La Marine des empereurs et les flottilles des Goths

La Marine des empereurs et les flottilles des Goths
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 509-543).
LA
MARINE DES EMPEREURS
ET LES
FLOTILLES DES GOTHS


I

Les grands combats de mer, combats bien plus sanglans autrefois qu’aujourd’hui, car ils étaient la plupart du temps des combats corps à corps, sont heureusement fort rares. A la journée d’Actium, suivant l’énergique expression de Bossuet, « toute la puissance de Rome s’est mise sur mer ; » mais d’Actium à Lépante, il s’écoulera un peu plus de mille six cents ans. Combien de siècles sépareront Trafalgar d’un nouveau débat pour la suprématie maritime ! Des élémens encore inconnus interviendront alors, et il est difficile de prévoir quelles nations, à cette époque, se disputeront le sceptre et jetteront les dés ; ce qui reste indubitable, ce sont les surprises que la science réserve à nos petits-neveux : la science est l’arme des nations qui perdent peu à peu leur virilité ; elle les protège pendant un certain temps contre l’invasion des barbares, et nous ne saurions oublier les services que le feu grégeois a rendus à l’empire byzantin. Ne nous arrêtons donc pas dans nos recherches : perfectionnons nos armes, faisons progresser notre stratégie, et prenant pour devise le magnifique mot d’ordre de l’empereur romain, travaillons ! Laboremus. Les successeurs d’Auguste auraient à peine eu besoin de marine s’ils n’avaient voulu étendre leur police vigilante jusque sur les mers. Il fallait, dans le plan de la politique impériale, que la paix et le bon ordre régnassent partout. Des stations navales échelonnées sur l’immense littoral de l’empire prévenaient à la fois les mouvemens séditieux des provinces encore mal soumises et les déprédations des pirates. On entretenait une flotte à l’entrée du golfe de Naples : c’était la grande flotte, la flotte du cap Misène, celle que commanda sous Néron un des meurtriers d’Agrippine, l’affranchi Anicetus, et, quelques années plus tard, sous un règne moins affreux, Pline l’Ancien. Une autre flotte demeurait constamment rassemblée à Ravenne, sur l’Adriatique. Rome avait des vaisseaux dans le port de Fréjus ; elle en avait également dans le port d’Aquilée, à l’entrée du labyrinthe que formaient les lagunes des Vénètes ; une division de quarante navires de guerre, montés par trois mille hommes, navires qui se portaient, suivant les circonstances, de Byzance à Cyzique et de Cyzique à Trapézonte ou à Dioscurias, répondaient, avec la flottille du Danube, de la sécurité du Pont-Euxin. La flotte de Syrie et la flotte d’Egypte s’appuyaient au besoin sur une station intermédiaire placée à Carpathos, dans les eaux de la grande île de Rhodes ; la flotte de Bretagne comptait comme auxiliaires la flottille de la Somme et la flottille du Rhin. Sur aucun point la mer n’était sans surveillance : gardée de tous côtés par une force permanente, elle appelait le commerce, rassuré contre la piraterie, à reprendre ses anciennes allures et lui rouvrait, après une longue interruption, le chemin à demi oublié de ses vieux entrepôts.

Arrien nous montrera la marine romaine au cours de ses occupations habituelles : surveillant les côtes, inspectant les postes militaires, ne rencontrant sur mer d’ennemis nulle part et devant, par conséquent, s’abandonner peu à peu à une fatale langueur. Telle la connut Arrien, telle nous la décrira deux cent soixante-six ans plus tard l’auteur des Institutions militaires, Flavius Vegetius Renatus, autrement dit Végèce. Aucun progrès sensible n’a marqué le long espace de temps qui s’est écoulé depuis la bataille d’Actium : « Il y avait toujours à Misène et à Ravenne, dit Végèce, deux flottes montées chacune par une légion. » — Ces deux légions étaient le rebut de l’armée : quand Didius Julianus voulut opposer aux légions de la Pannonie les soldats de marine tirés de la flotte de Misène, la populace de Rome ne put s’empêcher d’insulter aux évolutions ridicules de ces troupes novices qui prétendaient prendre place à côté des prétoriens. — Le préfet de la flotte de Misène commandait les liburnes dans les mers de la Campanie, celui de la flotte de Ravenne étendait ses croisières jusqu’à l’extrémité de la mer Ionienne. Chaque liburne avait son navarque, qui en était à la fois, comme les triérarques d’Athènes, le patron et l’armateur : au navarque incombait le soin d’exercer journellement les pilotes, les rameurs et les soldats.

Végèce énumère les diverses espèces de liburnes dont on faisait usage : unirèmes, birèmes, trirèmes, quadrirèmes, quinquérèmes : « Qu’on ne s’étonne point, ajoute-t-il, de rencontrer tant de rangs de rameurs à bord d’un vaisseau. N’a-t-on pas vu combattre à la journée d’Actium, de bien plus gros navires, des sexirèmes et peut-être mieux encore ? Les trirèmes seules sont dans la juste mesure. » Les grandes liburnes étaient d’ordinaire accompagnées de brigantins ou de frégates, — scaphœ exploratoriœ. — Ces navires légers qui semblent avoir été originaires des côtes de Bretagne, étaient des galères non pontées à vingt rames de chaque bord. Les Romains les nommaient les bateaux peints. On s’est efforcé, en effet, de dissimuler leur approche quand ils vont à la découverte, en leur donnant la couleur de la mer : coque, voiles, gréement, casaques des matelots ou tuniques des soldats, on a tout peint en vert.

Le succès dans les batailles navales dépend, suivant Végèce, du zèle du navarque, de l’habileté des pilotes, de la vigueur de la chiourme : « Ces batailles, remarque-t-il avec raison, se livrent généralement en temps calme ; les liburnes n’y déploient pas leurs voiles ; ce sont les bras des rameurs qui mettent la masse en mouvement ; c’est l’impulsion des rames qui enfonce le rostre dans le flanc du navire ennemi, c’est encore elle qui soustrait la liburne au choc dont on la menace. L’énergie de la vogue et l’adresse du pilote à manœuvrer le gouvernail décident de la victoire. »

L’émule de Turenne, le célèbre Montecuculli, et le chevalier de Folard faisaient, paraît-il, grand cas du livre de Végèce ; je n’accorderai pas, pour ma part, la même estime au livre V de cet ouvrage, livre dans lequel Végèce traite de la science navale. Végèce me paraît confesser, dès le début du premier chapitre, son incompétence sur un sujet qui ne fut jamais, d’ailleurs, familier aux Romains : « La mer, dit-il, est depuis si longtemps pacifiée que je puis passer rapidement sur ce qui la concerne. » La rapidité ne devrait pas exclure, en pareille matière, la précision et l’exactitude. Végèce nous apprend cependant qu’on se sert dans les combats de mer de toutes les sortes d’armes dont on fait usage sur terre ; « on y emploie même, ajoute-t-il, les machines qui garnissent, pour la défense des places, les murailles et les tours. » Les soldats sont aussi munis d’armes défensives ; ils portent généralement, l’armure complète, ou tout au moins la demi-cuirasse, avec le casque et les jambières. Leurs boucliers doivent être assez solides pour résister aux volées de pierres dont l’équipage sera très probablement assailli, assez larges pour préserver ceux qui les portent de l’atteinte des faux et des harpons. Le combat débute généralement par une grêle de flèches, de cailloux, de balles de plomb, que font pleuvoir sur le vaisseau ennemi tous les engins de guerre connus : frondes, fustibales, onagres, balistes, scorpions. L’abordage n’en est pas moins, la plupart du temps, le seul moyen d’en finir. Le capitaine qui ne veut s’en fier qu’à son courage accroche hardiment sa liburne au vaisseau de son adversaire, jette un pont d’un navire à l’autre et passe avec son équipage à bord du bâtiment qu’il est décidé à réduire. On combat alors corps à corps, le bouclier au bras et l’épée au poing. La mêlée s’engage et se prolonge : des poutres ferrées des deux bouts, pendant du haut du mât, à la façon d’une longue antenne, sont mises en branle à l’aide de cordages fixés à l’une des extrémités. Ces béliers marins abattent et renversent tout ce qui se rencontre sur leur passage : hommes, murailles ou tours. Des faux au fer tranchant taillent en même temps, de droite et de gauche, le gréement ; des soldats intrépides vont, dans de petits canots, couper les saisines du gouvernail. Si l’on ne réussit point à forcer l’ennemi l’épée à la main, on veut tout au moins le mettre hors d’état de nuire en l’immobilisant. Les grandes liburnes ne sont pas faciles à enlever : elles ont de hauts pavois et des tours d’où leurs soldats peuvent dominer l’ennemi et lui tuer beaucoup de monde. Aussi, n’osant ni les joindre, ni les approcher, essaie-t-on souvent de les incendier de loin. Après avoir entouré d’étoupes le bois des flèches, on trempe ces traits, suivis d’une longue queue flottante, dans un mélange d’huile, de soufre et de bitume ; puis, à l’aide des balistes, on les lance tout en feu sur la liburne qui a défié l’éperon et l’abordage. Le fer s’enfonce profondément dans les planches enduites de poix, de résine ou de cire. Ce n’est pas miracle si l’étoupe enflammée y propage aisément l’incendie.

Voilà bien des engins en action ; nos combats modernes seront à peine plus compliqués. L’éperon continuera de jouer son rôle, cette fois avec une formidable puissance ; les feux de bordée, le lancement des torpilles automotrices remplaceront avantageusement le jeu des balistes et celui de la poutre ferrée ; les torpilleurs seront bien autrement à craindre que les petits bateaux qui allaient, pendant la mêlée, couper sournoisement les cordages dont la boucle servait de gonds au gouvernail. Quant à l’abordage, malgré tous les instrumens de destruction que la science a mis dans nos mains, je ne crois pas qu’il ait encore dit son dernier mot. Ce sera peut-être, pour le vaisseau frappé dans ses œuvres vives d’un coup clandestin, le suprême expédient et la dernière ressource.

Si peu redoutable, si peu exercée que fût la flotte romaine, cette réunion de liburnes, grandes et petites, était cependant pour l’époque une puissante flotte de guerre : l’équivalent de nos vaisseaux cuirassés. Elle n’empêcha pas les Goths, au temps de Valérien et de son successeur, de se répandre du fond du Pont-Euxin jusqu’aux extrémités de la mer Egée. Quels services, en dehors d’un service de police, avait-elle rendus jusque-là ? Quels faits d’armes signalèrent, pendant près de trois siècles, son existence ? A quelles expéditions les Césars, les Flaviens et les Antonins, sans compter les usurpateurs, la convièrent-ils à prendre part ? Un résumé rapide du règne des vingt-six empereurs qui succédèrent à Claude et qui précédèrent Valérien nous permettra d’apprécier le rôle dévolu aux flottes impériales durant cette période.


II

L’histoire grecque se déroule avec la rapidité de l’éclair ; l’histoire romaine entasse siècles sur siècles et sa durée même en exclut l’unité. Depuis Auguste, — on pourrait presque dire depuis Marius et Sylla, — Rome n’est plus dans Rome ; elle est tout entière dans les camps. Montesquieu a comparé l’empire romain à une espèce de république irrégulière, telle à peu près que l’aristocratie d’Alger : « Peut-être, ajoute-t-il, est-ce une règle assez générale que le gouvernement militaire est, à certains égards, plutôt républicain que monarchique. » Ce qui me frappe, même chez les Antonins, quand je les contemple au Musée du Louvre, avec leur tête carrée, leur front bas, leur corps gigantesque et massif, c’est la prédominance de la matière sur l’esprit, prédominance qui s’accuse d’une façon si visible dans les moindres détails d’une structure faite pour décourager le ciseau de Phidias. Tous ces colosses semblent écraser le monde sous leur large pied brutal. Quelle distance entre ces Hercules et les Apollons que divinisa le génie des Grecs ! Mais si les héritiers de César pèsent lourdement sur la terre fatiguée d’un pareil fardeau, il faut avouer aussi que le vieil Atlas eût pu s’en fier à eux du soin de le remplacer. Les empereurs romains ont, pendant trois cents ans, porté le poids du ciel sur le fer de leurs piques : l’univers chancelant reprenait toujours, grâce à cet appui, son équilibre. Les deux ou trois siècles qui nous sont généralement représentés sous des couleurs si sombres ont été, — la chose est incontestable, — de toutes les périodes historiques, celle où le double fléau de la guerre et de l’anarchie a le plus légèrement effleuré le front des peuples.

