La Marine de l’avenir et la marine des anciens/01

La Marine de l’avenir et la marine des anciens
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 519-555).
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LA
MARINE DE L'AVENIR
ET
LA MARINE DES ANCIENS

I.
LA BATAILLE DE SALAMINE.

La marine de l’avenir sera très probablement, pour peu que les progrès de la science continuent d’y aider, un retour assez étrange à la marine des anciens. A côté des colosses, il y aura place pour les infiniment petits. Les colosses se chargeront d’occuper la mer, d’en garder les chemins, d’en écarter les interventions hostiles ; les flottilles opéreront sur le littoral ennemi. Ces flottilles auront deux façons d’opérer : par des incursions soudaines ou par des invasions en masse ; à l’instar des pentécontores et des drakars, ou à la manière des trirèmes, des dromons, des galères et des galéasses. L’occupation de la mer a donné aux Anglais la richesse et leur a permis d’user peu à peu le grand empire ; mais depuis que le continent s’est couvert de chemins de fer, depuis que la navigation neutre a su affirmer ses droits, la suprématie maritime demeure en quelque. sorte désarmée. Elle le sera tant qu’elle ne pourra exercer sa domination que dans les eaux bleues. Voilà pourquoi des événemens récens ont pu faire mettre en doute l’efficacité de la mariné appelée à concourir directement et par ses seuls moyens à la défense nationale. Se figure-t-on au contraire le parti qu’un génie tel que celui de Napoléon Ier eût pu tirer d’une flottille semblable à la flottille de Boulogne, dans les diverses guerres qui ont occupé ce siècle, si les chaloupes canonnières construites sur les rives de la Manche avaient été munies d’appareils à vapeur, au lieu d’en être réduites, comme au temps de Sémiramis et d’Agamemnon, à se mouvoir sous l’action des propulseurs à bras ? Le monde a été longtemps immobile ; aujourd’hui la terre tourne vite, et, quoique des esprits chagrins puissent être tentés de croire qu’elle tourne à l’envers, nous n’en sommes pas moins obligés de nous conformer à son allure.

Il n’y a eu qu’une marine à rames, sauf de bien légères modifications ; cette marine a duré quatre ou cinq mille ans. C’est que l’invention de la rame était à elle seule un grand pas dans l’art de la navigation. Après de pareils progrès, l’imagination humaine généralement se repose. Si quelque besoin nouveau ne vient pas la pousser impérieusement à un nouvel effort, elle s’endort complaiamment dans sa conquête. Les anciens ont eu, comme le moyen âge, leurs vaisseaux ronds et leurs vaisseaux longs, leurs navires à voiles et leurs bâtimens à rames. Pour le commerce, il a fallu quelque chose d’analogue à la jonque chinoise ; pour la piraterie, pour la guerre, on a senti la nécessité d’être plus agile, moins esclave des caprices si souvent inopportuns du vent. L’instinct des peuples s’est rencontré sans s’être donné le mot. Les Pélasges ont construit leurs pentécontores, les Normands leurs drakars, les Polynésiens leurs pirogues. L’avantage est aux Polynésiens, quand il s’agit d’utiliser la brise. Leurs grands esquifs volent réellement sur l’eau ; ils s’y balancent avec une sûreté, une aisance, que n’ont jamais connues les vaisseaux de l’antiquité ; ils n’y sont pas maîtrisés, comme les dragons du nord, par le souffle qui les entraîne. Frappée obliquement, leur voile conserve son action et perd à peine quelque chose de sa puissance. Mais où le sauvage de l’Océanie se montre inférieur, c’est quand il essaie d’avancer à force de bras sur une mer immobile. La pagaie dont il se sert laboure l’onde à coups précipités ; la rame prend la mer pourpoint d’appui et pousse l’embarcation en avant avec toute l’énergie d’un levier.

La navigation fluviale a dû précéder de plusieurs siècles la navigation maritime. Les pauvres créatures déshéritées qui errent sur les côtes de l’Australie et sur celles de la Terre-de-Feu n’ont pas encore été tentées d’affronter les colères de l’Océan. Elles se bornent à ramasser les coquillages jetés par la tempête sur la plage ou aies détacher des roches auxquelles le mollusque adhère. Les populations lacustres, les tribus établies sur les bords des fleuves ont, en revanche, trouvé dans le tronc d’arbre dérivant sur les flots un moyen de transport facile, dans la branche chargée de feuillage la première voile qui se soit ouverte à la brise. Ne voyons-nous pas en effet les esquifs de l’Océanie se glisser ainsi tous les jours entre les coraux ? La forêt de Dunsinane s’est mise en marche, et une force invisible l’arrache au rivage. Les branches d’arbres, les nattes, les tapas, les peaux amincies ont probablement précédé de beaucoup les tissus plus maniables de lin et de chanvre. Le difficile n’était donc pas de déployer l’aile d’Icare, mais d’oser la déployer en haute mer.

Du tronc d’arbre au radeau, la distance est peu grande. Grossie par les pluies, la rivière charriait de rudes assemblages de troncs déracinés, de véritables îles bien capables de porter la tribu tout entière ; rien de plus simple que de substituer aux racines, aux branches entrelacées le moindre lien qui s’est rencontré sous la main : des osiers ou des lianes, des joncs même. Cette plate-forme flottante, on la dirigera sans peine, tant qu’on se contentera de l’abandonner au fil du courant, tant qu’on pourra toucher, du bout d’une perche, une des deux rives ou le fond. Franchissez l’embouchure du fleuve, le problème devient à l’instant plus épineux. Supporté par des eaux profondes, le radeau devient à l’instant indocile. Comment le maintenir dans la direction qu’on voudrait lui faire suivre ? Les naufragés de la Méduse y ont renoncé. Longtemps avant la découverte de Cabrai, les sauvages riverains du Nouveau-Monde avaient tenté la chose avec plus de succès. Les catimarans de la côte du Brésil sont des radeaux affinés des deux bouts ; un seul coup de pagaie les ramène en route, et nulle embarcation ne s’élance avec plus de grâce et de sécurité sur la plage. Sous bien des rapports, on pourrait préférer le catimaran à nos chalands de débarquement. Le radeau a sur le chaland, qui n’est après tout qu’un radeau creux, un grand avantage : les brisans - ne lui font pas peur. Seulement il a fallu pour lancer le radeau en haute mer imaginer la pagaie, puisqu’on ne pouvait plus employer la perche et qu’on ignorait l’usage de la rame. La pagaie est une sorte de battoir au manche court qui se manie des deux mains. Elle ressemble à une pelle à four comme la rame d’Ulysse ressemblait à un fléau.

Le jour où le premier tronc d’arbre fut creusé se perd dans la nuit des temps, et cependant il est à présumer que la terre avait déjà reçu dans son sein bien des générations, quand ce progrès notable s’accomplit. Évider un tronc d’arbre avec des éclats de pierre n’est pas une mince besogne ; l’airain et le fer ne s’en acquittent pas sans s’émousser. On sait avec quelle emphase Homère prononce ce mot de « vaisseau creux. « Il y a là comme un retentissement lointain de l’émotion produite par l’apparition de la pirogue. Les corbeilles d’osier enveloppées de peaux, qui, au temps d’Hérodote, descendaient le cours de l’Euphrate, les radeaux de bambous par lesquels se virent assaillis sur l’Indus les vaisseaux de Sémiramis, n’auraient jamais ouvert aux peuples impatiens la grande navigation. Avec le tronc creusé, on peut se rendre des côtes de l’Hellade aux bords de la Phénicie, des rivages du Danemark aux sources de la Seine, des îles du Japon à la Nouvelle-Zélande. Que sera-ce le jour où la pirogue, formée de planches cousues ou rivées l’une à l’autre, aura doublé, triplé, quadruplé ses dimensions ! Si ce jour-là le marin, assis sur son banc, n’est plus obligé de piocher l’eau comme un sol aride qu’on défonce, si, chaque fois que son corps se renverse en arrière, il voit la barque glisser et fuir sous l’effort de ses bras nerveux, il est impossible qu’il n’ait pas soudain le sentiment de la puissante qu’il possède. La race de Japhet est devenue la maîtresse du monde. « Plantez une rame sur ma tombe pour que les hommes à venir s’occupent de moi ! » Voilà bien le vœu d’un matelot, d’un navigateur affranchi de la servitude du vent, qui sait qu’avec un bon aviron de frêne ou de hêtre il ne dépend plus que de la vigueur de ses muscles et de l’étendue de son courage. Aussi quel frémissement d’un bout du littoral à l’autre ! Io piquée par le taon ne fut pas emportée par une plus folle ardeur. A travers le tumulte dédaigné des flots, de toutes parts s’élancent « ravisseurs, suppliantes[1]. » Les uns vont à la poursuite du butin, les autres à la recherche d’un asile. Les rivages déserts se peuplent, les cités florissantes se reculent ; le bord de la mer n’est plus sûr pour elles. La piraterie se promène en souveraine, elle étend son empire aussi loin que les océans connus prolongent leurs limites. Ces marins « à peau noire sous leurs tuniques blanches » qui fendent l’onde, jetant l’angoisse et l’épouvante devant eux, ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les guerriers des Vitis venant faire irruption dans les eaux paisibles des Tongas ; c’est la race brutale et maudite des fils d’Egyptos. « Sur leurs sombres vaisseaux, les voilà portés par la mer à leur vengeance. » Les Pélasges auront leur tour. Plus d’un combat sanglant se livrera aux bords de la Syrie avant que la flotte d’Agamemnon prenne le chemin de la Troade.

« Toute la Grèce alors portait le fer. On vaquait en armes à ses occupations, parce que les habitations étaient sans défense et les communications peu sûres. » Les Athéniens furent les premiers dont les mœurs s’adoucirent ; la justice de Minos y fut pour quelque chose. Ils adoptèrent la tunique de lin et la cigale d’or dans les cheveux, déjà pareils à ces bons insulaires des Lou-Tchou dont la calme béatitude faisait, en 1820, pleurer le capitaine Basil Hall de tendresse. Les Locriens-Ozoles, les Étoliens, les Acarnaniens, continuèrent d’être les Monténégrins de l’époque. Ils ne déposèrent même pas leurs armes pour s’étendre sur leur couche ou pour prendre place à la table du festin. Le monde, à toute époque, nous offre des peuples dans l’enfance, des nations adultes et des civilisations qui périssent. Sans fouiller les tombeaux, sans déblayer les hypogées enfouis, nous pouvons demander à la Polynésie l’histoire des pirates hellènes, normands, scythes ou sarrasins ; la Polynésie nous rendra tout cela sous une forme vivante. Les Sarrasins pourtant, au dire de l’empereur Léon, « se servaient de grands bâtimens, pesans et tardifs à la course ; les Scythes en avaient de moindres et de plus légers avec lesquels ils descendaient les fleuves pour entrer dans le Pont-Euxin. » Là gît toute la différence. Gravée sur les rochers de la Norvège ou sur le granit égyptien « aux bouches sablonneuses du Nil, » recueillie par les historiens de Byzance ou conservée par les traditions polynésiennes, l’histoire de la piraterie est partout la même. Les champions que le Viking éprouve avant de les laisser monter sur son vaisseau et les guerriers d’Homère courbés sous le poids de la pierre qu’ils soulèvent, ce sont des héros contemporains. Prêtez l’oreille : vous entendrez encore le péan solennel, le chant de guerre qui s’entonne à l’heure du combat, le chant de mort où le vaincu brave dans les tourmens le vainqueur qui l’a fait prisonnier. La piraterie a donné des empereurs à la Chine, des rois aux îles Sandwich, des auxiliaires aux maîtres de l’Égypte, des oppresseurs à la Grande-Bretagne, des ducs à la France, des cheiks à toutes les villes de la Barbarie. Pour la dompter, il a fallu tour à tour Minos, Pompée, Alfred le Grand, Robert le Fort, don Jayme, Charles X.

Les barques des pirates étaient rapides ; on en fabriqua de pontées. La couverte abrita le rameur contre les traits dont les parois du pentécontore le défendaient mal ; la couverte offrit en même temps un champ de bataille plus libre à l’hoplite. Le dromon, et probablement aussi la trière, ne furent que des pentécontores à deux étages. Quel est le Dupuy de Lôme qui le premier fit descendre des chantiers ce vaisseau de ligne ? Était-il d’Erythrée ? Avait-il vu le jour à Corinthe ? Peu importe. Ce qui est incontestable, c’est que le grand justicier des mers a paru. A dater de ce moment, il n’est pas bienséant de répondre aux gens qui vous interrogent : « Je suis pirate. » C’était bon au temps de Thésée et des Argonautes. Aujourd’hui que la puissance de Samos, de la Crète, de Corcyre, de Corinthe, d’Athènes et d’Égine a grandi, aujourd’hui que les vaisseaux de Tyr et de Phocéé ne s’arrêtent même plus aux colonnes d’Hercule, pareille réponse ne serait pas la réponse d’un demi-dieu, ce serait celle d’un brigand dont la tête est à prix et que l’opinion publique met au ban des nations. Au pirate traqué par la trière il ne reste de ressource que la fuite. La trière ne l’atteindrait pas aisément, mais dans les eaux de Délos, ni dans celles de la Cilicie, vous ne verrez jamais pentécontore s’attaquer au soldat de la loi, à ce monstre dont la proue d’airain crèverait d’un seul coup ses bordages et briserait infailliblement sa membrure Les têtes de sanglier de Samos, les pataïques de la Phénicie, qui provoquaient par leur aspect bizarre le rire du roi Cambyse, ces bustes de trières qu’on prendrait pour des dieux chinois, se dressent maintenant partout, respectés des bandits de mer à l’égal de la peau de lion d’Hercule ou d’un baudrier de gendarme. Désormais le commerce a les coudées franches : aussi quel essor nous le voyons prendre ! Pour trouver des flibustiers, il faudrait que les galions de Tyr les allassent chercher au milieu de ces îles de la côte illyrienne qui ont si longtemps abrité les Uscoques. La paix devrait donc régner enfin sur les flots, mais à peine les bandes de pirates se sont-elles évanouies que les flottes de guerre s’ébranlent.

