En général, ces torpilles se composaient d’une caisse en métal léger, qui recevait une charge variant de 100 à 2,000 livres (un tonneau) de poudre ; retenues au fond par une corde attachée à un poids quelconque, elles flottaient à quelques pieds au-dessous de la surface. L’explosion était déterminée par des moyens très divers : par le choc qui amenait la rupture d’un tube et l’épanchement d’un liquide produisant une inflammation chimique, par une détente que le choc ou une corde faisait partir, par un fil électrique enfin qui communiquait avec la terre, et auquel un observateur caché donnait l’étincelle à l’instant où le navire se trouvait dans un certain alignement. Les ruses de guerre dont on a fait usage dans l’emploi des torpilles se sont multipliées à l’infini. Une des meilleures a été pratiquée sur une flottille qui remontait le Yazoo-River pour coopérer avec l’armée de Sherman. A un coude de la rivière, les marins fédéraux aperçurent une ligne de bouées douteuses, qui montraient leurs têtes au-dessus de l’eau. On s’empressa de stopper afin d’envoyer quelques coups de canon contre elles, les défoncer ou les mettre en dérive ; mais pendant que l’on se préparait à cette opération et que les navires allaient de ci et de là sans avancer, on voit tout à coup le cuirassé Cairo, qui faisait partie de l’expédition, s’enfoncer dans les eaux et disparaître. Les bouées n’étaient qu’un épouvantail destiné à retenir les fédéraux là où se trouvaient placées les vraies torpilles et donner le temps de les faire éclater à ceux qui étaient chargés de ce soin.

Les confédérés essayèrent souvent aussi d’aller détruire à l’aide des torpilles les grands navires de guerre qui portaient le pavillon des amiraux fédéraux. La première tentative fut faite contre le New-Ironsides, grande frégate cuirassée de 3,500 tonneaux, assez semblable à la Gloire, par un lieutenant confédéré, qui, monté sur un petit bateau à vapeur en forme de cigare, alla l’attaquer, au milieu de la nuit, au large de Charleston. Bien qu’il fût arrivé le long du bord sans être découvert et que l’explosion se fût faite, il n’y eut pas d’autre dommage que la mort de l’officier, de quart de l’Ironsides et la perte du torpedo-boat, coulé lui-même par la colonne d’eau. Le Minnesota, le Wabbash, le Memphis, furent successivement attaqués de même par des torpedoes-boats en forme de cigares, surnommés en Amérique des Davids, mais ils échappèrent, grâce le plus souvent à l’extrême vigilance avec laquelle on se gardait, et à la promptitude avec laquelle, à la moindre alarme, on était sous vapeur. Le Housatonic, grande corvette à hélice, fut moins heureux. Le 17 février 1864, il était paisiblement à l’ancre au large de Charleston, sur la ligne extérieure des croiseurs. Il faisait nuit, tout était tranquille à bord, lorsque, « vers huit heures quarante-cinq du soir, dit le rapport qui mérite d’être cité, l’officier de quart aperçut quelque chose qui se mouvait, dans l’eau vers le navire à environ 100 mètres ; on eût dit une planche glissant sur l’eau. Cela vint directement vers la corvette et en deux minutes fut le long du bord. Pendant ce temps, la chaîne avait été filée, la machine mise en marche en arrière et l’équipage appelé au poste de combat. Environ une minute après, l’explosion a eu lieu, et le navire, s’enfonçant par l’arrière, s’est incliné sur bâbord et a coulé. »

Heureusement le - temps était beau, et la mer peu, profonde ; l’équipage put, sauf deux officiers et quelques hommes qui se noyèrent, se sauver dans la mâture. Mais quelle promptitude de destruction ! Et jusqu’ici il n’existe aucun moyen de se soustraire à ce danger, qui à la première guerre menacera partout les navires de combat grands et petits ! Il suffira d’un tonneau de poudre bien placé, d’un pétard apporté au milieu d’une nuit sombre par un homme déterminé, pour « envoyer par le fond » toute la force navale, tous les millions que représentent des navires tels que le Solferino ou le Warrior, sans compter les centaines d’êtres humains qui les monteront !

Jusqu’ici, nous ne nous sommes occupés que du blocus, qui a été la principale tâche de la marine fédérale, et nous avons montré comment elle y a pourvu. Les chiffres mieux que toutes nos paroles témoigneront de l’efficacité de ses opérations : le nombre total des prises au 1er novembre 1864 s’élevait à 1,262 navires, dont la vente avait produit 72,000,000 de francs ; mais ce blocus, quelque utiles qu’en fussent les résultats, ne valait point la conquête et l’occupation des ports confédérés. Il n’y avait pas seulement pour le gouvernement des États-Unis, un grand intérêt à rentrer en possession du territoire que la sécession lui avait enlevé, il y avait aussi pour lui de nombreux et pressans motifs de fermer d’une manière définitive l’accès de la confédération aux navires étrangers. Le peu de navires en effet qui réussissaient à forcer le blocus servaient de prétexte aux ennemis des États-Unis pour conserver aux sudistes la qualité de belligérans et par suite leur prêter un appui moral d’une grande autorité. Il résultait en outre de cet état de choses des questions de droit international épineuses, irritantes, qui ne pourraient pas être entendues longtemps de la même façon de part et d’autre. Une fois les ports fermés, toutes ces difficultés tombaient ; les gouvernemens étrangers ne pouvaient plus avoir de rapports directs avec les autorités de Richmond, les officiers des navires de guerre européens ne pouvaient plus, sous prétexte de communiquer avec leurs consuls, demander à pénétrer dans les ports du sud pour y porter des paroles d’encouragement, le pavillon confédéré enfin ne pouvait plus loyalement être toléré sur les mers.

Toutes ces raisons, d’autres encore qu’il n’est pas de notre sujet d’énumérer, firent résoudre une série d’expéditions destinées à reprendre les ports du littoral des états séparatistes. Ce fut une nouvelle et importante tâche pour la marine, un nouvel appel fait à son énergie et à ses ressources, et qui donna lieu à de nombreux et de brillans combats. Excepté à Charleston, où l’amiral Dahlgreen, malgré de persévérans efforts, ne put réussir à occuper qu’une rive de la large embouchure qui forme la baie, tous les points importans du littoral, Roanoke-Island, Beaufort, le fort Fisher (Wilmington), Port-Royal sur la côte des Carolines, le fort Pulawski (Savannah) en Géorgie, Mobile dans l’Alabama et enfin la Nouvelle-Orléans furent successivement repris. Comme il fallait occuper les positions que l’on enlevait, un corps de débarquement joignit presque toujours ses efforts à ceux de la marine ; mais à l’exception du fort Fisher, emporté d’assaut, et du fort Pulawski, qui demanda un siège régulier, le rôle de la marine fut partout le principal.

A la Nouvelle-Orléans, les confédérés, confians dans les forts et les ouvrages accumulés sur le bas du fleuve, dans une flottille de rams et d’iron-clads, avaient laissé la ville elle-même dégarnie de troupes et sans défense. Pendant la nuit et malgré un feu épouvantable, l’amiral Farragut franchit tous les obstacles, disperse la flottille ennemie et paraît devant la ville, dont il s’empare. Les forts qu’il avait dépassés se trouvèrent tournés et durent capituler. A Mobile, nous retrouvons le même amiral Farragut, avec une petite escadre de six corvettes à hélice en bois et non cuirassées, six canonnières et quatre monitors, chargé d’une entreprise plus hardie encore : il s’agit de forcer une passe étroite, que l’on sait remplie de torpilles, sous les feux croisés de forts casemates où l’art de l’ingénieur a de longue main épuisé toutes ses ressources. Ces forts sont armés de canons rayés dont quelques-uns, lançant des projectiles de 170 livres et envoyés exprès d’Angleterre, représentent tout ce que l’art de la destruction a jusqu’ici créé de plus parfait, Enfin, pour compléter la masse des difficultés à vaincre, l’amiral confédéré Buchanan, le même qui commandait le fameux Merrimac, se tient à l’issue de la passe avec une escadrille de navires cuirassés et de canonnières dont on ne sait pas d’avance le nombre, mais parmi lesquels figure le ram le Tennessee, machine de guerre formidable dont les murailles inclinées sont recouvertes de six pouces de fer, deux pouces de plus que le Merrimac, un pouce et demi de plus que le Solferino et le Warrior, et dont l’artillerie se compose de six canons rayés de 100. Comment les faibles corvettes de Farragut, si elles échappent aux torpilles, résisteront-elles à l’artillerie, aux obus lancés par les casemates des forts et du redoutable Tennessee ? Ce que peuvent l’intelligence et le courage d’un seul homme apparut alors dans tout son éclat.

Qu’on nous permette quelques détails sur ce combat, le plus brillant de la guerre pour la marine des États-Unis. Le 5 août 1864, à la pointe du jour, la petite escadre fédérale donnait dans les passes. Elle formait deux colonnes : à droite se trouvaient les monitors, à gauche les six corvettes, chacune liée bord à bord avec une des canonnières. Tout ce qui avait pu être descendu de la mâture, vergues ou gréement, avait été enlevé ; les ponts étaient couverts de sacs à terre contre les feux plongeans, dont l’expérience de toute cette guerre avait prouvé l’extrême danger. Suivant son habitude, l’amiral Farragut transmet ses ordres avec un tube acoustique du bout de la grande hune, d’où il peut, par-dessus la fumée, embrasser l’ensemble de ce qui se passe. Ordre est donné de n’employer contre les forts et les batteries que de la mitraille et des obus Shrapnell. Le brave amiral a calculé que ce serait un jeu dangereux pour de pauvres navires en bois de vouloir démonter l’artillerie ennemie. Tout ce qu’on peut faire, c’est d’en éloigner les artilleurs pendant le passage de l’escadre au moyen d’une pluie de mitraille. L’ordre est exécuté comme il a été donné, avec autant de précision que de sang-froid. Les navires de queue, remarquant que la mitraille de leurs devanciers porte un peu court, changent leurs fusées de deux secondes contre celles de cinq, aussi tranquillement qu’ils l’eussent fait à l’exercice ; mais tout à coup la tête de la colonne s’arrête, hésite : des bouées inquiétantes sont aperçues dans l’eau, le mot torpille est dans toutes les bouches, et pendant ce moment d’hésitation l’ennemi redouble son feu. Bientôt on voit le monitor Tecumseh, qui marchait en tête, s’enfoncer dans les flots, et avec une telle soudaineté que de son vaillant équipage douze hommes seulement peuvent se sauver à la nage. Les torpilles étaient à l’œuvre, l’instant était critique. Le brave Farragut n’était pas homme à s’intimider. Il avait consenti à regret, sur les instances de ses capitaines, à ne pas affronter le premier avec son navire les dangers si multiples que l’on avait à courir. « Mais en voyant le Tecumseh disparaître, dit-il dans son rapport, je me décidai immédiatement, comme je l’avais voulu en premier lieu, à prendre la tête, et, après avoir ordonné au Metacomet d’envoyer une embarcation pour sauver, si c’était possible, quelqu’un de l’équipage qui se perdait, je portai le Hartford en avant, suivi par le reste de l’escadre, dont les officiers croyaient suivre leur chef à une noble mort. Je gouvernai droit entre les bouées, là où on supposait que se trouvaient les torpilles… » Heureusement, comme l’amiral en avait l’espérance, elles avaient été dérangées pour avoir trop longtemps séjourné dans l’eau, et elles ne frappèrent aucun autre de ses navires. Continuant à couvrir de mitraille les batteries ennemies, l’escadre, poussée par sa vitesse et la marée de flot, n’en reçut que peu de dommage. Il n’y eut de sérieusement atteint que le navire de queue, qui eut sa chaudière et sa machine désemparées par l’explosion des obus, et ne dut son salut qu’à la précaution prise d’amarrer les navires deux à deux. Sa conserve l’entraîna hors du danger.