Le tempérament légal du Romain facilitait d’ailleurs singulièrement la tâche des empereurs. Nous vivons encore aujourd’hui des lois que Rome nous a léguées, et, bien que ce peuple dur et implacable ne soit pas fait pour inspirer à qui s’est épris d’un idéal plus pur une bien vive sympathie, nous serions injustes si nous méconnaissions ! de quel trésor sans prix la société moderne lui demeure redevable. De Rome nous est venue la science la plus indispensable, celle qui maintient les hommes dans le respect mutuel de leurs biens et de leurs droits, les empêchant ainsi de retourner par une pente insensible à l’anthropophagie : je veux parler de la science du gouvernement. Il est dans la destinée de la race humaine de ne pouvoir se promettre, fût-ce aux époques les plus favorisées par la Providence, que de courts intervalles d’une existence tranquille ; néanmoins, quand les Goths firent trembler l’empire romain sur sa base, deux cent quarante-six ans s’étaient déjà écoulés depuis la mort d’Auguste, cinq années de plus que nous n’en comptons entre notre époque et l’avènement de Louis XIV au trône ; de bons et de mauvais princes avaient exercé le pouvoir ; la confiance du monde dans les fortes institutions qui lui garantissaient, avec la paix sociale, l’exacte administration de la justice, était telle encore que l’inondation des barbares éveillait à peine dans l’empire ravagé quelques doutes sur l’éternité d’une puissance si nécessaire à la conduite de l’humanité.

Quand le grand évêque de Meaux entretenait le jeune dauphin de France « de la folie cruelle et brutale » de Caligula, « de la stupidité de Claude, » du règne de Néron, « le persécuteur du genre humain ; » quand il montrait à cet enfant destiné au trône Galba, Othon et Vitellius périssant successivement dans l’espace de moins d’une année, semblables à ces buveurs que terrassent l’un après l’autre les vapeurs de l’orgie ; quand il lui parlait, « de la courte joie » apportée à l’empire par Vespasien. et par son fils Titus, quand il faisait revivre Néron dans la personne de Domitien et, ne laissait « respirer de nouveau le monde » que sous Nerva, sous Trajan, sous Adrien lui-même, bien que le règne d’Adrien ait été « mêlé de bien et de mal ; » quand il dépeignait Antonio le Pieux, « toujours en paix, mais toujours prêt, dans le besoin, à faire la guerre, » Marc Aurèle, en revanche, « toujours en guerre, et toujours prêt à donner la paix à ses ennemis et à l’empire, » Lucius Verus, « endormi dans la mollesse, » Commode démentant « par ses brutalités » le sang glorieux d’où il était sorti, Pertinax. immolé à la fureur de soldats licencieux, l’empire mis à l’encan et trouvant dans le jurisconsulte Didius Julianus un acheteur, Sévère l’Africain triomphant en Syrie, en Gaule et dans la Grande-Bretagne, Caracalla marchant à une mort tragique par un chemin tout semé de carnage, le Syrien Héliogabale étonnant l’univers « par ses infamies, » Alexandre Sévère « vivant trop peu pour le bien du monde, » le tyran Maximin, issu de race gothique, osant porter la main sur le sceptre des Césars, les deux Gordiens et l’Arabe Philippe, Dèce, Gallus, Volusius, Émilien, défilant au fond du tableau comme des ombres, et « ce vénérable vieillard, » Valérien, à qui la souveraine puissance fut déférée dans un jour d’alarme, livré aux Perses par la trahison, Gallien, le fils et le collègue du monarque captif, « achevant de tout perdre » par son inaction, — il allait à son but par une route inflexible. Sa logique chrétienne ne voulait, à travers tous ces événemens dont il arrêtait par quelques traits de feu les grands contours, discerner qu’une lumière : la poursuite des desseins de Dieu sur son église. La critique moderne ne saurait accompagner l’éloquent prélat dans cette voie ; Montesquieu et Gibbon ont refusé, aussi bien que Voltaire, de l’y suivre. « La brièveté des règnes, écrit Montesquieu, les divers partis politiques, les différentes religions, les sectes particulières de ces religions ont fait que le caractère des empereurs est venu à nous extrêmement défiguré. » Je n’essaierai pas de réformer les jugemens de l’histoire sur ce point ; je tiens à me renfermer exclusivement dans mon sujet technique et je pense bien moins à savoir sous quel régime le monde a vécu depuis l’avènement d’Auguste en l’an 31 avant Jésus-Christ, jusqu’à l’élévation de Claude II le Gothique en l’année 268 de notre ère, qu’à grouper de mon mieux tous les faits maritimes, sans acception de pays ou de siècle, pour en chercher la loi et pour leur demander d’utiles enseignemens.

César, suivant l’expression de Tacite, n’avait fait que montrer la Bretagne aux Romains ; il ne la leur avait pas donnée. Eût-il même conquis ce territoire si profondément séparé du reste du monde, qu’il eût probablement hésité à en garantir la paisible possession au sénat : « Le Gaulois, disait-il, est prompt et ardent à prendre les armes ; il manque de fermeté dans les revers ; le Breton, au contraire, est tenace ; il faut revenir souvent à la charge pour le soumettre. » Cette soumission définitive, Claude voulut l’entreprendre dès le début de son règne. Déjà Caligula y avait songé : le poignard de Chéréas ne lui laissa que le temps d’élever à l’entrée du port de Boulogne un phare qui put du moins faciliter l’exécution du plan de campagne arrêté par son successeur.

Claude alla s’embarquer à Ostie. Deux fois, avant d’avoir réussi à gagner Marseille, il faillit sombrer sous une bourrasque de mistral, en vue de la côte ligurienne d’abord, près des îles d’Hyères ensuite. Ce premier pas n’avait certes rien d’encourageant ; : plus d’un Romain serait rentré chez lui : Claude continua sa route. De Marseille il atteignit Gesoriacum par terre, en traversant les Gaules. Gesoriacum, c’était autrefois Boulogne-sur-Mer, comme les îles Stéchades étaient les îles d’Hyères. Arrivé à Gesoriacum, l’empereur ne se borna pas, comme son prédécesseur, — s’il nous faut croire le moins croyable de tous les historiens, — à emporter pour tout trophée des coquillages ramassés sur la plage ; il exposa sans crainte son auguste personne à de nouveaux hasards. La flotte leva l’ancre et les blanches falaises de l’autre côté du détroit apparurent bientôt. En peu de jours, sans combat, sans une goutte de sang versé, Claude achevait la réduction de la partie de l’Ile qu’il tenait à soumettre. Ce résultat était plus positif que la pointe militaire tentée en courant par César ; elle témoigne incontestablement d’un plan bien conçu, de préparatifs sagement ordonnés, et surtout d’une remarquable habileté politique. Six mois après le départ de Claude, la ville de Rome le voyait revenir triomphant. Le triomphe pouvait être plus mal décerné : Claude ne s’était pas contenté de ramener l’Angleterre insurgée sous le joug ; il avait, au rapport d’Orose, conduit ses frêles vaisseaux jusqu’à la hauteur des Orcades.

A qui donc, si vous la lui refusez, accorderez-vous la couronne navale ; et pourriez-vous citer de plus grandes victoires remportées jusque-là sur l’Océan ? La Bretagne, l’île Iverne, « qui est presque aussi étendue et dont l’herbe savoureuse rassasie en quelques heures les troupeaux, » l’île Thulé, où le soleil, à l’époque du solstice d’été, ne cache jamais son disque sous l’horizon, toutes ces contrées à demi fabuleuses avant cette campagne n’avaient plus de mystères pour les géographes romains. En voyant partir Claude, Pomponius Mêla en eut le pressentiment : « On ne tardera pas, disait-il, à parler de la Bretagne et de ses habitans d’une façon plus sûre et plus positive. Le plus grand des princes va nous ouvrir ce pays si longtemps fermé. » Oui, que le ciel conserve Claude à Rome, que ses successeurs gardent ses traditions et un temps viendra où, suivant la parole du poète, « la vaste barrière formée par l’Océan ouvrira un passage vers d’autres continens et vers de nouveaux mondes ; les rivages reculés de Thulé ne seront plus considérés comme la dernière demeure de l’homme. »

Il y a deux Claudes dans l’histoire : celui qui, dans les luttes du champ de Mars, faisait, d’un coup de poing, sauter toutes les dents à son adversaire et celui que son grand-oncle Auguste n’osait pas montrer au peuple romain, de peur qu’il ne prêtât à rire aux mauvais plaisans[1]. L’avorton que « la nature, assurait sa mère Antonia, n’avait pas pris le temps de finir, » ne fut pourtant pas un si mauvais prince. Ses ennemis les plus acharnés n’ont pu nous dissimuler l’importance des travaux auxquels il présida, et tous sont tombés d’accord pour lui reconnaître un esprit singulièrement cultivé. On cite de cet empereur, déclaré bien lestement, à mon sens, stupide, des jugemens qui eussent fait honneur à la sagacité de Sancho Pança. Montesquieu en a fait à bon droit la remarque : « Les places que la postérité donne sont sujettes, comme les autres, aux caprices de la fortune. » Comme le roi Louis XVI, auquel il n’a manqué que le don de séduire, Claude Ier adorait la géographie. La seule expédition militaire qu’il ait commandée en personne tourna surtout au profit des géographes, dont elle accrut considérablement le domaine.

Malheureusement, les héritiers successifs du pouvoir, depuis la mort de Claude jusqu’à l’avènement. d’Adrien, furent loin de montrer le beau feu du petit-fils de Livie ; ils négligèrent la mer et ne contribuèrent pas d’une façon bien marquée aux progrès qui excitaient toute la sollicitude du souverain célébré par Pomponius Mela. Néron seul eut une grande pensée : il conçut le projet de percer l’isthme de Corinthe. Les historiens n’y ont vu qu’une preuve irréfutable « de son extravagance. » L’opposition ne traitait pas mieux M. Guizot quand l’illustre orateur osait prévoir le jour où l’on ouvrirait un passage aux vaisseaux de l’Atlantique à travers l’isthme de Panama. « Connaissez-vous, monsieur, lui criait-on alors, beaucoup d’isthmes qui aient été percés ? » Qu’aurait dit le peuple le plus spirituel de la terre s’il eût vu le premier ministre du roi Louis-Philippe « haranguer les prétoriens pour les exhorter à ce grand ouvrage, et, au signal donné par la trompette, enfoncer le premier, la pioche en terre, remplir la corbeille des débris du sol et en charger, comme un simple manœuvre, ses épaules ? » Voilà cependant ce que fit Néron en présence des troupes qui l’avaient accompagné dans l’Achaïe. Je crois qu’il leur donnait, en cette occasion, un très louable exemple, car les soldats de Rome ont dû en partie leurs succès à l’habitude du travail, et s’ils n’avaient ouvert autant de routes qu’ils ont soumis de peuples, leur domination ne se serait pas étendue si rapidement sur la surface du globe. L’isthme de Corinthe ne fut pas percé : ce fut un malheur plein de conséquences ; personne n’osa plus s’attaquer aux isthmes. Ce qu’on aurait donc pu reprocher à Néron, ce n’est pas d’avoir entrepris cet utile travail, c’est de ne pas l’avoir achevé.

Il n’est vraiment que juste de faire honneur aux princes des grandes choses qui s’accomplissent sous leur règne, car on n’hésite guère à leur imputer les catastrophes dont le ciel se plaît quelquefois à punir la démence commune. Quand une éclipse de soleil menace les Chinois de leur ravir la lumière du jour, le souverain du Céleste-Empire, pénétré des lourdes responsabilités qui pèsent sur sa tête, fait en tremblant son examen de conscience ; il se demande, le front courbé jusqu’à terre, quel si grand péché il a pu commettre pour qu’une semblable calamité vienne visiter ses peuples. L’empereur de Chine est de l’avis des écrivains de l’Histoire auguste ; il croit que le dispensateur suprême des biens et des maux ne s’occupe que de l’être chétif dont la main tient le sceptre, et que les nations, quoi qu’elles fassent, ne provoquent jamais par elles-mêmes sa justice. Ce système simplifie peut-être l’étude de l’histoire ; il a l’inconvénient de ne point tenir compte des honnêtes intentions et de ne réserver que le blâme aux courageux efforts, lorsque le succès leur manque.