Est-il vrai que les rois de la Grèce, rassemblés en Aulide, aient jamais conduit aux rives de la Troade 120,000 guerriers sur 1,100 vaisseaux ? Le dénombrement d’Homère a beau présenter toute la précision d’un état d’effectif dressé par un chef d’état-major, il n’en existe pas moins des sceptiques qui voudraient révoquer en doute l’autorité d’un document dont on ne connaît pas exactement la date. Ce document, ne l’invoquons donc pas. Les âges héroïques seront bientôt passés ; avec la guerre médique, nous allons entrer dans la certitude de l’histoire. « Construisez des trières ! » répétait sans cesse Thémistocle à ses compatriotes. Un orage formidable menaçait en effet la Grèce ; l’Asie s’apprêtait à fondre sur l’Europe. L’Asie avait une flotte ; c’est de là surtout que venait le danger. La Carie, la Phénicie, l’Égypte, fournissaient aux successeurs de Cyrus des vaisseaux innombrables et « d’incomparables rameurs. » Quiconque a tenu dans les mains un aviron de chaloupe, — l’aile du navire, dit Eschyle, la plume de dix-huit pieds, disent nos matelots, — comprendra ce qu’il fallait de vigueur, d’habitude et d’adresse pour manier, pendant de longues heures, la rame de la trière. Les Romains, avant d’embarquer leurs légionnaires, les dressaient à cet exercice sur la plage. Le chef des Phocéens représentait aussi aux citoyens de Milet révoltés l’urgente nécessité d’apprendre à voguer en cadence, à évoluer sans engager les rames. Que répondaient, après une semaine de cet apprentissage, les hommes de l’Ionie ? « La servitude vaut encore mieux que le rude métier qu’on nous fait faire. » Les Milésiens battus retournèrent sous le joug. Sans Thémistocle, les Grecs auraient eu le même sort.

Tyr et Sidon n’avaient qu’à expédier au grand roi des vaisseaux bien équipés, les Perses se chargeaient de faire régner à bord de ces navires l’ordre et la discipline. Leur armée marchait sous le fouet, et le capitaine négligent, pas plus que le rameur, ne devait s’attendre à trouver grâce devant les argousins. Si les généraux perses ne le faisaient pas toujours frapper de verges, ils n’hésitaient pas, — l’île de Chios indignée en eut le spectacle, — à lui fourrer la tête dans un sabord de nage et à l’exposer ainsi à la risée des passans, le corps sur le tillac, le chef nu en dehors. Quelle position pour un capitaine de trière habitué à dominer son équipage du haut de la poupe ! que d’amertume amassée au fond de ce cœur ionien ! Car c’étaient, il faut bien le dire, les marins de l’Ionie qui donnaient généralement le plus de souci au membre de la famille royale investi du commandement de la flotte. Ces anciens colons d’Athènes n’avaient pris à l’Asie que sa mollesse ; ils lui avaient laissé ses habitudes de soumission. Les Perses auraient eu tort de compter d’une façon absolue sur leur concours.

Darius cependant a fait reconnaître à l’avance les rivages de la Grèce. Il sait où il faut frapper ; des transfuges lui ont indiqué le bon endroit. Maître de Samos, de Chios, de Lesbos, de Thasos, il ordonne à sa flotte de longer les côtes de Thrace. 300 navires et 20,000 hommes périssent en voulant doubler le mont Athos. Ce n’est qu’un printemps de perdu. Les grandes monarchies supportent aisément les grands désastres. Il n’y a pas de typhon qui n’enlève à l’empereur de Chine autant de sujets que la tempête maladroitement bravée par Mardonius en coûtait au souverain des Perses.

L’année suivante, 600 trières se trouvent rassemblées en Cilicie. On emporte tout, infanterie et chevaux. Cette fois on ne côtoiera pas les rivages du nord ; on les sait constamment ravagés par l’aquilon. De Samos, la flotte se dirige en ligne droite vers l’Eubée. Quatre cent quatre-vingt-dix ans avant notre ère, aux premiers jours du mois d’août, les Perses ont débarqué dans l’Attique. On nous a, dès l’enfance, appris l’issue de ce débarquement. Vaincus par Miltiade dans les champs de Marathon, les Perses ont perdu 6,000 hommes ; ils courent au rivage pour se rembarquer. On se dispute, on s’arrache les trières échouées sur la plage. Les Grecs en ont pris sept ; les autres, — toute une flotte, — se dirigent à force de rames vers Athènes. Les soldats de Miltiade heureusement sont d’agiles coureurs. Ils arrivent sous les murs que Datis et Artapherne espéraient surprendre, au moment même où la flotte ennemie venait, après avoir doublé le cap Sunium, mouiller devant Phalère. L’échec pour les Perses était complet. Leurs vaisseaux demeurèrent quelques jours sur leurs ancres, puis ils retournèrent en Asie.

C’était la première fois que les armes du grand roi étaient humiliées. Xerxès ne pouvait hériter du trône sans hériter en même temps des projets de vengeance de Darius. La plus vaste expédition qu’ait jamais conçue la puissance humaine se prépare. Ce jeune roi, si injustement décrié dans l’histoire, « qui fait tout par lui-même et voit tout par ses yeux, » Xerxès, en un mot, ne veut se mettre en marche qu’après avoir employé quatre années entières à disposer d’immenses dépôts de vivres sur le parcours qu’il se propose de suivre. Tout est prévu… excepté la malveillance du sort. Ce sont là, remarquons-le bien, les affaires des augures ; les rois auraient tort de s’en mêler. Leur rôle est de mériter la victoire ; ne leur en demandons pas davantage. Xerxès pousse devant lui 1,700,000 hommes et les fait côtoyer par 1,200 trières. Depuis que nous en sommes revenus, par une pente insensible, aux temps où l’humanité n’avait pas d’armées permanentes, mais où les peuples, prêts à se dévorer, se tenaient constamment debout, les chiffres mentionnés par Hérodote ne nous semblent plus invraisemblables. Avec de bien moindres territoires, l’Allemagne et la France, si jamais la fantaisie leur prenait de mettre toutes leurs forces sur pied, ne resteraient certaineir.ent pas au-dessous du roi des Perses. Nous n’avons cependant dénombré encore que l’année qui traverse le continent asiatique et la flotte de guerre qui l’accompagne. Outre cette armée et cette flotte, il faut compter aussi le convoi. Navires non pontés à trente et à cinquante rames, chaloupes, barques destinées à recevoir les chevaux, il n’y a pas là moins de 3,000 embarcations. Chacun de ces bâtimens porte en moyenne près de 80 hommes. L’équipage des trières est de 230. Qu’il soit grec, ionien, carien ou phénicien, qu’il vienne de Cilicie ou d’Égypte, le vaisseau de combat a toujours cet effectif. Cela seul suffit à nous indiquer ses dimensions ; la facilité avec laquelle on le tire à terre, l’éperon qui, d’un seul coup, le crève et le fait sombrer, nous apprennent également de quels fragiles matériaux on l’a construit. La trière n’est pas un de ces navires aux côtes de fer, au cœur de chêne ou de teck, que nous avons aujourd’hui sous les yeux ; c’est un coffre de bois blanc qui doit son nom au chiffre de ses rameurs. On y vogue à trois ; le pentécontore est un unirème. Ne nous étonnons pas si les flancs de la trière s’entr’ouvrent quand survient inopinément la tempête. Pareil malheur a plus d’une fois excité le courroux de Colbert contre les maîtres de hache de Louis XIV. La solidité des liaisons est une des conquêtes les plus récentes de l’architecture navale, et cette solidité ne s’acquiert qu’au prix de l’augmentation du poids. Les galères elles-mêmes ne se tireront plus à la plage quand on aura fait entrer le chêne et le hêtre dans leur construction ; 80 hommes par pentécontore et par vaisseau rond, 230 par trière, tout cela compose bien un ensemble de 516,000 hommes : on en peut faire aisément le calcul. 517,000 est le chiffre donné par Hérodote. Que sont à côté de ce gigantesque armement les « passages d’outre-mer » des croisés, les expéditions des Romains, les descentes des Normands, les entreprises auxquelles nous avons nous-mêmes assisté ? Quatre cent quatre-vingt-dix-sept ans après la fondation de Rome, les Romains mettaient en mer 140,000 hommes sur 330 galères ; les Carthaginois 150,000 sur 350 vaisseaux. Au XIe siècle de notre ère, Guillaume le Conquérant traversait la Manche avec 1,400 embarcations et 60,000 soldats ; au XIIIe saint Louis emmenait de Chypre à Damiette, sur 120 gros navires et plus de 1,500 barques, 2,800 chevaliers, avec un nombre proportionné de sergens d’armes, d’archers, d’arbalétriers et de piétons. Son armée comptait à ce moment plus de 70,000 combattans. Vingt-deux ans plus tard, le même souverain partait pour Tunis à la tête de 60,000 hommes. 36,000 soldats portés sur 324 navires suffirent à Bonaparte pour conquérir l’Égypte ; l’expédition d’Alger n’employa que 675 bâtimens ou bateaux, et 37,000 hommes. Pour descendre en Crimée, trois grandes puissances : la France, l’Angleterre, la Turquie, crurent avoir beaucoup fait quand elles eurent réuni les moyens de transportée 62,000 hommes, d’un peu plus de 4,000 chevaux et de 235 canons de siège ou de campagne. Seul, parmi les modernes, « le Corse aux cheveux plats » songea, dès le principe, à faire grand. Mais aussi quel ennemi il se proposait d’attaquer ! Pour forcer le léopard britannique dans son antre, — excusons-nous de ces expressions vieillies, — il voulut réunir 2,300 bateaux et leur donner à porter, outre 15,000 chevaux et 400 bouches à feu, l’élite de ses légions, 150,000 vétérans qui avaient déjà triomphé de l’Europe. Lui aussi rencontra, pour lui barrer la route, la fortune contraire ; mais n’avait-il pas sujet d’espérer une meilleure issue ? Entente plus merveilleuse présida-t-elle jamais aux plus infimes détails d’une immense entreprise ? Qui comprit mieux que ce sublime esprit, dont l’inspiration atteignait toujours les sommets, la nécessité de répudier en fait de guerre les petits efforts et les petits moyens ? Napoléon ambitionnait sans cesse de se grandir à la hauteur des anciens ; comme l’aigle qui règle avec peine son vol, involontairement il les dépassait.

II

Les populations étaient peut-être autrefois plus denses ; leurs souverains, à coup sûr, les trouvaient plus dociles. Aussi ce que l’antiquité est venue à bout d’achever nous laisse-t-il parfois, en dépit des témoignages les plus irrécusables, incrédules. Jeter deux ponts de bateaux d’Abydos à Sestos, « mettre des entraves à l’Hellespont, contenir ce courant de foudre lancé par la main du ciel, » nous savons qu’on l’a fait ; mais nous ne le comprenons pas. Notre premier mouvement serait de le nier. Comment les ancres ont-elles mordu le fond ? Comment même, dans ce gouffre qu’on appelle aujourd’hui le passage des Dardanelles, ont-elles pu l’atteindre ? A-t-il suffi, pour assujettir les barques rétives, de tresser des câbles « de deux cordes de lin et de quatre de byblus, » de les tendre et de les raidir, à l’aide de cabestans, d’une rive à l’autre ? La largeur du détroit est de près de 1,800 mètres ; quel fleuve débordé a jamais présenté entre ses deux rives un pareil intervalle ? Après un long et persistant labeur, la nature est vaincue, les ponts sont achevés. Une tempête les emporte ; on les rétablit. C’est l’ordre du maître.

A l’autre extrémité de la Thrace, le mont Athos, sapé depuis deux années à sa base, est devenu une île. On ne le doublera plus ; on le tournera. La précaution, à notre avis, était sage, bien qu’Hérodote n’y veuille apercevoir que « l’ostentation d’un vain orgueil. » A-t-on assez abusé de cette vieille figure de rhétorique, l’orgueil des rois ! Cet orgueil a fait bien souvent la grandeur et la sécurité des peuples. « Il eût été plus simple, nous dit l’historien d’Halicarnasse, de tirer la flotte à travers l’isthme. » Plus simple, peut-être ! aussi sûr, nous ne le croyons pas. Les bâtimens souffrent à voyager ainsi sur un élément pour lequel ils n’ont pas été construits. C’eût été une très grosse affaire que d’avoir à calfeutrer à nouveau 4,000 barques, sans compter que, pour les traîner d’un golfe à l’autre, il eût fallu préalablement les décharger. Tout est grand, tout est gigantesque dans ce que commande Xerxès ; rien n’est inutile, rien ne demeure au-dessus des forces de son empire.