La passe était forcée, mais on se trouve en face d’un nouvel ennemi et d’un nouveau péril : l’amiral Buchanan est là avec sa flottille ; c’est contre elle qu’il faut continuer le combat. Farragut détache une partie de ses forces contre les petits bâtimens qui la composent, et concentre les efforts de ses plus grands navires contre le redoutable ram Tennessee. Quatre fois, dans l’espoir d’enfoncer son travers, il le fait aborder à toute vapeur par sa propre corvette, le Hartford, dont il a garni l’avant d’un taille,mer en fer, et par la Monongahela et la Lakawanna, armées de même, mais toujours sans succès. D’affreux craquemens se font entendre, le ram s’incline sous le choc ; les matelots s’injurient des deux côtés, se jettent des pierres à briquer par les sabords, et déchargent leurs pièces à bout portant les uns contre les autres. Les résultats de ces décharges sont terribles à bord des navires fédéraux ; mais ils semblent à peine sensibles sur le ram, qui a reçu sans apparentes avaries toute la bordée du Hartford, composée de boulets pleins de 9 pouces, à la charge de 13 livres, à dix pieds de distance. Ces lourds projectiles laissent une marque plus ou moins profonde, mais ricochent au lieu de pénétrer. Farragut ordonne alors une charge combinée de tous ses navires à la fois contre le ram, dans l’espérance que, pris entre de grandes corvettes de 1,500 à 2,000 tonneaux lancées à toute vapeur, il finira par être écrasé. Cependant, bien que rien ne l’indique à l’œil, le ram a souffert de tous ces chocs répétés ; l’appareil avec lequel il gouverne est brisé ; Buchanan a la jambe emportée ; enfin les monitors, pendant tout ce temps, ont été à l’œuvre contre l’ennemi avec des boulets pleins en fer et en acier de 11 et de 15 pouces. L’un des monitors, le Manhattan, a successivement augmenté la charge de son canon de 15 pouces de 35 livres à 60, et un boulet de ce calibre a traversé la muraille de 6 pouces de fer et de 25 pouces de bois du Tennessee en faisant voler une grande masse d’éclats. Avant que l’attaque générale ait le temps de s’exécuter, le chef confédéré fait signe qu’il se rend. Le succès était complet. Farragut, maître de la baie, pouvait couvrir les opérations des troupes chargées d’assiéger les forts qui en ferment l’entrée. Ces forts se rendirent sans prolonger une résistance inutile.

Il en avait coûté cher pour obtenir cet avantage décisif : sans compter l’équipage noyé du Tecumseh, on avait perdu deux cent vingt-deux hommes, dont quatorze officiers, le bâtiment de Farragut avait à lui seul vingt-cinq tués et vingt-huit blessés ; mais les Américains avaient accompli un fait d’armes dont ils ont raison de s’enorgueillir, car il n’y en a pas de plus éclatant dans l’histoire navale de notre temps, et l’habileté, l’énergie, montrées dans cette occasion, comme en tant d’autres, par l’amiral Farragut le placent incontestablement au premier rang parmi les marins de toutes les nations. S’il y a un regret à exprimer après ce récit, c’est que l’effusion du sang n’ait pas été diminuée, comme elle aurait pu l’être en plaçant au moins un canon de 15 pouces ou un équivalent à bord de chacune des grandes corvettes.

Mais continuons. Voilà les ports de la confédération fermés, et, comme nous l’avons dit plus haut, le gouvernement fédéral tenait beaucoup à séparer ainsi les rebelles de la mer, afin d’ôter tout prétexte aux droits de belligérans que les nations européennes leur avaient concédés sur mer. De cette concession et de la sympathie étrange, mais avouée, que la cause esclavagiste trouvait en Europe, étaient nés de graves embarras pour l’Amérique. Un certain nombre de bâtimens armés et équipés principalement en Angleterre s’étaient répandus sur les mers, y faisaient la course contre la marine marchande fédérale, et partout étaient traités en navires de guerre, admis à toutes les immunités de droit et de courtoisie qu’il est d’usage d’accorder à cette classe de navires. Parmi ces croiseurs, dont les noms ont rempli les journaux du temps, il s’en trouvait, comme la Florida, dont le cas était douteux. La Florida, en effet, avait bien été construite en Angleterre ; mais avant de faire la course elle avait été dans un port confédéré, à Mobile, et y avait pris son équipage. Il en était d’autres dont la condition était différente, et parmi eux le célèbre Alabama, qui, construit, armé et équipé en Angleterre, monté par des matelots en majorité anglais, n’avait jamais touché à un des ports du sud, ni changé de nationalité depuis le jour où il était sorti de Liverpool sous pavillon anglais. Celui-là n’était et n’a jamais été qu’un pirate ; mais, quelque fût le caractère de ces navires, le gouvernement américain eut un nouveau service à demander à sa flotte : celui de poursuivre, de capturer et de détruire ces écumeurs de mer, et cela au plus vite, car leurs déprédations étaient grandes, et plus grande encore, la terreur qu’ils inspiraient au commerce. Le mal qu’ils ont fait ne doit pas se mesurer seulement au nombre de leurs prises, mais au nombre bien plus considérable de bâtimens, naviguant jusque-là, sous pavillon américain, qu’ils ont amenés à se dénationaliser. Les choses étaient arrivées à ce point que ce pavillon, ne trouvant plus de fret à cause des risques de capture, avait presque totalement disparu des mers, au grand avantage du pavillon anglais qui l’avait remplacé presque partout[1]. Il y a même des personnes qui pensent que la disparition, même momentanée, du pavillon américain, rival jusqu’alors plus heureux chaque jour de celui de l’Angleterre, a été pour cette puissance plus qu’une compensation à la gêne causée par la disette cotonnière.

On comprend de quelle importance il était pour le gouvernement fédéral de se délivrer de ces importuns croiseurs, et on est obligé d’avouer, qu’il s’est assez mal acquitté de cette tâche. Il n’y a pas consacré assez de navires, et a mis trop peu d’activité soit à en créer qui fussent appropriés à ce service, soit à en tirer parti. Il n’a rien moins fallu, pour réparer ce tort, que le brillant combat du Kearsage et de l’Alabama, dans lequel a triomphé encore une fois la supériorité des gros canons jointe à celle de la discipline. Ce qui reste acquis pour l’observateur étranger, c’est le résultat du premier emploi des navires à vapeur dans la guerre de course. Les plus grandes puissances maritimes, dans leurs querelles avec des puissances inférieures, si elles ne veulent voir leur commerce détruit par quelques croiseurs à la marche légère, sont obligés de se pourvoir d’une force considérable d’avisos rapides, armés d’une artillerie peu nombreuse, mais d’un fort calibre, aptes à jouer, comme nous le disions, le rôle de gendarmes de la mer.

En suivant ainsi un à un tous les incidens de la guerre américaine qui ont exigé l’emploi de la marine, nous avons omis avec intention tous ces transports d’armée par mer ou par eau fluviale dont il a été fait un si fréquent usage. A cet égard, l’expérience de nos propres guerres en Crimée, en Italie, en Algérie, nous dispense de rien emprunter à l’étranger. Remarquons seulement en passant (nous aurons tout à l’heure l’occasion de toucher ce point avec plus de détails) que la marine militaire n’a jamais été chargée aux États-Unis, pas plus qu’elle ne l’est en Angleterre, du service de transport, regardé dans les deux pays comme contraire à la discipline et ayant à tous égards une fâcheuse influence. Lorsqu’un corps de troupes devait être transporté, un nombre suffisant de bâtimens à vapeur et autres était pour cet usage emprunté au commerce. La tâche des forces navales était uniquement d’y mettre de l’ordre, de les escorter, de prêter leur concours militaire aux expéditions de guerre que l’on avait en vue. Avec de grands cours d’eau navigables comme le Mississipi et ses affluens, la marine des États-Unis devait rendre à l’armée de terre de plus grands services que ne le pourrait faire aucune marine dans une guerre européenne. De véritables batailles navales ont été livrées sur le Mississipi. On a vu de grandes frégates à vapeur détruites par le feu de l’ennemi dans les opérations de l’escadre de Farragut, joignant ses efforts à ceux de l’armée de Grant pour isoler les armées confédérées et amener la reddition de Wicksburg. Parmi plus de deux cents combats livrés par la marine fédérale durant le cours de cette terrible guerre, le plus grand nombre certainement a eu pour but de seconder les mouvemens des armées de terre. On se battait tantôt cuirassés contre cuirassés, tantôt canonnières contre canonnières. D’autres fois on avait affaire à des batteries de côte protégées elles-mêmes par des cuirasses de fer, trop heureux quand on ne trouvait devant soi que la puissance relativement peu redoutable des canons de campagne. Guidée par ses brillans amiraux, Farragut, Goldsborough, Porter, Davis, Foote, Dahlgreen, la marine fédérale a conquis durant cette longue épreuve une haute renommée et une précieuse expérience. Elle a montré quel rôle est réservé à la force navale dans toute guerre sérieuse, soit entre deux nations maritimes, soit entre deux nations, dont l’une a des flottes, l’autre un littoral sans marine. On va voir maintenant à quelle intention nous avons rassemblé tous ces faits et cru devoir les mettre sous les yeux des lecteurs de la Revue, de ceux en particulier qui appartiennent à la marine française.

