La Marine de l’avenir et la marine des anciens/07

La Marine de l’avenir et la marine des anciens
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 874-895).
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LA
MARINE DE L'AVENIR
ET
LA MARINE DES ANCIENS

VII.[1]
ÆGOS-POTAMOS ET LES DERNIERS JOURS DE LA MARINE GRECQUE.


I

L’ingratitude ne porte pas bonheur. Le sang des généraux immolés criait vengeance contre Athènes ; les larmes et la pitié des bons citoyens furent en cette occasion le présage des malheurs qui attendaient la république. Déjà les choses ont changé de face sur les côtes de l’Ionie ; Lysandre est revenu à Éphèse. Les Lacédémoniens ne l’ont pas nommé navarque ; la loi s’oppose à ce que la même personne soit revêtue deux fois de cette charge importante. C’est Aracus qui porte le titre refusé au général que les alliés de Sparte, que Cyrus lui-même, réclament à grands cris ; en réalité, c’est Lysandre qui commande. La satisfaction donnée au fils du grand roi a rompu les digues qui retenaient encore dans une certaine mesure les subsides. L’or afflue au camp des Péloponésiens. On y p paie la solde arriérée, on y rassemble de toutes parts des charpentiers, des bois de construction, des rameurs ; les chantiers d’Antandros expédient chaque jour quelque nouvelle trière à Éphèse. Pendant ce temps, Etéonicus est arrivé de Chio. Lysandre, avec cette escadre aguerrie, part pour Rhodes : à Rhodes on trouve toujours des vaisseaux. C’est en force que Lysandre, revenant de la côte de Carie, remonte de cap en cap le continent de l’Asie-Mineure. Les villes, sur son passage, rentrent dans le devoir, les contingens en retard accourent. Lysandre a de nouveau une flotte ; il fait, sans plus attendre, route pour l’Hellespont.

Les Athéniens étaient alors rassemblés à Samos ; avant de marcher à l’ennemi, il leur fallait reconstituer le commandement. Conon avait déjà pour collègues Adimante et Philoclès ; le peuple lui envoie trois autres généraux : Ménandre, Tydée et Céphisodote. Cette fois il est urgent que la lutte se termine. La république a mis en mer cent quatre-vingts vaisseaux ; elle exige l’audace et proscrit la pitié. On coupera le pouce droit à tous les prisonniers ; qu’ils manient encore la rame, s’ils en sont capables, mais qu’ils soient mis dans l’impossibilité de se servir à jamais de la lance ! C’est Philoclès, assure-t-on ; qui, pour complaire au parti extrême, a fait rendre par le peuple cet odieux décret. C’est encore ce même Philoclès qui, rencontrant sur sa route deux trières ennemies, l’une de Corinthe, l’autre d’Andros, en a fait jeter tous les hommes à la mer. Souhaitons-lui d’être toujours vainqueur, car les Lacédémoniens, s’il tombe entre leurs mains, ne l’épargneront pas.

Nous avons pu voir en des temps bien rapprochés du nôtre ce qu’il est permis d’attendre de ces transports puérils d’une rage impuissante. Faire la guerre en pirates est le plus sûr moyen de la mal faire. Le tir à boulets rouges, les décrets d’extermination n’ont jamais valu ces deux mots magiques qu’il faut toujours inscrire en sortant du port sur son labarum : ordre et discipline. Lorsque la Convention, dans ses plus mauvais jours, crut devoir mettre les Anglais au ban de l’humanité, lorsqu’elle prescrivit de n’accorder nulle merci aux équipages qu’un sort contraire mettrait à la discrétion de ses officiers, il ne se rencontra qu’un capitaine pour oser prendre un pareil ordre à la lettre, et ce capitaine en mourut peu de temps après de douleur.

Lysandre, avec deux cents vaisseaux, cinglait vers l’Hellespont. Il avait sur les Athéniens ce grand avantage de pouvoir côtoyer partout des rivages amis. Les Athéniens se décident enfin à le suivre ; mais, à partir de Chio, il leur faut prendre le large. La côte asiatique ne leur offrirait aucun point de relâche ; ils n’oseraient même pas y descendre pour prendre leurs repas. Lysandre a donc toute facilité pour les devancer dans l’Hellespont. Il jette l’ancre devant Abydos ; des troupes asiatiques y étaient déjà réunies. Lysandre les place sous le commandement de Thorax, un Lacédémonien, et leur donne l’ordre de se rendre par terre sous les murs de Lampsaque. C’est à Lampsaque, en effet, qu’il en veut ; c’est sûr Lampsaque que sa flotte se dirige. Là se trouvaient accumulées des richesses considérables et des provisions en abondance. Lampsaque était devenue entre les mains des Athéniens un des bureaux de péage et un des entrepôts de la Mer-Noire. C’était aussi pour eux une tête de pont sur le continent de l’Asie et pour Pharnabaze ce que le vieux Jervis, voyant en 1795 une frégate française mouillée en rade des îles d’Hyères, appelait pittoresquement « un grain de sable dans son œil. » Lysandre promet au satrape de le délivrer de ce grain de poussière qui l’agace. Il assiège la ville et l’emporte d’assaut. Voilà déjà un premier pas de fait vers Chalcédoine et aussi vers Byzance ; il faut maintenant compter avec les Athéniens, car leurs cent quatre-vingts trières viennent de jeter l’ancre devant Éléonte, non loin de ce promontoire sur lequel s’élève aujourd’hui le château d’Europe. La flotte athénienne ne s’arrête à Éléonte que pour y préparer et y prendre son repas. Remarquez l’insistance des historiens grecs à relever avec soin ce détail qui pour nous serait insignifiant et courrait certainement le risque de passer inaperçu. Le repas dans la marine des anciens a une importance stratégique. Les plus grands événemens sont, à cette époque, la conséquence d’un marché troublé ou d’un dîner interrompu. Nous l’avons déjà vu en Sicile ; nous ne tarderons pas à en rencontrer un exemple plus frappant encore ;