On a brûlé sur les ponts des parfums, on a jonché les planches de branches de tamaris ; le jeune souverain fait les libations, et le défilé commence. Ce défilé dure sans interruption sept jours et sept nuits ; l’Asie est passée en Europe. La possession de Sestos eût de toute façon assuré aux barbares un débarquement facile. Sestos entre les mains des Perses, c’était Calais aux mains des Anglais. A la nouvelle du passage effectué, la terreur règne en Grèce. Les difficultés qui attendent l’armée d’invasion ne sont pas loin cependant d’apparaître. Déjà la multitude qui s’avance a tari les fleuves ; si la flotte qui l’accompagne la perdait un instant de vue, ce ne sont pas les sauvages contrées des Ciconiens, des Bistones, des Sapéens, des Derséens, des Édones et des Satres qui pourvoiraient à sa subsistance. Arrivé dans Acanthe, Xerxès congédia la flotte, et lui donna l’ordre de l’aller attendre à Therma, au fond du vaste golfe qui porte aujourd’hui le nom de golfe de Salonique. D’Acanthe à Therma, la côte était trop découpée, déchiquetée par trop d’échancrures, pour que les vaisseaux et l’armée pussent plus longtemps demeurer en contact. L’armée prit à travers la Thrace, la flotte franchit le canal de l’Athos et passa du golfe de Monte-Santo au golfe de Cassandre, — pour être mieux compris, employons les noms modernes, — du golfe de Cassandre au golfe de Salonique. Soldats et matelots se retrouvent enfin sur les bords du Vardar, à l’embouchure de l’antique Axios.

L’armée se repose ; le roi veille. Examen fait des lieux, Xerxès se décide à prendre la route haute, par le territoire des Macédoniens. Une fois en Thessalie, il ne manquera pas d’herbe pour ses chevaux. A toutes les époques de l’histoire, des milliers d’escadrons se sont rassemblés, dès les premiers jours du printemps, sur les rives verdoyantes du Sperchius. Là ont campé les chevaliers francs, les soldats de la grande compagnie catalane, les kaïmakans de Mahomet II et les vizirs de Mahmoud. La mer, par ses apports, a élargi aujourd’hui le défilé des Thermopyles ; en l’année 480 avant notre ère, ce défilé ne présentait entre les derniers contre-forts de l’OEta et le golfe Maliaque, devenu aujourd’hui la baie de Zeitoun, qu’une chaussée étroite, à peine aussi large que le Pas de Roland dans les Pyrénées. Deux chars de front n’y auraient pu trouver passage ; une poignée d’hommes, un rempart de terre suffisaient pour en interdire l’accès. Les Grecs avaient renoncé à défendre la vallée de Tempe ; ils résolurent de tenir ferme aux Thermopyles. L’armée de Xerxès se trouve arrêtée. Pas plus que l’armée, la flotte qui longe la côte ne peut passer outre. Ses éclaireurs viennent de lui apprendre que les vaisseaux grecs ont pris position à la pointe septentrionale de l’Eubée. Parties de l’embouchure du Vardar onze jours après Xerxès, les 1,200 trières ont navigué tout le jour. La nuit venue, au lieu de s’engager dans le canal qui sépare l’Ile de Skiathos du continent, elles abordent et vont jeter l’ancre non loin du cap Sépias. Jusqu’aux premières lueurs du matin, la mer fut tranquille. Avec le soleil, le vent de l’Hellespont s’élève. Heureux le capitaine qui, au premier souffle de ce vent redouté, se trouva en mesure de hâler son vaisseau à terre ! La plage le sauvera de la tempête ; mais la plage est peu étendue, et les trières avaient dû mouiller sur huit rangs de profondeur. 400 navires sont jetés à la côte : Fiat voluntasî c’est le mot de Charles-Quint sur le rivage d’Alger. Germanicus, en pareille occasion, voulait se précipiter à la mer. Il avait grandement tort ; les désespoirs des chefs ne remédient à rien. César, sur les rivages de la Grande-Bretagne, montra plus de sang-froid ; Bonaparte, en Égypte, se hâta d’oublier l’anéantissement de sa flotte sur la rade d’Aboukir. Xerxès avait beaucoup fait pour prévenir ce cruel accident. C’était par ses ordres que l’isthme du mont Athos présentait une brèche là où les dieux avaient jeté un isthme ; il ne dépendait pas du fils de Darius de supprimer tous les caps. La catastrophe survenue devait d’ailleurs être entrée dans ses prévisions, car ce n’était pas merveille qu’un naufrage au temps où les Perses envahissaient la Grèce. Confiance ou découragement, qu’importait au destin ? Mieux valait donc ne pas être découragé. Rien ne semble indiquer dans le récit d’Hérodote que le roi des Perses ait songé un instant à l’être. Au bout de trois jours, — c’est généralement la coutume du vent de l’Hellespont, — la tourmente s’apaisa. Les Perses remirent à la mer les nombreux vaisseaux qu’ils étaient parvenus à sauver, puis ils longèrent à la rame le continent, doublèrent le cap Sépias et allèrent s’établir au mouillage des Aphètes, en regard de la rade foraine que les Grecs occupaient avec 233 trières et 9 pentécontores. Les Grecs gardaient ainsi le flanc des Thermopyles et se ménageaient une retraite entre la côte des Locriens et l’Eubée, par le canal de l’Euripe. Un intervalle de quelques milles à peine séparait les deux flottes ennemies.

Un Spartiate, un hoplite étranger au métier de la mer, Eurybiade, commande en chef l’armée navale des Grecs. Toujours, chez les alliés, la jalousie d’Athènes ! La flotte athénienne a pour amiral Thémistocle, élevé récemment à la dignité de navarque et âgé, comme Dumouriez, de plus de cinquante ans. Quand la victoire a déployé son aile, il faut l’agilité des jeunes capitaines pour la suivre. Dans les débuts douteux, si l’esprit d’entreprise a sa place, l’expérience et la ténacité sont plus essentielles encore. L’Angleterre n’a pas eu à regretter que Nelson ne soit venu qu’après Howe et Jervis ; Tourville et Dugay-Trouin ont marché plus sûrement dans le sillon qu’avait tracé Duquesne ; les leçons de tactique de D’Orvilliers n’ont pas été inutiles à Suffren ; De Grasse eût sagement fait de ne les pas oublier.

Les Perses ont déjà enlevé quelques trières isolées, et la côte septentrionale de l’Eubée en a reçu le nom de la reine Artémise. Les bords du Thermodon ne sont pas les seuls à nourrir des Amazones. Veuve et chargée de la tutelle de son fils, la reine d’Halicarnasse avait voulu commander elle-même les cinq vaisseaux fournis par ses états, les vaisseaux d’Halicarnasse, de Cos, de Nisyre et de Calydné. Ces cinq vaisseaux étaient les meilleurs de la flotte, si l’on en excepte les navires sidoniens. Indignés qu’une femme osât les combattre, les Grecs mirent la tête de la reine à prix ; aucun d’eux ne se montra de taille à mériter la récompense promise. Artémise était une colombe qui avait les serres d’un aigle. Les Perses, pendant que les deux flottes demeuraient en présence, eurent le loisir de compter leurs ennemis. Ils projetèrent de les envelopper et d’enlever ainsi d’un seul coup toute la marine grecque. Ce sont là les faiblesses et les illusions du nombre ; une confiance exagérée conduit souvent à l’éparpillement des forces. 200 vaisseaux vont donc passer en dehors de Skiathos ; les vigies d’Eurybiade ne les verront pas. Ce détachement fera le tour de l’Eubée et pénétrera dans l’Euripe, aussitôt qu’il aura doublé le cap Doro, — nous voulions dire la baie de Caryste. — Le gros de la flotte médique, le mouvement tournant effectué, attaquera de front.

Malgré les larges coupures pratiquées par la tempête dans leur flotte, les Perses pouvaient croire encore que le destin leur restait favorable. Ils avaient immolé la première victime, un jeune Grec qu’ils venaient de faire prisonnier sur un des navires de Trézène. Cette victime était d’une beauté remarquable ; les Perses regorgèrent sur la proue de la trière conquise, tirant de sa beauté même un heureux augure ; le sacrifice n’en pouvait être en effet, dans les idées du temps, que plus agréable aux dieux. Cependant l’heure est venue où les présages vont céder la parole aux événemens. Un peu avant le coucher du soleil, les Grecs ont levé l’ancre ; la flotte perse se porte à leur rencontre. Les barbares, — c’est ainsi que les Grecs nommaient les étrangers, — ignorent que l’ennemi a été secrètement informé du désastre du cap Sépias et du détachement considérable fait au sud de l’Eubée. Ils s’étonnent de l’excès d’audace qui menace de déconcerter leurs plans. Sur la capitane d’Eurybiade, le porte-flambeau élève tout à coup en l’air le bouclier. Le porte-flambeau est le chef de timonerie de l’époque, le héraut de l’armée navale ; ses fonctions l’investissent d’un caractère sacré. Le bouclier dressé est le signal du combat. Dans toutes les tactiques du monde, ce signal peut dispenser des autres. La vogue sur-le-champ s’accélère, les vaisseaux serrés à distance de rame, la proue vers l’ennemi, font bouillonner l’onde. Du premier choc, 30 vaisseaux perses sont fracassés. Les Grecs n’avaient voulu tenter qu’une reconnaissance ; l’obscurité, comme ils l’avaient prévu, sépara les combattans. Chaque flotte alla reprendre son ancien poste.

On était au cœur de l’été. Toute la nuit l’orage gronda autour du Pélion ; le vent venait de terre, et la mer heureusement était calme, mais les éclairs ne cessaient de sillonner le ciel, et la pluie tombait sans relâche. Au milieu des éclats répétés de la foudre, les courans entraînèrent vers la rade des Aphètes, où stationnaient les Perses, des débris de navires et de nombreux cadavres. Les corps, rendus à la surface par Tes gouffres qui les avaient engloutis pendant la tempête du cap Sépias, s’agitaient sous les proues et allaient s’accrocher à l’extrémité des rames. Les champs de bataille n’avaient pas alors cette horreur que leur impriment aujourd’hui les ravages de notre artillerie. Des guerriers couchés sur leur bouclier, les Perses les auraient vus sans frémir ; ces noyés accrochés à leurs rames, ces cadavres à la pâleur verdâtre, à la face bouffie, aux jambes et au corps enflés, les glacèrent de terreur. La flotte de Xerxès ne connaissait pas cependant toute l’étendue de ses pertes. L’orage qui lui jetait les funèbres épaves n’avait pas épargné la division qui devait prendre les Grecs à revers. La plupart des vaisseaux dont se composait cette escadre furent brisés sur les rochers de la côte orientale de Négrepont. Décidément la mauvaise fortune insiste trop. Quand les incidens de ce genre se répètent à intervalles aussi rapprochés, il est bon de réfléchir.

La flotte des Perses diminuait rapidement ; celle des Grecs commençait à grossir. 53 vaisseaux partis de l’Attique vinrent cette nuit même renforcer Thémistocle. Quant aux Corcyréens, sur le concours desquels on croyait pouvoir compter, ils avaient, pour manquer à ce rendez-vous, une excuse toute prête. « Les vents étésiens empêchaient leurs 60 vaisseaux de doubler le cap Malée. » Les Grecs néanmoins se crurent assez forts pour renouveler l’attaque qui leur avait si bien réussi la veille. A la même heure, jugeant non sans raison le coucher du soleil singulièrement propice à leur dessein, ils quittèrent de nouveau la rade d’Artémisium. Cette fois c’est aux vaisseaux ciliciens qu’ils s’adressent. Ils fondent sur eux à l’improviste, et se retirent avant que les Perses aient eu le temps de se reconnaître. Le troisième jour, l’ennemi ne les attend pas ; il se décide à prendre à son tour l’offensive. La flotte de Xerxès n’a pas seulement l’avantage du nombre ; ses vaisseaux sont plus forts, mieux construits, munis d’une vogue plus exercée. A l’exception des Ioniens, dont l’attitude n’a jamais cessé d’être suspecte, les équipages continuent de se montrer remplis de la plus belliqueuse ardeur. On n’est pas sujet du grand roi, on n’est pas descendu des monts de l’Hyrcanie pour subjuguer le Mède à la chevelure flottante et pour asservir l’Asie, sans avoir gardé au fond du cœur le sentiment de sa supériorité sur les autres nations. Or sur chaque trière 30 Perses ont pris place. Xerxès recrute ses rameurs et ses pilotes partout ; il ne confie la garde de ses vaisseaux qu’à ceux auxquels il remettrait sans crainte la garde de sa personne. Ce sont dans la flotte des Phéniciens, des Égyptiens, des Ciliciens, des Paphlagoniens, des Cariens, des Ioniens, des Grecs même qui voguent et qui tiennent le timon : les Perses seuls combattent ; les Perses seuls commandent. Dans cette troisième journée où la flotte de Xerxès poussa son attaque à fond, le succès fut chaudement et opiniâtrement disputé. Il resta indécis. La reine Artémise se multiplia en vain. Sa vaillance fit l’admiration de l’armée ; elle ne parvint pas à fixer la fortune.