II

Si depuis la chute du premier empire l’Europe a joui d’une paix maritime dont tous les amis du progrès et de la liberté doivent désirer le maintien, cet état de choses a tenu à des causes plus profondes que l’accord nécessairement fragile et passager des hommes d’état, souverains et ministres qui ont eu dans leurs mains le pouvoir. Les institutions qui pendant trente ans ont permis à la France de vivre au grand jour ainsi que l’Angleterre, de vivre en un mot comme les peuples libres, ont certainement été la cause principale de l’apaisement des haines et des jalousies nationales. Une autre circonstance cependant est venue, selon nous, contribuer à la durée de la paix : c’est l’état de préparation à la guerre dans lequel chacun s’est tenu, et le respect qui en est résulté de part et d’autre. Ce respect réciproque n’a pas diminué aujourd’hui ; mais les erremens de la politique française ne sont plus les mêmes, et de la nouvelle situation faite à la France découle évidemment pour elle la nécessité d’être mieux préparée que jamais à passer de l’état de paix à celui de guerre, d’être en mesure de ne se laisser jamais surprendre par les événemens. On a vu comment ce malheur est arrivé au gouvernement des États-Unis, on a vu aussi par quels prodiges d’activité et d’énergie il a su donner en peu de temps à sa marine une remarquable efficacité. Ou nous nous trompons, ou ce que cette marine a accompli est une démonstration éclatante du rôle plus que jamais important réservé désormais dans les grandes guerres à la force navale. Sans doute nous verrons de moins en moins de nombreuses escadres : le temps des longues croisières et des combats de haute mer entre deux lignes de vaisseaux est passé ; mais la forme seule de la guerre est changée, non le fond. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que les mers devinssent une sorte de terrain neutre en dehors de l’arène des passions des hommes, il faudrait changer le caractère de l’humanité tout entière. De même, pour que l’emploi des navires cuirassés allât, comme nous l’entendons dire, jusqu’à rendre la guerre de mer impossible, il faudrait que l’artillerie se fût reconnue à jamais impuissante à les endommager, et que pour la première fois le génie humain eût produit une œuvre achevée, eût inventé un moyen d’attaque contre lequel il n’y ait point de moyen de défense. Écartons ces chimères. Il reste acquis aujourd’hui que non-seulement les forces navales peuvent porter à des adversaires des coups bien plus directs que par le passé, que non-seulement leur concours double la puissance des armées de terre, mais que tout pays ayant des frontières maritimes est maintenant exposé à des dangers qu’une flotte organisée selon les progrès récens de la science peut seule conjurer.

Plus que jamais donc nous devons nous préoccuper de l’état de notre marine, et il est d’autant plus important de le faire que sous de brillantes apparences se cachent certaines causes de malaise et d’affaiblissement qui, si on n’y portait remède, menaceraient dans un prochain avenir d’avoir de désastreuses conséquences ? Rien de plus magnifique, en effet, que ces apparences. Quel est le point du globe où notre marine n’ait pas rendu d’éclatans services ? Grâce à elle, nous avons conquis un empire en Algérie. N’est-ce pas elle qui nous a permis de tourner en Crimée les obstacles contre lesquels, en 1812, s’était brisé le génie de l’empereur ? Ne lui devons-nous pas d’avoir pu atteindre en 1859 les plaines de la Lombardie avec une célérité qui nous a donné sur nos adversaires un immense avantage ? En Chine, au Japon, au Mexique, partout enfin elle a laissé sa marque, et donné la mesure de sa valeur. Pas de fautes, pas d’erreurs, point d’échecs ; partout l’emploi de nos forces navales a donné les résultats les plus complets, les plus excellens. Où donc est le mal, que nous sommes les premiers peut-être à signaler au public, mais, dont tout le monde dans le corps ressent cruellement la présence ? Faut-il le chercher dans l’état de notre personnel ou dans celui du matériel, ces deux grandes branches du service maritime ? Notre matériel a bien donné lieu à quelques, critiques, mais il suffit d’avoir vu le Magenta, ou n’importe quelle autre de nos nouvelles constructions, et d’avoir admiré l’élégance de ces redoutables machines de guerre, l’aisance avec laquelle, malgré leur énormité, elles flottent sur l’eau, cet air marin que les expériences ont si bien confirmé, pour être assuré que nous avons dans M. Dupuy de Lôme et ses coopérateurs des hommes qui, en fait de progrès naval, ne nous laisseront jamais en arrière. Si un seul reproche pouvait leur être fait, ce serait d’aller trop vite et de faire trop à la fois. Les inventions, les applications, les perfectionnemens marchent avec une telle rapidité aujourd’hui que ce qui était hier le dernier mot de la science n’est plus de mise demain, et que trop de navires du même type, mis en même temps sur le chantier, risquent de nous doter de coques très coûteuses, mais destinées à être hors de service ayant d’avoir affronté l’ennemi. Déjà le Magenta et ses frères, si beaux, si bons à la mer, armés de cette double batterie si séduisante à l’œil du marin de l’ancien temps, ne sont plus des instrumens de guerre doués de la puissance irrésistible qu’on leur supposait. Les progrès de l’artillerie les ont détrônés. Il existe aujourd’hui des navires à peu près invulnérables à l’artillerie qu’ils portent et munis de canons contre lesquels leurs cuirasses ne sont plus une protection suffisante, témoin le combat où le Tennessee a succombé à Mobile. Et telle est la puissance de cette nouvelle artillerie, facile à manier, quoi qu’on en dise, avec les moyens mécaniques dont on dispose aujourd’hui, que c’est une question de savoir s’il ne vaudrait pas mieux, dans un combat, être sur un navire non cuirassé, muni de ces pièces redoutables que sur le bâtiment blindé, tel qu’il existe chez nous, pourvu que le premier des deux eût la supériorité de vitesse. Les grandes vitesses et la grosse artillerie, voilà les deux conditions souveraines de la supériorité à rechercher avant tout ; l’importance de la cuirasse est secondaire. La vitesse est nécessaire dans presque toutes les circonstances de la guerre pour forcer l’ennemi au combat ou pour le refuser, pour le rendrë décisif, pour garder un blocus contre les blockade-runners, pour atteindre les corsaires à vapeur. Je ne la sacrifierais que sur les navires destinés à aller chercher près des côtés, dans les eaux peu profondes, ces résultats précis et définis auxquels l’emploi de la vapeur permet d’aspirer. Il y a là des conditions de tirant d’eau, de dimensions restreintes, qui excluent la vitesse, pour peu qu’on ne veuille pas jouer contre une simple torpille un trop gros capital et surtout la vie d’un trop grand nombre d’hommes. C’est là le cas indiqué pour les cuirasses les plus épaisses ; mais dans cette circonstance même, comme en toute autre, le rôle du gros canon est toujours de la première importance. Or c’est en artillerie navale que nous sommes visiblement en retard. Nous n’avons rien qui équivaille aux canons de 15 pouces des Américains, non plus qu’au canon Armstrong, rayé ou non, dit canon de douze tonnes à cause de son poids, que les Anglais commencent à mettre sur leurs navires. Nous nous sommes un peu trop traînés dans les erremens de l’artillerie de terre ; celle-ci a parfaitement réussi chez nous dans le renouvellement de son matériel ; les canons de campagne et ceux de siège qui viennent de faire leurs preuves avec tant de succès sur le fort Liédot sont des armes admirables, supérieures à tout ce que les étrangers possèdent ; mais on ne demande à cette artillerie qu’une grande portée, une grande justesse et un projectile explosible à grand effet. Une fois ces règles bien posées, la fabrication n’offre pas une extrême difficulté. Le problème à résoudre est autre pour le canon de mer, destiné à briser les cuirasses : il s’agit de faire la pièce qui résistera au tir du plus lourd projectile chassé par la plus lourde charge de poudre. Tout est là. L’expérience de la guerre américaine, les essais faits à l’étranger, tout indique que la destruction produite par un canon sur des plaques est d’autant plus grande que la charge de poudre est plus forte. Or ces canons, qui doivent avoir de gros calibres afin de pouvoir consumer une forte charge, sont d’une fabrication très difficile, et nous nous sommes à cet égard laissé devancer par les Anglais et les Américains. Ils ont déjà en service des pièces qui brûlent des charges de soixante livres de poudre, et dont les effets destructeurs dépassent tous ceux que nous pouvons produire ; mais ce n’est qu’un détail : en avance sur un point, nous sommes en retard sur un autre ; le péril n’est pas très grand, et nous pouvons être sans inquiétude sur l’état et l’entretien de notre matériel naval.

Il n’en est malheureusement pas de même de notre personnel, soit qu’il s’agisse du corps d’officiers, soit des équipages. Le corps des officiers est atteint d’un malaise que nous éprouvons quelque embarras à définir, qui ressemble (le mot nous coûte à écrire) au découragement, et qui serait alarmant, s’il devait se prolonger. Le recrutement de nos équipages est menacé dans sa source, l’inscription maritime et la marine marchande. C’est sur ces deux points que nous voudrions appeler l’attention du lecteur. Il y va de notre puissance navale et par suite d’un des principaux élémens de notre grandeur, disons-le même, de notre indépendance nationale. Commençons par bien nous rendre compte de la situation de notre corps d’officiers.