Les Athéniens savent que Lampsaque est au pouvoir de l’ennemi. Qu’importe, si Lysandre ne s’obstine pas à refuser le combat comme il l’a fait à Éphèse après le grave échec infligé à Antiochus ? Les forces sont à peu près égales ; le thalassocrate ne se laissera probablement pas longtemps humilier ; la campagne peut être décidée en un jour. Conon porte donc rapidement sa flotté d’Éléonte à Sestos, de Sestos à l’embouchure de l’Ægos-Potamos ; le ruisseau qui débouche entre Sestos et la ville actuelle de Gallipoli est à la veille de conquérir un nom dans l’histoire. Les Athéniens ne trouvent pas de marché établi à ce mouillage ; rien de plus fâcheux pour une flotte obligée de se tenir constamment sur ses gardes. On devra s’aller approvisionner à Sestos et Sestos est à dix-huit milles marins du camp que l’armée occupe. Que faire cependant ? Ne fallait-il pas établir sa base d’opérations en face de Lampsaque ? L’Hellespont en cet endroit a neuf kilomètres environ de largeur. C’est à peu près la moitié du chemin qu’avait à parcourir Callicratidas quand il alla chercher la flotte de Thrasylle aux Arginuses. Arrivés à Ægos-Potamos, les Athéniens commencent par souper. Au combat de Spickeren, on a vu un vieux caporal de zouaves tenir d’une main la cuiller avec laquelle il agitait le fond de sa marmite et balancer de l’autre son fusil. C’est l’image de la flotte athénienne apercevant, du rivage sur lequel ses équipages mangent accroupis, les feux de la flotte de Lysandre. Si Lysandre avait seulement le cœur de la venir attaquer ! Que de peines, que de veilles, que d’embarras il lui épargnerait ! Lysandre reste immobile. Dès le point du jour, les Athéniens traversent le détroit et se rangent en ligne devant la plage de Lampsaque. La flotte du Péloponèse a fait son branle-bas de combat. « Sur les côtés, disait au XVIIe siècle l’ordonnance des galères de Malte, on met des capots, des cordages, des estrapontins, pour se mettre à couvert des coups de mousquet. » Lysandre n’avait à se défendre que des flèches des archers, des carreaux des frondeurs, des pierres des lithoboles ; il se contente de dresser le long de ses préceintes une rangée de mantelets et de boucliers. Les hoplites et les épibates sont à leurs postes, les rameurs ont l’aviron en main. A la bonne heure ! Il y aura bientôt du butin pour les mouettes, s’il n’y en a pas pour les corbeaux. Les Athéniens n’attendent que le moment où Lysandre aura levé l’ancre. Eh quoi ! Lysandre ne bouge pas encore. Faut-il donc l’aller tirer par la barbe ? Les Vénitiens ne se faisaient pas faute d’injurier « les pourceaux de Génois ; » le Karageuz des Turcs a probablement emprunté aux grands comiques d’Athènes les gestes et les bons mots qui font encore les délices du grave Osmanli. « Visage de chien » n’est qu’une injure homérique ; les marins de Conon avaient leur vocabulaire mieux garni. Ils l’épuisèrent en vain. Lysandre les laissa impassible vider leur carquois. Quand les Athéniens furent à bout d’injures et de provocations, ils retournèrent à Ægos-Potamos pour dîner. Le navarque les fit suivre de loin par deux de ses éclaireurs ; il tenait à savoir de quelle façon s’attablait l’ennemi et de quel marché Conon tirait ses vivres. Les Athéniens débarquent et se dispersent dans tous les alentours. Le lendemain le soleil n’est pas levé que les soldats de Lysandre ont déjà repris leur poste à bord. O sainte discipline ! que tu mériterais bien de porter le nom de mère de la victoire ! Les vaisseaux de Conon viennent de nouveau offrir le combat à cette flotte sous les armes. Si vous voulez combattre, Athéniens, décidez-vous à forcer l’ennemi dans ses lignes, car je vous en préviens, l’ennemi ne viendra pas à vous. Jetez-lui vos insultes, accablez-le de vos mépris et de vos brocards, vous ne le ferez pas sortir de sa position défensive. Durant quatre jours consécutifs, la même manœuvre, les mêmes défis injurieux se répètent. La flotte athénienne à l’aurore se met en marche ; dès que le soleil commence à baisser, elle fait retraite. Chaque fois elle trouve les Péloponésiens prêts à la recevoir, chaque fois elle les quitte aussi insensibles à ses railleries. S’imaginer que de pareils adversaires sont à craindre, qu’ils pourraient à leur tour traverser le détroit, quelle folie ! Il est pourtant un homme, un Athénien, à qui ce bloc enfariné ne dit rien qui vaille. Cet homme se connaît en ruses, et il a fait à ses dépens l’épreuve des ruses de Lysandre. Vous avez deviné sans peine qu’il s’agit ici d’Alcibiade.

Le fils de Clinias, depuis la disgrâce qui l’avait atteint, s’était senti repris d’un goût plus vif encore pour son ancien métier d’intrigant sans patrie et de condottiere. Ce n’était plus des satrapes de Darius, c’était des rois des Thraces, de Seuthès et de Médocus qu’il se proclamait l’ami. L’existence monotone du château de Rodosto commençait cependant à lui peser. Les Alcibiades pas plus que les Ovides ne sont faits pour passer leur vie au milieu des Barbares. Alcibiade songeait donc à reparaître un jour ou l’autre dans Athènes. Il s’en était volontairement banni ; : il n’y pouvait rentrer qu’entouré de l’éclat d’un nouveau triomphe. Rempli de cette pensée, il vient avec l’assurance qui jamais ne l’abandonne offrir ses services à la flotte de Conon. Qu’on l’accueille, qu’on lui fasse une part dans le commandement, et toute une armée d’auxiliaires accourt de la Thrace docile à ses ordres. Les généraux athéniens n’étaient pas sans connaître le dénoûment habituel des comédies d’Alcibiade. « Ni l’or des Barbares, ni l’armée des Odomantes » ne leur semblaient chose à laquelle on pût désormais se fier. Quand on leur parla de « ces circoncis, » ils commencèrent, en gens qui savaient sur le bout du doigt leur Alcibiade et leur Aristophane, « par serrer leur ail. » Firent-ils bien ? Furent-ils, en cette occasion, plus soupçonneux que sages ? Je n’en sais vraiment rien. Avec Alcibiade sans doute tout était à craindre ; Alcibiade n’en était pas moins le premier général de l’époque. A tort ou à raison, légitime méfiance ou imbécile jalousie, les stratèges, — Tydée et Ménandre plus encore peut-être que les autres, — prirent un violent ombrage de la présence de l’indéchiffrable héros dans leur camp. « Vous avez choisi un mauvais mouillage, leur dit Alcibiade. Vous êtes ici loin de toute ville, sur une plage sans abri. Il fallait rester devant Sestos, et ce que vous avez de mieux à faire, c’est d’y retourner. » Des avis après des promesses, un blâme hautain, c’était trop. « Nous n’avons pas besoin de votre concours, et nous vous faisons grâce de vos conseils. » Telle est la réponse que s’attire le vainqueur de Cyzique, le conquérant jusqu’alors heureux de Byzance. « Ce n’est plus lui, ajoutent avec ironie les stratèges, ce sont les généraux élus par le peuple qui commandent. » Alcibiade se retire, et le lendemain Lysandre attaque. La coïncidence n’a point étonné Xénophon ; pour la mémoire d’Alcibiade je la regrette. Toujours est-il que l’avis d’Alcibiade était excellent.

Les Athéniens sont à terre ; Conon les a laissés se répandre, en quête de provisions, dans la campagne. La flotte du Péloponèse se détache lentement du rivage ; elle approche sans bruit, sans faire bouillonner l’eau. Lysandre croit-il donc pouvoir traverser le détroit inaperçu ? Non ! Il n’espère pas tant de la confiance exagérée de l’ennemi. Tout ce qu’il veut, c’est d’abréger ainsi la distance à franchir ; ses éclaireurs sont là pour l’avertir du moment où sa ruse aura été découverte. Avancez, avancez toujours doucement, c’est autant de gagné. Ah ! voilà le signal ; l’ennemi en ce moment court à ses vaisseaux. « Dressez le bouclier ! Dressez-le bien haut ! Élevez-le au bout de sa pique ! Que toute la flotte le voie ! Eleleleu ! Hourrah ! Renversez-vous sur les bancs, faites ployer les rames ! Lampsaque est déjà loin ; en moins de vingt minutes, le détroit sera franchi. » Les bâtimens de transport, à leur tour, se sont mis en marche. Ils amènent Thorax avec son infanterie. On bat le rappel à cette heure sur la côte d’Europe. On le bat trop tard. C’est la faute que nous commîmes nous-mêmes dans la baie d’Aboukir, quand nous y fûmes attaqués par Nelson. Une partie de nos équipages détachée à l’aiguade roulait encore ses barriques sur la plage que déjà les vaisseaux anglais se mêlaient aux nôtres. Tout est tumulte dans le camp des Athéniens ; les stratèges, les taxiarques, les triérarques, courent de côté et d’autre. On rassemble les matelots, on les pousse vers la mer, on les conjure de s’embarquer. Sur la plupart des trières, une partie des rames se trouve entièrement dégarnie, quelques vaisseaux sont tout à fait vides. Lysandre se précipite au milieu de cette cohue. Son infanterie prend terre sur le rivage, gravit, sans être un instant arrêtée, la falaise et poursuit à travers la campagne les fuyards qui n’essaient pas même de se rallier. C’est pourtant sur ce champ de bataille que nous développions au mois d’avril 1854 nos compagnies de débarquement ! Je ne m’en doutais guère alors. Si j’eusse été mieux instruit des grandes luttes de l’antiquité, j’aurais pu proposer à l’amiral Bruat de faire pour la bataille d’Ægos-Potamos ce que fit l’amiral Bouët Willaumez pour la bataille d’Isly. Nos embarcations auraient représenté les deux flottes, et l’infanterie de marine du capitaine Millet eût remplacé les soldats de Thorax.