Les Grecs demeurèrent en possession du champ de bataille. Épuisés cependant par un triple combat, ils renoncèrent à défendre plus longtemps le passage de l’Euripe et les abords des Thermopyles. Pourquoi d’ailleurs auraient-ils prolongé davantage leur résistance ? Les Thermopyles venaient de tomber au pouvoir de l’ennemi. Un grand général a dit que la guerre n’était qu’une succession d’effets moraux. L’effet moral de cette première défaite était tout en faveur de la Grèce. 4,000 hommes avaient arrêté pendant plusieurs jours une armée. Au pied des retranchemens gisaient 300 Spartiates le visage encore tourné vers l’ennemi. « Je sais leurs noms ! » s’écrie Hérodote. Il aurait dû nous les dire. C’étaient tous gens de cœur, pleins d’un sang généreux et criblés de blessures. Nul ami n’a pris soin de glisser dans leur main glacée l’obole indispensable. Ne sois pas trop exigeant, Charon ; saisis au plus vite ta rame et hâte-toi de leur faire traverser le fleuve ; Achille s’impatiente aux champs Élysées et se demande déjà pourquoi tu les retiens si longtemps sur la rive. Tu n’as pas souvent, vieux nocher des enfers, de semblables aubaines. Bien des siècles s’écouleront avant que tu puisses recevoir dans ta barque des passagers dignes d’aller rejoindre ceux qui se présentèrent ce jour-là sur les bords du Styx. Il faut que tu attendes deux mille trois cent trente-cinq ans les zouaves du pont de Traktir.

La nation grecque se trouva montée par l’exemple de Léonidas et de ses compagnons à un paroxysme d’énergie. Et pourtant les Perses aussi s’étaient bien battus. La garde impériale de Xerxès, les Immortels, avait assailli de front la position que d’autres tournaient. Leurs cadavres pressés auraient dit l’acharnement dont ils avaient fait preuve, si Xerxès ne se fût hâté de les faire inhumer. Le spectacle d’une pareille hécatombe donnait une trop haute idée des sacrificateurs. « Que pensez-vous, milord, de ces nobles cicatrices ? demandait le régent de France à l’ambassadeur d’Angleterre, en lui montrant les vétérans abrités sous le dôme des Invalides. — Je pense, répondit lord Stairs avec son flegme hautain, à ceux qui les ont faites. » Un soldat mutilé assistait silencieux à cet entretien ; ses lèvres frémissantes laissèrent échapper involontairement la réplique : « Ceux-là sont morts, » dit-il. Les enfans de Sparte aussi étaient morts, mais ils n’étaient que 300 et près d’un million d’hommes les avait assaillis.

Les vainqueurs trouvent toujours des alliés : la marche de Xerxès à travers la Doride, la Phocide et la Béotie fut une marche triomphale. Avides de pillage, irrités par de vieux griefs, les Thessaliens conduisaient l’invasion. Xerxès ne rencontrait plus que des gens du parti mède ; la cause d’Athènes était aussi abandonnée que le fut en 93 celle de la convention. Reculant partout sur terre et sur mer, les Grecs semblaient concentrer désormais leur espoir dans la défense du Péloponèse. L’armée navale s’était retirée dans la baie de Salamine, les habitans de l’Eubée avaient fui, les Athéniens fuyaient à leur tour. Pour beaucoup, Salamine ne paraissait pas un asile encore assez sûr ; les uns allaient chercher un refuge à Trézène, d’autres demandaient l’hospitalité à Égine. Par bonheur, la flotte n’avait fait de pertes que dans les combats ; la tempête, si cruelle aux Perses, l’avait épargnée. De toutes parts lui venaient en cette extrémité terrible des renforts. L’équilibre du nombre tendait insensiblement à se rétablir entre les deux adversaires qui s’étaient mesurés pendant trois jours sur la rade d’Artémisium. Au moment où les généraux se demandaient s’ils n’abandonneraient pas Athènes à son sort, on comptait devant Salamine 89 vaisseaux du Péloponèse, 180 d’Athènes, 97 de Mégare, d’Ambracie, de Leucade, d’Égine, de Chalcis, d’Érétrie, de Céos, de Naxos, de Styros, de Cythnos, de Crotone. — Serpho, Siphante et Milo n’avaient envoyé que des pentécontores. — 366 vaisseaux sérieusement résolus à combattre, s’appuyant à leur territoire, peuvent en braver 600 ébranlés par toutes les épreuves qui n’avaient cessé d’affliger les Perses. Le point important était de bien choisir le terrain sur lequel on résisterait. La côte était alors la base obligée de tout ordre de bataille. On se battait autant que possible à portée de trait du rivage. Si la trière était fracassée, les naufragés gagnaient le rocher le plus voisin, la grève la plus proche, à la nage. Vaincus en vue de Salamine, les Grecs n’avaient pour refuge qu’une île où il serait facile au vainqueur de les bloquer ; défaits près de l’isthme qui sépare le golfe de Corinthe de la mer d’Égine, ils avaient tout le Péloponèse derrière eux. C’était donc vers l’isthme qu’inclinaient généralement les projets de retraite ; les Athéniens seuls ne pouvaient se décider à s’éloigner de l’Attique. Mais l’Attique n’était-elle pas irrévocablement perdue ? Ravagée tout entière par le fer et la flamme, elle ne présentait plus qu’un monceau de ruines. Athènes même, laissée sans défenseurs, venait d’être occupée. A quoi bon s’obstiner à rester sous ses murs ? Déjà les généraux du Péloponèse avaient peine à contenir leurs équipages. Sur ces navires où s’entassaient plus de 200 hommes, rameurs et hoplites, on devait, comme on peut aisément le supposer, se trouver fort à l’étroit. Aussi était-ce à terre que se passait le plus souvent la nuit, à terre que se prenaient les repas. Dès que les marins des vaisseaux confédérés ont appris que l’Acropole est aux mains des Perses, ils courent à la plage, remontent sur leurs navires et, pour mieux faire connaître à qui les commande leurs intentions, ils s’empressent, sans lever l’ancre encore, sans larguer les amarres qui attachent la trière au rivage, de déployer leurs voiles. C’est ainsi que les flottes chinoises délibèrent et se mettent en mesure de compter les suffrages. Toute jonque qui montre une voile hissée est d’avis de partir, tout bateau qui laisse ses antennes amenées opine pour que la flotte continue de rester au mouillage. Les Péloponésiens avaient beau multiplier ces manifestations séditieuses, Thémistocle insistait toujours pour qu’on n’en tînt pas compte. S’il eût été à la place de Morard de Galles, il ne se serait pas laissé si aisément ramener du mouillage de Quiberon. Rien ne l’ébranlait, ni les démonstrations en masse, ni les injures que ses collègues ne lui épargnaient pas. Les débats des Grecs ont toujours été orageux. Colocotroni, s’il en faut croire les chroniqueurs de la guerre de l’indépendance, jetait dans ces occasions des écorces de citron à la face de ses contradicteurs ; le général des Corinthiens, Adimante, menaça, dit-on, du bâton Thémistocle. Mais l’amiral d’Athènes parlait au nom de 180 vaisseaux. Les Péloponésiens pouvaient faire route pour l’isthme, si bon leur semblait ; les Athéniens ne les y suivraient pas. Tout restait en suspens, confus et agité, quand les Perses parurent. L’armée navale des Perses avait franchi l’Euripe que la flotte grecque ne défendait plus ; trois jours après, elle se déployait dans la baie de Phalère.

Xerxès en personne descendit des montagnes à sa rencontre. Cinq millions d’hommes avaient quitté l’Asie ; le plus beau de tous, celui que sa haute taille et la majesté de ses traits eussent suffi pour désigner comme le chef de tant de nations, c’était, de l’aveu d’Hérodote, le fils de Darius. Il prit siège sur la plage et fit comparaître devant lui les rois et les princes des vaisseaux. Chacun s’assit à la place d’honneur qui lui fut désignée. Là se rencontrèrent, tenant le premier rang, le roi de Tyr et le roi de Sidon ; à leurs côtés, la reine d’Halicarnasse. Xerxès voulait savoir s’il convenait de livrer bataille. « Avant le jour du combat, dira près de quatorze cents ans plus tard dans ses Institutions militaires l’empereur Léon, assemblez vos préfets pour délibérer avec eux, et suivez ce qui sera jugé le meilleur à la pluralité des voix. » Tel n’était pas en 1571 l’avis du duc d’Albe. « Vous ne rencontrerez que trop de gens, écrivait-il à don Juan d’Autriche, qui croiront se faire honneur en vous adressant des paroles magnifiques. Si votre excellence ne s’arme pas d’avance contre ces excitations, elle s’en trouvera très mal, je l’en préviens. Que votre excellence comprenne que les premiers ennemis contre lesquels il lui faudra lutter seront ses propres soldats, toujours prêts à lui conseiller de combattre hors de propos. Pour peu qu’elle hésite alors à suivre leur avis, elle doit se préparer à braver leurs murmures, à les entendre s’écrier avec amertume « qu’elle perd les occasions. » Puis la plupart s’en iront répétant : « J’étais d’avis qu’on livrât bataille, j’ai conseillé de ne pas laisser échapper une occasion qui ne se retrouvera peut-être plus. » J’avoue que votre excellence me paraît bien jeune pour résister à de pareils assauts. Nous-mêmes vétérans, nous en éprouvons souvent de grands embarras ; mais que votre excellence se souvienne qu’elle descend d’un père qui lui a donné, avec la naissance, le cœur d’un soldat et le droit de s’élever au-dessus des calomnies. » Entre les préceptes de Léon le Philosophe et les conseils si différens du vieux duc de fer, on pourrait se trouver embarrassé. Les leçons de l’histoire ne seront pas de trop pour éclaircir la question.

Le cercle est formé dans l’ordre rigoureux des préséances. Mardonius va de l’un à l’autre, recueillant, selon qu’il lui a été enjoint, les opinions ; il vient ensuite rapporter textuellement au roi ce qu’il a entendu. La dignité de Xerxès ne permettait pas qu’il interrogeât lui-même ses capitaines. L’assemblée s’est montrée à peu près unanime : « Il faut sans tarder aller attaquer les Grecs. » Artémise presque seule a le courage d’exprimer un avis contraire. « Pourquoi affronter les chances toujours incertaines d’un combat, quand il suffit d’attendre quelques jours pour voir la flotte confédérée se dissoudre ? Ces vaisseaux, on les représente comme une proie toute prête sur laquelle, dès qu’on le voudra, il n’y a plus qu’à étendre la main : on devrait se souvenir qu’il n’a pas été déjà si facile d’en venir à bout dans les eaux de l’Eubée. Ne sait-on pas que les vivres des Grecs tenus à distance du continent s’épuisent, que leurs chefs, plus que jamais divisés, ne cherchent qu’un prétexte pour rompre le pacte qui unit leurs escadres ? Le roi possède Athènes ; il peut, dès ce moment, prendre ses quartiers d’hiver et remettre à une autre campagne la conquête du Péloponèse. » La sincérité courageuse dont Artémise, en cette occasion, faisait preuve, ne déplut pas, comme les ennemis de la reine l’avaient espéré, au jeune et puissant souverain des Perses. Charmé au contraire de trouver tant de sagesse unie à tant de vaillance, Xerxès déclara la reine d’Halicarnasse plus que jamais digne de son estime. Il la loua, et suivit les avis des autres. « Les paroles magnifiques » dont parle le duc d’Albe entraînaient Xerxès à sa perte.

Qu’espérer de mieux d’un conseil de guerre, quand ce conseil n’a pas pour unique objet d’initier les sous-ordres à la pensée du chef et de leur communiquer ses ordres ? « Dieu, quand il eut créé l’homme, a dit saint Augustin, crut avoir assez fait en lui donnant la vie ; il le remit ensuite aux mains de sa propre sagesse. » Mais la responsabilité est une si lourde charge que les cœurs les plus résolus ne savent pas toujours se défendre de la tentation qui les porte à vouloir en partager le poids. En agissant ainsi, ils cèdent à une illusion. « Les conseilleurs, a dit un vieux proverbe, ne sont pas les payeurs. » Rien de plus juste, quiconque a commandé en a fait l’épreuve.