Avant la révolution de 89, il appartenait en entier à la noblesse, et l’on sait comment il disparut avec elle, emportant dans l’émigration les traditions de courage et d’organisation qui avaient fait sa gloire depuis les beaux temps de Tourville jusqu’à ceux de Suffren. Le corps d’officiers ne put être immédiatement remplacé, car en marine, on ne saurait trop le répéter, rien ne s’improvise, et malgré des prodiges de dévouement nous payâmes par d’éclatans revers le vide laissé sur nos vaisseaux par le malheur de l’émigration. Ce fut seulement vers la fin de l’empire que la création d’écoles navales spéciales commença de relever l’édifice, auquel on peut dire que chaque année écoulée a depuis ajouté une pierre. Nous devons à un enfantement de cinquante années le corps exceptionnel, réellement supérieur, que nous possédons aujourd’hui et qu’il s’agit de conserver. Depuis les premiers jours de cette renaissance jusqu’à l’époque actuelle, jusqu’à la guerre de Crimée, le rôle de la marine avait été brillant et populaire. Elle avait pris une part active à toutes les opérations militaires dans lesquelles l’armée de terre avait été engagée, en Espagne, en Morée, en Algérie, et elle avait eu de plus l’occasion d’acquérir une gloire qui lui était propre à Navarin, Lisbonne, Saint-Jean-d’Ulloa. De là s’était développé chez nos officiers un sentiment très vif d’amour du métier avec toutes les bonnes conséquences qui en découlent, émulation, ardeur au service, religion du devoir, exaltation des sentimens d’honneur, respect de soi-même. Aucune carrière n’offrait de perspective plus brillante, et l’élite de notre jeunesse se disputait dans les examens avec une sorte d’acharnement l’entrée d’un corps auquel on était justement fier d’appartenir. Il n’était pas rare alors de voir un de ces jeunes gens, devenu rapidement lieutenant de vaisseau, chargé inopinément des missions politiques et diplomatiques les plus délicates et s’en acquittant avec honneur. Combien aussi, investis avant trente ans de commandemens isolés, traversaient victorieusement cette épreuve de la responsabilité, devant laquelle tant de généraux succombent, et suffisaient à toute l’étendue de leur tâche par la réunion de toute la vigueur, du corps et de toutes les forces de l’intelligence la plus cultivée ! La carrière navale à cette époque offrait donc aux esprits supérieurs l’occasion de réaliser toutes leurs aspirations, et par suite elle avait un charme puissant qui les attirait à elle.

Survient la révolution causée par l’emploi de la vapeur comme moteur des navires. La flotte se transforme, mais après quelques hésitations on reconnaît que le rôle du marin, de l’officier en particulier, reste à peu près le même sur les nouveaux navires. Rien ne supplée à l’expérience des choses de la mer, au bon et prompt jugement acquis par l’éducation, et à cette science du commandement des hommes au milieu des solitudes de l’océan, dont l’officier de marine fait l’étude de toute sa vie. Les fonctions de commandant d’un navire à vapeur restent donc aussi importantes que celles de commandant d’un navire à voiles ; elles exigent seulement quelques connaissances de plus. Contemporain du grand développement de la marine à vapeur, l’usage du télégraphe électrique, si favorable à la centralisation, en étendant le bras du gouvernement là où jadis il fallait qu’il se fît représenter par sa flotte, constitue seul une bien faible diminution de la part d’action réservée aux officiers de mer. Jusqu’ici donc n’est rien changé.

La guerre de Crimée arrive, et avec elle commence un nouvel ordre de choses. Déjà le corps de la marine avait pu s’apercevoir que, ne pouvant prêter le genre d’appui donné par l’armée de terre à un gouvernement nouveau, il n’avait à attendre rien qui ressemblât à de la faveur. Ce n’était pas pour nos officiers une raison de servir avec un dévouement moins patriotique. Ils espéraient qu’une grande guerre allait leur fournir l’occasion de payer noblement leur dette à la France. La flotte porte l’armée en Orient et la débarque heureusement et habilement sur le sol ennemi ; mais là se borne sa coopération militaire à la lutte qui recommence, car le bombardement sans résultat du 16 octobre ne peut prendre rang à côté des brillantes batailles de l’Alma et d’Inkerman. Le siège de Sébastopol se prolonge, et pendant deux ans, alors que le monde entier est rempli de la gloire de nos soldats, nos marins sont employés sans repos et sans relâche au service pénible, périlleux même, mais parfaitement ingrat et complètement méconnu des transports militaires. Pendant deux ans, il leur faut journellement voir entasser sur leurs navires des centaines de blessés, de malades atteints des affections épidémiques les plus dangereuses, ou bien de bestiaux qui apportent avec eux une incurable et méphitique saletés. C’est un va-et-vient continuel que rien n’arrête, ni le mauvais temps, ni les longues nuits d’hiver, et encore est-ce avec des équipages réduits, épuisés, impuissans, démoralisés, qu’il faut, coûte que coûte, remplir, ce devoir. Toutes les souffrances, toutes les misères de la guerre sont le partage de nos marins, et beaucoup y succombent. Pas de compensation d’aucun genre : ni l’enivrement du combat, ni les joies de la victoire. On ne se résigne pas aisément à ces obscurs sacrifices au bruit du canon qui procure à d’autres des émotions si vives et si généreuses ; on ne se console pas de tout avec sa solde, lorsqu’on appartient à un corps intelligent et brave, animé du feu sacré, brûlant de se distinguer, jaloux d’avoir sa part dans la reconnaissance et les applaudissemens du pays. Aussi le désappointement fut-il cruel pour nos marins dans cette mémorable expédition. Le sentiment de la tâche ingrate qu’ils remplissaient, du rôle inférieur, auquel ils étaient condamnés à côté des héros d’Inkerman et de Malakof, fut pour eux d’une extrême amertume. Les opérations dans la mer d’Azof, l’attaque de Kinburn par les batteries flottantes et la brillante conduite des marins débarqués sous l’amiral Rigaud de Genouilly ne consolaient que le petit nombre des heureux admis à jouer là un rôle actif, sans jeter un grand éclat sur le corps en général. Dans la Baltique, pour une foule de raisons tirées surtout de la nature des lieux, la guerre navale avait eu de médiocres résultats, et le succès de la seule opération efficace qui eût été entreprise, la prise de Bomarsund, avait été attribué à la présence d’un corps de troupes de terre. Le rôle de la marine est fini, disait-on ; nous ne sommes plus et nous ne serons plus que le train maritime de l’armée. Il n’est personne qui n’ait recueilli alors de la bouche de nos officiers cette parole de découragement.

Après la Crimée est venue la, campagne d’Italie en 1859, et les choses se sont passées de même. Un moment nos escadres eurent l’espoir de recueillir un peu de gloire devant Venise ; mais la promptitude de la paix leur enleva encore cette chance. Au Mexique, à l’exception du bataillon du commandant Bruat, qui a su conquérir une si belle renommée dans les rangs de l’armée au siège de Puebla, à l’exception de quelques détachemens chargés de garder des postes trop malsains pour y compromettre des troupes de terre ; on voit encore la marine exclusivement vouée au métier ingrat et plus que jamais périlleux des transports. En Crimée, c’était le typhus en permanence à bord ; ici c’est la fièvre jaune. Nos marins n’ont même pas toujours la consolation suprême de penser en mourant que le pays saura qu’ils se sont sacrifiés pour lui. Il y a peu à s’étonner que des hommes d’intelligence et de cœur souffrent d’un tel état de choses, qu’ils se désenchantent, qu’ils se dégoûtent, qu’ils disent : C’est une carrière perdue, qu’ils cherchent à en sortir, et détournent leurs enfans et leurs amis de s’y engager. N’est-ce pas là ce que nous voyons à l’heure qu’il est ? N’es--il pas vrai que dans le seul grade de lieutenant de vaisseau, sur sept cent cinquante officiers, trois cents demandes ont été faites pour quitter le service et passer sur les paquebots du commerce ? Et, ce qui est plus sérieux encore, n’a-t-il pas fallu cette année, pour remplir les places jadis si recherchées de l’école navale, descendre sur la liste des candidats bien au-dessous des admissibles ?

Nous ne pensons pas qu’un mal aussi patent puisse être contesté ; ce qui importe, c’est d’aviser aux moyens de l’arrêter quand il en est temps encore. Bien des mesures sont à prendre dans les plus hautes régions du pouvoir, et il ne nous appartient pas de les indiquer. Bien des petits soins de détail sont également nécessaires, qu’il serait trop long d’énumérer ici ; mais il est une réforme radiale, une réforme indispensable, que nous nous faisons un devoir de réclamer avec force, si l’on veut sinon guérir le mal, au moins l’empêcher de s’étendre. Une fois pour toutes, il faut retirer à la marine militaire le service des transports. Elle est perdue, nous ne prononçons pas le mot légèrement, elle est perdue si l’on continue à l’en charger. L’étendue et la continuité de ce service pendant les guerres de Crimée, d’Italie et du Mexique sont peut-être la cause principale du dégoût et de l’espèce de marasme dans lequel est tombé le corps de nos officiers. Sur le bâtiment de transport, il1 n’y a pas d’ordre possible, pas de discipline. Après une lutte de quelques jours pour la maintenir, on y renonce de guerre lasse. L’équipage vit dans une sorte de confusion et de pêle-mêle irrémédiable ; l’officier lui-même finit par se laisser gagner par la contagion, et oublie les leçons sévères et salutaires qu’il a apprises sur le navire de guerre. Plus tard, il rapporte sur le bâtiment de combat les traditions désordonnées du transport, et quand ce dernier service tient une aussi grande place dans la vie de mer, les habitudes en deviennent nécessairement dominantes ; l’officier n’a plus le goût et ne donne plus l’exemple de la discipline. Disons les choses sans détour : sur le transport, le soldat et ses chefs se considèrent comme à l’auberge. L’officier de marine est le maître d’hôtel payé pour les nourrir. De là les rapports les plus pénibles et souvent les plus humilians pour ce dernier vis-à-vis de ses frères d’armes. Et comment les rapports généraux de la marine et de l’armée ne s’en ressentiraient-ils pas ? Ce qu’il y a de certain, ce dont chacun peut s’assurer, c’est que la répugnance de beaucoup de nos officiers pour ce service va jusqu’à l’horreur, et qu’ils cherchent à tout prix à s’y soustraire. Il n’est pour cela ni si petit navire ni si pénible campagne qu’on ne recherche ; c’est la plus précieuse de toutes les faveurs, c’est le bénéfice des plus hautes protections que d’éviter ce genre odieux d’embarquement, et l’on comprend aussi le mécontentement profond, le sentiment d’aigre jalousie causés par cette préférence à ceux qui n’en sont pas l’objet, lorsque surtout il est de leur destinée d’être envoyés au Mexique, ce qui en certaines saisons équivaut presque à un arrêt de mort.

De quelque côté qu’on envisage la question, il n’y a qu’inconvéniens pour un pays à charger du soin des transports sa marine militaire. Depuis longues années, cette pratique a été abandonnée des Anglais, qui nous ont précédés dans l’art de transporter les armées par mer, et à qui les guerres de la Péninsule, de l’Inde, d’Amérique, ont donné à cet égard une grande expérience. A peine ont-ils aujourd’hui un ou deux troop-ships, comme l’Himalaya, dont ils se servent parce qu’ils les ont, et qui d’ailleurs sont à leur immense flotte comme la goutte d’eau est à l’océan. Le principe formel chez eux est de ne jamais employer le navire de guerre à un service qui démoralise l’équipage, humilie l’officier, nuit à la discipline, et par suite à la valeur intrinsèque comme à la réputation de la force navale. Il en est de même, nous l’ayons déjà dit, chez les Américains. Il n’y a que les Turcs qui, comme nous, entassent encore leurs soldats sur leurs navires de guerre. Je doute que ce soit là que nous ayons à chercher des modèles.

