La Maremme toscane, souvenirs de voyage/02

LA
MAREMME TOSCANE
SOUVENIRS DE VOYAGE

II.
L’INTERIEUR DU PAYS ET LES EXPLOITATIONS DE LA MAREMME.



O Italia, a cor ti stia
Far ai passati onor ; chè d’altrettali
Oggi vedove son le tue contrade,
Ne v’ è chi d’onorar ti si convegna.
(LEOPARDI.)


LES MAQUIS ET LES IMMIGRANS. — LES HOUILLERES DE MONTE-BAMBOLI.

En quittant Montioni, je me dirigeai vers la vallée de la Cornia, parallèle à celle de la Pecora, par où j’étais arrivé. Mettant en pratique l’adage d’un vieux voyageur qui me disait qu’il ne faut jamais passer deux fois par le même chemin, si l’on veut voir toujours du nouveau, je piquai mon cheval de l’éperon et m’engageai à travers les hautes bruyères dans un sentier que je n’avais point encore parcouru. J’arrivai bientôt sur les bords de la Cornia, dont le lit, semé d’énormes cailloux et de blocs de rochers, témoignait de la violence du courant à l’époque des pluies. Les versans du fleuve sont formés de collines qui vont s’élevant davantage à mesure qu’elles s’éloignent. Elles se présentent avec leur manteau de myrtes, de genièvres et d’arbousiers. Point de plaines un peu étendues, point de ces reliefs légèrement ondulés qui, s’aplanissant à distance, offrent aux yeux l’immensité d’un vaste horizon ; partout au contraire des lignes de coteaux courant en sens divers et bornant brusquement la vue. Sur quelques hauteurs apparaît une vaste ferme ; au milieu des maquis, on voit monter parfois la fumée d’une charbonnière. À côté est la cahute du travailleur qui veille à la combustion de sa meule. Tel est l’aspect général de cette partie de la Maremme toscane, et je fus frappé dès l’abord de la ressemblance de ces sites avec ceux de certains endroits de la Corse où l’on retrouve la même végétation sous un climat plus sain.

La vallée de la Cornia, dans laquelle je m’engageai, se termine à la mer par l’étang de Piombino : la rivière qui lui donne son nom arrose, en sortant des maquis, quelques plaines bien cultivées ; mais mon but n’était pas de revenir vers le littoral, et je remontai le courant jusqu’à la hauteur du point où ce petit fleuve reçoit la Milia. Je suivis la nouvelle vallée ou, pour mieux dire, le chemin de fer qui la sillonne. Ce chemin dessert une mine de charbon, celle de Monte-Bamboli, que j’allais visiter. La mi-octobre était venue, et avec elle avait recommencé l’exploitation du combustible minéral. Je ne tardai pas à voir passer les wagons de houille descendant à la mer vers Torre-Mozza, Là le charbon est embarqué sur de petits navires qui le portent à Livourne, où on l’emploie dans les fabriques, et à Civita-Vecchia, où on l’expédie à l’usine à gaz de Rome. Les caboteurs portent aussi jusqu’à Gênes et à Naples la houille de Monte-Bamboli.

Sur une grande partie de la voie le long de laquelle je cheminais, les wagons descendent par leur propre poids, et j’assistais, en me garant, à la manœuvré des conducteurs du train. Ils serraient les freins au passage des courbes ou des endroits dangereux, et lâchaient les chars à toute vitesse quand le chemin était en ligne, droite et la pente assez faible. Derrière le train, sur de vastes plateformes attelées au dernier wagon, venaient les produits de la Maremme : d’abord le charbon végétal faisant concurrence à celui des mines, puis les bois de chauffage et de charpente, les douelles pour les barriques, le tan. Un autre produit, emporté aussi par la voie ferrée, était la potasse, que l’on fabrique en grande quantité dans les maquis en lessivant la cendre des chênes dont on brûle sur place les troncs et les racines. Tout cela descendait vers la marine de Torre-Mozza, où de petits navires, ancrés à quelque distance du rivage, attendaient leur chargement. Le train marchait rapidement en raison de la pente de la voie, et sur un plateau où l’inclinaison trop faible ne pouvait plus permettre la libre descente, des chevaux attendaient les wagons.