III

Xerxès a donné l’ordre de livrer bataille. Sans perdre un instant, ses 600 vaisseaux, — il est douteux qu’il lui en restât davantage, — évacuent la rade de Phalère et viennent jeter l’ancre à la pointe orientale de l’île dont le centre demeure occupé par les Grecs. L’îlot de Psytalie sert aux généraux perses de point d’appui. Sur cet îlot, ils ont jeté une troupe considérable qui doit, pendant le combat, tendre la main à leurs naufragés, achever, à coups de javelots et de harpons, les naufragés ennemis. La nuit vient ; l’aile gauche de la flotte, — 200 vaisseaux au moins, — se glisse sans bruit le long du rivage extérieur de Salamine. Où vont ces navires ? Ils vont, du côté d’Eleusis, fermer la retraite aux Grecs. Ici, comme aux Aphètes, on oublie que les Grecs ne sont pas encore vaincus. Cette manœuvre, excellente quand l’ennemi qu’on enveloppe n’est pas de force à rompre les mailles du filet, exige avant tout une grande ponctualité dans l’exécution. Pour le moment, elle n’a qu’un résultat : elle met un terme aux indécisions qui se prolongeaient encore à Salamine. Un Athénien jadis frappé d’ostracisme est accouru d’Égine à l’annonce du péril nouveau qui menaçait sa patrie. Il a, grâce à l’obscurité, pu traverser les rangs de cette portion de la flotte des Perses qui garde, depuis quelques heures, l’issue du détroit. « Rien ne sert à présent de discourir, dit-il à Thémistocle. Qu’on décide ce qu’on voudra au sujet du départ ; la flotte ne peu plus partir, elle est cernée. J’ai vu de mes propres yeux ce que j’avance. » L’homme qui s’exprime ainsi n’est pas un témoin vulgaire ; c’est Aristide, le fils de Lysimaque. Une sentence injuste l’a fait sans foyer ; elle ne lui a rien enlevé de l’estime universelle qui s’attachait jadis à son nom. Le voilà redevenu citoyen le jour où la cité n’est plus, soldat quand les plus fermes ont perdu l’espoir de la victoire et ne s’apprêtent, comme aux Thermopyles, qu’à bien mourir. On l’entoure, et soudain dans le camp tout est en émoi. Les vaisseaux se remplissent de rameurs et d’hoplites ; « la rame est assujettie à son tolet ; » le câble ne retient plus le navire au rivage, tout est prêt : Levez l’ancre, car voilà les Perses ! Formée sur quatre rangs, la masse noire se dégage lentement de l’ombre de Psytalie ; lentement aussi, elle se répand dans la rade. Les rameurs ménagent leurs forces. Pour aller attaquer les Grecs, la flotte de Xerxès a une double conversion à opérer. Elle pivote sur le vaisseau de gauche pendant que l’aile droite se hâte et décrit un circuit immense. Les quatre escadres rangées l’une derrière l’autre essaient en vain de combiner leurs mouvemens ; la baie ne présente plus que le spectacle d’une cohue confuse ; tout ordre régulier a disparu. Le flot des Perses continue cependant de s’épancher. Aux yeux des Grecs ce flot semble intarissable ; c’est l’effet ordinaire sur ceux que l’inondation menace. On a peine à croire cependant, quoi qu’en dise Hérodote, que les contingens des Cyclades aient pu combler les vides produits par deux tempêtes et trois combats sanglans. Moins d’incertitude nous paraît régner sur le chiffre des vaisseaux grecs. Acceptons sans contestation celui qu’ont dû garder les tables d’airain des villes confédérées. Ainsi donc 76,000 hommes, montés sur 380 vaisseaux environ, attendent, le cœur battant à coups pressés dans la poitrine, le choc de cette armée dont leur émotion grossit probablement outre mesure les forces. Quelque large qu’il nous plaise de faire la part aux exagérations habituelles des Grecs, il n’en est pas moins vrai que plus de 140,000 hommes vont se trouver aux prises et s’égorger durant de longues heures dans un bassin qui n’est guère plus vaste que la rade de Toulon. Voit-on d’ici ces guerriers, debout sur la proue, la lance en arrêt, semblables aux jouteurs que nous montrent nos fêtes, ces hoplites balançant les longues javelines qu’on serait tenté de prendre pour des harpons de baleiniers, ces archers de Babylone, — les premiers archers du monde, — l’arc bandé, la flèche sur le nerf qui frémit, ces pilotes prêts à faire tourner la trière sur elle-même d’un seul coup de leur aviron de queue, ces rameurs courbés sur leurs bancs, les bras déjà tendus, les triérarques enfin guettant, du haut de la poupe, le moment propice pour aller frapper de l’éperon d’airain le flanc ennemi ! Attendez quelques minutes encore, l’écho de Salamine va vous renvoyer la voix des céleustes et vous pourrez saisir le bruit lointain de près de 20,000 rames battant à la fois le tolet de chêne vert et retombant dans l’eau en cadence. L’eau jaillit de toutes parts ; une bande de thons ou de marsouins ne se débattrait pas avec plus de furie dans la madrague. Quelle formidable clameur s’est soudain élevée ? Les Grecs ont entonné leur péan de guerre, et « le tonnerre de la langue perse » — on croirait entendre les Turcs de Prévésa ou de Lépante — roule en grondant au-devant des Hellènes. Voguez ! voguez ! généreux champions sur lesquels l’Europe et l’Asie ont les yeux, les proues aux trois dents vont bientôt s’enfoncer dans la chair vive des galères. Les Grecs tout à coup ont levé les rames, la vogue se retourne, et, d’un mouvement aussi rapide que celui qui les portait en avant, les trières, fendant l’onde par la poupe étonnée, se rapprochent à force de bras du rivage. « O Athéniens ! jusqu’où ferez-vous reculer vos poupes ? » C’est la voix de Minerve elle-même qui vous reproche une manœuvre bien faite pour encourager l’audace et pour favoriser l’élan de l’ennemi. Les dents serrées d’airain s’ouvrent, il est vrai, comme une mâchoire béante devant les Perses, le rivage se garnit d’une longue rangée de lances et de javelines, des monceaux de galets vont voler en l’air si l’ennemi fait mine de vouloir forcer ce double rempart. La position est forte. Minerve cependant attendait mieux des Grecs ; il est évident que les Grecs ont résolu de se tenir jusqu’à nouvel ordre sur la défensive.

Les incidens jouent un grand rôle dans la guerre navale. L’amiral De Grasse a livré le combat de la Dominique pour préserver d’une capture imminente le vaisseau le Zélé. Les Grecs rompent involontairement leur front de bataille pour voler au secours d’Arminias de Pallène. Dans le mouvement de retraite, Arminias est resté en arrière, et un vaisseau perse vient de l’aborder. En un instant, la mêlée est devenue générale. Les Athéniens ont trouvé des adversaires dignes de leur courage, car ce sont les Phéniciens que le sort a placés devant eux. Les Phéniciens occupent l’aile occidentale, du côté d’Eleusis. Les Ioniens sont à l’aile opposée, du côté du Pirée ; ils ont en face les Péloponésiens. On doutait de la fidélité des marins de l’Ionie, et le cœur de ces hommes de race hellénique devait en effet incliner en faveur de la Grèce ; mais une fois l’action engagée, une fois les premiers coups reçus, les Ioniens, aussi bien que les Phéniciens, s’animèrent au jeu. Les mêlées ont cela de bon que les défections en masse y sont impossibles.

Où est la bataille à cette heure ? Partout, d’un bout à l’autre du front des deux armées. Quelle en sera l’issue ? Il est difficile de le pressentir. Assis sur son trône, au pied du mont Ægalée, en face de Salamine, Xerxès n’aperçoit plus dans la baie qu’un désordre affreux. La bataille est devenue une série de combats particuliers. Théomestor et Phylace, deux Samiens, prennent des vaisseaux grecs ; Polycrite dïSgine coule un vaisseau de Sidon. Artémise se fait jour à travers les navires qui l’entourent. Dans la chaleur du combat, son éperon ne distingue plus les amis des ennemis. Le vaisseau que monte le roi des Calyndiens, Damasithyme, sombre sous la proue de la trière qui porte la reine d’Halicarnasse. Il a le sort du vaisseau l’Impérial, démâté de ses trois mâts au combat de Santo-Domingo par la volée d’un autre vaisseau français l’Alexandre. Était-il donc si difficile d’éviter ces désastreuses méprises ? L’Impérial combattait le pavillon haut, et d’ailleurs il était le seul vaisseau à trois ponts des deux flottes. D’un autre côté, Hérodote et Homère ne nous apprennent-ils pas que les Grecs couvraient d’une couche de vermillon les flancs de leurs navires ? Les Grecs auraient-ils abandonné depuis peu cette coutume, ou faut-il croire avec Hérodote que la reine n’avait pas oublié une querelle qui datait pourtant du passage de l’Hellespont, et qu’en brisant ce vaisseau si malencontreusement placé par le sort sur sa route, elle frappait à dessein un ennemi personnel ? Si Hérodote avait assisté, comme Eschyle, à un combat naval, il n’eût point adopté cette indigne hypothèse. Quand le tumulte de la mêlée confond les escadres, la couleur de la coque ou du drapeau n’y fait rien. Il faut se garder de tout vaisseau qui approche, et le rostre d’airain est encore plus à craindre dans ce cas que le canon. Combien d’événemens récens se sont chargés de justifier la bonne foi de la reine Artémise ! Combien ont démontré la nécessité de multiplier, avant d’engager l’action, les signes de reconnaissance et les conventions de tout genre ! On se coule souvent en temps de paix. Qu’arrivera-t-il au jour de la bataille si chacun reste libre de tourner dans le sens qui lui convient ? Régler à l’avance ces détails délicats sera certainement dans les guerres futures la grande préoccupation des chefs.

Du haut de son observatoire, Xerxès n’avait vu que le coup foudroyant porté par la reine. Il ne douta pas un instant que ce ne fût un navire ennemi qui sombrait. « Est-ce bien Artémise, dit-il, qui vient de couler ce vaisseau grec ? — Assurément, s’empressèrent de répondre les secrétaires qui l’entouraient et qui, par ses ordres, n’avaient pas cessé de noter tous les incidens du combat. Nous reconnaissons le vaisseau de la reine à sa marque distinctive. » Artémise, suivant la judicieuse remarque d’Hérodote, fut favorisée par la fortune jusqu’au bout : aucun des Calyndiens ne survécut pour venir porter plainte au tribunal du roi ; l’enthousiasme de Xerxès n’eut donc pas à se raviser. Xerxès avait compté sur une prompte victoire, et la victoire le faisait attendre. Il eût voulu que tous ses vaisseaux eussent des capitaines aussi hardis et aussi heureux qu’Artémise. « Mes hommes, s’écriait-il dans sa fiévreuse impatience, sont devenus des femmes ; ce sont les femmes aujourd’hui qui combattent en hommes. » Ce propos, s’il n’a pas été inventé par quelque bel esprit, renfermait un reproche immérité. Aucun Perse ne fuyait. Lebrun a chanté dans des vers dignes de Pindare ou d’Homère les marins du Vengeur disparaissant lentement sous les flots sans vouloir amener leur pavillon. Les sujets de Xerxès non plus ne demandaient pas grâce ; « quand le sort les plongeait dans l’abîme, » leurs vaisseaux, non moins héroïques que le Vengeur, se laissaient dévorer si fièrement par le gouffre qu’ils avaient l’air « de le conquérir. » Un vaisseau de Samothrace fit mieux encore. La proue d’un navire grec l’avait ouvert ; le tillac s’enfonçait peu à peu sous les pieds de l’équipage : du pont, que déjà le flot couvre, les hardis insulaires ne lancent pas avec moins d’adresse et d’ardeur leurs javelots. La trière de Samothrace, vous la chercheriez en vain ; elle repose au fond de la baie de Salamine ; mais son équipage n’a fait que changer de vaisseau, il court à de nouveaux combats sur le navire grec, car ce navire, où déjà l’on chantait victoire, il vient de s’en rendre maître.

Gloire aux vaincus ! Il peut y avoir de la gloire pour les deux partis dans toute affaire sérieuse ; l’important, c’est d’avoir les poètes de son côté. Malheur aux lions qui ne savent pas peindre ! Il est vrai que les lions la plupart du temps dans la défaite se déchirent. La fortune ne s’est pas encore bien nettement prononcée que déjà les Phéniciens accusent les Ioniens de n’avoir pas fait leur devoir. Accuser ! quand il faudrait combattre. Xerxès récompense comme ils le méritent ces trop zélés délateurs ; il leur fait sur-le-champ trancher la tête. Le cœur du jeune roi commence à déborder d’amertume. Il voit clairement poindre peu à peu la déroute. Les armes ne sont pas égales dans ce combat qui se livre généralement corps à corps. La lance à Salamine aura raison de la flèche, comme à Lépante l’arquebuse espagnole. Rien ne prévaut contre la supériorité bien établie de l’armement.

Les Grecs ne sont pas seulement mieux armés ; ils ont aussi l’avantage de la position. Lorsque leurs vaisseaux sont coulés, ils peuvent gagner l’île de Salamine à la nage. Les Perses n’ont pas la même ressource ; l’îlot de Psytalie, leur base d’opérations, est trop éloigné. D’ailleurs, ces barbares, au dire d’Hérodote, pour la plupart, ne savent pas nager. Dans les grandes luttes que nous réserve peut-être l’avenir, la pratique de la natation ne sera pas moins nécessaire qu’elle ne l’était dans les combats de cet âge héroïque. Il fallait, au temps de Richelieu, se pourvoir, suivant les ordres du grand cardinal, de bandages et de fers rougis au feu. Les médecins de nos jours se hâtent d’étaler aux premiers sons du tambour, dans le poste où ils courent attendre les blessés, leurs scies et leurs couteaux : n’oublions pas les ceintures de sauvetage. Le Re d’Italia, au combat de Lissa, ne mit que quelques minutes à sombrer. L’équipage tout entier avait abandonné les batteries. L’eau le gagnait si vite qu’il n’eut bientôt plus que l’arrière du navire pour refuge. Ce fut alors que quelques marins éperdus coururent au pavillon pour l’amener ; le pavillon était sous la garde d’un aspirant. L’enfant tira son sabre, écarta les mutins, et le Re d’Italia descendit, ses couleurs hautes, dans le gouffre. Le lendemain l’escadre de Persano recueillit près de 200 hommes qui s’étaient attachés à des épaves. Peu de blessés, beaucoup de noyés, voilà ce qu’il faut attendre désormais d’un combat naval. Nous retournons, je l’ai déjà dit, à la marine des anciens.