« Ce n’est pas une victoire, c’est une conquête ! » s’écria Nelson après Aboukir. Lysandre eût été fondé à en dire autant ; la marine athénienne n’existait plus. Le vaisseau de Conon et sept autres trières échappèrent seuls avec la Paralos au désastre. Le reste de la floue, les stratèges, trois mille prisonniers, demeurèrent aux mains du vainqueur. Telle fut la fatale journée d’Ægos-Potamos livrée au printemps de l’année 405 avant Jésus-Christ. Il n’a fallu qu’une heure pour terminer une guerre qui durait depuis vingt-sept ans. Nos batailles navales n’ont plus cette importance. Tant que dura la marine des galères, ce fut à elle qu’appartint le don de changer en quelques minutes la face du monde. Pourquoi la marine à vapeur ne reprendrait-elle pas un jour le rôle dont la marine à voiles s’est laissé déposséder ?

Les prisonniers sont transportés à Lampsaque ; Ce ne sont pas des Barbares ; ce sont des Grecs. Pensez-vous qu’ils aient quelque merci à espérer ? Ils auront la merci qu’ont rencontrée les vaincus de Sicile ; Lysandre et Callicratidas ne sont pas de la même école. Les longues guerres d’ailleurs finissent par endurcir le cœur des nations. La haine des Péloponésiens avait été portée à son comble par le décret rendu sur la proposition de Philoclès. Lysandre fait comparaître ce stratège devant lui : « Quelle peine mérites-tu, lui dit-il, pour avoir le premier méconnu ce que des Grecs devaient à des Grecs ? — Ne prends pas la peine de m’accuser, lui répond Philoclès ; je ne suis pas ici devant un juge. Tu as vaincu : traite-moi comme je t’aurais traité si j’eusse été vainqueur. » Les anciens allaient généralement au-devant de la mort avec une dignité sereine. Philoclès entre au bain. Quand il en sort, on le dirait paré pour une fête ; la poussière du combat a disparu. Comme les trois cents Spartiates aux Thermopyles, Philoclès a revêtu sa plus riche chlamyde ; le front haut, le, sourire aux lèvres, il se place à la tête de ses compagnons et se dirige avec eux vers le lieu du supplice. On égorgea ce jour-là trois mille Athéniens ; Philoclès eut l’honneur d’être frappé le premier. De tous les prisonniers un seul trouva grâce devant le glaive de Lysandre : ce fut Adimante, l’ancien lieutenant de Conon. Ce stratège s’était, dit-on, opposé « au décret des mains coupées. » D’autres prétendent qu’Adimante avait livré la flotte. Le peuple d’Athènes n’en douta pas un instant ; les catastrophes éveillent toujours l’idée de trahison.

Pour éviter le retour des atrocités dont le seul récit nous fait frémir, il est bon de vouloir rester chevaleresque même envers l’ennemi qui aurait cessé de l’être. La guerre, si vous la laissez glisser sur la pente des représailles, ne tarde pas à devenir une guerre sans pitié. On va loin quand on est une fois engagé dans cette voie ; l’aversion mutuelle grandit et s’entretient par ses effets mêmes. Il suffirait souvent de souffler sur le nuage pour reconnaître dans l’adversaire le plus détesté un être semblable à nous, digne d’estime, presque de sympathie ; on laisse le nuage s’épaissir, et l’on n’aperçoit plus qu’un monstre dont il faut à tout prix débarrasser la terre. Qui pourrait croire aujourd’hui à quel degré de haine en étaient arrivées, au début du XIXe siècle, l’Angleterre et la France ? Qui ne serait tenté de taxer l’histoire d’exagération en voyant, à quarante, à cinquante ans d’intervalle, ces deux peuples rivaux, ces deux ennemis implacables confondre leur sang sur les champs de bataille et se présenter aux congrès des nations la main dans la main ? Cet étrange spectacle aurait bien surpris nos pères, eux qui, pendant un demi-siècle, avaient combattu l’Anglais et qui, pendant un quart de siècle encore, l’avaient maudit. Les passions de cette époque sont d’un temps que le nôtre ne comprend même plus. Jamais le court espace d’une vingtaine d’années ne mit une telle distance entre deux âges historiques qui se touchent et dont la postérité aura cependant quelque peine à découvrir les points de contact. Tout a changé de physionomie ; c’est un nouveau monde moral qui s’élabore. La poussière que nos agitations soulèvent nous dérobe la vue du but vers lequel, sans en avoir exactement conscience, peu à peu et invinciblement nous tendons ; que les philosophes y prennent garde ! c’est par leur main peut-être que Dieu va nous ramener sur le vieux chemin des catacombes. Nos pères, bien qu’ils eussent proclamé le désir de ne faire la guerre qu’aux châteaux et de respecter les chaumières, n’avaient rien gardé des idées de fraternité et de mansuétude que le christianisme s’était efforcé de substituer aux antagonismes de la société antique. On eût dit que les traditions de la chevalerie leur pesaient et qu’ils avaient hâte de redevenir franchement païens. Dans leur naïf empressement à rompre avec le passé, on les vit reculer tout d’un trait jusqu’à la fondation de Rome et jusqu’à la guerre du Péloponèse. Athènes et Sparte, Carthage et Rome, se retrouvèrent une seconde fois en présence ; la démocratie et l’oligarchie reprirent la lutte au point où Philoclès et Lysandre l’avaient laissée.

Napoléon Ier avait trop de génie pour s’égarer dans de pareils sentiers ; il n’en resta pas moins le continuateur de César bien plus que celui de Charlemagne. Il voulait des hommes de Plutarque : il en eut. Notre marine elle-même lui en aurait donné, si elle n’eût été trop vite accablée par une succession inouïe de revers. L’amiral Charles Baudin, qui m’honora jadis de son amitié, était, avec l’amiral Roussin, avec l’amiral de Rigny, avec l’amiral de Mackau, un des produits de cette éclosion généreuse et féconde couvée sous l’œil du maître. Et combien destinés à une renommée peut-être plus illustre encore se sont vus écrasés dans l’œuf au moment où ils allaient déployer leurs ailes !

Quos dulcis vitæ exsortes et ab ubere raptos
Abstulit atra dies et funere mersit acerbo.


Il n’y a pas d’histoire pour ces déshérités ; la seule trace qu’ils eussent laissée, trace bien fugitive, ombre de trace, vestige approprié à des hommes qui ne furent eux-mêmes, dans le court passage de la vie, que des ombres, a disparu avec les derniers compagnons d’armes qui gardaient au fond du cœur leur mémoire. De tous ces noms qu’on aimerait à sauver, avant que la nuit éternelle les submerge, je n’en veux, pour le moment du moins, disputer qu’un seul à l’oubli. Ce sera le nom d’un officier dont l’amiral Baudin m’a bien souvent entretenu. Ce nom, je le choisis parce qu’il rappelle un caractère antique ; je le choisis encore parce qu’il est associé dans ma pensée au souvenir d’un épisode où je retrouve les cruelles pasions qui amenèrent, en l’année 405 avant notre ère, le massacre de trois mille Athéniens. Je n’ai certes pas au même degré que Samuel Johnson le goût des bons haïsseurs. Quelle âme exempte de fiel nous pourrait cependant donner le spectacle de ce dédain altier de la mort, de cet héroïsme farouche, — je serais presque tenté de dire refrogné, — dont firent preuve Philoclès à Lampsaque et, vingt-deux siècles plus tard, dans les mers de l’Inde, le lieutenant Charles Moreau.