Claude Ier, — Tiberius Drusus Claudius, fils de Drusus et oncle de Caligula, — Claude 1er, honoré du double surnom de Germanique et de Britannique, était mort en l’année 54 de notre ère, d’un trépas trop subit pour qu’il n’en courût pas dans Rome quelques méchans bruits : il fallut attendre près de soixante-dix ans avant de retrouver un empereur géographe[2]. Néron, Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus, Domitien, Nerva, Trajan lui-même, n’ont peut-être pas été tout à fait indifférens à la marine ; l’histoire n’a pas gardé trace des services qu’ils ont pu rendre à la géographie. Galba, Othon et Vitellius n’en auraient pas eu, il est vrai, le loisir, mais Vespasien eut plus de temps devant lui : pendant ses dix années de règne, Vespasien se contenta de naviguer sur le lac de Génésareth ; il y défit les Juifs et leur tua plus de six mille hommes. Ce triomphe lui donnait sans doute le droit de faire frapper une médaille ; c’était, à mon sens, aller un peu loin que de vouloir consacrer le souvenir de la défaite des Israélites par le bronze ambitieux qu’ont recueilli nos numismates. Ce bronze représente, en effet, une Victoire montée sur la proue d’un vaisseau, une couronne et une palme à la main, avec cet exergue : Victoria navalis. Les victoires navales, ce sont celles qu’on remporte sur l’eau salée. Il y a eu de très beaux combats livrés sur les grands lacs de l’Amérique, des lacs auprès desquels le lac de Génésareth paraîtrait à peine un étang ; ces combats n’ont jamais pu cependant arriver à la notoriété du combat du Sharmon et de la Chesapeake : ce qui se passe sur l’eau douce est affaire de mariniers.

Sous le règne de Titus, la flotte d’Agricola fit le tour de l’Angleterre par le nord ; elle reconnut de nouveau les Orcades et l’Irlande. Peut-être Agricola eût-il poussé plus loin, peut-être l’eût-on vu, après avoir visité « les sept îles Émodes, en face de la Germanie, le golfe Codan avec sa grande île occupée par les Teutons, aller aborder aux rivages de Thulé ; » Domitien, que l’espoir de ces grandes découvertes touchait peu et qui n’avait qu’un goût très médiocre pour l’hydrographie, se hâta de rappeler Agricola et de le condamner à une obscure vieillesse. Trajan aurait sans doute montré plus de penchant pour ces grandes entreprises. A peine eut-il battu les Daces et mérité par ses victoires en Asie le surnom de Parthique, qu’il voulut s’avancer jusqu’à l’embouchure commune de l’Euphrate et du Tigre. Cet empereur qui faisait sculpter des birèmes sur sa colonne sans soupçonner qu’il allait ainsi fournir un nouveau thème à des discussions assoupies, se borna, — qui l’eût cru ? — à contempler l’océan du rivage. Un vaisseau cependant était là, se balançant doucement sur ses ancres, n’attendant qu’un souffle favorable pour déployer ses voiles et se diriger vers les Indes. « J’aurais volontiers entrepris moi-même ce voyage, dit l’empereur, si j’étais dans un âge moins avancé. » Christophe Colomb comptait plus de soixante-six ans au moment où il partit pour sa dernière expédition ; Trajan n’en avait que soixante-trois lorsqu’il recula devant la traversée du Golfe-Persique. L’excuse invoquée par l’empereur me paraît cependant valable. Quant au successeur que Trajan se donna un peu à regret, s’il est permis de lui adresser quelque reproche, ce n’est pas celui d’avoir été un empereur sédentaire. Adrien passa presque toute entière sa vie sur les routes : il se croyait tenu d’imiter le soleil et de réchauffer successivement de ses rayons les diverses parties d’un empire dont la superficie comprenait près de six fois et demie la surface de la France.

Le souverain qui avait visité l’Angleterre, la Sicile et l’Afrique. affronté les neiges de la Calédonie et les plaines embrasées de la Haute-Egypte, laissa son héritage à un sénateur de cinquante ans, Antonin le Pieux. Antonin, durant vingt-trois années de règne, ne fit d’autre voyage que celui de Rome à Lanuvie. Le monde ne s’en trouva pas plus mal ; l’hydrographie y perdit beaucoup. Adrien n’avait pas la chasteté de Claude, « le seul des quinze premiers Césars dont les amours, a dit Gibbon, n’aient pas fait rougir la nature ; » il partageait du moins avec le petit-neveu d’Auguste le désir d’étendre le domaine d’une science qu’on n’a jamais cultivée sans en retirer de grands profits. En même temps qu’il reprenait les sages traditions d’Auguste et songeait à resserrer l’empire dans ses limites naturelles, Adrien se proposait de chercher d’amples compensations aux agrandissemens douteux qu’il sacrifiait, dans le nouvel essor imprimé au commerce. Il faisait reculer pour la première fois le dieu Terme ; il vouait, en revanche, un culte particulier à Mercure. On ne lui plaisait pas moins en rédigeant des routiers et des portulans qu’en soutenant quelque thèse ingénieuse, ou en alignant de jolis petits vers. C’est à cette heureuse tendance que nous devons la célèbre lettre qui lui fut adressée par Arrien, alors gouverneur de la Cappadoce. Cette lettre contient, sous le nom de Périple du Pont-Euxin, une description fort intéressante des deux rives de la Mer-Noire.

Je ne vois aucun fait maritime à relever pendant les règnes de Marc Aurèle, de Commode et de Pertinax ; avec Septime Sévère, qui monta sur le trône en l’année 193, nos annales se rouvrent. L’expédition de Septime Sévère contre les Bretons et les Calédoniens doit avoir coûté à l’empire, si les écrivains contemporains n’ont rien exagéré, plus de cinquante mille hommes. Travaillé de la goutte à ce point qu’on était obligé de le porter en litière, Septime alla mourir à York dans la soixante-sixième année de son âge, terminant sous les armes un règne de dix-huit ans à la fois glorieux et prospère. Avant de rendre le dernier soupir, il prononça ce mot resté célèbre : « J’ai été tout ce qu’on peut être ; à quoi cela me sert-il aujourd’hui ? — Omnia fui, et nihil expedit. » Cela vous sert, souverain sceptique, souverain injuste à cette dernière heure envers vous-même, à laisser un nom honoré dans l’histoire. Le jour où les Romains compteront cet avantage pour peu de chose, c’en sera fait, croyez-le bien, de leur grandeur.


III

Après le règne glorieux de Septime Sévère et le règne odieux de Caracalla, suivi du pouvoir éphémère de Macrin, l’Orient eut la satisfaction de voir deux de ses enfans, Héliogabale et Alexandre Sévère, assis sur le trône d’Auguste. Héliogabale fut massacré par les prétoriens, le 10 mars 222 ; son cousin, le fils de Mammée, fit goûter à l’empire les douceurs d’un règne de treize ans, tout empreint d’une mansuétude et d’une suavité presque chrétiennes. Le revenu général des provinces s’élevait alors à près de 400 millions de francs. Les labeurs ingrats d’une expédition dirigée contre la Perse compromirent le prestige du jeune empereur. Il était difficile à cette époque de maintenir la discipline ; pour réprimer l’esprit séditieux de ses soldats, Alexandre crut qu’il suffirait de faire appel à leur amour-propre : du haut de sa grandeur, il les appela des bourgeois ; si je ne craignais d’user d’un terme trop familier, je dirais des pékins. « Retirez-vous, Quirites, leur cria-t-il, et déposez les armes. » Les quirites obéirent ; ils gardèrent un mortel souvenir de l’injure. Pendant qu’Alexandre Sévère commandait en personne une armée considérable rassemblée sur le Rhin, une sédition plus grave éclata. Un propos dédaigneux ne réussit pas à la calmer : Sévère fut égorgé par quelques centurions dans sa tente. Tel était, depuis Auguste, le sort de beaucoup d’empereurs romains.

Héliogabale et le doux Sévère étaient un anachronisme : Rome revint, par instinct, à ce culte de la force physique qu’elle avait paru un instant abjurer. Le successeur que les soldats mutinés donnèrent à Sévère mesurait plus de huit pieds romains de haut : 2m,35. Il lui arriva souvent de boire dans un jour vingt-six litres de vin et de manger jusqu’à soixante livres de viande ; on le disait de force à terrasser sept des plus vigoureux soldats de l’armée. Ce géant, doué de l’appétit de Polyphème, n’était pas un Romain ; Maximin reconnaissait pour auteurs de ses jours deux barbares ; son père était de race gothique, sa mère appartenait à la nation des Alains. Qu’était donc devenue la cour élégante et polie d’Auguste ? On n’apprécie pas à sa juste valeur l’immense service que nous a rendu l’invention de la poudre ; elle a soustrait le monde à la domination des butors.

En l’année 235, les butors trouvaient aisément à qui parler : les régions du Nord laissaient alors descendre peu à peu vers le monde romain une nouvelle famille de peuples qui semblait vouloir rendre à la race humaine les proportions gigantesques des temps héroïques. Si, comme on l’a prétendu avec une grande apparence de raison, les régions polaires, refroidies les premières, ont été aussi les premières à présenter des conditions d’existence possibles, il est tout naturel que la péninsule Scandinave ait mérité le nom que lui donne Jornandès, de fabrique des nations et de réservoir des peuples. A une époque qui doit être postérieure à l’âge de la pierre polie, puisque déjà on construisait des vaisseaux, trois bateaux partirent de cette île Scanzia, qui, suivant le géographe Ptolémée, affecte la figure d’une feuille de cèdre, et vinrent aborder au rivage opposé de l’océan, non loin de l’embouchure de la Vistule. Un de ces vaisseaux, moins bon marcheur que les deux autres, était resté en arrière. On donna par dérision à ceux qui le montaient le nom de Gépides, ou traînards : gépanta signifiant, dans la langue de ces aventuriers, paresseux. Les Gépides formèrent plus tard une des puissantes tribus de la grande nation des Goths. Des siècles s’écoulèrent : les Goths s’étaient insensiblement portés des bords de la Vistule à ceux du Borysthène. Ils suivirent, poussant devant eux leurs troupeaux, le cours de ce grand fleuve et occupèrent, sans rencontrer de résistance sérieuse, les immenses plaines de l’Ukraine. Au début du IIIe siècle de notre ère, sous le règne du successeur d’Héliogabale, ils apparurent sur le littoral du Pont-Euxin, avec leurs boucliers ronds, leurs épées courtes, et leurs rois héréditaires. On les prit d’abord pour des Scythes et longtemps on ne leur donna pas d’autre nom : c’était cependant une tout autre race qui venait réclamer sa place au soleil. « Les Goths, dit Jornandès, dépassaient les Romains en taille et en bravoure. » On redouta bientôt leur fureur guerrière dans le combat. Malgré sa vigueur incomparable, Maximin ne put échapper, au destin de ses prédécesseurs ; il périt bientôt, assassiné avec le jeune césar son fils. Dans l’espace de quelques mois, six princes disparurent, successivement frappés par le glaive. Les Goths cependant avançaient toujours, ravageant la Dacie, inquiétant la Mœsie, marquant chacun de leurs progrès par d’incroyables massacres. Les Perses en Asie n’étaient guère moins menaçans. Un professeur de rhétorique, Misithée, donna sa fille à un empereur de dix-neuf ans, le jeune Gordien, et marcha lui-même, sous le titre de préfet du prétoire, à la tête des armées. Les Perses reculèrent devant ce général improvisé. La vigueur d’âme d’un Sourdis, d’un Richelieu ou d’un Mazarin vaut bien pour la conduite d’un empire, la force corporelle d’un Maximin. La fatalité, cependant, s’en mêlait : Misithée mourut de la dysenterie et Gordien, victime d’un attentat militaire, alla rejoindre dans la tombe Maxime et Balbin, les deux Gordiens de Carthage, Maximin lui-même et Alexandre Sévère.

Est-ce un Romain du moins qui recueillit alors la pourpre impériale ? Non ! ce fut encore un barbare : Philippe l’Arabe, né à Bostra, sur les confins de la Mésopotamie, fut appelé à l’empire, par les soldats. « Les trente-cinq tribus du peuple romain, dit Gibbon, s’étaient entièrement fondues dans la masse commune du genre humain. Le vulgaire aveugle comparait la puissance de Philippe à celle d’Adrien ou d’Auguste : la forme était la même, le principe vivifiant n’existait plus ; tout annonçait un dépérissement universel. » Ce que les régions d’Asie avaient fait, les légions d’Europe pouvaient le défaire : armée de Mœsie élut à son tour son empereur. Placé entre l’alternative de la pourpre ou de la mort, Dèce se résigna ; il choisit le pouvoir. Philippe fut tué, dès la première bataille ; Dèce, universellement reconnu par les provinces et par le sénat, n’eut plus à combattre que les Goths.