La situation des soldats débarqués sur l’îlot de Psytalie est devenue critique. Ils manquent à la flotte, la flotte également leur fait défaut, car elle ne les flanque plus. Aristide songe à tirer parti de ce mutuel abandon. Parmi les guerriers rangés sur le rivage de Salamine, il prend une troupe choisie, une troupe composée d’hommes pesamment armés et tous Athéniens. Il les fait passer sur l’îlot occupé par les Perses. Ce n’est pas un nouveau combat qui s’engage ; c’est un massacre impitoyable qui s’accomplit. Les Perses sont parqués dans Psytalie comme dans un abattoir ; ils tombent accablés sous une grêle de traits et de pierres. Le tranchant du glaive achève les blessés. La vaste baie s’emplit de gémissemens et des hurlemens du désespoir. Ces cris, le rude Eschyle, sept ans après, croyait les entendre encore, et son récit faisait frémir la Grèce. Combien parmi les Perses de chefs illustres ne reverront pas l’Asie ! Le commandant de la flotte lui-même, Ariabigne, ce fils de Darius, ce frère de Xerxès, qui conduisait naguère 1,200 vaisseaux, a trouvé la mort au milieu des débris flottans de ses trières. Quand deux coqs armés de l’ergot d’acier se présentent dans l’arène, il serait difficile de deviner quel sera le plus intrépide. Les plumes hérissées, les deux vaillans champions se précipitent l’un sur l’autre. Leur furie est égale. Les parieurs s’inquiètent, les enjeux les plus confians ne semblent tenir qu’à un fil. Tout à coup un des adversaires se dérobe. Les huées de la foule, les excitations de son maître sont impuissantes à le ramener au combat. On dirait un de ces héros d’Homère qui vient d’apercevoir le bras d’un dieu tendu dans la nuée contre lui. Pareille défaillance se remarque vers la fin de toutes les batailles. Il y a un moment où l’un des partis cède au sort, sans qu’on puisse reconnaître au juste ce qui le fait céder. Les Perses, — tous les rapports qui nous sont parvenus en font foi, — montrèrent beaucoup plus de bravoure dans les eaux de Salamine qu’ils n’en avaient montré dans les eaux de l’Eubée. Ils combattaient sous les yeux de leur roi, d’un roi aussi terrible dans sa justice qu’inépuisable dans ses récompenses. Leur courage pourtant soudainement a fléchi. Les gémissemens de Psytalie sont-ils arrivés pour les énerver jusqu’à eux ? Ou faut-il croire avec le poète Eschyle, un des héros de ce drame épique, « qu’une inspiration de génie » vient de les livrer à l’étreinte des Grecs ? Eschyle a vu « les navires hellènes enserrer de leurs anneaux concentriques les vaisseaux perses. » Qu’on nous pardonne nos doutes, Eschyle, suivant nous, n’a rien pu voir de semblable. Oublie-t-il que la flotte des Hellènes, — c’est lui qui l’affirme, — ne se composait que de 300 navires, que les généraux de Xerxès en commandaient 1,000 ? Envelopper 1,000 vaisseaux, 600 même, avec moins de 300, — car 10, de l’aveu du poète, ne prirent point part au combat, — ce n’est pas une manœuvre ; ce serait plutôt un miracle. Comme tant d’autres, Eschyle, désireux de charmer et d’enthousiasmer ses auditeurs, aura fait de la tactique après coup. La tactique peut jouer un grand rôle dans la préparation de la lutte. Quand la mêlée est une fois établie, la tactique n’est pas seulement impuissante, elle est impossible. Thucydide ne nous apprendrait pas que la stratégie navale avec ses manœuvres concertées à l’avance ne précéda pas chez les Grecs la guerre du Péloponèse, que nous n’en serions pas moins incapables d’expliquer par quels procédés d’entente inconnus, à l’aide de quelle langue télégraphique ou de quels signaux généraux la flotte d’Eurybiade et de Thémistocle réussit à former cet ordre circulaire qui devait si brusquement changer la face de la bataille. La vérité n’est pas là ; elle est dans le rôle qu’Hérodote attribue au vaillant chef athénien, le montrant prompt à courir de sa personne sur les points menacés, toujours actif, toujours au plus chaud du combat, l’ivresse de la lutte sanglante dans les yeux, et la joie de voir des alliés jusque-là douteux démentir de funestes présages peinte sur tous ses traits. « Crois-tu maintenant, lui crie d’une voix retentissante le fils de Crios, Polycrite, crois-tu que les Éginètes soient du parti mède ? » Quand il parle ainsi, Polycrite vient de couler un navire sidonien. Partout où paraît « le signe qui indique la présence du général de la flotte athénienne » le conflit reprend avec une nouvelle vigueur. On interpelle Thémistocle, on l’acclame, Thémistocle ne songe pas alors à faire des signaux. Que de plans de bataille on a dressés, les uns pour justifier la défaite, les autres pour donner à la victoire une nouvelle saveur ! A Trafalgar, Churruca, interprète passionné des griefs espagnols, critique avec amertume la prétendue tactique de Villeneuve ; vingt ans plus tard, l’amiral Ekins nous expose que nous avons été battus pour avoir rangé nos vaisseaux en ordre concave, quand nous aurions dû les disposer en ordre convexe. Villeneuve, hélas ! n’a voulu qu’une chose : développer son armée en ligne droite, selon les anciens erremens ; s’il a fait de l’ordre concave, c’est bien certainement contre son gré. La ligne s’est creusée au centre, parce que les vaisseaux du centre sont tombés sous le vent. La faiblesse de la brise a créé, sans que le général y eût part, un ordre nouveau. Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il n’est pas de combinaison tactique qui eût pu, en ce jour, racheter l’infériorité de notre tir et le défaut d’homogénéité de nos escadres.

Sur le terrain de l’action, il est une chose plus essentielle que la géométrie, c’est l’appréciation exacte, à tous les instans de la lutte, de la situation. On ne voit que ses plaies, on ignore les blessures de son adversaire. Que de fois on s’est retiré devant un ennemi prêt à crier merci ! Dans les mers de l’Inde, un lieutenant de vaisseau, qui devait devenir l’amiral Hugon, se trouvait embarqué sur la Psyché. Savez-vous qui commandait cette frégate ? Le plus brave sans contredit et le plus chevaleresque de nos capitaines. Il suffit de le nommer : c’était Bergeret. Un combat acharné s’engage entre la Psyché et la frégate anglaise le San-Fiorenzo. Le calme sépare les combattans. La frégate française est désemparée, sa batterie est jonchée de morts, de blessés, de mourans ; ses pompes la soutiennent à peine à flot. Bergeret fait appeler le lieutenant Hugon et l’expédie à bord de la frégate anglaise. La Psyché se soumet-elle à la mauvaise fortune ? Pourquoi alors n’a-t-elle pas amené son pavillon ? C’est que Bergeret veut bien rendre une frégate qui va lui manquer sous les pieds, mais qu’il ne veut pas rendre avec le bâtiment l’équipage. Portées par Hugon à bord du San-Fiorenzo, ces conditions insolites sont acceptées. On ne rencontrerait pas d’autre exemple d’une semblable capitulation dans l’histoire navale. La défaite devient ici une gloire de plus pour nos armes, et les Anglais n’en ont pas jugé autrement, car, loin de récompenser le capitaine du San-Fiorenzo, ils l’ont destitué. Eh bien ! le croirait-on ? nous avons entendu, trente années plus tard, l’amiral Hugon déclarer que le spectacle qui frappa ses yeux, quand il monta sur la frégate anglaise, l’avait fait hésiter un instant à s’acquitter de sa mission. La Psyché était peut-être, malgré tous ses dégâts, moins maltraitée, moins mutilée, moins sanglante que la frégate ennemie à laquelle on livrait sa coque.

Quand les Perses prirent le parti de se retirer, est-il bien certain qu’un peu plus de ténacité ne leur eût pas laissé la possession du champ de bataille ? La retraite des barbares, quoi qu’en disent Eschyle et Hérodote, ne paraît pas avoir été une déroute. Les barbares allèrent tout simplement reprendre le mouillage de Phalère pendant que les Grecs retournaient au mouillage de Salamine. Les Grecs étaient incontestablement vainqueurs ; leur triomphe semblait si peu décisif qu’ils s’attendaient à voir le combat se renouveler le lendemain. Beaucoup de vaisseaux perses dont les rames étaient fracassées furent poussés par le vent vers le fond du détroit. Ils y trouvèrent les vaisseaux éginètes. L’escadre d’Égine formait la réserve. L’avait-on chargée de surveiller les 200 vaisseaux qu’on craignait de voir apparaître du côté d’Eleusis ? Tout nous porte à le croire. Mais cette division détachée, dont l’intervention eût assurément fait hésiter le destin, ne se montra pas. C’est surtout à son inaction qu’il faut attribuer la défaite des Perses. Le soir de Waterloo, Napoléon, quand il attendait Grouchy, se vit obligé de contenir le corps de Bulow. Xerxès, au lieu du secours qu’il s’était promis, trouva le fond du golfe occupé par les Éginètes. Tel est le danger de tous les mouvemens excentriques. Manœuvrer à distance est souvent fort habile ; garder toutes ses troupes sous la main est plus sûr.

Les Perses ne furent nullement inquiétés à leur mouillage de Phalère. Ils purent donc y délibérer en paix. Les 200 vaisseaux détachés « pour envelopper en cercle l’île d’Ajax » rallièrent probablement la flotte pendant la nuit. Les Grecs se tenaient prêts pour une seconde bataille. Leur position s’était pourtant singulièrement améliorée, car ils occupaient maintenant l’îlot de Psytalie. S’il y eut « une inspiration de génie » dans la grande journée de Salamine, on doit la chercher là où elle existe réellement, c’est-à-dire dans la décision d’Aristide. Xerxès jugea sainement la situation. Ce qui était perdu, ce n’était pas seulement une bataille, c’était le prestige des armes. Il fallait donner aux esprits ébranlés le temps de se remettre. Si l’on avait eu sujet de douter des Ioniens avant le combat, ces soupçons pouvaient sans injustice prendre plus de consistance après une défaite. Cette armée si hétérogène ne pouvait garder sa cohésion que sous une succession non interrompue de triomphes. Sans la retraite de Moscou et la bataille de Kulm, nous aurions trouvé des alliés plus fidèles en Russie et aux champs de Leipzig. Les seuls soldats sur lesquels Xerxès pût invariablement compter, c’étaient les soldats qui avaient conquis « l’Asie jusqu’au cours de l’Halys et le golfe du Strymon, » qui avaient subjugué a les fières cités de la vaste nappe d’Hellé, la Propontide aux profondes déchirures et les bouches du Pont. » Pour les vétérans de Darius comme pour ceux de Napoléon, l’inconstance du sort ne signifiait rien ; ce n’était qu’une méprise passagère de la fortune.

Xerxès fit appeler Mardonius et Artémise. A la reine il confia le soin de conduire ses fils à Éphèse, à Mardonius celui d’occuper la Grèce. « Que tu vives, lui dit la reine en partant, que ta maison ne soit pas ébranlée, et les Grecs auront plus d’une fois à lutter pour leur propre salut ! » 300,000 hommes devaient rester en Grèce avec Mardonius. Cette armée fut choisie parmi les meilleures troupes de l’empire. On la composa d’abord des Immortels, dont le nom venait de ce que l’on tenait toujours ce corps au complet, puis de l’infanterie perse munie de cuirasses, puis des cavaliers compris sous la dénomination des mille chevaux, des Mèdes enfin, auxquels Mardonius demanda qu’on adjoignît les Saces, les Bactriens, les Indiens, infanterie et cavalerie. Ces dispositions prises, Xerxès se réserva la tâche la plus rude. Il se chargea de ramener en Asie le reste de l’armée. Cette multitude présentait une analogie frappante avec la troupe qui suivit plus tard Pierre l’Ermite. On l’avait partagée en nations, et chaque nation marchait autant que possible sous sa propre bannière. Une pareille troupe eût été de peu de secours dans les combats ; on l’avait trouvée d’une rare utilité quand il avait fallu jeter des ponts, creuser des canaux et percer des routes. Toute armée asiatique à ainsi ses « azabs, » qui prennent les devans « pour faire le dégât. » On les fauche, on les tue ; ils tombent par milliers sur les routes ou dans les fossés ; c’est sur leur corps qu’on arrive à la brèche. La destruction de ces enfans perdus ne constitue pas un désastre, pourvu que le gros de l’armée reste intact. En faisant deux parts de ses troupes, Xerxès agissait comme eût agi à sa place Soliman. Le fleuve débordé se préparait à rentrer dans son lit ; Xerxès commençait par en pousser devant lui toute l’écume. On ne peut appeler de telles dispositions une fuite ; l’histoire n’a pas eu souvent à en enregistrer d’aussi sages. Quant à la flotte, elle reçut le soir même l’ordre de faire voile vers l’Hellespont. Il eût été difficile de la faire hiverner en Grèce. Comment aurait-on pu y nourrir les équipages ? Le pont de bateaux était d’ailleurs la sauvegarde de l’armée. Xerxès ne jugea pas hors de propos d’assurer le plus tôt possible à cette dernière issue une protection efficace.