Le lieutenant de vaisseau Moreau était embarqué en qualité de second à bord de la Piémontaise, frégate que commandait alors le capitaine Épron ; il fut accusé par un rapport aussi odieux que mensonger d’avoir frappé de son poignard le capitaine Larkins, du vaisseau de la compagnie des Indes le Warren-Hastings, après que ce vaisseau se fut rendu, — stabbed after the surrender. — Le gouvernement de Calcutta expédie sur-le-champ à tous les navires de la station l’ordre de pendre à la grand’ vergue le lieutenant Moreau, si la Piémontaise a quelque jour le destin du Warren-Hastings. La tête mise à prix n’était pas celle d’un ennemi ordinaire. Moreau, dans l’opinion de l’amiral Baudin, son compagnon d’armes à bord de la Piémontaise, eût été, sans le coup prématuré qui l’atteignit, une des gloires les plus pures et les plus éclatantes de la marine française. Mais n’atténuons en rien le sentiment qu’exprimait l’amiral : « Moreau, m’a-t-il dit souvent, eût régénéré notre marine. »

La Piémontaise cependant continue sa croisière, fait de nouvelles prises. L’accusation du capitaine Larkins, la circulaire de la compagnie, finissent de cette façon par arriver à la connaissance du prétendu assassin. « Les Anglais peuvent donner tous les ordres qu’ils voudront, dit Moreau ; je ne tomberai pas vivant entre leurs mains. » Quelques mois se passent. La Piémontaise rencontre la frégate le San-Fiorenzo. Un combat s’engage ; la nuit vient l’interrompre ; on le reprendra quand paraîtra le jour. Moreau est resté sombre ; il augure mal de l’issue d’une affaire qui jusque-là n’a pas été conduite à sa guise. « Promettez-moi, dit-il à son ami Baudin, de me jeter à la mer, si par hasard demain j’étais blessé. » Baudin se récrie, s’efforce de détourner le funeste présage, « Promettez toujours ! » Baudin détourne la tête et ne répond pas. Le lendemain, comme on l’avait prévu, l’action recommence. Moreau est à son poste sur le gaillard d’avant ; un éclat de bois le frappe à la cuisse. Il tombe ; les matelots s’empressent autour de lui. On veut l’emporter dans la cale. « Non pas dans la cale, s’écrie-t-il, à la mer ! » Le feu de la Piémontaise a faibli ; il est évident qu’elle va être contrainte à se rendre, et les Anglais viendront, le sabre au poing, demander le lieutenant Moreau ! Qu’ils aillent le disputer aux requins ! Moreau, surexcité plutôt qu’affaibli. par sa blessure, repousse violemment les bras trop empressés qui le soulèvent ; il se roule sur le pont étroit de ce gaillard inondé de son sang ; une dernière secousse et c’en est fait ; le corps du blessé a franchi le plat-bord. L’écoute de misaine, avec son double garant, traînait à l’eau. Cette manœuvre reçoit le malheureux lieutenant et l’arrête un instant dans sa chute., Deux matelots, — deux gabiers, — se laissent vivement glisser sur le flanc du navire. Ils étendent la main ; Moreau, par un soubresaut convulsif, leur échappe. La mer a sa proie ; les Anglais n’auront pas la leur. Quand on songe que le vainqueur de Saint-Jean-d’Ulloa, celui que nos matelots appelaient dans leur enthousiasme le grand Baudin, se trouvait petit à côté de ce héros inconnu, on se demande à quoi tient, la gloire. Il faut vivre, quoi qu’on en puisse dire, pour devenir célèbre. Plus d’un obscur soldat, aurait aujourd’hui sa place marquée dans les annales du monde, si la mort ne l’avait fauché avant l’heure ! Ce sont les meilleurs qui se font tuer ou du moins qui font tout ce qu’il faut pour que l’ennemi les tue. Et, pourtant quelques-uns ont traversé sans aucune blessure ces épreuves. N’ est-il pas évident que nous sommes à toutes les heures du jour dans la main de Dieu ? La gloire, comme la vie, c’est Dieu qui la donne ; c’est aussi lui qui la détient à son gré. Qui sait d’ailleurs si, de tous les présens que sa bonté peut nous faire, celui-là n’est pas le plus chétif à ses yeux[2].

II

La cause d’Athènes était irrévocablement perdue. Après une défaite si grosse de conséquences, Conon ne se hasarde pas à braver la colère de ses concitoyens ; il laisse le vent du nord l’emporter jusqu’à Chypre. Un allié fidèle, Évagoras, accueille le fugitif et n’hésite pas à ouvrir les ports où il commande aux trières vaincues. La Paralos cinglait, pendant ce temps, à toutes voiles et à toutes rames vers Athènes. Elle y arrive de nuit. La fatale nouvelle court de bouche en bouche. Tout était à craindre, car Athènes, pendant cette longue guerre, n’avait épargné aucun des petits états qui, à diverses reprises, faussèrent, pour passer à Sparte, la foi jurée. La loi du talion allait-elle l’atteindre ? L’application de cette loi eût été pour ses habitans la mort ou l’esclavage. Dans cette extrémité, Athènes se retrouva. Les premiers instans de consternation passés, les larmes données à ceux qui n’étaient plus, on ne s’occupa que des préparatifs de résistance. Les factions se turent ; les rangs de l’armée s’ouvrirent à tous les citoyens sans exception ; à aucun d’eux on n’eut alors l’idée de demander quel avait été son parti ou quel était son âge. Tombée sur le champ de bataille, Athènes, comme le guerrier dont nous parle le poète, « secouait sa poussière, niait sa chute et ne songeait qu’à revenir à la charge. » Lysandre cependant recueillait de tous côtés les fruits de sa victoire. Il reprenait Chalcédoine, il rétablissait un harmoste lacédémonien à Byzance, Quand il eut rendu la ville d’Égine aux Éginètes, l’île de Milo aux Méliens, quand il eut ravagé l’île de Salamine et effacé partout la trace de la persécution athénienne, il vint mouiller devant le Pirée à la tête de cent cinquante vaisseaux. Pausanias, l’un des rois de Sparte, l’attendait, campé depuis quelques jours déjà sous les murs d’Athènes. A la voix de Lacédémone, les Péloponésiens s’étaient levés en masse ; chacun accourait à la vengeance et à la curée. La grande ville fut ainsi investie par terre et par mer. Il ne lui restait plus ni vaisseaux, ni alliés, ni vivres ; elle résista quatre mois et ne capitula que devant les horreurs de la famine. Après de longs débats, la paix lui fut enfin accordée ; mais à quelles conditions ! Athènes en avait, dans l’ivresse de ses premiers triomphes, imposé à ses ennemis de plus dures ; cependant elle ne s’était jamais défendue de l’espoir que la Grèce ne la traiterait pas comme un de ces états sans passé, qui n’ont pour les protéger ni l’éclat de grands noms, ni l’égide de services rendus. Dans sa pensée secrète, le souvenir de Marathon et de Salamine devait encore la couvrir et désarmer jusqu’à un certain point l’inimitié du Péloponèse. Cette illusion tomba quand Théramène et les autres négociateurs revinrent de Sparte. Il fallait « raser les longs murs et les fortifications du Pirée, livrer les vaisseaux, à l’exception de douze, rappeler les bannis, se résigner à ne plus avoir d’autres amis et d’autres ennemis que ceux des Lacédémoniens. » Quelques citoyens voulurent se révolter contre ces exigences ; la majorité, une majorité écrasante, étouffa leur voix. Pouvait-on tenir plus longtemps quand déjà les morts se comptaient chaque jour par centaines ? Y avait-il intérêt à payer de nouveaux sacrifices un délai que tous savaient devoir rester sans issue ? On se soumit, et la paix fut signée. Lysandre alors aborda au Pirée ; les exilés y rentrèrent avec lui. Ce ne fut pas, hélas ! comme Athènes avait peut-être le droit de s’y attendre, le jour triste, ce fut le jour joyeux. « Les murs, dit Xénophon, furent abattus au son de la flûte avec une grande ardeur, et la Grèce tout entière célébra le jour qui les vit tomber comme l’avènement de sa liberté. »