Ces Goths qui avaient vaincu et subjugué toutes les tribus placées sur leur chemin étaient des ennemis bien autrement redoutables que les premières hordes contre lesquelles avaient eu jadis à combattre Trajan et Arrien : la tactique que leur opposèrent les généraux romains ne paraît pas cependant avoir différé beaucoup de celle dont Arrien recommandait l’usage contre la tribu guerrière des Alains, tribu qui habitait alors, au nord du Caucase, les vastes steppes du gouvernement actuel d’Astrakan. « Rangez d’abord soigneusement, disait le gouverneur de la Cappadoce, vos troupes en bataille, infanterie, cavalerie, artillerie, en profitant de tous les accidens du terrain, puis attendez, ainsi préparé, l’attaque dans vos positions. Le plus grand silence doit régner dans les rangs, tant que l’ennemi n’est pas à portée de trait : à ce moment, mais à ce moment seulement, s’élèvera, d’un bout de la ligne à l’autre, une clameur formidable ; les flèches, les javelots, les pierres, les traits énormes que dardent les balistes, pleuvront de tous côtés. Cette grêle de projectiles empêchera vraisemblablement les barbares d’aborder corps à corps la phalange. Supposons cependant que les Scythes, malgré tout, arrivent à nous joindre : les trois premiers rangs, se touchant des épaules, se couvrant de leurs boucliers, soutiendront, sans broncher, le choc ; le quatrième rang enverra ses traits par-dessus la tête des trois autres. Dès que l’ennemi fera mine de reculer, on lancera contre lui la cavalerie. La phalange prendra en même temps le pas accéléré et suivra la cavalerie d’aussi près que possible, pour la soutenir au besoin. »

Les provinces romaines étaient déjà envahies quand Dèce monta sur le trône. Ce vaillant général ne pouvait laisser dévaster impunément le territoire de l’empire : il dut prendre l’offensive. Dèce trouva les barbares occupés au siège de Nicopolis, ville fondée par Trajan sur le Jaterus en Mœsie. Les Goths, à son approche, se retirent : ils se retirent de la Mœsie, mais c’est pour aller assaillir la Thrace. Philippopolis, qu’ils investissent, est emporté d’assaut ; près de 100,000 hommes y périssent. Dèce revient à la charge : il attaque les Goths sous les murs d’une bourgade de la Mœsie. Une bataille des plus sanglantes s’engage : Dèce et son fils y succombent. Le successeur que l’armée leur donne achète la paix et la retraite des barbares d’un prix ignominieux ; Gallus consent à payer un tribut annuel aux Goths. Rome, à ce coup inattendu, s’indigne ; le gouverneur de la Pannonie et de la Mœsie, Émilien, renie l’odieux traité et ranime le courage des troupes ; les barbares sont chassés au-delà du Danube. La victoire a fait d’Émilien un empereur ; Gallus est immolé par ses propres soldats. Mais déjà Valérien est en route à la tête des légions de la Gaule et de la Germanie : Valérien se propose de venger Gallus. Le règne d’Émilien aura duré quatre mois ; l’armée qui lui donna la pourpre sur le champ de bataille n’hésite pas à tremper ses mains dans le sang d’un souverain dont elle est déjà lasse.

Le trône est maintenant occupé par un général de soixante ans. Le sénat montrait d’ordinaire un goût prononcé pour les vieux empereurs, le soldat aimait mieux les jeunes. Maxime avait soixante ans, Balbin soixante-quatorze quand le sénat les choisit, Gordien treize ans seulement quand le peuple exigea qu’on lui déférât le titre de césar, quelques mois de plus à peine quand les prétoriens l’appelèrent à remplir le trône vacant. Pour tout concilier, Valérien associa son fils Gallien à l’empire. Valérien brilla, nous assure l’histoire, d’un très vif éclat, tant qu’il eut la sagesse de se contenter du second rang : on vantait son courage, sa piété, la douceur de ses mœurs, l’étendue de ses connaissances. Monté sur le faite, il ne peut que déchoir. Il ne fut pas plus heureux en Orient que son fils Gallien sur les bords du Rhin, et, pour la première fois, les barbares déployèrent leurs étendards presque à la vue de Rome.

Ces barbares n’étaient pas des Goths ; c’étaient des Suèves, nation plus puissante encore, dont les nombreuses tribus s’étendaient des bords de l’Oder jusqu’à ceux du Danube. L’empire se trouvait sapé de trois côtés à la fois ; les Perses, traversant l’Euphrate, saccageaient Antioche, Tarse et Césarée ; les Suèves envahissaient la Gaule et la Lombardie ; les Goths campaient sur les bords du Danube. Les constantes incursions des Goths avaient heureusement aguerri les habitans de ces provinces romaines que Rome ne savait plus défendre. Les barbares de l’Est, arrêtés par une résistance inattendue, cherchèrent une route nouvelle pour envahir l’empire ; la mer devint leur chemin. L’ère des flottilles commence : les flottilles des Goths vont précéder de deux cents ans au moins les flottilles normandes. Les Goths, si je ne me trompe, auront réalisé les premiers la pensée que je poursuis avec obstination : trouvant la voie barrée du côté de la terre, ils s’embarquent en masse, et font ainsi rentrer, trois siècles environ après la bataille d’Actium, la marine, investie d’une nouvelle puissance, « dans le jeu des armées. » Il est donc impossible que je ne m’occupe pas d’eux.


IV

Que de fois, quand la défaite ouvrait notre territoire aux masses profondes du Nord, n’avons-nous pas entendu ce cri désolé : « Nous sombrons, et la marine ne fait rien ! » Nos meilleurs amis eux-mêmes s’étonnaient de notre inaction et semblaient craindre de se trouver à court d’argumens pour l’excuser : « Pendant qu’à Paris, écrivait M. Louis Reybaud, enfermé à cette époque dans la capitale investie[3], les marins détachés tiennent un si bon rang, que devient la flotte ?… Une telle force rester inactive, tant de canons muets, tant d’équipages assistant, les bras croisés, aux luttes désespérées de la patrie, c’est ce qu’on ne peut ni concevoir, ni admettre. Beaucoup s’en affligent, quelques-uns s’en indignent, aucun ne demeure indifférent… Il ne faudrait pourtant pas, dans ces heures d’amertume, se laisser aller à des accusations injustes… Voici, par exemple, une note qu’écrivait de Toulon, le 1er juin 1870, c’est-à-dire en pleine paix, deux mois avant les événemens, un officier général de la marine : « Nos escadres cuirassées, coulées dans le même moule invariable, devront céder le pas à des navires d’un moindre tirant d’eau, plus agiles, moins coûteux et tout aussi redoutables. Ces escadres relèvent trop d’un passé qui nous enlace encore de ses traditions et de ses nécessités factices. Nous avons la manie des monumens ; nous monumentons toujours, s’il est permis d’employer cette expression, et notre flotte, avant d’être une force militaire, est un monument. Nous nous extasions devant sa fausse grandeur sans nous rendre bien compte des opérations auxquelles nous pourrions la faire servir. Il faut tenir grand compte du peu de fond que présentent certains bassins stratégiques. Si nos colosses ne peuvent ni y pénétrer, ni s’y mouvoir, il peut y avoir là un vice capital qui nous réduirait, en telle circonstance donnée, à l’impuissance ! »

« Ces paroles, ajoutait M. Reybaud, étaient presque une prophétie. En effet, notre flotte s’est heurtée d’emblée à un double écueil : d’un côté, en lui enlevant sa troupe de débarquement, on avait diminué de beaucoup son importance ; de l’autre, en lui donnant des bâtimens mal appropriés au service des mers où elle devait agir, on l’a paralysée. »

Qu’il me soit permis de prendre la parole après cet avocat aussi affectueux qu’éloquent et habile. « La marine ne fait rien, » disiez-vous ? N’était-ce rien que d’assurer, pendant un rude hiver, à nos vaisseaux marchands, encore épars sur tous les points du globe, le libre chemin des mers ? Pour peu que la constitution de la flotte s’y fût prêtée, la marine aurait fait certainement davantage. Le grand tirant d’eau des navires dont elle disposait ne lui permit à aucun moment d’opérer sur le littoral ennemi une diversion qui offrît, en regard des risques à courir, le moindre intérêt ; les procès-verbaux de tous les conseils de guerre, qui se réunirent alors sous la présidence de nos amiraux, en font foi. Tout au plus la marine eût-elle pu bombarder à distance des villes ouvertes, mais pareille intervention, odieuse et sans danger, n’est pas heureusement dans nos habitudes. Tant qu’il n’y aura pas, à côté de la flotte, une flottille, nous resterons ainsi, au cours d’une guerre purement continentale, complètement désarmés. Les flottilles des pirates du Pont-Euxin, composées de misérables barques, ont mis l’empire romain à deux doigts de sa perte ; une flottille française bien organisée eût peut-être, directement ou indirectement, débloqué Paris. Ce sont les incursions maritimes des Goths, précurseurs des Normands, que je voudrais ici raconter : j’espère trouver dans ce simple récit l’occasion de soutenir et de développer encore une fois la thèse dont je n’abandonnerai la défense que le jour où j’aurai vu l’inébranlable conviction qui m’anime pénétrer dans l’esprit de nos jeunes marins. Pour convaincre, il est indispensable de se répéter : la répétition était la seule figure de rhétorique à laquelle l’empereur Napoléon comprenait que l’on pût attacher quelque importance. Strabon décrivait déjà, au temps d’Auguste, les barques dont se servaient les pirates du Pont-Euxin. « Ce sont, disait-il, de petites embarcations très légères, pouvant contenir de vingt à trente hommes tout au plus. » Les Grecs les appelaient camaras, — chariots couverts, — probablement parce qu’on les recouvrait, quand la mer était forte, d’un petit toit incliné. J’ai traversé plus d’une fois la lagune de Manille sur des pirogues protégées de la même façon : un Espagnol, notre compagnon de voyage, comparait en riant ces embarcations, au fond desquelles nous demeurions blottis, à un porte-cigare. Les camaras s’en prenaient d’ordinaire aux vaisseaux marchands ; il leur arrivait néanmoins, de temps en temps, de se réunir et de s’attaquer alors à une province ou à une ville. « Il ne manque à ces pirates, remarque Strabon, que des ports, car il n’en existe guère sur la côte qu’ils habitent : les contreforts du Caucase descendent là jusqu’au rivage, et toute cette portion du littoral est abrupte. Mais les écumeurs de mer du Pont-Euxin trouvent des complices et des receleurs dans la Chersonèse Taurique. »

On sait combien étaient cruelles les mœurs de ces populations, que leurs relations avec les Grecs ne purent civiliser qu’à demi. L’isolement inhospitalier dont elles s’étaient fait une loi favorisa plutôt qu’il ne retarda la création au fond de la Mer-Noire, sur les confins de l’Asie et de l’Europe, d’un petit état indépendant qui prit, dans les premières années du Ve siècle avant notre ère, le nom de royaume du Bosphore. En l’année 108 avant Jésus-Christ, Mithridate s’emparait de ce royaume, qui confinait à son territoire ; vainqueurs de Mithridate, les Romains firent du pays que la trahison de Pharnace leur livrait l’apanage d’un prince qui se reconnut sur-le-champ leur tributaire. Les Bosphoriens, nous l’avons dit, fournissaient aux pirates du Caucase ce qui leur manquait : des ports, un marché et toutes les facilités possibles pour partager à loisir leur butin. Rentrés chez eux, les pirates chargeaient leurs embarcations sur leurs épaules et les emportaient dans les forêts, qui leur servaient de repaires. « Quand revient la saison favorable, dit Strabon, ils remettent leurs péniches à la mer. Sur les côtes qu’ils ont l’habitude de dévaster, aussi bien que sur celles qu’ils habitent, ils connaissent des retraites où ils vont cacher leurs embarcations. Puis, de jour et de nuit, ils font la chasse à l’homme, poussant l’impudence jusqu’à traiter ouvertement avec les autorités du pays du rachat de leurs prisonniers. Dans les parages où quelque prince étranger commande, on peut à la rigueur obtenir justice et réparation des dommages subis en s’adressant aux magistrats, car il arrive souvent que les pirates sont traqués à leur tour et capturés avec leurs bateaux ; là, au contraire, où le territoire est soumis à notre influence, il faut se résigner, tant la négligence des préfets envoyés de Rome dans ces contrées lointaines est grande et ennemie de toute répression. »