IV

Dès que l’obscurité fut assez complète pour dérober à la connaissance de l’ennemi ses mouvemens, la flotte des Perses partit de Phalère. Le jour retrouva les Grecs sur la défensive. Eurybiade et Thémistocle en crurent à peine leurs yeux, quand ils s’aperçurent que la rade de Phalère était vide. Thémistocle était de cette race des Nelson qui ne croient jamais avoir assez fait quand il reste un vaisseau à capturer. Il voulait poursuivre jusqu’en Asie la flotte disparue. Eurybiade et les Péloponésiens se déclaraient trop heureux d’être débarrassés de la présence des barbares ; ils n’auraient, sous aucun prétexte, consenti à entraver leur retraite. Les Grecs cependant poussèrent jusqu’à Andros, puis jusqu’à Carysto, sur la côte méridionale de l’Eubée. Ils n’allèrent pas plus loin. Les vaisseaux perses continuèrent donc paisiblement leur route. On prétend qu’au moment de dépasser le cap Sunium ils prirent, à la lueur douteuse des étoiles, les falaises de l’Attique pour des voiles athéniennes. Tout grand événement laisse de ces émotions. La méprise des Perses eût-elle en effet eu lieu, qu’elle ne serait pas le signe d’une terreur bien profonde. Les flottes ne sont pas plus que les armées à l’abri des évocations de fantômes. Combien de fois la clarté même du jour n’a-t-elle pas été suffisante pour permettre aux plus braves et aux plus illustres de compter avec le sang-froid voulu le nombre des vaisseaux rangés sur leur route ! Combien d’inexplicables illusions ont converti en navires de guerre des voiles marchandes, des bateaux ou des roches ! La chose est plus fréquente encore quand il s’agit de reconnaître à la coupe du foc, à la nuance de la toile, à l’écartement des sabords, si l’on a devant soi des amis ou des ennemis, des vaisseaux de la compagnie des Indes ou des men of war. Par quelle fatalité Ganteaume a-t-il, devant Mahon, perdu l’occasion de ravitailler l’Égypte ? D’où vient que Linois, au détroit de la Sonde, a laissé échapper le convoi de Chine ? Le vainqueur d’Algésiras, le compagnon du général Bonaparte sur le Nil, n’étaient ni l’un ni l’autre des amiraux timides. Que leur a-t-il manqué à tous deux dans ces occasions si graves qu’ils ne retrouvèrent pas ? D’y avoir vu clair dans leur lunette. Qu’on critique aujourd’hui, qu’on blâme, qu’on plaisante : quand il faudra juger de la force de l’ennemi à sa fumée, on comprendra mieux la nécessité d’avoir des éclaireurs hardis et rapides pour assurer la route des escadres.

La flotte de Xerxès avait pourvu à la subsistance d’une armée qui ne consommait pas moins de 5,000 kilolitres de blé par jour ; elle était destinée à rendre au roi un dernier service. Mardonius voulut accompagner son maître jusqu’en Thessalie. Ce fut dans cette province qu’il prit ses quartiers d’hiver. Quant à Xerxès, il continua sa marche sur l’Hellespont. La route était longue, la saison rigoureuse, les pays qu’on traversait dévastés. Où les vivres manquaient, — et ils manquaient souvent, — l’armée n’avait d’autre ressource, que de se nourrir de l’herbe des champs, des feuilles et de l’écorce des arbres. La dyssenterie ne tarda pas à exercer ses affreux ravages. La peste s’y joignit ; elle est le cortège inévitable des armées qui souffrent. On ne s’arrêtait pas cependant ; les malades seuls restaient en arrière. En quarante-cinq jours, Xerxès atteignit les bords de ce détroit que, six mois auparavant, il franchissait avec tant de pompe. Dans quel appareil différent il allait se montrer à ses sujets ! On aurait tort toutefois de prendre à la lettre les lamentations éloquentes que le poète a mises dans la bouche de la mère du grand roi. Le fils de Darius ne revoyait pas l’Asie en vaincu, mais en conquérant. L’Attique avait été subjuguée en trois mois, et, de la Thessalie, Mardonius la tenait encore sous sa griffe. Au lieu de poursuivre la flotte vaincue, les Grecs s’évertuaient en vain à faire le siège d’Andros et à ravager le territoire de Carysto. Un prompt exil allait payer les services de Thémistocle. Tout faisait présager que le Péloponèse serait facilement envahi et occupé dans l’espace d’un second été. Xerxès, il est vrai, avait payé sa gloire de la vie de près d’un million d’hommes. Semblables sacrifices n’étonnent pas outre mesure les Asiatiques. Tamerlan est rentré neuf fois à Samarkande, Soliman le Magnifique a fait dans sa vie quatorze campagnes : on ne leur a jamais demandé ce qu’avaient coûté leurs triomphes. Quand nous jugeons les rois, ayons soin de nous reporter à l’époque où ils ont vécu, de nous placer par la pensée au milieu des peuples sur lesquels ils étendaient leur sceptre. Sans cette précaution, l’histoire ne serait qu’un anachronisme perpétuel, un texte futile à déclamations ; nous n’en pourrions tirer aucun enseignement. La campagne entreprise par Xerxès contre la Grèce ne fut pas le caprice d’un souverain ; ce fut la croisade d’un peuple. L’Asie tout entière s’y porta non pas seulement avec soumission, mais avec une ferveur singulière. C’est qu’en effet il ne s’agissait pas ce jour-là d’ajouter une province de plus aux états du grand roi ; il s’agissait de savoir s’il resterait en Europe une menace perpétuelle pour les rivages de l’Ionie, de la Carie, de la Cilicie, pour Chypre et pour Rhodes, pour la Syrie et pour l’Égypte, pour la Lydie même. L’expédition d’Alexandre devait bientôt prouver que l’instinct des peuples asiatiques ne les trompait pas. D’accord avec les Ioniens révoltés, les Athéniens avaient incendié Sardes. Annoncer aux femmes perses qu’Athènes à son tour était brûlée, ce n’était pas leur apprendre un désastre, c’était plutôt de quoi faire battre des mains aux enfans. Si l’on en croyait Juvénal, Annibal lui-même n’a jamais pu se promettre d’autre fruit de ses peines.

En quittant la Thessalie, en traversant la Macédoine et la Thrace, Xerxès n’avait qu’une ambition : arriver rapidement sur les bords du détroit ; l’abondance attendait l’armée sur l’autre rive. Les deux ponts de bateaux avaient été emportés par la tempête ; la flotte par bonheur était là, exacte au rendez-vous que le roi, dans sa prévoyance, lui avait assigné. Elle transporta en quelques jours les troupes de Xerxès de Sestos à Abydos. Après cette opération, s’il y eut encore des victimes, ce fut un excès de bien-être, succédant à des privations inouïes, qui en fut cause.

La flotte avait sauvé les débris de l’armée ; elle empêcha le soulèvement de l’Ionie. Concentrée dans les eaux de Samos, elle tint toute la côte voisine en respect. Au retour du printemps, les Grecs, soit que leur flotte eût fait de grandes pertes à Salamine, soit que le zèle des confédérés se fût ralenti, ne trouvèrent à réunir que 110 vaisseaux. Deux nouveaux amiraux commandaient cette escadre : Léotychide pour les Spartiates et leurs alliés, Xantippe pour les Athéniens. La flotte grecque se rassembla dans les eaux d’Égine. Des messagers ioniens vinrent aussitôt la presser de passer en Asie. « L’Ionie n’attendait, disaient-ils, que l’apparition de quelques vaisseaux grecs pour se soulever. » Léotychide et Xantippe se portèrent à Délos ; ils n’osèrent jamais aller au-delà. Samos était devenue pour les descendans des conquérans de Troie de nouvelles colonnes d’Hercule. La navigation avait donc fait peu de progrès depuis l’invention de la trière, probablement parce que la trière, avec ses deux étages, perdit en qualités nautiques ce qu’elle gagnait en efficacité militaire. Le galion est resté empêtré là où passait gaîment la caravelle ; le navire cuirassé nous fera regretter plus d’une fois les agiles frégates de notre jeunesse. Il faut dire cependant que ce qui retint à Délos les nouveaux navarques, ce ne fut pas uniquement l’appréhension de tenter une traversée pour laquelle les Grecs rassemblés en Aulide ne demandaient aux dieux qu’un vent favorable, traversée que Léotychide et Xantippe eux-mêmes affrontèrent plus tard ; ce fut aussi la crainte de se jeter au milieu d’îles qu’ils savaient ou croyaient encore remplies de troupes. De mutuelles alarmes maintinrent ainsi, pendant tout le printemps, une zone neutre entre Délos et Samos.

Aussitôt que les chevaux de la cavalerie perse eurent brouté sur les bords du Sperchius l’herbe du printemps, Mardonius, entraînant à sa suite Thessaliens et Thébains, vint de nouveau occuper Athènes. Ses éclaireurs avaient déjà foulé le territoire de Mégare, et il se préparait à passer dans le Péloponèse, quand il apprit que l’isthme de Corinthe, fortifié avec une activité extraordinaire, était devenu inexpugnable. Les Perses savaient ce que leur avait coûté la conquête des Thermopyles ; ils n’étaient plus en mesure de renouveler ces sacrifices. D’un autre côté, il ne pouvait convenir à Mardpnius de rester dans l’Attique, pays pauvre, ruiné, où son armée n’eût pas tardé à connaître la disette. L’Attique eût d’ailleurs été pour les Perses un très mauvais champ de bataille, car le sol tourmenté s’y prête mal aux manœuvres de la cavalerie. Mardonius se hâta en conséquence de rétrograder vers Thèbes. En se retirant, il fit, selon la coutume invariable des barbares, le vide devant lui et alla établir son camp le long de l’Asope, sur le rêvera du Cithéron. Les Grecs, sous le commandement de Pausanias, s’étaient pendant ce temps avancés jusqu’à Eleusis ; ils voulurent bientôt entrer en Béotie. La cavalerie des Perses les chargea en vain. Quand ils eurent soutenu plusieurs assauts dans leurs positions, leur courage s’en trouva singulièrement raffermi. Le campement qu’ils occupaient était à peu près dépourvu d’eau ; côtoyant la base du Cithéron, ils allèrent, les armes à la main, en chercher un autre. La fontaine de Gargaphie, sur le territoire de Platée, leur parut pouvoir suffire provisoirement à leurs besoins ; ils assirent leur camp dans les environs. 110,000 Grecs, dont le tiers au moins était pesamment armé, faisaient dès lors face à Mardonius. Une manœuvre de nuit amena un engagement inattendu. L’engagement devint tout à coup une grande bataille. Mardonius y fut tué, et Platée accomplit ce que n’avait pu faire Salamine : Platée affranchit définitivement la Grèce.

Mardonius, — le Murat des Perses, — avait mérité qu’on dît de lui : « C’est un homme ! » L’histoire équitable ne dira-t-elle pas de Xerxès : « Ce fut un roi ? » Je le laisse à juger aux hommes d’état qui savent de combien d’élémens divers se compose dans toutes les affaires humaines le succès. Quand un souverain vient à bout de mettre en mouvement plus de 5 millions d’hommes, de nourrir, dans un pays en majeure partie désert, 2 millions de soldats, non-seulement durant quelques jours, mais pendant le long espace de cinq mois, il faut au moins rendre à ce souverain la justice de lui reconnaître les qualités d’un bon administrateur. Ce qui manqua aux Perses pour vaincre à Salamine et pour triompher à Platée, s’imaginerait-on par hasard que ce fut le courage ? Les Perses saisissaient les javelines des Grecs des deux mains et brisaient les armes dont on essayait de les percer. Archers et cavaliers, coureurs infatigables, montagnards vigoureux et de taille à terrasser tous les athlètes d’Olympie, guerriers remplis d’un sombre et religieux enthousiasme, soldats repus comme ne l’ont jamais été les troupes de Wellington, champions de l’Asie qui apportaient avec eux l’ascendant incontesté de la victoire, pourquoi donc les Perses ont-ils été battus ? Les Perses ont succombé, — c’est Hérodote, c’est Eschyle qui l’assurent, — « parce qu’ils n’avaient ni boucliers, ni cuirasses. » Xerxès aurait dû pressentir sans doute les conséquences que pourrait avoir ce désavantage. Mais, avec son javelot et son arc, le Perse avait déjà subjugué tant de peuples ! Pouvait-on penser que ses traits viendraient s’émousser sur quelques peaux de bœufs et sur quelques écailles de bronze ? Les petites causes dans la guerre ont de grands effets. Sans doute la Providence n’est jamais complètement absente en ces conflits ; il ne faut pas cependant se hâter d’en conclure que la cause qui triomphe était la cause la plus juste. Les successeurs d’Alexandre n’ont pas fait aux populations asiatiques un sort bien digne d’envie, et la monarchie universelle à laquelle tendait Xerxès, si elle eût été un joug pour la Grèce, eût du moins été pour l’Asie un bienfait. Après la destruction de la grande armada, les Anglais proclamèrent avec ironie que Dieu s’était fait, lui aussi, luthérien. Dieu nous juge, il ne prend point parti dans nos querelles ; ce serait y peser d’un trop grand poids. Ce qui semble toutefois apparaître à la lueur vacillante de l’histoire, c’est la volonté bien arrêtée du Créateur de donner toujours en fin de compte gain de cause à la civilisation.