Avec nos grandes armées et les ressources restreintes de notre marine marchande, je conçois qu’en un jour d’embarras et de grande hâte, si la mer est libre et que l’encombrement passager de la flotte de guerre soit sans inconvéniens, on s’aide d’elle pour le transport d’une masse de troupes considérable ; mais le principal de la tâche, et surtout le va-et-vient qui s’établit ensuite, devraient être toujours faits, soit par la marine de commerce, soit par une marine de transport spéciale, affectée d’une manière permanente, officiers et équipage, à ce service. Pour moi, je préférerais m’adresser à la marine marchande et aux compagnies de paquebots déjà existantes. Elles devraient avoir un certain nombre de bâtimens supplémentaires que le gouvernement affréterait, en les payant bien, pour ses transports d’hommes et de matériel. Inoccupés ou en retour, ces navires pourraient se livrer à des opérations commerciales. Ce serait un puissant moyen de favoriser le développement de la marine marchande à vapeur, qui est destinée à remplacer les anciens instrumens d’échange, » et que, pour tant de raisons, on ne saurait assez encourager. Pour les cas imprévus d’ailleurs, l’état ferait bien de garder une réserve de ces grands transports qu’il possède aujourd’hui, et qu’il pourrait prêter aux compagnies lorsqu’il s’agirait de faire voyager des chevaux, de l’artillerie ; mais son rôle dans cette partie si importante de notre service militaire ne serait plus qu’un rôle exceptionnel. La règle serait de se reposer de tous les mouvemens de troupes et de matériel sur la marine marchande. Si l’on se décidait à faire ce changement dans nos habitudes navales, nous croyons qu’on soulagerait notre corps d’officiers d’une des causes du malaise moral dont il est atteint.

Il y aurait encore à porter remède à une autre plaie, qu’on a déjà signalée avant nous, mais qui depuis ces derniers temps s’est tellement étendue, qu’elle est devenue comme un mal nouveau ; je veux parler du développement extraordinaire pris par tous les corps auxiliaires groupés autour du corps de la marine proprement dite, à mesure que celui-ci se trouvait dans un état de plus en plus maladif. On croirait voir ces plantes qui, s’attachant au tronc d’un arbre vigoureux, finissent par en absorber toute la sève : Ceci demande quelques mots d’explication.

A côté des officiers de marine chargés de conduire nos vaisseaux, de commander nos équipages, d’affronter, avec les chances assez rares des combats, les dangers journaliers de la profession, chargés enfin de remplir toutes les fonctions si diverses de la carrière maritime, ont existé de tout temps d’autres corps concourant à la formation et à la fabrication de cette force navale que manie l’officier de marine. Il y a le génie maritime, qui construit les navires, l’artillerie de marine, qui fait les canons, l’infanterie de marine, qui fournit les contingens aux expéditions de guerre, et enfin l’administration, qui tient les écritures. Or tous ces corps, par une force d’expansion qui leur est propre et qui n’est autre que cette maladie générale du fonctionnariat en progrès partout dans notre pays, ont marché de développement en développement jusqu’à prendre chacun une importance exagérée et hors de toute proportion avec leur service effectif. Nous nous garderons bien de fatiguer le lecteur de tous les chiffres dans lesquels cette étude nous a engagés[2]. Nous n’entrerons pas non plus dans le détail des inconvéniens financiers et autres de ce débordement de la force non effective de la marine ; nous nous en tenons à ce qui a un rapport direct avec notre sujet. Or la conséquence de l’accroissement sans mesure de ces corps auxiliaires, c’est qu’ils ont travaillé à se rendre nécessaires en attirant à eux chaque jour des attributions nouvelles. Leurs chefs ont rempli le ministère de la marine, les comités, le conseil d’état. Ils sont toujours présens, toujours agissans, et pendant que les officiers de la marine portaient au loin le pavillon sur toutes les mers, ils se sont affranchis de tout contrôle, et du rang subalterne d’auxiliaires ils se sont élevés au premier rang. Comment le corps naviguant n’aurait-il pas été sensible à cet amoindrissement considérable de son autorité et de son importance ? Il ne s’agit pas seulement d’une rivalité de corps à corps ; un intérêt bien autrement sérieux se trouve ici engagé : c’est la responsabilité de nos officiers devant le pays, c’est leur honneur militaire, c’est leur juste souci de bien servir la France, qui est intéressé dans le nouvel état de choses qu’ils voient chaque jour tendre davantage à s’établir. L’armée de terre s’indignerait assurément si l’on confiait le soin d’étudier, d’expérimenter ses armes, de décider celles qui sont bonnes ou mauvaises, à d’autres que des officiers choisis dans son sein, parmi ceux-là mêmes qui auront à manier ces armes sur le champ de bataille. Il n’en est pas ainsi pour la marine, où cependant les leçons de l’expérience sont plus importantes que partout ailleurs. Cette expérience acquise au marin par l’étude journalière de son navire, de ses qualités et de ses défauts, par les comparaisons qu’il a pu faire sur les rades étrangères avec toutes les marines contre lesquelles il aura peut-être à se mesurer un jour, devrait lui donner manifestement une voix prépondérante dans tous les conseils et comités où se traitent les questions de construction et d’armement. A qui en effet, de ce marin ou du constructeur, est-il réservé de jouer sa vie sur les qualités bonnes ou mauvaises du navire qui vient d’être mis à la mer ? Qui de ce marin ou de l’artilleur devra répondre dans un jour de combat du service défectueux des canons ? N’est-il pas étrange que là où a été la faute ne soit pas la responsabilité ? Le génie maritime livre à nos officiers des navires construits et installés par des ingénieurs qui la plupart du temps n’ont jamais été en mer, sans qu’il soit souvent possible de redresser des erreurs que l’expérience a fait découvrir. Que de fois n’avons-nous pas entendu nos officiers se plaindre de percemens de sabords qui rendaient impraticable le service de l’artillerie, d’aménagemens intérieurs qui entravaient le maniement des canons et la rapide transmission des poudres ! Et combien d’autres erreurs, journellement signalées, qui ne s’en reproduisaient pas moins avec une imperturbable régularité de navires en navires, sans qu’il fût possible de faire comprendre au jeune et irresponsable mathématicien chargé de la construction l’inconvénient sérieux et compromettant de ses savans calculs ! Il fallait aller à la mer avec ces imperfections et paraître devant les étrangers, aux yeux de qui, grâce à la paix, on en était quitte pour un peu d’humiliation.

Rien n’est plus éloigné de notre pensée que de prétendre attaquer nos corps spéciaux, génie, artillerie et autres. Ils sont remplis d’hommes remarquables que la marine s’honore de posséder dans ses rangs, et dont les travaux ont droit à toute la reconnaissance du pays. En ce moment même, M. Dupuy de Lôme montre que le génie chez un homme peut se passer avec succès de tout contrôle et défier toute critique ; mais le génie, par cela même qu’il est la plus haute des facultés humaines, est aussi, la plus rare, et ce ne sont pas les exceptions qui peuvent faire règle, Nous nous plaçons ici au point de vue le plus général. Le déclin du corps principal, combattant, agissant, entraînerait la décadence, de la marine tout entière, et bien entendu celle aussi des corps spéciaux. Nous n’hésitons pas à penser qu’une mesure assurant la prépondérance du corps de la marine dans les conseils, les comités où se décident nos affaires navales est plus nécessaire que partout, ailleurs en un pays où l’intelligence des choses de la mer n’est pas dans les aptitudes de tout le monde, et où l’on est si souvent exposé à causer à la marine un mal réel par le seul fait, de l’ignorance.

Si cette ignorance de tout ce qui tient à la navigation peut avoir dans le détail de l’administration des résultats fâcheux, combien plus graves en peuvent être les conséquences lorsqu’elle menace de tarir les sources mêmes de notre puissance navale en modifiant à la légère l’organisation de cette partie de notre population au sein de laquelle se recrutent nos équipages ! Ici, nous touchons le point sensible, la cause profonde de la crise que traverse en ce moment la marine française.

Tout peuple en effet peut, avec de l’argent, construire un navire, une flotte même. Ainsi font les Russes, ainsi a fait jadis Méhémet-Ali ; mais pour monter ce navire, pour le conduire sur mer, il faut des marins ; pour entretenir une flotte qui soit autre chose qu’une création trompeuse et éphémère, il faut une population maritime ; pour faire vivre enfin, sinon pour développer une population maritime, il faut une marine marchande. Tel est l’enchaînement de nécessités qu’entraîne le maintien d’une puissance navale. On a souvent cherché à remédier à la pénurie d’hommes de mer en introduisant à bord une certaine proportion d’hommes non marins que l’on employait aux parties les moins spéciales du métier, mais on a vite trouvé la mesure très restreinte dans laquelle ce mélange était profitable. Un moment on a cru que l’emploi de la vapeur allait diminuer le nombre de marins nécessaires à bord d’un navire, mais on a été vite détrompé. Il suffit de citer à ce sujet l’exemple si frappant de l’escadre anglaise envoyée dans la Baltique en 1854 sous les ordres de sir Charles Napier. Cette escadre, armée à la hâte, dans un moment où les matelots anglais étaient distribués sur tous les points du globe, et alors que l’amirauté britannique ne voulait point avoir recours à la brutale extrémité de la press, avait vu ses équipages formés en majeure partie de soldats de marine et d’hommes ramassés de tous côtés, principalement de landsmen, hommes de terre. Avec des équipages ainsi composés, l’escadre fut condamnée à l’impuissance. Or les vaisseaux qui la composaient étaient tous des vaisseaux à vapeur, les soldats de marine étaient des hommes habitués à naviguer et rompus à la discipline, enfin les landsmen étaient des insulaires de la Grande-Bretagne, où tout le monde est plus ou moins familier avec les choses de la mer. Cependant cela ne suffisait pas : le marin, le vrai marin de naissance, d’éducation, d’habitude, manquait, et rien n’avait pu le remplacer. Ce qui est vrai pour les Anglais l’est à bien plus forte raison pour nous, que la nature n’a pas faits marins. Nous ne remplacerons jamais nos matelots par des soldats. Si nous cessons d’avoir des officiers identifiés par la pratique de toute leur vie avec la navigation, si nous cessons de trouver sur notre littoral assez de matelots de profession pour en faire le fond de nos équipages, nous cesserons de compter parmi les puissances navales, nous cesserons d’avoir la supériorité que l’assemblage de nos forces de terre et de mer nous donne sur les états du continent.