Ce fut, — ne craignons pas de le répéter, — dans ce royaume du Bosphore et sur cette côte du Caucase que les Goths trouvèrent les vaisseaux, ou plutôt les embarcations dont ils avaient besoin pour transporter leurs armées au sein des provinces romaines de l’Asie. La limite de ces provinces avait été portée, depuis l’époque où Arrien côtoyait le littoral du Pont-Euxin, de Dioscurias à Pityus, la ville pourvue d’un bon port et défendue par une forte muraille. » Procope compte deux jours de navigation entre Pityus et Dioscurias ; Muller reconnaît l’emplacement de Pityus dans la localité moderne de Pitsiounta, située à 30 milles environ de Soukoum-Raleh, débouché maritime dont le nom se retrouvera souvent dans l’histoire des luttes que les Russes n’ont cessé de soutenir contre les armées du sultan. Les Romains avaient confié la garde de la frontière asiatique à un officier d’une valeur éprouvée, Successianus. Malgré la faiblesse de la garnison de Pityus, Successianus parvint à repousser les attaques des Goths. Faire un siège sans machines n’était guère plus facile à cette époque que d’enlever aujourd’hui la plus chétive place sans canons. Tout l’effort des hommes de guerre qui s’occuperont un jour de rendre les descentes par mer efficaces devra, je l’affirme hardiment, porter sur ce point : créer une artillerie maniable, légère, et susceptible d’être embarquée sur de très petits vaisseaux. Il faudra découvrir la torpille terrestre pour en faire l’auxiliaire de cette torpille maritime qui menace déjà nos énormes vaisseaux cuirassés de déchéance. Je ne saurais trop insister sur ce sujet, car, dans ma pensée, les descentes doivent être avant tout des surprises, et elles ne pourront jamais être tentées avec quelque chance de succès que par des flottilles.

Malheureusement pour les Romains, Successianus ne tarda pas à être appelé à un poste jugé plus important : les Goths reparurent à l’instant sous les murs de Pityus, enlevèrent d’assaut cette place forte et, pour qu’elle ne gênât plus à l’avenir leurs progrès, la rasèrent, puis de Pityus, en suivant le rivage de la Colchide, passèrent à Trapézonte. Cette ville était une ancienne colonie grecque. En lui donnant un port, l’empereur Adrien lui avait donné la richesse : Trapézonte prit soudain un grand développement et s’entoura d’une double enceinte ; les marchands y affluèrent en foule. A la première annonce de la mise en marche des barbares, Valérien s’était empressé de renforcer la garnison de Trapézonte. Ce ne furent probablement pas des soldats d’élite qui entrèrent dans la place, car la négligence de ces dix mille hommes, — le renfort, on le voit, était sérieux, — allait préparer un succès funeste et facile aux assiégeans. Envoyer au-devant de l’ennemi ses bonnes troupes et confier la garde de ses forteresses à des réserves qui ont désappris la discipline peut être souvent une nécessité ; seulement il ne faut pas compter que les cités ainsi défendues opposeront toute la résistance qu’on est en droit d’attendre d’une troupe appartenant à l’armée régulière. Les Goths profitèrent de la nuit pour surprendre une garnison dont la vigilance n’était que trop aisée à endormir. Ils avaient rassemblé une énorme quantité de fascines : ils en comblent soudain le fossé, escaladent les murs et se répandent dans la ville avec de grands cris. L’épouvante fait tout fuir devant eux. En un instant, ils sont maîtres d’une place qui eût pu les retenir des années entières sous ses murs. Les Goths ne pouvaient, vu leur nombre restreint, avoir la prétention de garder une si grosse conquête. Ils se contentèrent de la mettre au pillage et reprirent la mer avec un butin immense. Toute la côte du Pont fut ravagée dans cette première campagne. Des milliers de captifs allèrent conduire la charrue sur un sol que les Goths, peuple pasteur et nomade, auraient laissé en friche ; les plus robustes furent réservés pour manier la rame sur les vaisseaux.

Partout où ces essaims de barbares passaient, ils ne laissaient rien à glaner à ceux qui viendraient après eux ; l’invasion, quand elle se répéta, chercha donc un terrain nouveau. La côte occidentale de la Mer-Noire n’avait pas encore été dévastée ; vers cette rive intacte, les Goths se portèrent d’emblée dès leur seconde campagne. Ils passèrent rapidement devant l’entrée du Dniester et devant les bouches du Danube : le plus fructueux butin qu’ils recueillirent, sur ce rivage qui leur était depuis longtemps connu, consista en un supplément de bateaux. Leur flotte augmentait ainsi à vue d’œil ; leur troupe ne tarda pas à se grossir également. Tous les gens sans aveu accoururent à leur appel, impatiens de prendre part au pillage de l’empire romain. Le détroit qui sépare l’Europe de l’Asie fut franchi par cette flottille, que les fortifications de Byzance, rasées jadis par Septime Sévère, n’étaient plus en mesure d’arrêter ; les habitans des bords de la Propontide virent avec effroi l’invasion menacer leurs rivages. La garnison de Chalcédoine, alors campée près du temple de Jupiter Urius, fut la première à lâcher pied. Chalcédoine, Nicomédie, Nicée, Pruse, Apamée, Cios tombèrent successivement aux mains des pirates. Ces villes, depuis des siècles, se croyaient à l’abri de tout danger ; leurs murailles s’écroulaient et n’offraient plus guère que des ruines ; il était trop tard pour songer à les relever, personne n’eut l’idée de les défendre. Ceux qui purent fuir se crurent trop heureux de n’avoir à sacrifier que leurs richesses ; les autres courbèrent la tête sous l’ouragan. Le progrès des Goths ne fut suspendu que par le débordement du Rhyndacus, qui protégea, comme par une intervention miraculeuse, la ville de Cyzique. Les Goths ne se souciaient pas d’exposer leur flottille aux rigueurs de l’automne, qui annonçait, par ces pluies prématurées, son approche. Ils ajournèrent à l’année suivante leurs déprédations et regagnèrent la côte d’Europe à la hauteur d’Héraclée. Mais déjà la saison était peu propice au retour. Les populations de toutes parts avaient couru aux armes ; Venerianus, le commandant de la flotte romaine, annonçait l’intention de fermer le passage aux hordes qui se hâtaient de rejoindre leurs repaires. Un combat s’engagea non loin de l’entrée du Bosphore ; les Goths en sortirent vainqueurs, et Venerianus y trouva, suivant l’expression de Trebellius Pollion, un des écrivains de l’Histoire auguste, la mort d’un soldat. Le naufrage, les pertes subies pendant les fourrages qu’il fallait faire pour se procurer des vivres vengèrent cependant largement les Romains. La flottille ne rentra dans les ports de la Chersonèse Taurique que considérablement diminuée.

Les pirates ne se découragent pas pour si peu. Une troisième expédition fut immédiatement entreprise : elle comptait plus de cinq cents voiles. Les Goths ne s’attardèrent pas, cette fois, à piller les côtes du Pont-Euxin ; ils allèrent droit du Bosphore Cimmérien au Bosphore de Thrace. Bien qu’ils eussent le courant pour eux, le vent contraire les rejeta d’abord du milieu du détroit dans la Mer-Noire ; le lendemain, le vent changeait ; quelques heures d’une brise favorable portaient les envahisseurs jusque sous les murs de Cyzique. Enlever et détruire cette place qui avait résisté aux armes de Sparte d’abord, à celles de Mithridate ensuite, fut pour eux l’affaire d’un instant. Enivrés par ce premier succès, ils conçurent le dessein de pousser plus loin leurs ravages. C’est presque toujours un habile calcul de porter le théâtre de la guerre sur un point où l’on n’est pas attendu : la surprise et l’effroi combattent alors pour vous. Les Goths franchirent résolument l’Hellespont, jetèrent la terreur dans la mer Egée et parurent tout à coup devant Athènes, dont les murailles n’avaient pas été réparées depuis le jour où Sylla était entré par la brèche dans la ville de Minerve. Les barbares se rendirent bientôt maîtres de la place : Athènes subit le sort de toutes les villes où le fléau dévastateur pénétrait.

Combien de monumens durent alors périr ; et qu’il faut remonter loin, on le voit, pour rencontrer la date des premières mutilations infligées aux chefs-d’œuvre dont nous déplorons si amèrement la perte ! Trebellius Pollion nous affirme que les Goths furent enfin vaincus par les Athéniens marchant sous la conduite de Dexippe, écrivain peu connu de cette époque obscure. Que Trebellius Pollion n’a-t-il dit vrai ! Ce serait du moins une consolation pour nous de savoir que les premiers qui osèrent porter la main sur ces merveilles de l’art, immortel honneur de l’esprit humain, en ont été punis comme ils méritaient de l’être. L’art appartient à l’humanité tout entière ; les profanateurs, qu’ils soient Goths ou Vandales, n’y pensent toucher sans s’attirer l’exécration de la postérité la plus reculée. Malheureusement la victoire de Dexippe ne dot pas être bien décisive, car, quelques jours après, les Goths se répandaient dans l’Épire, dans l’Acarmanie et dans la Béotie. Thèbes, Argos, Corintbe, Sparte furent à leur tour saccagées.

Valérien était, en ce moment, prisonnier de Sapor ; son fils Gallien venait de se faire inscrire parmi les citoyens d’Athènes. Gallien se glorifiait d’avoir obtenu, dans une cité qui commandait toujours le respect, la charge honorable d’archonte : comment ne serait-il pas sorti de sa mollesse léthargique au bruit de ce flot d’hommes dont l’irruption menaçait de tout inonder ? Gallien accourut avec une armée. Les Goths comptaient parmi leurs alliés les Hérules, tribu sarmate qu’ils ramassèrent, dit-on, sur leur passage quand ils descendirent du bassin de la Vistule dans le bassin de l’Hypanis et du Borysthène. Le chef des Herules se laissa gagner par Gallien et entra au service de Rome. L’empereur lui fit des conditions dignes de la nation belliqueuse qu’il tenait à détacher, à cette heure critique, de la confédération des barbares : il le revêtit de la dignité consulaire. Rome n’existait plus que par ces compromis ; l’empire ne pencha jamais plus visiblement vers sa chute. Les Goths, déjà rassasiés de butin et de carnage, ne songeaient cependant qu’à opérer leur retraite. La retraite est le moment difficile de ces pointes audacieuses où la guerre ne peut être qu’une succession de hasards ; heureusement pour le salut de la plupart d’entre eux, les pirates du Pont-Euxin n’avaient pas brûlé leurs vaisseaux. Quelques-uns commirent l’imprudence de vouloir regagner les plaines de l’Ukraine à travers la Mœsie ; ils trouvèrent sur leur chemin l’armée de Marcien et des populations ardentes à la vengeance. Gallien commença par battre ces bandes dispersées dans l’Iillyrie ; Marcien acheva le massacre en les poursuivant jusque dans les défilés du mont Gessacus. La majeure partie des Goths avait, nous l’avons dit, eu la sagesse de se rembarquer. La flottille brûla, en passant, le temple de Diane à Éphèse, temple sept fois incendié et sept fois rebâti, ravagea la cote de la Troade et entra enfin dans l’Hellespont. A partir de cet instant, les Goths purent se regarder comme sauvés ; aucune force navale n’était de taille à leur barrer la route. Ils traversèrent sans encombre la Propontide, le Bosphore de-Thrace, et, — ce qui prouve bien la sécurité complète de leurs mouvemens, — allèrent se reposer de leurs fatigues à Anchiale, ville de Thrace bâtie sur le littoral, au pied du mont Hémus. Jornandès prétend qu’ils y firent une cure d’eaux ; « les eaux thermales, qui sortent d’une source située à quinze milles romains d’Anchiale, étant réputées les plus efficaces que l’on connaisse au monde pour rendre la santé et la vigueur aux malades. » De cette station balnéaire, les Gotha eurent peu de peine à remonter le long du rivage jusqu’aux bouches du Borysthène.