La Grèce se trompait : le triomphe éphémère de l’oligarchie ne fonda rien, pas même la puissance de Sparte. Alcibiade et Lysandre disparurent ; Alcibiade, assailli par ordre de Pharnabaze dans un village de Phrygie, — il avait alors quarante ans, — Lysandre mortellement blessé dans une escarmouche contre les Thébains, sur les bords du lac Copaïs. Des acteurs principaux de la guerre du Péloponèse, il ne resta plus bientôt que Thrasybule et Conon : Thrasybule qui chassa sans peine les trente tyrans le jour où Pausanias cessa de leur prêter l’appui d’une garnison lacédémonienne, Conon qui prit dans les eaux de Cnide la revanche d’Ægos-Potamos, en se plaçant avec Pharnabaze à la tête de cette fameuse flotte phénicienne, si longtemps promise à Sparte et mise enfin au service du relèvement inespéré d’Athènes. Bien des chemins conduisent les nations à la mort ; il en est un pourtant qui les y mène plus vite que tous les autres : l’ingratitude avait perdu Athènes, ce fut par l’ingratitude aussi que Sparte passa, en quelques mois, du triomphe à la déchéance. Athènes s’était montrée ingrate envers ses généraux ; Sparte crut pouvoir être impunément ingrate envers son allié ; elle mordit la main qui prodiguait naguère à Lysandre et à Mindaros les subsides. L’expédition des dix mille lui avait révélé la faiblesse de l’Asie ; devançant Alexandre, elle envoya son roi Agésilas faire la guerre au maître de Pharnabaze et de Tissapherne, au souverain qui venait de triompher de Cyrus, au successeur de Darius II, au roi des Perses Artaxerxe Mnémon. Sparte avait pris le goût des richesses, et ses généraux n’étaient plus assez sûrs pour qu’on leur confiât le transport du butin. Gylippe, le grand Gylippe lui-même, le compagnon d’Hermocrate, le sauveur de Syracuse, fut, peu de temps après la bataille d’Ægos-Potamos, accusé d’avoir frauduleusement décousu les sacs remis à ses soins par Lysandre et d’en avoir soustrait un certain nombre de talens. Pour un pays qui avait fait de la pauvreté volontaire la base de l’état social, pareille conduite était d’un fâcheux exemple. La corruption se gagne comme la peste, et de tout temps l’une et l’autre ont eu leur siège en Asie. Agésilas cependant faisait de rapides conquêtes quand Artaxerxe prit le parti de confier le commandement de ses forces maritimes à Conon. Vainqueur des Lacédémoniens à Cnide, Conon courut les mers et fit soulever les îles. Artaxerxe, de son côté, envoyait de l’argent en Grèce. Menacée d’une coalition générale, Sparte se voit obligée de rappeler Agésilas.

Laissons les Grecs achever mutuellement leur ruine ; ne parlons ni de Pollis, l’amiral de Sparte, ni de Chabrias, le navarque d’Athènes. Pollis avait cependant « un éperon armé de fortes dents de fer » et tuait les stratèges ennemis « de sa propre main. » Chabrias ne l’en battit pas moins et rentra en triomphe au Pirée. Ce fut le premier avantage remporté par des vaisseaux athéniens sur la flotte de Lacédémone depuis la guerre du Péloponèse. Et Timothée, et Nicolochus, et Mnasippe, faut-il n’en rien dire ? Timothée, c’était un autre Fabius. Il avait vaincu Nicolochus, il allait probablement vaincre Mnasippe quand on le déposa, « impatienté de ses sages lenteurs. » Il eut pour successeur Iphicrate. Ah ! par exemple, Iphicrate, je ne puis le passer sous silence. Ce nouvel amiral se hâta de grossir sa flotte de tous les vaisseaux qu’il put trouver dans les divers ports de l’Attique. Il y joignit les deux galères sacrées et, avec soixante-dix vaisseaux, se dirigea vers Corcyre. Bien d’autres, depuis l’origine de la marine grecque, avaient fait le voyage du Pirée aux Sept-Iles, mais nul ne sut, comme Iphicrate, profiter de la traversée même pour se préparer au combat. « Il ne voulut point se servir de ses voiles, quoiqu’il eût le vent favorable ; » il n’employa que les rames et, sans se détourner de sa route, exerça ainsi ses matelots. C’est tout un traité de manœuvre que ce seul passage des Helléniques de Xénophon. Nous y apprenons d’abord que les trières avaient deux jeux de voiles, absolument comme les galères du XVIe siècle. Iphicrate laisse ses grandes voiles à terre et n’emporte que le petit jeu. Il fait voguer généralement par quartier, de façon que ses rameurs puissent se reposer à tour de rôle. Les signaux, — tà simia, — lui servent de jour à faire évoluer sa flotte. Il la forme en ligne de file, la déploie sur une ligne de front, la concentre en phalange. M. Du Pavillon ne se faisait pas mieux comprendre de la flotte de d’Orvilliers. Pour exciter l’ardeur de ses chiourmes, pour les dresser aux luttes de vitesse, Iphicrate a trouvé un excellent moyen : l’heure du repas venue, il conduit ses vaisseaux au large, rangés, beaupré sur poupe, les uns dans les eaux des autres. Par un mouvement de contre-marche, la ligne s’est développée parallèlement au rivage. Attention ! voilà le signal qui monte : « Ordre à la flotte de pivoter tout à la fois de 90 degrés sur la droite, en d’autres termes de faire par le flanc droit. » Le mouvement s’exécute ; tous les vaisseaux ont maintenant la proue tournée vers le rivage. Le moment d’aller dîner est venu : « A terre, mes enfans, à terre ! Partez tous ensemble et honneur à qui arrivera le premier. » Le prix de la joute n’est pas à dédaigner. Ce prix, c’est le droit d’avoir un accès privilégié à l’aiguade. Les instans accordés au repas sont comptés ; il importe donc de n’en pas perdre, et ceux qui ne pourront remplir que les derniers leur marmite courent fort le risque d’être obligés d’avaler les morceaux doubles. Iphicrate ne craignait pas, grâce aux mesures de précaution qu’il savait prendre, de s’arrêter en pays ennemi pour y faire dîner ou souper ses équipages. Jamais il ne lui est arrivé d’être surpris. Il commençait par donner l’ordre de dresser les mâts et d’envoyer sur chaque navire un homme en vigie, « un homme à la penne, » disait-on au temps de don Juan d’Autriche. Du haut de ces observatoires les guetteurs découvraient une assez grande étendue de terrain pour qu’on eût tout le temps de se rembarquer avant que l’ennemi signalé arrivât sur la plage. Point de feux dans le camp la nuit ; les abords du camp éclairés au contraire. Les rôdeurs n’entrent pas volontiers dans ces cercles de lumière qui les peuvent trahir ; de plus, en cas d’attaque, on sait mieux à quelle troupe les grand’ gardes vont avoir affaire. Ce n’est pas seulement de tactique navale que s’occupait Iphicrate. On lui doit aussi de nombreuses réformes dans l’armement. Il allongea la lance et l’épée, en même temps qu’il diminuait la surface du bouclier. Bien que les Grecs aient eu, dès le temps d’Homère, la prétention d’être bien chaussés, jamais leurs soldats n’avaient porté chaussure aussi légère, aussi facile à dénouer que celle qui fut inventée par Iphicrate et qui en reçut très justement le nom d’iphicratide.