Jusqu’ici, Dieu merci, ni les officiers ni les marins ne nous ont manqué ; mais le nombre de ces derniers est restreint. Le chiffre total de notre population maritime, outre l’enfant et le vieillard, est seulement de cent mille hommes. Pour que ces cent mille hommes puissent suffire aux besoins de notre marine militaire, et même de notre marine marchande, il a fallu les placer sous des lois exceptionnelles, qui, pour notre malheur, sont fortement attaquées en ce moment. Et ce sont ces attaques qui jettent dans les rangs de notre marine une vive et légitime inquiétude. Une expérience de près de deux siècles nous a montré que ces institutions qu’on veut détruire ont permis jusqu’ici à la France d’entretenir une force navale considérable, tandis que ce qu’on propose de mettre à la place ne repose que sur de simples opinions, sur des calculs arbitraires. Il est facile de dire : Supprimez l’inscription, et vous verrez se développer à la fois notre navigation marchande et notre population maritime, et s’étendre par suite la pépinière dans laquelle nous recrutons nos équipages ; mais la preuve, où est-elle ? S’est-il passé en un lieu ou à une époque quelconque des faits qui puissent servir de base à cette assertion ? Et si l’expérience.ne réussit pas, si notre marine marchande s’appauvrit, si le nombre de nos matelots diminue avec elle, ce ne sera pas seulement une expérience économique et commerciale qui aura été manquée, ce sera un coup peut-être irréparable porté à la puissance de la France. J’avoue que, malgré l’opinion fort éclairée et fort respectable de quelques Anglais, qu’on a vus dans ces derniers temps sortir de leurs habitudes de réserve et quitter leur pays pour venir dans nos commissipns se faire les apôtres des doctrines qui doivent régénérer notre marine et lui donner un nouvel essor, je ne voudrais m’avancer dans une voie offrant de tels hasards qu’avec beaucoup de circonspection. Je demanderais deux sûretés plutôt qu’une avant de faire le premier pas.

L’histoire de cette législation si menacée est fort simple. Lorsque la société européenne, sortant de la barbarie du moyen âge, a commencé à s’organiser, chaque peuple confinant à la mer a bien vite senti l’importance d’une marine marchande comme élément de grandeur et de richesse. Chacun s’est appliqué à en encourager chez lui le développement. De là toute cette série d’entreprises coloniales, de privilèges, de prohibitions, de droits protecteurs, à l’aide desquels les diverses marines marchandes ont été lancées dans le monde et y ont grandi, celle de l’Angleterre plus qu’aucune autre. Une fois les marines marchandes créées, on avait tous les élémens des marines militaires ; on avait le plus important de tous, la population maritime nécessaire à la formation des équipages. Seulement la création et le maintien de cette population ont été faciles et naturels dans certains pays, laborieux et artificiels dans d’autres. L’Angleterre, avec sa position insulaire et le génie de ses habitans était mieux douée qu’aucune autre contrée pour devenir une puissance maritime. L’insulaire, qui ne peut communiquer avec le reste du monde que par eau, est marin par la force des choses. Les Anglais en outre, par des motifs qu’il n’est pas de notre sujet de rechercher, ont le goût de la colonisation. Ils émigrent sans difficulté, la plupart du temps sans pensées de retour, et portent en tout pays leur énergie naturelle. Ils fondent des colonies, centres de consommation et de production, qui conservent avec la mère patrie des liens puissans et fournissent un continuel aliment à la navigation. Nous au contraire, soldats de terre ferme avant tout, peuple militaire et dominateur, nous manquons notoirement de goût et d’instinct pour les choses de la mer. Nous sommes volontiers conquérans, quoique ne sachant pas toujours garder nos conquêtes ; mais aucun peuple n’a moins que nous le génie de la colonisation. Poussés par l’esprit d’aventure, nous allons en guerre au-delà des mers, mais toujours avec la pensée de revenir au pays natal, et si par hasard nous avons emporté avec nous d’autres idées, la nostalgie ne tarde pas à nous avertir de notre illusion. Aussi n’avons-nous pas de colonies à comparer à celles des Anglais en Amérique, en Australie, aux Indes orientales.

Dans cette situation, on comprend que la création d’une marine marchande ait été chose aisée en Angleterre, et que chez nous au contraire la tâche ait été pleine de difficultés. Heureusement quelques hommes d’état ont été donnés à la France, un surtout, Colbert, doué de l’esprit le plus clairvoyant et de la plus énergique volonté. Ces hommes, dans leur noble sollicitude pour notre grandeur nationale, ont voulu nous fournir, par la création d’un commerce et d’une population maritimes, les élémens de cette force navale qui joue un rôle si considérable dans le monde, et à laquelle l’Angleterre doit toute sa puissance. Ils l’ont voulu malgré nous, malgré nos instincts rebelles, et ils ont réussi. Aussi, en même temps qu’à l’exemple du gouvernement anglais ils entouraient la navigation marchande d’une foule de garanties exclusives et protectrices, ils créèrent ce que n’avait pas l’Angleterre, une législation exceptionnelle par laquelle tout le littoral de la France était organisé comme une vaste colonie maritime dont toute la population était enchaînée à la carrière navale. De là l’origine de l’inscription maritime. Moyennant de nombreuses immunités et des avantages de toute nature qui étaient accordés à leurs familles, les gens de mer, par le seul fait de leur naissance, étaient inscrits sur des registres et voués au service maritime, ils devaient se tenir toujours à la disposition de l’état, pour aller, suivant l’étendue de ses besoins, former l’équipage de ses vaisseaux. Il y avait là pour la marine marchande et la marine militaire un égal avantage : à l’une on assurait des matelots, à l’autre le maintien permanent et peu onéreux d’une réserve où elle trouvait à se recruter.

L’inscription maritime, bien que fort ébranlée, est encore debout aujourd’hui. Elle a traversé notre première révolution et tous les régimes divers qui se sont succédé depuis lors, sans qu’on ait jamais songé à porter la main sur une institution qui n’a cessé de répondre admirablement au but que s’est proposé le fondateur. Il y a dans le fonctionnement de tout le système une balance si égale entre les charges et les avantages, qu’il est sans exemple qu’aux époques mêmes du plus grand désordre dans l’état il y ait eu opposition sérieuse au maintien de l’œuvre de Colbert. Beaucoup de peuples étrangers nous envient cette législation et s’efforcent d’y conformer la leur. Les Anglais eux-mêmes, qui viennent l’attaquer chez nous, les Anglais, si jaloux de leur liberté individuelle, si impatiens de toute contrainte, si ennemis de toute imitation étrangère, ont songé à établir quelque chose de semblable. Qu’on prenne le rapport fait au parlement par M. Lindsay au nom de la commission de la marine marchande en août 1860, et on y lira ce qui suit : « Votre commission appelle spécialement l’attention de la chambre sur la question de savoir si une mesure ne pourrait pas être conçue et formulée par la sagesse du parlement à l’effet de placer les marins et la population maritime du royaume-uni tout entière sous un système de règlement assurant l’enregistrement et une période limitée de service. Votre commission pense que les résultats d’une semblable mesure, qui ne pourrait être adoptée avec succès que par l’accord des plus hautes capacités administratives et par le concours patriotique de tous les partis, serait de placer les relations entre armateurs et marins sur un pied juste et satisfaisant, d’établir une réserve navale sur des principes larges, libéraux et nationaux, d’assurer ainsi une plus grande harmonie entre la marine marchande et la marine royale, et par suite de garantir à la nation les services immédiats et empressés de tous ses enfans en temps de guerre. »

Ou nous nous trompons, ou l’habile rapporteur de la chambre des communes réclamait là l’établissement d’un régime fort semblable au nôtre. Cependant cette législation, si enviée au dehors, est aujourd’hui vivement attaquée chez nous. Nos unificateurs lui reprochent d’être une loi d’exception, comme s’il n’en existait pas d’autres et de moins salutaires en France. Les armateurs ensuite réclament avec force et avec une certaine apparence de droit contre les charges que l’inscription fait peser sur eux, et qu’ils prétendent être injustes depuis qu’on les a privés des avantages commerciaux qui en étaient la compensation.

Le grand argument des unificateurs est que l’inscription enchaîne bon gré mal gré à la carrière navale ceux qu’elle atteint ; Le fait est incontestable ; mais n’en est-il pas de même pour la conscription par laquelle l’armée se recrute ? Service à l’armée, service sur la flotte, sont des impôts que la population paie en nature ; seulement le chiffre des inscrits aptes à servir sur la flotte n’est que de cent mille hommes, tandis que l’armée se recrute sur la population tout entière de la France, et si l’on voulait recruter parmi ces cent mille inscrits le personnel de la flotte en suivant les mêmes règles que pour l’armée, le contingent se trouverait insuffisant. Il est donc nécessaire, pour avoir une force navale, de pratiquer un autre système ; et celui qui a été appliqué jusqu’ici a été d’une heureuse efficacité. Sans doute la charge qui pèse sur la population maritime est lourde, mais elle ne l’est pas plus à bien des égards que celle De la conscription. Le jeune marin n’est pas enlevé, comme le soldat, à toutes les habitudes de sa vie antérieure ; il n’est pas arraché à son industrie. Il continue au contraire à la pratiquer, et il s’y perfectionne pendant son séjour sur les bâtimens de l’état. Et quant à la durée indéterminée de son service, c’est à cette sévère exigence que les dispositions paternelles de la loi accordent de nombreuses compensations. Il faut bien le remarquer d’ailleurs, l’inscrit n’est pas enchaîné par une nécessité inexorable à la navigation ; il a le droit de renoncer aux charges comme aux avantages de l’inscription ; il peut, à son gré, rester dans le droit commun. Cela se fait très souvent et en particulier sur notre littoral de la Méditerranée. En 1864, le chiffre des renonces s’est élevé à treize mille ; mais, hâtons-nous de le dire, c’est un fait bien constaté que les renonces ont lieu en haine du métier de marin, si dur en comparaison de toutes les carrières plus faciles et plus lucratives qui s’ouvrent aujourd’hui de toutes parts. Elles n’ont pas lieu en haine de l’inscription maritime ; bien au contraire : l’inscription est regardée par les marins comme une protection. Si elle n’existait pas, ils savent très bien que dans les besoins urgens de la guerre ils seraient levés en masse ; comme par la press en Angleterre, et n’auraient pas pour dédommagement toutes les garanties, tous les avantages que les règlemens actuels leur assurent pour eux et pour leurs familles.