L’effroi que cette irruption sans précédent, plus terrible cent fois que celle de Xerxès, sema sur sa route, n’a pas permis aux historiens de nous en transmettre un récit circonstancié et fidèle, c’est plutôt un cri d’horreur qu’une relation détaillée qui est parvenue jusque nous. « L’incendie, écrit Ammien Marcellin, s’est promené sur la Macédoine entière ; Thessalonique et Cyzique se sont vues bloquées par des myriades d’hommes ; Anchiale et Nicopolis ont été saccagées ; Philippopolis fut détruite de fond en comble. L’Êpire, la Thessalie, toute la Grèce enfin, subirent les effroyables rigueurs de l’invasion. » Les irruptions par terre, les dévastations maritimes, tout se confond dans la pensée de l’éloquent écrivain. Pour nous, il n’est qu’un fait qu’il nous importe de retenir : c’est le trouble que doit jeter, dans la défense d’un vaste territoire, l’action d’une flottille quand elle porte une armée.


IV

L’empire russe, pendant la guerre de 1854, ne s’est trouvé vulnérable que sur deux des points de son grand développement de côtes : Bomarsund et Sébastopol. Si les hostilités se fussent prolongées, il n’est point impossible que, les préparatifs des alliés étant devenus plus sérieux et mieux combinés, la capitale même, la ville de Pierre le Grand, n’eût point été tout à fait à l’abri d’un débarquement. La revue navale de Portsmouth, qui suivit de si près la conclusion de la paix, montra du moins que les Anglais n’avaient rien négligé pour se mettre en mesure de porter au besoin ce coup décisif. Toute une flottille de canonnières fut improvisée dans le court espace d’un printemps : la paix signée, on remonta sur des cales couvertes ces escadrilles dont on ne savait plus que faire. Assurée de pouvoir les préserver ainsi d’un trop prompt dépérissement, l’Angleterre les garda pour une autre occasion, ne désespérant peut-être pas de faire naître cette occasion un jour. L’événement trompa son attente : les canonnières ne sont plus, très probablement à cette heure, que du bois pourri. Les arsenaux britanniques n’en avaient pas moins fourni la preuve incontestable de leur prodigieuse puissance de production. L’effet moral a eu, je n’hésite pas à l’affirmer, sur les négociations qui se poursuivaient une influence notable. Ce que les Anglais auraient pu faire, les Allemands, prétendent certains stratégistes, seraient, grâce à leur voisinage des états du tsar, en bien meilleure situation pour le tenter. Une descente opérée sur la rive méridionale du golfe de Finlande aurait-elle quelques chances de réussir ? Elle jetterait en tout cas l’alarme dans le camp ennemi et constituerait une diversion de la plus haute importance. Les risques à courir, dans une opération de ce genre, ne sauraient cependant être méconnus : à la guerre, il faut bien s’y résoudre, on n’obtient d’avantages qu’à la condition d’affronter quelques risques. Les Russes, sans s’exagérer le danger auquel les exposerait l’esprit ingénieux et entreprenant d’un adversaire exalté par de récentes victoires, ont voulu néanmoins étudier pratiquement la question, et, si je puis m’exprimer ainsi, en avoir le cœur net. Le 27 juillet 1883, en présence de l’empereur et des principaux membres de la famille impériale, le simulacre d’un débarquement de vive force a été exécuté sur la côte d’Esthonie. Deux corps d’armée, une escadre de quinze cuirassés, et toute une flottille de canonnières ont pris part à cet exercice : un des corps d’armée devait accomplir la descente, l’autre était chargé de la repousser. De part et d’autre, les manœuvres paraissent avoir approché, autant que possible, de la réalité ; aucun détail n’a été omis : ni les reconnaissances préliminaires, ni l’appui que l’artillerie des vaisseaux doit prêter en pareille occurrence aux troupes qui débarquent. Les bataillons placés à terre se sont tenus masqués jusqu’au dernier moment ; ils n’ont révélé leur présence que lorsque le débarquement était déjà prononcé. Retraite convenue à l’avance, retour offensif, rien n’a manqué à un programme qu’on tenait à dresser si complet, que le combat simulé faillit un instant dégénérer en bataille sanglante.

Quelle a été, quand tout fut terminé, l’impression générale des juges compétens ? Le correspondant du journal le Soleil était sur les lieux : pour lui, si je l’ai bien compris, les assaillans auraient été fondés à s’attribuer la victoire. Je me plais surtout à enregistrer cette observation : « Les Cosaques, ivres d’enthousiasme, lançaient à l’eau leurs montures, et, à peine parvenus au rivage, exécutaient des fantasias échevelées. » Avis à nos cavaliers ! Qu’ils nous aident un peu et ne se montrent pas trop exigeans quand, avec les moyens bien imparfaits dont nous disposons aujourd’hui, nous essayons si laborieusement de les mettre à terre.

Le général duc de Rovigo a raconté, dans ses intéressans Mémoires, comment il s’y prit pour débarquer sur la plage d’Alexandrie les chevaux de l’expédition d’Egypte. Il en fit d’abord transporter quelques-uns dans des chaloupes et ordonna qu’on les rangeât sur le rivage, la tête tournée du côté de la mer ; pour les autres, après les avoir hissés au bout de vergue, il les descendit simplement à l’eau. Des embarcations les attendaient ; les cavaliers, qui y avaient pris place, saisissaient les chevaux par la longe, leur soutenaient la tête à peu près à la hauteur du plat-bord et le convoi se mettait en marche. Dès que les canots touchaient le fond et se trouvaient arrêtés par la déclivité de la plage, les conducteurs abandonnaient les animaux à eux-mêmes : l’instinct du cheval le poussait à rejoindre ses compagnons. Savary nous affirme que le débarquement de la cavalerie s’opéra de cette façon avec une rapidité surprenante : le général Desaix lui en adressa les plus vifs complimens. Dans un port, ce procédé expéditif doit en effet réussir ; sur une côte battue par la moindre mer du large, il pourrait donner lieu à plus d’un mécompte : le cheval a horreur des brisans. C’est, du reste, une question à étudier.

Il y en aurait bien d’autres à éclaircir, si, nous voulions suivre l’exemple des Allemands et des Russes. La création d’une flottille pouvant se suffire à elle-même ne me parait pas chose impraticable, et cette solution du problème est celle vers laquelle j’inclinerais de grand cœur, ne fût-ce qu’à cause de sa simplicité et de ses immenses avantages, mais je prévois sans peine toutes les objections qu’un pareil projet soulèverait. Nous n’aimons pas, en France, à être troublés dans nos habitudes : l’idée d’exposer des troupes sur des esquifs qu’un seul coup de mer peut submerger n’est plus de notre époque ; il faudrait avoir l’âme de Germanicus ou celle d’un hetman de Cosaques Zaporogues pour se lancer gaîment dans pareille aventure. Embarquons donc les esquifs eux-mêmes ; nous écarterons ainsi toute chance contraire. Combien de péniches de vingt, de trente, de quarante ou de cinquante avirons suppose-t-on qu’un de nos grands transports pourrait recevoir, s’il était aménagé pour prendre à son bord non plus des bateaux-torpilleurs, mais des embarcations longues, étroites et légères ? Cent péniches, est-ce trop ? Mettons-en donc cinquante. À ce taux, dix transports pourront conduire, sur les lieux où vous vous proposerez de tenter une descente, cinq cents bateaux à rames : ces bateaux donneront très aisément passage à dix mille hommes. Voilà déjà une grosse division d’infanterie jetée à terre promptement et d’un seul coup, à une condition, cependant, c’est que l’aviron sera aux mains du soldat et que le soldat aura, de longue date, appris à le manier. Avec vingt transports, — dix pour porter les hommes, dix pour charger le matériel flottant de la descente, — on peut s’épargner les dangers d’une traversée dans des barques à demi pontées. L’artillerie et la cavalerie exigeront, il est vrai, des navires d’une construction spéciale : je ne mets pas en doute que ces navires, on n’arrive à les faire assez plats de varangues pour qu’ils puissent, dans beaucoup de parages, s’accoster presque à terre. Si quelque scrupule retient encore ici nos ingénieurs et nos officiers, nous ferons pour l’artillerie et pour la cavalerie ce que nous avons fait pour l’infanterie : nous nous résignerons au transbordement. Seulement le problème, dès ce moment, se complique. Tout projet de descente qui emprunte le concours des navires de haut bord suppose la possession incontestée de la mer ; la flottille pourrait, à la rigueur, se passer de la protection des escadres ; Avant de prendre parti, essayons d’abord la force de résistance de ces engins maniables dont nous suspectons peut-être à tort les facultés.

Depuis bientôt dix ans je le répète : tant qu’on n’aura pas créé une école de débarquement, on ne saura pas ce qu’on peut demander à une flottille. Si cette école avait son siège en Algérie, les études que je recommande trouveraient à la fois plus de secret, de loisir et de recueillement. Dans notre grande colonie militaire, les troupes sont toujours sur le pied de campagne ; plus disponibles qu’en France, elles montreraient peut-être moins de répugnance pour les nouveautés. On serait agréablement surpris, j’en suis convaincu y de voir peu à peu, et dans le court espace de quelques années, ce qui semble aujourd’hui une chimère prendre corps, se développer, et réclamer sa place dans la plupart des plans de mobilisation. Une école de débarquement n’exige pas un personnel bien nombreux : une simple compagnie d’infanterie, un peloton de cavaliers, deux canons attelés feraient au besoin l’affaire. L’important serait de perfectionner par des essais intelligens et sans cesse renouvelés le matériel destiné à des opérations que nous avons compliquées à plaisir. J’ai pris ma part du débarquement d’Oldfort, j’ai dirigé celui de Kertch, et celui de Kinbourn : je déclare formellement que de longues études ne seront pas nécessaires pour faire mieux. En tout état de cause, je ne crains pas d’assumer ici le rôle de prophète : si nous hésitons trop longtemps à entrer dans la voie nouvelle que j’indique, la lumière nous viendra du Nord.


V

Les Goths n’ont pas été les seuls à tenter de longues traversées dans de petites barques : une colonie de Francs, transplantée vers la fin du IIIe siècle sur les bords du Pont-Euxin, voulut, en l’année 282 de notre ère, profiter du désarroi dans lequel l’esprit séditieux de l’armée jetait alors l’empire ; elle s’empara tout à coup de quelques vaisseaux marchands. Partis de l’embouchure du Phase, ces hardis révoltés ne trouvèrent pas d’obstacle sur leur route : ils franchirent le Bosphore, traversèrent la Propontide, descendirent l’Hellespont et portèrent le ravage en Asie, en Grèce, en Sicile, en Afrique. Que faisait donc pendant ce temps la flotte de Ravenne ? Existait-elle encore ? Une poignée d’aventuriers pouvait, non-seulement saccager les rivages sans défense qui se présentaient sur son chemin, elle prenait des villes, des cités telles que Syracuse, dont la résistance faillit briser jadis la puissance, alors en pleine floraison, de la république d’Athènes. Fort heureusement les Francs songeaient encore moins à grossir leur butin qu’à se rouvrir le chemin de, la patrie. Les colonnes d’Hercule les virent passer avec étonnement, l’Océan les reçut comme des brebis revenant au bercail : il garda pour d’autres ses colères, s’accrochant à la côte de la péninsule ibérique et à celle des Gaules, les nouveaux Argonautes finirent, par atteindre l’embouchure du Rhin et le rivage des Bataves.