Quand les mœurs militaires commencent à faiblir, quand la plante humaine peu à peu dégénère, ces organisateurs minutieux, ces généraux de second ordre, qui savent appliquer leur esprit aux moindres détails, rendent de grands services. Cependant je mettrais plus volontiers encore ma confiance dans un stratège qui aurait toutes les qualités que Xénophon prête au Lacédémonien Téleutias. Voilà un nom que je n’avais jamais entendu prononcer et qui me paraît bien mériter pourtant qu’on s’y arrête. Quand Téleutias remet le commandement à Hiérax, « il n’est pas un des soldats qui ne veuille lui serrer la main ; l’un le couvre de fleurs, l’autre l’entoure de banderoles ; ceux qui arrivent trop tard, au moment où le vaisseau s’éloigne, jettent des couronnes dans la mer et prient les dieux de veiller sur leur chef. » Les Spartiates éprouvent un revers : de qui font-ils choix pour le réparer ? De ce même Téleutias qui, au dire de Xénophon, ne s’est encore fait remarquer « ni par de grands périls courus, ni par des ruses de guerre remarquables, » mais qui, pour tout secret et pour tout mérite, a su conquérir l’affection de ses troupes. Téleutias arrive sans argent pour prendre le commandement d’une flotte indignée de n’être pas payée depuis de longs mois ; son nom seul a transformé les visages, les matelots témoignent hautement leur joie et se déclarent prêts à le suivre. « Soldats, leur dit Téleutias, ma porte jusqu’à présent vous a toujours été ouverte ; ce n’est pas aujourd’hui qu’elle pourrait vous être fermée. Avez-vous des réclamations à m’adresser ? Je suis prêt à les entendre. Vous savez bien qu’avant de songer à ma subsistance, je me serai occupé de pourvoir à la vôtre ; je préférerais rester deux jours sans vivres plutôt que de vous voir en manquer un seul jour. Les Barbares nous refusent leurs subsides ; apprenons à nous en passer. L’abondance qu’on se procure les armes à la main, aux dépens de l’ennemi, est la seule qui convienne à des hommes libres. » Cette abondance, où Téleutias compte-t-il donc aller la chercher ? Au Pirée même ! Au Pirée, avec douze trières, car Téleutias ne veut compromettre dans cette expédition que douze vaisseaux. Oui, au Pirée ! et tout est admirablement calculé pour que l’aventure réussisse. Téleutias sait qu’une fois mouillés dans le port les triérarques s’y croient en sûreté et ne s’astreignent plus à coucher à bord ; les matelots mêmes se dispersent à terre. Il part de nuit, et s’arrête à moins d’un kilomètre de l’entrée du Pirée. Dès que le jour se montre, il prend avec son vaisseau la tête de la colonne. Les Athéniens ne s’attendaient pas à une telle audace. Quand ils accourent en armes sur le rivage, les vaisseaux de Téleutias ont déjà fait main basse sur tous les vaisseaux de transport. Sous les yeux ébahis des hoplites et des cavaliers, les trières de Lacédémone emmènent à la remorque cet immense butin. Jamais coup de main ne fut plus heureux et plus prompt. Il y eut même, assure-t-on, des marchands et des triérarques enlevés dans leur lit au milieu du bazar. L’amiral Baudin surprit Vera-Cruz en 1838 : il ne montra pas alors plus de décision et n’obtint pas un plus complet succès. Toute marine qui se garde mal est incontestablement une marine qui s’effondre. Les Athéniens n’en étaient pas sur ce point à leur première leçon. Déjà Gorgopas avait joué à Eunome un de ces « vieux tours de matelot » qu’il nous faudra rapprendre, si jamais notre marine rentre en lice. Eunome le rencontra revenant d’Ephèse et le poursuivit jusqu’à Égine. Gorgopas fit la sourde oreille à toutes les provocations. La nuit venue, Eunome allume le fanal de sa galère capitane, donne l’ordre à ses vaisseaux de le suivre et se dirige vers les côtes de l’Attique. A peine est-il parti que Gorgopas se met dans ses eaux et le suit sans bruit. Au lieu de se servir de la voix pour donner le rythme à la vogue, les céleustes frappent doucement des cailloux l’un sur l’autre. Eunome ainsi conduit, sans s’en douter, à l’aide du phare qui brille à son mât, deux escadres : la sienne et celle de Gorgopas. Au moment où il va jeter l’ancre, où déjà quelques-uns de ses vaisseaux commencent à s’amarrer au rivage, la trompette lacédémonienne se fait entendre. On fond sur ses trières et, avant qu’il ait pu se reconnaître, on lui en enlève quatre, qui font route avec les capteurs pour Égine.

Tout passe, l’ascendant même le mieux affermi. On ne trouvera pas souvent une nation de canotiers comme le fut le peuple athénien. Il y avait près d’un siècle « que les fesses du pauvre Démos avaient fatigué à Salamine, » et Démos, tout vieux qu’il pût être, maniait encore la rame et la lance avec vigueur. Cependant peu à peu ses grands hommes de mer prenaient le chemin des champs Élysées : Thrasybule avait été tué en 390 dans les eaux de la Cilicie ; la guerre sociale, cette guerre qui rassembla, pendant trois années consécutives, contre Athènes les forces combinées de Chio, de Rhodes, de Cos et de Byzance, coûta la vie à Chabrias, envoya végéter dans l’exil Iphicrate et Timothée. Quand il fallut faire face à Philippe de Macédoine, monté sur le trône en 360, il ne restait plus que Charès. Charès, vieilli, ce n’était pas assez. On lui associa pour le commandement des troupes Lysiclès, et Lysiclès alla perdre, en l’an 338 avant Jésus-Christ, la bataille de Chéronée. On se relève d’une bataille perdue, on ne revient pas à la vie, quand une longue corruption a tari toutes les sources des vertus publiques. Il n’y avait plus place en Grèce que pour l’empire d’Alexandre ; mais l’empire d’Alexandre c’est la fin de la Grèce ; c’est du moins pour nous la fin de la marine grecque. Si nous ne tenions à borner ce récit, nous rencontrerions bientôt sous nos pas une autre marine, plus massive, plus puissante peut-être, construite avec les immenses ressources de l’Asie. Ce ne serait plus cette marine agile, intelligente, faisant à la manœuvre une si large part et tout à fait digne de nous offrir, avec sa tactique, son héroïque histoire comme un enseignement.

III

Nous avons vu la marine grecque sur maint champ de bataille. Quelle idée nous faisons-nous maintenant des instrumens qu’elle y amenait ? On doit s’attendre à ce que j’exprime enfin sur ce délicat sujet ma pensée. Je ne la cacherai pas plus longtemps. Écartons d’abord de la question les vaisseaux de transport. Ceux-là eurent des qualités nautiques qui ne le cédèrent en rien à celles des hourques marchandes de tous les pays. S’ils avaient possédé la boussole, ils auraient doublé le cap de Bonne-Espérance ; il n’est pas même certain que, sans ce précieux secours, ils n’aient pas accompli, du temps de Néchao, plus de six cents ans avant Jésus-Christ, le fameux périple tenté dans le sens opposé par Hannon. En tout cas, pour ma part, je les en déclare capables. Une jonque chinoise, — montée, il est vrai, par des matelots anglais, — est bien venue à Londres et en est repartie. Un paquebot de New-York est allé à la voile transporter son industrie dans le Yang-Tse-Kiang. J’aurais aussi bien cru un des bains flottans de la Seine en état de faire ce voyage. Le vaisseau de combat des anciens est tout autre chose que leur vaisseau marchand. Il est construit pour la lutte ; on ne l’a point bâti pour affronter la mer. Chargé jusqu’à couler bas d’équipage, n’ayant pas même de cale où déposer ses vivres, il est tout muscle. On a voulu qu’il pût se passer du vent et, dans mainte circonstance, il le devance. Sa vitesse n’a d’égale que sa légèreté. On le tire à terre, on lui fait franchir les isthmes, on l’accoste à tous les rivages. Il marche en avant, en arrière, il tourne sur lui-même avec une aisance et une promptitude merveilleuses. Que la trirème d’Asnières en fasse autant ! De plus ce vaisseau si bien doué pour la marche et pour la manœuvre est ponté ; il l’est du moins sur tout l’espace qui doit couvrir et qui sert à protéger les rameurs. Le pont est la place d’armes des hoplites. Ils s’y installent pour lutter, en cas d’abordage, de pied ferme. Quant aux rameurs, ils sont, je le reconnais, divisés en trois classes : les thranites, les zygites et les thalamites. Ces trois classes n’ont pu, à mon sens, constituer que trois portions de la chiourme destinées à se relayer. Elles étaient distribuées, dans l’ordre où je les ai nommées, de l’arrière à l’avant. Les bancs qu’occupaient les thranites près de la poupe, les zygites au centre, les thalamites à la proue, étaient-ils de niveau ? Y avait-il au contraire un ressaut à chacune des trois divisions de la vogue ? Je n’y aurais point d’objection sérieuse, car de tout temps, on s’est montré porté à enhucher les poupes, à surbaisser par contre les avans. J’inclinerais cependant à écarter cette concession même. La trière, suivant moi, n’a été qu’une pentécontore à couverte, et il est inutile d’introduire des complications dans sa charpente pour la mettre d’accord avec les textes que j’ai cités. Hérodote, Thucydide, Xénophon sont gens du métier ; j’ai dans leurs renseignemens et dans leurs expressions toute confiance. Pharnabaze me raconterait le combat de Cnide que je ne m’engagerais pas à prendre à la lettre ce qu’il m’en dirait. S’il chargeait un peintre de transmettre à la postérité le souvenir d’une aussi glorieuse journée, je n’en croirais pas aveuglément cet artiste, à moins qu’il ne fût Athénien. Quant aux sculpteurs et aux numismates, je leur laisserais volontiers les coudées franches ; leur rôle n’est pas de représenter exactement les objets. Il y a de la science héraldique dans tout ce qui se confie au bronze ou à la pierre. Les vases de terre cuite ne sont pas tenus à plus de fidélité. Je dois trop aux érudits, je leur ai fait trop d’emprunts, pour oser parler avec légèreté de leurs veilles ; mais, de grâce, qu’ils examinent à nouveau, s’ils en ont le loisir, les textes sur lesquels leur opinion jusqu’ici s’est basée. Je leur soumets humblement mes doutes, mon sentiment même ; si je me trompe, qu’on me ramène aux carrières ; je veux dire aux vaisseaux modernes sur lesquels ma vie s’est passée[3].