Comme un ouvrier qui se complaît dans son œuvre, Dieu brise l’une après l’autre les ébauches imparfaites ; sa prédilection n’est acquise qu’à ce qui peut honorer le limon sorti de ses mains. D’où vient, s’il en est ainsi, que la race grecque n’ait pas fini par gouverner le monde ? Race plus heureusement douée, plus parée de tous les dons du corps et de l’esprit fit-elle jamais son apparition sur notre planète ? Les Romains n’ont presque rien ajouté à l’héritage qu’ils avaient reçu des colonies helléniques. C’est une nation lourde et brutale dont le génie propre paraît aussi court que le glaive dont elle se servait dans les combats. Et cependant le forum a triomphé de l’agora, l’épée du légionnaire a eu raison de la lance dorienne. C’est que le sénat de Rome représente la constance dans les vues, la fermeté inflexible dans les revers. Athènes si chère aux esprits délicats, Athènes la mère de tous les beaux-arts, Athènes qui a connu tous les genres de gloire et tous les héroïsmes, nous offre au contraire l’image saisissante de la mobilité. Le sénat romain remercie Varron de n’avoir pas désespéré, après Cannes, du salut du pays ; le peuple athénien exile ou immole ses généraux vainqueurs. Il n’épargne même pas les philosophes. Nos pères avaient imaginé une belle devise : « Aux grands hommes la patrie reconnaissante. » Athènes en pratiquait une autre ; elle avait fait de l’ingratitude la première vertu de sa république.

Il restait un dernier coup à porter aux Perses. Ce coup ne leur manqua pas. Les nations ont des heures néfastes ; les maux alors, suivant l’expression d’Eschyle, leur viennent par milliers ; « il leur en vient de la mer, il leur en vient de la terre ; » 60,000 hommes avaient paru à Xerxès un détachement suffisant pour garder les côtes de l’Ionie ; 60,000 hommes forment un cordon bien mince, quand il leur faut protéger un littoral de quelque étendue. Les flottes, à cette époque, reculaient souvent devant les traversées les plus courtes ; en revanche, quand elles se décidaient à franchir les mers, elles amenaient sur leurs vaisseaux une armée. Les instances réitérées des Ioniens finirent par décider Léotychide et Xantippe à quitter le mouillage de Délos. Un Samien se chargea de conduire la flotte grecque à travers les Cyclades : les difficultés s’évanouirent comme par enchantement. Surpris au mouillage qu’ils occupaient depuis le commencement de l’automne, les Perses ne se soucièrent pas de tenter de nouveau la fortune sur mer. La carène de leurs vaisseaux était chargée d’herbes, leurs équipages, recrutés dans l’armée de terre, étaient de médiocres rameurs. A peine Léotychide et Xantippe eurent-ils jeté l’ancre dans les eaux de Samos qu’ils virent l’ennemi appareiller à la hâte, se soustraire à leurs projets d’attaque par la fuite et gagner, en faisant force de rames, le continent. Entre Éphèse et Priène, à peu de distance du promontoire de Mycale et presque en face de l’île de Samos, s’étend une vaste plage formée par les alluvions du Gison et du Scolopéis. Les Perses y tirèrent à sec leurs vaisseaux et les entourèrent d’un mur de pierres, couronné de palissades. Quant aux navires phéniciens, ils furent autorisés à retourner en Syrie. Un ennemi qui refuse le combat encourage toujours à le poursuivre, car il fait ainsi l’aveu de sa faiblesse. Les Grecs ne tardèrent pas à être signalés du promontoire de Mycale. Leurs 110 vaisseaux pouvaient mettre à terre près de 20,000 hommes et demeurer encore sous une garde suffisante. Les équipages des Perses, soutenus par une nombreuse infanterie, essayèrent vainement de s’opposer à la descente. Avec des vaisseaux qui peuvent aller s’échouer à la plage, les préparatifs d’un débarquement sont tout faits. Le navire devient lui-même une sorte de fortification passagère. Le combat de Mycale fut, comme plus d’un combat de pirates normands, un combat d’amphibies. Les marins vidèrent ce jour-là leur querelle sur la bruyère. La flotte des Perses devint la proie des flammes, elle avait du moins été vaillamment défendue. Plus d’un guerrier grec s’était, le soir venu, acheminé vers le Valhalla où errent Agamemnon et Achille.

Les Athéniens juraient volontiers, comme les Vikings, « par leur bateau et par leur épée. » Les Lacédémoniens se trouvaient dépaysés sur mer. Quand ils eurent brûlé les navires des Perses et bouleversé les remparts qui abritaient la flotte, ils ne songèrent plus qu’à revoir leurs montagnes. Ils voulaient emmener en Grèce les colons ioniens et abandonner l’Ionie aux barbares. Les Athéniens s’opposèrent vivement à cette transplantation. Les Péloponésiens n’avaient, selon eux, aucun droit de s’occuper des colons d’Athènes. La protection jugée impossible, ils la prendraient à leur compte. Les Athéniens tinrent en effet parole. Grâce à leurs efforts, grâce à leur persévérance admirable, au bout d’un an de siège Sestos retombait aux mains de la Grèce. Voilà ce qui eût pu réellement faire mourir la mère de Xerxès, la vénérable Atossa, de douleur. La reine Marie Tudor n’y eût pas résisté. La prise de Sestos, c’était la fin de la guerre médique.

Dans les récits des anciens, il n’est jamais question du mal de mer. L’hoplite de Lacédémone, pas plus que le légionnaire de Rome, n’en pouvait cependant être exempt. Il n’est pas impossible d’apprendre à ramer sur le sable, il faut s’embarquer pour acquérir le pied et le cœur marins. Négliger ce côté du problème, ce serait s’exposer à de graves mécomptes. L’armée d’Ulm et d’Austerlitz s’était-elle complètement amarinée pendant son séjour à Boulogne ? Je n’en jurerais pas. Les soldats de Germanicus, pendant la tempête, « troublaient les matelots, ou, les aidant à contre-temps, empêchaient la manœuvre, — officia prudentium miles pavidus et casuum maris ignarus corrumpebat. — » Quant à nous, par bonheur, si nous possédions jamais une flottille, nous aurions d’excellens légionnaires sous la main. On sait que je ne suis point partisan de la confusion établie entre des services très distincts, que les colonies et les troupes coloniales ne me semblent point à leur place dans le département de la flotte. Tant que cette infanterie a composé la garnison de nos vaisseaux, aussi longtemps que cette artillerie y a remplacé à elle seule les anciens canonniers bourgeois, une infanterie et une artillerie de marine avaient leur raison d’être. Aujourd’hui nous avons d’admirables troupes ; nous ne nous en servons pas. C’est dans les colonies lointaines, devant Sébastopol ou sur les ruines fumantes de Bazeilles, qu’on les rencontre. Là elles honorent le drapeau, font rejaillir jusqu’à nous l’éclat de leur héroïsme. Ce n’est pas assez pour que je consente à laisser altérer par ces complications la simplicité de rouages que je me suis plus d’une fois permis de rêver pour notre grande machine maritime. J’abjurerais au contraire toute pensée de divorce, le jour où, à côté de la flotte, il devrait y avoir une flottille, et, — conséquence naturelle, — une armée de mer. Cette armée en effet serait toute trouvée. En pourrait-on imaginer une meilleure ?

La flotte de transport qui n’est pas en même temps une flottille de débarquement ne me présage pas des opérations bien importantes, du moins dans les guerres européennes. Elle peut, par le plus grand des hasards, rencontrer sur sa route une baie de Kamiesh ; elle a plus de chances encore d’aller aboutir à La Corogne ou à Walcheren. Il n’y a qu’une flottille qui puisse traverser à coup sûr un détroit ou tourner des frontières jugées inexpugnables, parce que cette flottille n’a pas besoin de port. Les plages lui en tiennent lieu. C’est sur une flottille et non pas sur une flotte qu’on peut se flatter de tout emporter avec soi, qu’on peut jeter ses troupes sur un point, les rembarquer brusquement et les aller verser sur un autre. Grant a mieux aimé arriver de combat en combat sous les murs de Richmond, se frayer un dur et long chemin dans le sang, que d’aller débarquer, comme Mac-Clellan, sur les rives de la Chesapeake. Une armée mise à terre, quand le débarquement n’est pas une surprise, trouve généralement trop de forces, trop de retranchemens devant elle. Et quelle étrange prétention ce serait de vouloir surprendre, alors qu’il faut hisser chaque cheval l’un après l’autre au bout de vergue, le déposer dans un lourd chaland et conduire ce chaland au rivage ; qu’il faut sortir, de deux ou trois panneaux au plus par navire, l’artillerie et les munitions rangées à fond de cale ! L’infanterie cause moins d’embarras ; néanmoins les embarcations, les chalands dans lesquels on l’entasse affronteraient difficilement un débarquement de vive force.

Qui ne transporte pas aujourd’hui 40,000 hommes ne transporte rien. Il n’entrera probablement jamais dans la pensée d’une puissance quelconque, si animée à la lutte qu’on la suppose, de faire renaître au XIXe siècle les traditions de la piraterie. La belle Julie de Gonzague pourrait dormir en paix à Fondi, quand bien même toutes les flottilles du monde croiseraient sur les côtes de la Méditerranée. Les seules opérations possibles de nos jours sont des opérations sérieuses, régulières, telles qu’en comporte la guerre civilisée. Un corps d’armée complet avec ses chevaux, son artillerie et ses vivres, c’est le moins que les faiseurs de projets, — et je ne veux pas me placer dans leurs rangs, — pourraient se permettre de demander. Dans les prévisions du premier consul, 500 chaloupes, 400 bateaux, 300 péniches devaient embarquer « 120,000 hommes, les munitions indispensables pour les premiers combats, des vivres pour une vingtaine de jours, l’artillerie de campagne, avec attelage de deux chevaux par pièce. » De tout ce plan si bien conçu, les marines de premier ordre, — il y en a maintenant quatre ou cinq en Europe, — ne garderaient probablement que le programme. Elles ont à leur disposition d’autres moyens que ceux qui en 1805 pouvaient être mis en œuvre. Il n’est pas bien certain pourtant qu’elles voulussent écarter d’une façon absolue l’emploi des bâtimens à rames, a Ces péniches de 60 pieds de long, qui pouvaient recevoir de 60 à 70 soldats, outre 2 ou 3 marins pour les diriger, qui ne tiraient que 2 ou 3 pieds d’eau et se garnissaient au besoin d’une trentaine d’avirons, » paraîtraient probablement le complément obligé de la chaloupe à vapeur. La flottille, telle que je la conçois, n’est guère plus hardie que la flotte de César. Ce n’est pas une bande d’oiseaux de grand vol ; elle a soin de tenir toujours la terre sous son écoute. Je ne lui conseillerai jamais d’oublier le sort des vaisseaux de Germanicus. Astreinte à la plus extrême prudence, elle peut se donner par contre des licences de construction interdites aux transports qui bravent la haute mer. Les chevaux n’en doivent pas sortir par la vergue, mais par la porte, comme au temps du sire de Joinville. L’hippogoge moderne est encore à trouver. Le jour où le rivage sera aussi accessible aux chevaux qu’aux soldats, la flottille pourra être rangée au nombre des chemins de fer stratégiques.

Où l’étude de l’antiquité peut-elle entraîner un vieil écolier de troisième ? La puissance qui, à l’heure de paix où nous sommes, se mettrait à reconstruire la célèbre flottille de Boulogne courrait grand risque de la voir, comme sa devancière, pourrir inutile dans la Liane. Les anciens, il est vrai, improvisaient leurs flottes, les uns en trente, les autres en quarante-cinq jours ; ils y employaient tout au plus un hiver. Les Anglais n’ont-ils pas été à la veille de nous donner le même spectacle ? A la fin de la guerre de Crimée, ils faisaient sortir de leurs arsenaux une canonnière à vapeur par semaine. Peut-être feraient-ils mieux encore aujourd’hui. Il y a longtemps que je me suis permis de l’écrire : La marine n’est pas seulement de l’administration, elle est avant tout de la politique. On ne met pas une flotte sur les chantiers sans savoir préalablement ce qu’on en veut faire. Napoléon, César, Germanicus, Théodoric, Charles-Quint, avaient un but quand ils construisaient leurs flottilles. Nous, qui ne demandons que le respect de nos frontières et qui ne songeons qu’à ravitailler nos. colonies, nous n’avons, pour le moment du moins, aucune raison de les imiter. Peu importe ! ces questions rétrospectives ont toujours leur intérêt. Fussions-nous voués à une paix éternelle que nous ne verrions pas pour cela les soldats ou les matelots se détacher complètement de l’histoire. Où les questions de guerre, d’art militaire, d’armement, ont-elles été traitées avec plus de zèle, avec plus de compétence qu’en Suisse et en Belgique ? Je ne pense pas que ces deux puissances songeassent alors à sortir de leur neutralité. Les récits d’aventures n’en ont que plus de charme, quand on les lit les pieds sur ses chenets et la maison bien close. On ne les lit même jamais qu’à ces heures-là. Quand l’action nous emporte, nous ne nous soucions guère d’interroger le passé. Si la nécessité d’agir se présente à l’improviste, si l’événement que tout rendait improbable éclate, comme crève un haut-pendu, dans un ciel serein, il est trop tard pour ouvrir ses livres et pour se demander comment, en pareil cas, auraient opéré les ancêtres. Il y a quarante ans, aucun marin, — je puis le garantir, — n’eût eu la bizarre idée de s’occuper de Xerxès et de la bataille de Salamine. La marine à voiles différait tellement de la marine à rames ! Aujourd’hui le rapprochement paraîtra moins cherché. Nos vrais ancêtres ne sont plus les Tromp et les Ruyter, les Suffren et les Duguay-Trouin ; ce sont les Thémistocle et les Eurybiade.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Nul n’a mieux rendu que le poète Eschyle, dans sa tragédie des Suppliantes, l’émotion de ces temps de troubles.