Que pensez-vous de cette traversée ? Les galères de Venise, quand, au moyen âge, elles se rendaient du fond de l’Adriatique à Anvers et à Bruges, étaient-elles plus hardies que ces bateaux des Francs ? Dépassaient-elles avec plus d’audace les limites que les Grecs n’osèrent jamais franchir ? Ne suivaient-elles pas, avec une prudence qui n’avait garde de se démentir, le littoral dans tous ses détours ? Des pilotes les conduisaient de cap en cap, à travers les écueils des côtes de Bretagne, au milieu des bancs de sable de la côte de Flandre : livrées à elles-mêmes, elles n’auraient pas accompli sans peine l’odyssée dont les historiens romains nous ont, en quelques lignes, transmis le souvenir. Prenez une de nos tartanes, un de nos chasse-marées, confiez-les à un de nos jeunes officiers et, donnez-leur à recommencer ce long itinéraire ; faites-les passer de Sébastopol ou de Nicolaïef à l’embouchure de la Somme ou à celle de l’Escaut, vous verrez si la tâche paraîtra aujourd’hui plus facile qu’au temps d’Aurélien et de Probus. On cite encore comme un trait d’intrépidité confiante le voyage des galères de Marseille, qui, sous le règne de Louis XIV, allèrent rejoindre l’escadre de Tourville dans la Manche et l’aidèrent à brûler les vaisseaux anglais dans le port de Dartmouth. L’habitude de monter d’énormes navires nous a rendus suspects les petits bâtimens ; nous ne savons plus affronter la tempête sur des coques de noix. J’ai commandé un cotre dans ma jeunesse ; j’avais pour équipage l’élite des gabiers du vaisseau le Nestor ; quand nous primes la mer, nous étions tous, matelots et capitaine, aussi empruntés les uns que les autres : il nous fallut refaire complètement notre apprentissage. Les marins de haut bond ne vaudront jamais rien pour armer des flottilles ; ces sortes de navires, il convient de les remettre aux mains de gens qui les connaissent, de gens qui aient passé leur vie sur des bateaux semblables, à des pêcheurs et non à des matelots de long cours. Quant aux capitaines, il n’est certes, pas besoin que leur éducation se soit faite au-delà des tropiques et qu’ils aient gagné leur brevet d’aspirant à l’école navale.

Réservez les mathématiciens pour vos flottes cuirassées, donnez vos flottilles à conduire à des caboteurs, car ce seront des opérations de cabotage que vous leur demanderez. J’entrevois d’ici, — je l’ai déjà dit bien souvent et je veux cependant le redire encore, — j’entrevois deux marines à l’œuvre dans les guerres futures : une marine savante et une marine essentiellement pratique. La première gardera le grand chemin des mers, la seconde tirera parti de cette suprématie dont, avec vos gros bâtimens, vous êtes inhabiles à obtenir le moindre avantage. Le siècle de Louis XIV a vu ainsi marcher côte à côte la marine des escadres et la marine des brûlots. Ne vous effrayez pas des nouveautés, ces prétendues nouveautés ne sont la plupart du temps qu’un heureux retour aux sages idées de nos pères. N’encombrez donc pas d’un bagage de science inutile vos flottilles de torpilleurs, de péniches et de chaloupes canonnières ; jetez sans hésiter à la mer tout ce qui les surcharge. Ce sera là une marine de sacrifices : il n’est pas nécessaire pour y faire figure d’avoir appris le latin, l’anglais, l’histoire, la géographie, le dessin, la géométrie, la statique, l’arithmétique, l’algèbre, la trigonométrie rectiligne, la géométrie descriptive, la physique, la chimie, de savoir raconter, dans une composition de concours, commenta la jeune princesse Rosamonde, non moins capricieuse qu’agile à la course, après avoir évincé bien des prétendans malheureux, fut enfin vaincue et conquise par les ruses d’Abibas. » Un pilote qui aura le cœur bien placé, un bon quartier-maître, encore jeune et alerte, se trouvera fort à l’aise sur ces barques, où l’existence serait presque impossible pour un officier qui aurait passé sa jeunesse sur nos vaisseaux. Toute la science de l’encyclopédie moderne est à peine suffisante quand il s’agit de diriger nos léviathans ; elle ne serait qu’une gêne sur des bateaux dont l’appareil moteur doit être aussi peu compliqué que possible et qui, de plus, ne seront jamais appelés, par le service spécial auquel on les destine, à perdre la terre de vue.

L’éducation d’un parfait officier coûte cher à l’état : pourquoi donc s’imposer des frais inutiles ? La marine des enfans perdus n’a pas besoin de tant de sollicitude : elle réclame surtout des hommes de métier, durs à la fatigue, insensibles aux intempéries et indifférens au danger. J’admettrai toutefois la nécessité de sectionner cette marine, d’en former des divisions commandées par un certain nombre d’officiers de haut bord. Il ne saurait être inutile de rechercher, pour la direction supérieure, des hommes que leur éducation première et toutes les habitudes de leur vie aient imbus de longue date du grave sentiment de la responsabilité. Ma voix, je le sais, ne crie pas dans le désert ; elle a déjà rencontré plus d’un écho : il ne s’agit donc que de passer du domaine des utopies à l’exécution. Encore quelques années, et les flottilles auront repris leur rang si important sur les mers.

Nous avons vu quels ravages put exercer, pendant la captivité de Valêrien, grâce à la négligence ou au dépérissement de la marine impériale, une flottille composée d’environ cinq cents voiles. Quelques mois à peine après la terrible invasion, les tribus de la Germanie et de la Sarmatie s’unissaient aux Goths du Borysthène pour préparer une expédition bien plus formidable encore. « Les affaires de l’empire, suivant l’énergique expression de Bossuet, se brouillaient déjà d’une terrible manière. » Cette époque est celle que les historiens ont désignée sous le nom de période des trente tyrans : elle ne dura heureusement que quelques mois.

La plus impardonnable des faiblesses pour tout esprit qui affiche la prétention de gouverner autre chose que son foyer consiste à s’exagérer la portée des épreuves que l’état traverse. « Jamais pareilles calamités n’ont affligé la république ! » s’écrient, dans leur épouvante, ceux qui n’ont pas feuilleté les vieilles annales ou qui les ont oubliées. L’écrivain romain leur répond : « Détrompez-vous ! le sentiment trop vif des maux présens vous égare : des événemens de même nature, des crises tout aussi graves se sont renouvelés plus d’une fois. Le mal a passé et les choses n’ont pas tardé à reprendre leur niveau — Res in integrum sunt restitutœ. » La situation cependant était vraiment critique en l’année 268 de notre ère : le fils de Valérien, l’empereur Gallien, venait d’être tué devant Milan, pendant qu’il assiégeait un général factieux, le fameux Auréole ; presque au même moment 320,000 barbares, portés, s’il en faut croire Zonare, par six mille bateaux, construits et rassemblés à l’embouchure du fleuve que nous nommons aujourd’hui le Dniester, faisaient à la fois irruption sur les côtes de l’Europe et sur celles de l’Asie. Rome, — la république, comme on l’appelait encore, — était épuisée ; elle n’avait plus de boucliers, plus d’épées, plus de javelots ; un autre usurpateur, Tetricus, était maître des Gaules et des Espagnes ; tous les archers servaient sous Zénobie. Il fallait un grand homme pour sauver la situation ; le sénat crut l’avoir trouvé : « Claude Auguste, vous êtes le modèle des frères, des pères, des amis, des sénateurs et des princes ! Claude Auguste, délivrez-nous d’Auréole ! Claude Auguste, délivrez-nous des Palmyréens ! » Auréole, nous l’avons déjà dit, était ce général dont le triomphe eût eu la signification d’un ordre d’exil ou de mort pour la plupart des pères conscrits ; quant aux Palmyréens, leur alliance avec les Perses, les avantages qu’ils avaient déjà remportés, mettaient en sérieux péril la domination romaine en Orient. Claude fut donc acclamé : « Il avait la valeur de Trajan, la piété d’Antonin et, la modération d’Auguste. » Sa première dépêche fut courte : on en eût difficilement rédigé de plus concluante ; en la lisant, Mme de Sévigné aurait cru reconnaître le style de Turenne : « Nous avons, se contenta d’écrire Claude, détruit 320,000 Goths, coulé à fond 2,000 navires. Les fleuves sont couverts de boucliers, partout sur le rivage on rencontre des épées et des lances, les champs disparaissent sous les ossemens dont ils sont jonchés ; pas un chemin qui ne soit encombré par l’immense bagage que l’ennemi abandonne ; nous avons pris tant de femmes que chaque soldat en a eu pour sa part deux ou trois. »

Exterminés par Claude II, les Goths léguèrent en mourant la peste aux Romains. Claude a quitta le séjour des mortels pour celui des dieux, où l’appelaient ses vertus ; » son frère Quintilius régna dix-sept jours. Les légions du Danube avaient conféré la puissance impériale à Aurélien ; Quintilius ne se sentit pas de taille à engager la lutte, il prévint le sort qui l’attendait en s’ouvrant les veines ; Aurélien était fils d’un paysan d’Illyrie : les habitans de la Dalmatie, — nommez-les à votre gré Illyriens ou Serbes, — ont montré de tout temps un très vif penchant et une rare aptitude pour la guerre. « Le divin Aurélien » prenait le pouvoir dans des temps difficiles, le sceptre par bonheur tombait en bonnes mains. Claude le Gothique buvait peu, en revanche il mangeait beaucoup ; Aurélien possédait à la fois le goût du vin et celui de la bonne chère ; il ne montrait de dédain et d’indifférence que pour les plaisirs de l’amour ; ses repas se composaient surtout de viandes rôties ; son vin de prédilection était le vin rouge. Certains empereurs aimèrent les histrions, Aurélien préférait d’autres divertissemens. Voir un de ses parasites dévorer dans un seul repas tout un sanglier, cent pains, un mouton et un cochon de lait, puis avaler d’un trait la contenance d’un tonneau, le reposait des soins qu’il accordait à l’expédition des affaires. Ce vaillant rejeton d’un rustre de Sirmium reçut assurément en partage une nature énergique, on ne dira jamais que ce fût une nature délicate ; Les troupes l’avaient surnommé Main de fer. Malheur au soldat qui dérobait un poulet ou qui détournait une brebis ! Toucher à une grappe de raisin, exiger indûment de l’habitant chez lequel on logeait, de l’huile, du bois ou du sel, était aux yeux d’Aurélien un crime irrémissible ; violenter la femme de son hôte lui semblait, à bon droit d’ailleurs, un forfait pour l’expiation duquel les supplices habituels ne suffisaient pas : il en fallait inventer de nouveaux. Aurélien se montrait sur ce point aussi ingénieux que féroce.

L’histoire des empereurs est remplie de semblables détails, et c’est toujours ainsi que la victoire s’annonce. « Il rétablit la discipline, » voilà le début ; « la discipline restaurée, il marche sans crainte à l’ennemi et le met en fuite, » voilà le dénoûment infaillible. « Nous avons tué dans un seul combat mille Francs et mille Sarmates ; maintenant conduisez-nous contre les Perses, nous les tuerons aussi par milliers : mille, mille, mille et mille ! » Cela devait se chanter sur l’air de la Casquette du père Bugeaud. C’est avec ce refrain de guerre que l’armée d’Aurélien se mit en marche pour l’Asie. Aurélien a traversé l’Illyrie et la Thrace ; il passe de Byzance en Bithynie, se porte sur le plateau du Taurus, s’empare de Tyane et va recevoir la soumission d’Antioche, le grand marché syrien, la seule rivale que reconnaissent Rome et Alexandrie. Quelle activité ! quelles marches ! Ces enjambées, rapides sont bien dignes des troupes qui, sous Septime Sévère, venaient en quarante jours des environs, de Vienne à Rome, parcourant d’une seule traite une distance de 1,182 kilomètres, faisant, par conséquent, des étapes de 29 kilomètres par jour.

Près d’Émesse, où Ibrahim-Pacha vaincra un jour les Turcs, Aurélien livre bataille à Zénobie, met les troupes de cette reine et celles de ses alliés en complète déroute, puis, sans perdre un instant, court assiéger Palmyre. Le siège fut laborieux. « Point d’espace sur les murs, écrivait Aurélien au sénat, qui ne soit garni de deux ou trois balistes ; des feux même sont lancés sur nous par les machines : ignes etiam tormentis jaciuntur. » — Les Palmyréens possédaient-ils donc le feu grégeois ? Puisque Palmyre était le grand entrepôt de l’Orient et que le feu grégeois est venu avec la poudre à canon de la Chine, la chose n’aurait rien en soi d’invraisemblable. Suivant M. Ludovic Lalanne, un des savans bibliothécaires de l’Institut, la composition de la poudre de guerre et celle du feu grégeois étaient identiques. M. Lalanne remarque en outre que les Romains, du temps de Claudien, c’est-à-dire les Romains de la fin du IVe siècle, connaissaient déjà une poudre d’artifice. D’où auraient-ils pu recevoir ce secret, si ce n’est de la Chine ? Aussi, entre tous les noms que les écrivains byzantins donnèrent plus tard au feu grégeois, trouve-t-on le nom de feu mède : les Mèdes servirent probablement d’intermédiaires entre l’extrême Orient et l’empire. Il est hors de doute que les effets de ce mélange détonant dont le traité de Marcus Græcus, rédigé du IXe au XIIe siècle, nous a donné la composition, étaient connus des Chinois plusieurs centaines d’années avant Jésus-Christ : sous quelle forme les Chinois l’employaient-ils ? Si c’était sous forme de fusées, le feu grégeois, ce feu magique, qui, suivant la chronique russe de Nestor citée par M. Lalanne, « fend l’air avec la rapidité de l’éclair, » était-il autre chose qu’une fusée s’échappant à grand bruit de son tube d’airain ? Mais les Chinois se servaient aussi de pots à feu et, — il n’est pas inutile de le noter, — ils s’en servent encore. Une nuit, pendant que la corvette la Bayonnaise, que je commandais alors, était mouillée dans la rivière de Canton, devant le village de Wampoa, une jonque chinoise fut attaquée presque sous notre canon par les pirates. La seule approche de nos embarcations mit ces malfaiteurs en fuite et notre intervention se borna forcément à recueillir les blessés, que nous envoyâmes se faire panser à bord de la corvette. Plusieurs de ces pauvres diables, — je crois les voir encore, — avaient le crâne presque à nu ; le cuir chevelu était entièrement brûlé. D’où pouvaient provenir ces horribles blessures ? Les Chinois nous l’apprirent. En sautant à bord de la jonque, les pirates leur lancèrent toute une bordée de pots à feu et les atteignirent en plein visage. Le pot à feu était en 1849 l’arme favorite des pirates de la province de Canton : ils en faisaient un plus fréquent usage que du canon.