Et la marine de l’avenir, n’en dirai-je donc rien en finissant ? Ce n’est pas par de simples échappées que j’ai pu justifier suffisamment mon titre. La marine de l’avenir, ce n’est pas, veuillez me prêter sur ce point quelque attention, tel ou tel système d’architecture navale. La marine de l’avenir, c’est, dans ma pensée, celle qui peut ouvrir aux plus grandes armées la route des capitales. Vous faut-il du temps pour réaliser un dessein aussi ambitieux ? prenez-en ! prenez un siècle, prenez-en même deux, rien ne presse ; mais soyez certains que le jour où un nouveau Napoléon paraîtra sur la scène, on en viendra Là. En attendant, pourquoi ne ferions-nous pas un simple essai, un essai sur une échelle infiniment petite ? Le problème est facile à poser. Voici un régiment, un escadron, une batterie. Transportez-les, débarquez-les, rembarquez-les sur la première plage venue. Quand vous aurez réussi pour un régiment, pour un escadron, pour une batterie, la flottille ne sera pas construite, elle sera fondée. Vous en posséderez le type. Si ce type est introuvable, vous aurez du moins l’avantage de le savoir.

Est-ce à dire que je veuille réduire la marine moderne à cette poussière navale ? Si l’on interprétait ainsi ma pensée, je me serais bien mal fait comprendre. Nul n’est plus que moi convaincu qu’il n’est point d’opération dirigée contre le littoral ennemi qui ne suppose avant tout l’occupation de la mer. La flottille doit être couverte par la flotte. Il y a d’ailleurs un soin plus pressant que celui d’envahir le territoire des autres ; on a d’abord à protéger le sien. Établir la sécurité des passages, se porter en force à l’ouvert des grandes voies maritimes, tel est le premier devoir d’une marine qui veut affirmer sa prépondérance. Le commerce peut alors se poursuivre sans interruption, se poursuivre avec autant de confiance qu’en pleine paix ; les grandes pêches ne cessent pas de pourvoir à l’alimentation publique ; on reste en communication avec l’univers. Pour un pays refoulé par l’invasion sur lui-même, fut-il jamais rien de plus essentiel ? Vous avez fortifié Paris ; ni ses murailles, ni son héroïsme ne l’ont sauvé. Toulon, Brest et Cherbourg auraient pu, au contraire, devenir pour un temps indéterminé le refuge de l’indépendance nationale. Qu’on rende ces trois ports inexpugnables du côté de la terre, la marine saura bien empêcher que la famine ne vienne les livrer, comme elle a livré la grande capitale à un ennemi qui fût demeuré, sans la famine, impuissant. La flotte, croyez-le bien, a cessé d’être un luxe ; elle peut devenir, en quelques années, le bras droit de la France. Plus j’étudie l’histoire, plus je me pénètre de cette vérité : sans Cadix, il n’y aurait peut-être plus aujourd’hui de nationalité espagnole. Et Scipion ! Et Agathocle ! Est-ce qu’ils ne nous ont pas laissé, eux aussi, quelque exemple à suivre ? Ayez foi dans la marine ! Donnez-lui, sans hésiter, tout ce que son importance réclame ! Ne la couronnez pas de tant de fleurs, mais ne mutilez plus ses cadres ! Savez-vous, dans ces cadres, ce qu’il dépendrait de vous, à l’heure du besoin, de faire entrer ? Une armée de matelots ? Mieux que cela, je pense : une population de canonniers ! Grâce aux soins persistans d’une administration dont les vues n’ont certes pas manqué sur ce point de profondeur, il n’est guère de pêcheur français qui ne puisse devenir, dans l’espace de dix ou douze ans, un canonnier de premier ordre. Nos ressources, on le voit, sont immenses ; elles ne sont pas dispersées, comme celles de nos voisins, sur toutes les mers du globe ; notre magnifique littoral nous les garde ; sachons seulement en user !

L’Europe aujourd’hui est toute à la défensive. Chacun s’applique à combler ses rades, à hérisser ses côtes de canons, à semer l’entrée de ses ports de torpilles. Le beau profit si l’on doit être refoulé dans l’enceinte de ses arsenaux et enfermé, pour ainsi dire, au fond de sa tanière ! Rule, Britannia, rule the waves ! Donnez-moi le large, la possession incontestée de la haute mer, je vous tiendrai quitte du reste. Le large appartient aux gros bâtimens. Les gros bâtimens par malheur me paraissent avoir une fâcheuse tendance à se déshabituer des navigations d’hiver. Qu’on les ménage, rien de mieux ; mais qu’on songe en même temps à trouver le moyen d’amariner leurs équipages. Je proposais naguère à l’amiral Rigault de Genouilly d’attacher un navire à voiles à chacun des bâtimens cuirassés de l’escadre. On eût pu de cette façon laisser impunément les colosses dormir sur leur lit de roses durant toute la saison des tourmentes. Les colosses auraient eu leurs grasses nuits, leurs journées sereines ; les marins qui les montent n’en seraient pas moins demeurés capables d’affronter légèrement les épreuves dont se riaient autrefois nos pères. Bloquer l’entrée de l’Iroise ou l’embouchure tempétueuse de l’Escaut, d’une extrémité de l’hiver à l’autre, pendant ces quatre mois noirs retranchés maintenant de nos exercices, a été jadis pour nos escadres, non pas tout à fait un jeu, mais du moins un péril accepté comme une de ces nécessités du métier devant lesquelles ne recule pas une marine sérieuse. Nous n’aurons pas toujours à couronner de nos pièces de marine des bastions, à faire campagne au sein de nos provinces envahies. Notre lot est de naviguer ; apprenons de nouveau à naviguer dans les conditions les plus dures, et puisqu’il serait trop coûteux de nous vouloir aguerrir à bord de bâtimens dont la construction seule représente le budget de plus d’un état, aguerrissons-nous, — la chose est facile, — sur les vieux bâtimens qu’on est en mesure de nous prêter. Faisons notre éducation de soldats à bord des cuirassés, entretenons notre éducation de marins aux dépens de cette flotte proscrite qui s’en va dépérissant chaque jour sans profit. Il faut chasser le mal de mer de nos rangs ; prenons garde qu’il ne finisse par y élire domicile, nous ne serions plus que les hoplites du second ban. La Cochinchine et la Nouvelle-Calédonie nous ont rendu un grand service, — le plus grand qu’elles soient probablement appelées à nous rendre, — elles ont amariné, par les nécessités de leur ravitaillement, une portion notable de nos équipages ; occupons-nous d’amariner, sans plus tarder, le reste.

Si les peuples s’entendaient « pour suspendre leurs armes dans l’âtre, près de la crémaillère, » il n’y aurait plus de guerre. Ce fut un instant l’espoir de la Sainte-Alliance ; on ne sait que trop avec quelle rapidité s’évanouit ce beau rêve. Il en est de la navigation comme de la guerre ; chacun est obligé de régler ses allures sur celles de son voisin. C’était sans doute un heureux temps que celui où « l’apparition de la grue traversant le ciel en longues files avertissait le pilote de démonter jusqu’aux premiers jours du printemps le gouvernail. » Mais ce temps est passé, et la marine moderne, dans sa force, n’a plus le droit de regarder aux saisons. Du moment que « les Lacédémoniens y vont de tout cœur, » nous ne pouvons, comme les Béotiens, nous borner « à faire semblant de tirer. » La flotte qui se montrera la plus apte à braver la tempête, qui affrontera le mieux les parages difficiles et les nuits orageuses, sera, quelle que soit sa composition numérique, la première flotte du monde. Le vaisseau moderne est un cheval de sang ; il ne faut pas lui donner, par excès de prudence, les allures d’une rosse. Qu’il offre le combat à ce vent qui mugit, à cette mer démontée qui bouillonne, on verra bientôt de quel côté est la force et où Dieu, de nos jours, a mis sa puissance.