Les plaintes de notre marine marchande contre ces règlemens, ses réclamations contre la gêne qu’ils apportent à ses opérations sont chose plus sérieuse. Il est très vrai que cette marine est aujourd’hui dans une situation difficile, dans une sorte d’état maladif. Placée en face d’obstacles peut-être insurmontables, elle s’attaque avec violence à tous les embarras de détail qu’elle trouve sur son chemin. Les règlemens de l’inscription, qui l’obligent à concourir au développement de notre personnel naval et à se charger d’une partie des soins qu’il réclame, sont de ce nombre. Aussi, sans examiner si ces règlemens ne lui assurent pas à la longue des avantages plus qu’équivalons aux charges du moment, elle veut à tout prix s’en délivrer, et sans hésiter somme le gouvernement de tuer la poule aux œufs d’or. La question est toute pour nos armateurs une question de gain ou de perte immédiate, et l’on conçoit qu’ils la tranchent résolument ; mais à côté des intérêts privés il y a des intérêts généraux qui leur sont supérieurs, et dont un gouvernement prévoyant doit avant tout se préoccuper.

Nous ne voudrions pas que l’on nous crût insensibles aux embarras de notre industrie maritime. Il s’est réuni contre elle un concours de circonstances malheureuses qui ont amené presque partout son déclin, et qui, si elles se prolongeaient, ne pourraient manquer d’avoir une action funeste sur la puissance navale de la France, car les deux marines, se formant du même personnel, sont forcément solidaires, et l’une ne peut souffrir sans que l’autre s’en ressente. La seule branche de notre navigation qui ne dépérisse pas en ce moment est la pêche. Celle qui se fait sur le littoral voit les chemins de fer assurer un débouché et une plus-value à ses produits par le transport rapide du poisson. Quant à la grande pêche, celle qui arme pour l’Islande et Terre-Neuve, elle se maintient, grâce aux avantages protecteurs dont elle jouit encore. Un des principaux réside dans les traités qui nous assurent un droit exclusif de pêche sur la moitié des côtes poissonneuses de Terre-Neuve. Grande et petite pêche font donc aujourd’hui l’emploi de la majeure partie de notre personnel naval, à la différence de ce qui se passe chez les autres peuples marins, où elles ne sont qu’un accessoire. Par contre, le cabotage et la navigation de haute mer, qui ailleurs font presque l’unique objet des arméniens maritimes et qui forment de beaucoup les meilleurs matelots, sont chez nous insignifians et sur une pente rapide de décadence. Déjà le grand cabotage entre l’Océan et la Méditerranée a presque complètement disparu. Le petit cabotage, qui va de port à port sur le littoral, diminue aussi, quoique moins rapidement. C’est la conséquence inévitable de la concurrence que font aux transports par eau les chemins de fer. L’Angleterre subit elle-même cette conséquence : malgré l’accroissement rapide de sa population, malgré ses côtes si merveilleusement appropriées à la navigation, malgré ses rapports de plus en plus multipliés avec l’Irlande, malgré le mouvement chaque jour croissant du charbon, elle voit, au milieu du progrès général de son commerce maritime, son cabotage rester stationnaire. Il employait 44,650 hommes en 1849 ; il en emploie 43,406 en 1862.

Mais si nous passons à la navigation de haute mer, c’est là qu’apparaît tout notre déclin, d’autant plus triste, d’autant plus alarmant que cette navigation est l’école des bons matelots et le principe véritable de la supériorité maritime. Ce déclin a bien des causes : l’état de crise de nos colonies depuis l’émancipation des esclaves, l’admission du pavillon étranger dans ces mêmes colonies naguère ouvertes uniquement au nôtre, enfin toutes les mesures successives que l’on a commencé à prendre en exécution des traités de commerce négociés avec l’Angleterre.

Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur une question aujourd’hui épuisée par tant d’esprits éminens. Au premier aspect, l’application des doctrines du libre échange doit avoir les plus heureux effets sur notre industrie maritime. Affranchie de toute gêne, de tout règlement embarrassant, libre de ses mouvemens, stimulée par la concurrence, elle doit, ce semble, trouver toute espèce d’avantages au nouveau système ; mais, en y regardant de plus près, ces avantages si séduisans n’pparaissent que dans un avenir lointain et problématique, tandis que les inconvéniens sont immédiats et d’une manifeste gravité. Si, dans l’espoir d’atteindre ces avantages coûteux qu’on nous montre à l’horizon et qui doivent compenser toutes nos pertes, nous continuons à sacrifier ce que nous tenons dans le présent de réel et de positif, nous pourrions bien aboutir à l’entier sacrifice de notre puissance navale, résultat devant lequel reculeraient sans doute les plus hardis de nos expérimentateurs. Le pays, son service, sa force, sa grandeur, doivent passer avant tous les principes économiques. Quand ces principes, ce qui est loin d’être, auraient acquis pour tous les temps et pour tous les lieux l’incontestable évidence des axiomes, ils ne sont pas de ceux auxquels un peuple doit immoler ce qui le maintient à son rang parmi les nations. Or, s’il est vrai que nos forces navales, nécessaires élémens de notre puissance et de notre sûreté, même en Europe, soient de si près solidaires de notre marine marchande, il ne faut pas considérer celle-ci comme une industrie de médiocre importance, qui puisse sans danger céder la place à telle autre industrie soi-disant plus profitable ; il faut, d’un point de vue plus élevé, l’envisager comme une partie vitale de l’organisation de notre pays, comme une condition essentielle de notre existence nationale. il n’y a plus dès lors matière à expérience, quand surtout les faits n’ont nulle part encore donné pleinement raison au système.

Qu’est-ce en effet que l’industrie maritime, et quel doit être le résultat pour nous de la libre concurrence en matière de navigation ? L’industrie maritime est un service de transports, transports d’hommes et de choses. Les navires vont et viennent avec un chargement, avec des passagers, et c’est le port de ces passagers, de ces marchandises, qui fait le bénéfice de l’armateur. Il en est absolument d’un navire comme d’un chemin de fer. Plus il porte de passagers et de marchandises dans un temps donné, plus ses bénéfices seront grands. Or, décréter le libre échange en marine, ce n’est ni plus ni moins qu’autoriser une ou plusieurs compagnies étrangères à établir un ou plusieurs chemins de fer à côté de celui qu’une compagnie française possède et exploite, entre Paris et le Havre par exemple. Si pour certaines, raisons la nouvelle compagnie porte les passagers et les marchandises à plus bas prix et plus vite que la compagnie française, je doute, très fort que, malgré tout notre patriotisme, celle-ci fasse ses affaires. Il en est du bâtiment de mer comme du chemin de fer. Si à côté de lui vient se placer un navire étranger qui parte plus exactement que lui, aille plus vite, exige un fret comparativement moins élevé, le navire étranger sera préféré, et l’industrie maritime française sera ruinée. Or certaines contrées ont et auront sur nous un tel ensemble d’avantages maritimes qu’il nous sera impossible de lutter à armes égales contre elles, et que, les nouvelles lois nous enlevant le peu qui nous était exclusivement réservé, il ne nous restera rien. Adieu alors la population maritime qui n’aura plus d’emploi, adieu nos équipages, nos vaisseaux, notre force navale : nous deviendrons Prusse ou Autriche, mais nous ne serons plus la France d’hier et d’aujourd’hui.

Ce n’est pas la première fois qu’il a été fait chez nous des essais de libre échange maritime. Il y a déjà bien des années, nous avons admis les Américains sur un pied d’égalité avec nous pour le transport du coton. Le résultat a été de donner le monopole de ce transport aux Américains. Aujourd’hui nous commençons à voir les conséquences de notre traité de commerce avec l’Angleterre ; nous voyons le mouvement de la navigation anglaise dans nos ports augmenter de jour en jour et dans une proportion bien plus rapide que le mouvement total de ces ports. La raison en est toute simple : c’est que le libre échange par mer donne au peuple exclusivement marin, à celui que sa position géographique, ses instincts naturels et toutes les traditions de son histoire ont fait navigateur et commerçant, des avantages que ne peut balancer un autre peuple qui n’est pas né pour la vie de mer, et chez qui la marine a été une création de la politique plutôt que le développement spontané du génie national. La destinée de notre marine, si l’on n’y prend garde, est de succomber dans cette lutte, comme a succombé déjà la navigation belge, qui a disparu presque complètement avec les droits différentiels qui la protégeaient ; mais la Belgique, pour son existence politique, n’a pas besoin d’une marine militaire, tandis que la France, renonçant à la sienne pour l’amour abstrait d’un principe, abdiquerait le rang qu’elle a tenu jusqu’ici parmi les nations.