M. Lalanne est d’avis que les effets réels du feu grégeois se bornaient à peu de chose : cette terrible invention dont les Byzantins firent un secret d’état, jouait surtout, suivant lui, dans les combats de mer, le rôle d’épouvantail. Aurélien n’était cependant pas un homme facile à épouvanter, et les feux lancés du haut des murailles de Palmyre paraissent lui avoir causé une assez vive impression. Grâce à tous ces engins, Zénobie tenait ferme : ses réponses aux sommations menaçantes que lui adressait Aurélien étaient aussi fières que son courage. Elle les faisait écrire en syrien, mais on prétend que le philosophe grec Longin les dictait ou les inspirait. Quand Palmyre succomba enfin sous des assauts vingt fois répétés, la reine essaya de gagner la Perse en se jetant dans le désert avec ses dromadaires : des cavaliers lancés à sa poursuite la primèrent de vitesse et la ramenèrent au camp d’Aurélien. Les soldats réclamaient à grands cris le supplice de l’illustre captive ; Aurélien leur refusa cette satisfaction : il protégea la vie de Zénobie. Clémence bien incomplète, car, en même temps qu’il réservait la reine pour son triomphe, l’implacable empereur immolait sans le moindre scrupule à la vengeance de l’armée le rhéteur Longin.

Le triomphe d’Aurélien fut un des plus magnifiques dont le spectacle ait jamais été offert à Rome : on y vit des rennes traînant un char qui avait appartenu au roi des Goths, des éléphans, des tigres, des girafes, des prisonniers de tous les pays du monde : Blémyes, Axomites, Arabes, Eudémons, Indiens, Bactriens, Ibères, Sarrasins, Perses, Goths, Alains, Roxolans, Sarmates, Francs, Suèves, Germains et Vandales, marchant deux à deux, les mains liées derrière le dos, sans compter huit cents couples de gladiateurs et dix amazones prises les armes à la main. Toute cette pompe montrait bien jusqu’où Rome avait porté sa domination sanglante ; elle eût dû rappeler aussi à un peuple enivré quelles colères, quelles rancunes, devaient couver depuis des siècles chez ces multitudes qui s’amassaient lentement autour des frontières de l’empire. La foule cependant s’étouffait dans la rue Neuve, sur le marché aux bœufs, dans la halle aux poissons ; elle se pressait non moins dense au forum d’Auguste et sur la place Trajane. Les sénateurs s’étaient joints au cortège ; l’encombrement fut tel qu’on ne put arriver avant la neuvième heure au Capitole.

Est-il nécessaire de le rappeler, entre le Capitole et la roche Tarpéienne la distance n’est pas grande. Aurélien, singulièrement attaché à la discipline et toujours prêt à tirer l’épée, était pour ses familiers d’un commerce difficile. Son propre secrétaire, Mnesthée, noua contre lui une conspiration : tout était prêt ; Mnesthée n’attendait qu’une occasion favorable pour mettre à exécution son complot. Le vainqueur de Zénobie, non content d’avoir réduit les Palmyréens, voulut aussi assujettir, ou tout au moins refouler au loin les Perses. C’était son devoir de général et d’empereur. Il rassemble une armée formidable et se met de nouveau en marche pour l’Asie : il ne devait pas même arriver à Byzance. Un certain Mucapor, soudoyé par Mnesthée, assassina le vainqueur de Palmyre dans une bourgade obscure, à mi-chemin de Byzance et d’Héraclée. « Ainsi finit, dit son historien, ce prince plus utile que bon. » C’est déjà quelque chose, quand l’empire tremble sur sa base, d’être un prince utile. Aurélien régna six ans moins quelques jours. Au temps où il vivait, pareille fortune pouvait compter pour un long règne.

Le sénat et le peuple mirent six mois à le remplacer : jamais conclave ne fut aussi long à prendre une résolution. On cherchait, on hésitait ; on eût voulu trouver un empereur sans défaut. Les soldats demandaient un prince au sénat, le sénat renvoyait ce choix à l’armée. « Songez donc enfin à vous décider ! disait très sensément le consul de Rome ; croyez-vous que le monde puisse se passer de maître ? Nommez à tout hasard un empereur : l’armée ratifiera votre élection, ou elle en fera une autre. » Sur cette injonction, qui eût pu prendre bientôt l’accent de la menace, un sénateur, — Tacite, — se préparait à émettre son avis : on lui ferma la bouche. « Que les dieux vous protègent, Tacite ! c’est vous que nous faisons empereur. — Mais je suis un vieillard, protestait le malheureux. Regardez ces bras : les croyez-vous de force à lancer un javelot, à brandir une lance, à soutenir le poids d’un bouclier ? Serai-je même capable de monter à cheval, de donner l’exemple aux soldats ? C’est à peine si je puis encore remplir mon devoir de sénateur. — Tacite, c’est la tête et non le corps qui commande ; c’est votre âme et non votre corps que nous voulons élire : les soldats combattront pour vous ; il suffira que vous leur ordonniez de combattre. »

Tacite avait soixante-dix ans quand il fut élu empereur. Il s’était enfui à Baïes, dans l’espoir d’éviter le périlleux honneur qu’on lui décernait : les sénateurs allèrent le chercher à Baïes, le ramenèrent à Rome et le présentèrent aux troupes. Le respectable vieillard, souverain malgré lui, harangua les soldats, qui déjà l’acclamaient. « Mes chers camarades, leur dit-il, je ferai mon possible pour répondre à votre confiance : si je ne puis vous promettre de brillans faits d’armes, je vous donnerai du moins de bons conseils. » Il les donna six mois, ces conseils, aussi sages, aussi prudens qu’on pouvait les attendre de son expérience ; puis, découragé par la persistance incorrigible des factions, il mourut. S’il fut parvenu à se soustraire au fardeau dont on l’accabla, il aurait probablement prolongé ses jours jusqu’à une grande vieillesse : les excès de table ne les auraient certainement pas abrégés, car Tacite était un homme sobre et d’habitudes très simples. Sept litres de vin par jour, des légumes en abondance, des laitues surtout « qui, disait-il, le faisaient dormir, » un chapon, une hure de sanglier et des œufs à son principal repas, il ne lui fallut jamais davantage. Le plus marquant, le plus utile des actes par lesquels Tacite signala son passage au pouvoir fut l’ordre de déposer dans toutes les bibliothèques les œuvres de l’illustre historien dont il prétendait descendre, et d’en dresser chaque année dix copies. Si tous les hommes de lettres dont les ouvrages ne sont point arrivés jusqu’à nous avaient eu dans leur famille un empereur, les annales de l’antiquité et l’histoire de l’esprit humain présenteraient probablement moins de lacunes.

Je m’écarte trop de mon sujet : que me font, après tout, ces souverains qui ne se sont jamais occupés de marine ? Trajan, du moins, s’embarqua sur le Tigre, Vespasien navigua sur le lac de Génésareth, mais Probus ! où sont les médailles qui nous parlent de ses exploits sur mer ? A-t-il jamais eu le droit d’accoler à son effigie une Victoire montée, comme celle de Vespasien, sur la proue d’un vaisseau ? Probus n’a point à son dossier de semblables triomphes ; tout fait présumer cependant que, s’il eût vécu, il eût donné ses soins à l’extension du commerce maritime. Qu’aurait-il, sans cela, pu faire de son activité ? Probus ne savait honorer que le travail : jamais il ne consentit à laisser ses troupes oisives. « Le soldat, disait-il, ne doit pas être nourri pour rien. » Aussi employait-il l’armée, quand il eut repoussé les Sarmates et les Francs, à creuser des canaux, à dessécher des marais, même à planter des vignes. Les vins de Bourgogne et de Champagne en France, ceux de Tokay en Hongrie, lui doivent, au dire de Casaubon, leur existence. Est-il beaucoup d’empereurs, même en Chine, qui aient élevé, pour tenir les barbares en respect, des murailles d’un développement de 322 kilomètres ? Probus appuya un des i côtés de son mur, fortifié par des tours, au Danube, l’autre côté au Rhin. Il eût peut-être mieux fait de prêter quelque attention à sa flotte ; les Francs n’auraient pas, pendant qu’il restait campé dans la Pannonie, saccagé la Sicile et pillé Syracuse.

Cet empereur, « qui ne voulait pas nourrir le soldat pour rien, » méditait, assure-t-on, dans le secret de sa pensée intime, le licenciement d’une armée qu’il croyait avoir rendue à peu près inutile. Pour son malheur, il laissât pénétrer trop tôt son dessein : « Encore quelques années d’efforts, s’était-il écrié un jour ; et la république n’aura plus besoin de soldats ! » Les soldats, mécontens, le tuèrent dans la cinquième année de son règne. Il avait, comme nous l’avons dit plus haut, refoulé de tous côtés les ennemis de Rome, repris la Gaule sur les Germains, dompté en Illyrie les Sarmates, accablé Saturnin dans l’Orient, Proculus et Bonose, tous rebelles, à Cologne. Le nombre des guerres qu’il a faites dans toutes les parties du monde est si grand qu’on s’étonne qu’un seul homme ait pu se trouver à tant de batailles. Probus a payé de sa personne en soldat dans une foule de circonstances, et sous lui se formèrent d’excellens généraux qui purent, jusqu’à un certain point, consoler les Romains de sa perte. Ce grand et honnête empereur introduisit pourtant, à son insu, dans un empire déjà rongé au cœur, le premier germe de la dissolution finale : en obligeant les nations vaincues à fournir à l’armée romaine un contingent de seize mille hommes, qu’il distribua par fractions de cinquante ou soixante dans les troupes nationales, Probus ruina d’un coup l’édifice vermoulu des vieilles institutions militaires ; Probus ne faisait cependant qu’imiter sur ce point Alexandre : la même fatalité s’impose à tous les conquérans, à toutes les nations qui ont exclusivement grandi par la guerre. Napoléon avait un corps d’armée saxon à Leipzig : n’eût-il pas mieux valu ; et pour lui et pour nous, qu’il mît en ligne trente ou quarante mille hommes de moins ? La Turquie ne pouvait plus vivre avec les janissaires : son démembrement a commencé le jour où les sultans ont anéanti cette inquiète milice. Les citoyens de Rome avaient seuls, dans le principe, le droit et le devoir de défendre la patrie ; on commença par leur adjoindre des affranchis et bientôt des esclaves ; quand on leur eut associé des barbares, l’honneur qui s’attachait au noble métier des armes en demeura subitement amoindri. Il est souvent indispensable, il n’est pas toujours sans danger de créer une armée coloniale ; la force matérielle : et la vigueur morale peuvent facilement passer du côté de ces troupes dans lesquelles on n’a voulu chercher que des auxiliaires.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Claude Ier régna de l’année 41 à l’année 54 de notre ère ; Claude II, dit le Gothique, monta sur le trône en l’année 268.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1883, le Commerce de l’Orient sous le règne de l’empereur Claude.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1871, l’étude de M. Louis Reybaud : la Marine au siège de Paris et à la mer.