She walks the waters like a thing of life
And seems to dire the elements to strife.
Who would not brave the battle fire, the wreck,
To move the monarch of her peopled deck ?


Jean-Jacques était d’avis que l’appareil dont nous entourons, dclans notre zèle, l’heure suprême, ne servait qu’à « nous avilir de cœur et à nous faire désapprendre à mourir. » Le bruit que nous faisons autour du moindre sinistre court bien mieux le risque de nous faire désapprendre à naviguer. La responsabilité du marin est assez grande déjà sans qu’on la vienne aggraver par des mièvreries ou par des dithyrambes. Encourageons l’audace, éveillons l’esprit d’entreprise, rassurons les trembleurs. Il est tel officier qu’une batterie chargée à mitraille ne ferait point pâlir, qui se trouble dès qu’il voit se dresser devant le lui fantôme du conseil de guerre. Ce n’est certes pas ma faute s’il en est ainsi. J’ai assez prêché la nécessité d’alléger le fardeau des responsabilités navales, j’ai assez montré à quel point le malheur me trouvait, en toute occasion, indulgent pour me croire fondé à signaler le germe délétère qu’un esprit inconsidéré de critique s’exposerait à introduire jeu à peu dans nos rangs. On comptait autrefois ses naufrages avec presque autant d’orgueil que ses combats ; nos grands hommes de mer, les Duquesne, des Tourville, ne les comptaient plus, parce que leurs naufrages devenaient, comme leurs faits d’armes, trop nombreux : ce fut la grande époque. Il est vrai que des vaisseaux se construisaient et s’équipaient alors pour quelques centaines de mille francs ; avec le matériel qu’on nous confie aujourd’hui, la moindre avarie se chiffre par millions. Il est donc indispensable, je le répète, qu’on nous donne, pour nous faire la main, des instrumens moins coûteux.

Ces questions que j’expose à chaque nouveau travail sorti de mes loisirs auraient été promptement saisies par les Athéniens ; je ne les aurais pas soumises sans quelque appréhension à l’appréciation du consul Duilius. Le consul m’aurait peut-être jeté brutalement son corbeau à la tête, et cependant je crois que sans les marins de Locres, de Thurium, de Tarente, sans ceux de Sélinonte et de Syracuse, son fameux corbeau n’aurait pas fait merveille. Je me propose d’y regarder un de ces jours de plus près. Pour le moment, je me contenterai de résumer ici des vœux qui ne sont que le complément du chapitre que j’intitulais en 1871 : les Institutions nécessaires. Je demande avant tout une flotte de haut-bord montée par des marins et non pas seulement par des canonniers et par des soldats. A côté de ce puissant corps de bataille qui se tient dans les eaux profondes, je range l’inland squadron, la ligne des avisos destinée à serrer de plus près le littoral. C’est à cette escadrille que je réserve l’emploi de tous les moyens auxiliaires qu’on accumule aujourd’hui, sans se préoccuper du danger d’y apporter une confusion étrange et périlleuse, à bord de nos grands navires de combat. Nous avons une flotte de transport ; je n’y renoncerais pas, car une pareille flotte peut servir à rapprocher la base d’opérations de la flottille. On sait que la flottille, — j’ai pris soin de le dire, — sera toujours astreinte, par son essence même, à de très courtes traversées. La flottille d’ailleurs ne se charge que des soldats ; elle laisse aux onerariœ le gros matériel et les vivres.

Mon programme est vaste ; il peut toutefois tenir dans quelques mots. Ce programme comprend : en premier lieu, une flotte de guerre qui soit en état de croiser pendant deux ou trois mois au large, sans avoir à renouveler sa provision de charbon, une flotte par conséquent munie d’une voilure suffisante, une flotte que les tempêtes d’hiver n’obligeront pas à rentrer précipitamment au port. Éclairant cette flotte et la secondant au besoin, la grande escadrille des avisos constituera en quelque sorte l’avant-garde de l’armée navale. Cette escadrille, je la livrerai sans crainte à toutes les expériences, à toutes les innovations, que je désirerais, au contraire, écarter soigneusement de notre matériel blindé. Si l’on peut armer les avisos de torpilles, — torpilles de traîne, torpilles de choc, torpilles automotrices, — je m’en réjouirai et j’y verrai un notable avantage ; nos vaisseaux ne s’en trouveront ainsi que mieux flanqués. Enfin, dernier souhait, je dirai presque, si l’on veut bien excuser cette prétention, dernier espoir, couronnement longtemps attendu des vœux que j’ai nourris à travers les vicissitudes d’une carrière qui embrasse trois expéditions aboutissant à un débarquement, la flottille viendra prendre la place que les temps lui assignent, en arrière de la flotte de combat, en arrière de la flotte des avisos, en arrière même de la vieille flotte des transports. Cette flottille ne sera encore qu’une flottille d’étude, mais elle portera dans ses flancs le germe de la marine à laquelle je m’obstine à laisser, comme un heureux présage, le nom de marine de l’avenir.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez la Revue du 1 er août et du 15 décembre 1878, du 1 er février, du 15 mars, du 1er et du 15 mai 1879.
  2. J’ai voulu savoir quelle trace avaient gardé nos archives des services d’un officier si rempli de promesses et si brusquement moissonné dans sa fleur. Voici la note que m’a transmise, avec son obligeance habituelle, un des conservateurs de ce riche dépôt, M. Octave de Branges :
    « La frégate la Piémontaise, commandée par M. Épron (Louis-Jacques), capitaine de vaisseau, faisait en 1808 partie de la station de l’Ile-de-France. Le 7 mars, se trouvant à la hauteur de Ceylan, le commandant Épron eut connaissance de plusieurs voiles qu’il reconnut pour des vaisseaux de la compagnie. Bientôt après une frégate fut signalée. Cette frégate avait une marche supérieure ; elle atteignit promptement la Piémontaise. Le combat s’engagea. Trois fois les deux bâtimens le suspendirent ; trois fois ils le reprirent avec une nouvelle ardeur. La frégate française avait vu son équipage déjà diminué de cinquante hommes dans des engagemens antérieurs ; elle succomba. Le chiffre de ses pertes était considérable : quarante-neuf tués et quatre-vingt-six blessés. Au nombre des morts se trouvaient deux enseignes et le premier lieutenant : Charles Moreau.
    « Né à Jérémie dans l’île de Saint-Domingue, nommé lieutenant de vaisseau en 1805 (le 25 fructidor an XVIII), Charles Moreau, avant d’embarquer sur la Piémontaise, avait fait un voyage de circumnavigation sur la corvette le Naturaliste, de 1801 à 1803. Il était marié à Mlle Joséphine-Anne-Madeleine Muraire, parente du premier président de la cour de cassation, née à Paris le 22 juin 1782. Un décret en date du 28 mai 1809 accorda à Mme Moreau une pension annuelle de 800 francs. Ce décret fut rendu sur le rapport du ministre de la marine, rapport ainsi conçu : « Sire, le lieutenant de vaisseau Charles Moreau a été tué, le 8 mars 1808 dans un combat soutenu par la frégate de votre majesté la Piémontaise contre le San-Fiorenzo. Au moment de sa mort cet officier comptait dix ans environ de services… Ses talens, son courage, sa noble ambition, donnaient les plus grandes espérances. Le sieur Moreau laisse une veuve et un enfant en bas âge. »
  3. Un décret de la Convention nationale portant la date du 27 novembre 1792 m’est signalé par une obligeante correspondance de Bruxelles. Ce décret décerne une récompense au sieur Babu « pour la découverte des trirèmes des anciens. » La question serait donc vidée, s’il fallait croire la grande assemblée, en cette question si controversée, infaillible ; mais la Convention avait fort à faire au mois de novembre 1792, et le sieur Babu peut fort bien avoir abusé de son innocence.