Et que l’on ne croie pas que nous hasardions une supposition gratuite en affirmant l’impuissance de la France à soutenir sur mer la concurrence du libre échange. Tout nous manque pour cela, les faits le prouvent : nous ne pouvons construire à aussi bon marché que le pays où le fer et le bois abondent ; nous ne pouvons faire de navigation à vapeur à aussi bon compte que les contrées qui ont le fer à bas prix et où le charbon tombe de la mine d’où on l’extrait dans le navire qui le consomme ; nos équipages sont plus nombreux et coûtent plus cher que ceux des nations naturellement vouées à la marine ; nous n’avons pas le génie, l’instinct commercial des peuples maritimes, insulaires ou autres, ni l’abondance avec laquelle les capitaux anglais et américains se portent sur les entreprises de lointaine navigation. Enfin nous manquons absolument de ce qui fait la base d’une marine marchande, de ce qui donne aux peuples un stimulant continuel à aller faire des échanges par-delà les mers, un produit national de gros volume, partout recherché, ce qu’on appelle en langue de commerce un fret de sortie. Voilà ce qui nous fait défaut. Regardons autour de nous. Quelles sont les marines en progrès ? Celles qui ont des frets de sortie : c’est l’Angleterre avec ses fers, ses charbons, ses machines ; c’est ou c’était l’Amérique avec ses cotons, ses grains, ses tabacs ; c’est la Norvège avec ses bois ; enfin c’était la Grèce quand elle avait le monopole du commerce du Levant, quand elle transportait les grains de la Mer-Noire et les produits de l’Égypte, que la navigation à vapeur anglaise lui enlève aujourd’hui. A côté de ces marines à grands frets, quelles sont celles qui, avec des opérations moins étendues, continuent à se soutenir ? Ce sont les marines, comme celles d’Espagne et de Hollande, qui vivent d’une part exclusive qu’elles se sont réservée dans le trafic intérieur et colonial. Partout ailleurs il n’y a que déclin et ruine, et il ne peut en être autrement. Nous citions tout à l’heure l’exemple de deux chemins de fer rivaux, dont l’un, transportant plus vite et plus économiquement les passagers et les marchandises, ruine nécessairement l’autre. Comment cet avantage ne serait-il pas assuré au premier, s’il est chargé en allant et en revenant ; tandis que son concurrent, obligé d’aller à vide, ne fait d’argent qu’au retour ? Allez chercher vos fers, vos agrès et jusqu’aux coques de vos navires à l’étranger, faites table rase de tous les décrets, lois, règlemens, qui gênent l’armateur dans ses opérations ; vous ne changerez pas ce fait capital, cause première de notre infériorité. Tandis que le navire anglais part avec un volumineux chargement embarqué en quelques jours, le bâtiment français attend pendant un temps indéfini et avec des dépenses considérables un quart peut-être de chargement. Arrivé au but, les capitaux dont dispose le négociant anglais lui ont assuré le chargement de retour de son navire, et celui-ci est déjà revenu que le bâtiment français s’épuise à grands frais à trouver sa cargaison de retour. Il n’y a pas de concurrence possible dans ces conditions, et il n’est pas étonnant que le commerce préfère se servir de navires anglais, et que les produits du monde entier viennent avec avantage remplir les entrepôts anglais, d’où ils ne sortent que pour offrir un nouvel élément de fret au pavillon britannique et faire à notre navigation lointaine une concurrence ruineuse. Mais, nous disent les partisans des réformes commerciales illimitées, l’égalité entre les rapports de peuple à peuple, la concurrence toujours si féconde, remettant chaque chose à sa place, développeront chez nous les industries pour lesquelles nous sommes intellectuellement et naturellement préparés, et ces industries nous donneront des produits encombrans à emporter. La chose est possible, et nous ne voulons pas en désespérer ; mais ce sont toujours des promesses qu’on veut nous faire accepter pour du comptant, et j’ajoute que, quant à présent, les réformes déjà opérées n’ont pas eu le résultat dont on nous flatte. Ce sont des tissus et autres marchandises de peu de volume dont la production a augmenté ou qui ont traversé nos ports en transit. La différence de volume entre nos exportations et nos importations est de 1 à 3 : 33 millions de quintaux métriques contre 99. Pour que notre marine pût prendre un nouvel essor, il faudrait que l’agriculture, à laquelle notre population et notre sol sont si propres, pût s’affranchir des entraves qui la gênent et se relever de l’appauvrissement que lui ont causé nos erreurs sociales, nos préjuges et ces emprunts soi-disant nationaux qui ont enlevé à nos cultivateurs le peu de capital dont ils disposaient ; il faudrait que les produits de notre territoire s’accrussent dans une proportion assez grande pour fournir à nos bâtimens de commerce des chargemens considérables. Il faudrait que le bassin houiller du Rhône devînt le point de distribution du charbon dans toute la Méditerranée. Il faudrait enfin que nos lignes de paquebots à vapeur, soutenues par des subventions qui ne sont qu’une forme moderne de la protection, allassent en se popularisant et étendant leur action, et qu’elles nous donnassent une part de plus en plus grande dans les transports de passagers sur tous les points du globe. Ce sont là les espérances qu’on nous offre ; mais parmi les plus confians de nos libre-échangistes, qui oserait répondre qu’elles se réaliseront bientôt ? Le plus simple bon sens, la plus vulgaire expérience des choses humaines, ne disent-ils pas au contraire que le temps seul, et un temps bien long, peut accomplir de tels changemens ? Je répète ma question, que deviendra en attendant notre marine ?

Je suis loin de contester le principe des réformes commerciales ; je ne cacherai pourtant pas le regret que j’éprouve qu’elles aient été opérées chez nous d’une manière si prompte et si radicale. Je crains qu’une fâcheuse expérience ne vienne encore une fois nous démontrer une vérité bien triviale et néanmoins bien souvent méconnue, qu’il n’y a de bons fruits que ceux que le temps a mûris. Le peuple des États-Unis, si intelligent en affaires et si riche en avantages naturels, n’en persévère pas moins dans la protection, et il ne semble pas qu’il s’en trouve mal. Et qu’on nous permette de le redire après tant d’autres, si l’Angleterre s’est avisée un jour de renoncer au système protecteur en matière de navigation, ç’a été lorsque la prospérité de ses colonies, l’abondance de ses frets de sortie et la supériorité bien établie de ses aptitudes maritimes ne lui ont plus laissé de concurrence à redouter. Obtenir le triomphe absolu des doctrines du libre échange, c’est pour les Anglais faire tomber les dernières barrières posées à leur monopole maritime. Nous concevons qu’ils cherchent ardemment à nous entraîner dans cette voie, nous concevons moins que nos hommes d’état se soient si fort hâtés d’y entraîner la France à son insu. Maintenant que nous y sommes entrés, il y a certains pas sur lesquels il est difficile, peut-être impossible, de revenir ; mais qui nous oblige à aller plus loin ? Quelle nécessité nous presse d’abolir les derniers avantages que les lois conservent à notre pavillon, et de tarir ainsi les sources de notre puissance navale ? Dussions-nous fatiguer le lecteur de nos redites, nous répéterons que des mesures radicales, telles que nous les avons entendu proposer, prises à l’égard de l’inscription maritime, auraient ce funeste résultat. Le régime des classes a rendu trop de services jusqu’à ce jour pour être sacrifié à la légère. Sans doute, dans la position fâcheuse où se trouvent placés nos armateurs, il faut autant que possible alléger les charges que ce régime fait peser sur eux : il y a une foule de règlemens, de détails, d’obligations surannées, d’inspections tracassières, de mesures inutilement vexatoires, qui doivent disparaître ; mais le principe de cette législation doit être maintenu. N’oublions pas qu’en matière de gouvernement il n’y a règle si générale qui ne comporte quelques exceptions, et certes la marine mériterait qu’il en fût fait une en sa faveur, alors même que la doctrine du libre échange aurait, ce qu’elle n’a pas, le caractère d’une de ces vérités souveraines reconnues par tous les peuples. Cette marine, qui fait le juste orgueil du pays, continuons à la traiter comme une plante difficilement acclimatée parmi nous, qui demande une culture très attentive, nous dirions presque une culture forcée, et qui ne doit pas être livrée au souffle variable des opinions de nos économistes.

Gardons le principe de l’inscription, ayons soin de nos matelots, de leurs femmes, de leurs enfans ; chargeons-nous des vieillards, faisons à cette race d’hommes si nécessaires un lit de roses qui ne risquera jamais d’être trop doux, et tenons-les, de peur qu’ils ne s’échappent, dans un enchaînement d’habitudes qui les attache à la carrière maritime. Si nous laissons ces habitudes s’interrompre, si les soins, les secours, les avantages du métier disparaissent pour nos marins, Ils n’en verront plus que les chances incertaines et les dégoûts certains, et les choses se passeront chez nous comme elles se sont passées en Belgique. Nos matelots et leurs enfans chercheront et trouveront à terre des industries plus lucratives et moins pénibles. Le coup frappera d’abord notre marine marchande ; mais, à défaut de la navigation sous pavillon national, nos armateurs auront la ressource de faire la commission sous pavillon étranger. Ce sera pour la marine militaire que le coup sera irréparable, qu’il sera mortel. Ce n’est pas dans notre pays en effet qu’on pourra pratiquer ce qui se pratique en Russie, élever des enfans pour le métier de marin et les garder vingt-cinq ans au service. Il est permis à un gouvernement à demi asiatique de se procurer à ce prix des matelots. Encore s’impose-t-il la charge de les garder, de les payer pendant la paix, pour les avoir pendant la guerre, ce qui constitue à la fois pour les populations une loi d’exception d’une dureté sans égale, et pour l’état une lourde charge. Malgré les tendances autocratiques de notre législation, nous n’en sommes pas là : les réclamations qui s’élèvent contre notre inscription maritime s’élèveraient avec une bien autre force contre un pareil régime. Encore une fois conservons le nôtre.

Pris un à un, tous les élémens qui composent la marine française sont excellens. Nos officiers réunissent toutes les qualités du marin : navigateurs, explorateurs, hydrographes également habiles, on les a vus aussi bons à organiser qu’à conquérir la Cochinchine, et menant à la fois et avec le même succès la guerre et la diplomatie en Chine et au Japon. On les a vus soldats en Crimée et au Mexique, faisant l’admiration de l’armée par la variété de leurs aptitudes. Il n’y a qu’à le vouloir pour que les choses soient toujours ainsi, et que notre jeunesse ne cesse pas de rechercher une carrière dont la glorieuse étendue vient d’être suffisamment démontrée par la guerre américaine.

Et pour parler en finissant de nos matelots, qui ne connaît l’intelligence, le dévouement de cette race hardie, généreuse, honnête, dont le seul tort est d’être trop peu nombreuse ? Empêchons à tout prix ce nombre de diminuer encore. Ne sacrifions pas précipitamment tout un passé, qui a pour lui la sanction de l’expérience, à des avantages partiels et peut-être éphémères. Ne prenant conseil que du bon sens et de l’intérêt national, sachons reconnaître et éviter les écueils placés sur notre route. Alors nous pourrons non-seulement nous glorifier des services rendus jusqu’à ce jour par notre marine, mais en attendre avec confiance d’aussi grands dans l’avenir.


V. DE MARS.

  1. Dans le cours de l’année 1863, 608 navires américains représentant 328,665 tonneaux se sont faits anglais.
  2. En nombres ronds, l’accroissement dont nous parlons de 1839 à 1865 a été :
    Officiers de marine 36 pour 100
    Administration 150 pour 100
    Génie 150 pour 100
    Troupes 183 pour 100


    Le personnel administratif, y compris les écrivains des ports, est aujourd’hui plus nombreux et coûte infiniment plus cher que le corps de la marine tout entier. Ainsi le personnel qui est chargé d’agir et de combattre coûte moins cher que celui qui est chargé d’enregistrer ses actes. Où s’arrêtera-t-on dans cette absurde progression ?