Quand le train eut défilé, je repris ma course vers les mines, et j’entendis longtemps derrière moi le roulement des chars. Les rails semblaient servir de conducteurs au son, et le bruit métallique des essieux et des roues en fonte troublait seul la profonde solitude des maquis. À ce bruit, les buffles noirs aux cornes recourbées, paissant en liberté dans la campagne, s’arrêtaient étonnés. Ouvrant leurs humides naseaux, ils dressaient une oreille attentive, tandis que de leur bouche entr’ouverte dégouttait la bave écumante. Cependant je ne tardai pas à rencontrer quelques ouvriers disséminés le long de la voie. C’étaient des terrassiers aquilani réparant les fossés et les talus du chemin endommagés par les dernières pluies. Ces rudes travailleurs, venus à pied de la province des Abruzzes, dont le chef-lieu est Aquila (ancien royaume de Naples), n’ont pas d’égaux dans leur métier en Italie. On ne saurait leur comparer en Europe que les terrassiers si renommés de la Belgique, qui ont été et sont encore occupés en France sur nombre de nos chemins de fer. Les Aquilani sont surtout employés en Toscane sur les grandes propriétés de la Maremme, où ils prennent part à l’entreprise des travaux d’irrigation ou de dessèchement. Ils s’engagent pour une campagne, c’est-à-dire d’octobre à juin, et repartent avec l’apparition des fièvres. Ils vont par bandes, obéissant à un chef qui dirige le travail. Ils sont d’une grande sobriété, très économes, très doux dans leurs relations.

Avec les Aquilani, je rencontrai dans les maquis les charbonniers et bûcherons génois occupés auprès de leurs meules. Leur figure respire un air grossier, presque sauvage, qui contraste avec la douceur et la simplicité des Aquilani. Tandis que ceux-ci recherchent des habitations commodes, les charbonniers se bâtissent au milieu des bois des cahutes composées de troncs d’arbres retenus par des mottes de terre, véritables demeures de troglodytes. La face toujours noircie, la barbe en désordre, vêtus de haillons, ils n’inspirent qu’une médiocre confiance au chasseur ou au voyageur égaré qui tout à coup les rencontre. Cependant quelques-uns d’entre eux sont d’honnêtes travailleurs, si d’autres ne craignent pas de donner asile aux birbanti, et souvent d’opérer de compte à demi avec eux. Les Toscans de la Maremme ne font d’ailleurs aucune distinction et poursuivent d’un égal mépris tous les Genovesi et Piemontesi que leur métier de charbonnier amène chaque hiver dans les maquis. Les Piémontais répondent par l’indifférence à la mauvaise idée que l’on a d’eux, et dans leur solitude s’inquiètent peu de l’opinion des hommes. Travaillant à prix fait, ils ne demandent qu’à aller vite en besogne, pour gagner beaucoup et porter au plus tôt leurs écus au pays. Plus sobres encore que les Aquilani, ils ne vivent que de polenta, pâtée de farine de maïs.

Les mineurs de la Maremme, surtout ceux de Monte-Bamboli, appartiennent à une nationalité différente de celle des terrassiers et des bûcherons. Ce n’est pas le royaume de Naples ni le Piémont, c’est la Toscane elle-même qui les fournit. On les recrute au commencement de chaque campagne dans les montagnes de San-Marcello et de Pistoie. Ils en descendent en foule chassés par les neiges et se répandent par toute la Maremme, où ils viennent prêter leurs bras aux compagnies minières et métallurgiques. Ce sont des travailleurs intelligens, joyeux, actifs. La polenta compose le fond de leur nourriture, mais Os ne dédaignent pas le baccala, sorte de morue sèche, et le salame ou viande salée. Ils boivent aussi volontiers du vin et de l’eau-de-vie. Ils parlent la belle langue de Dante avec une pureté rare et un accent qui passe, comme celui de Sienne, pour le meilleur en Italie. Fiers de cette distinction, il font peu de cas de leurs voisins les Lucquois, les Modenais, les Parmesans, qui ne parlent qu’un méchant dialecte, qui émigrent également pour la Maremme pendant l’hiver et s’y adonnent principalement au travail de la terre. Le sobriquet de Lombardi que leur appliquent dédaigneusement les Pistoyais rappelle les anciennes luttes de l’Italie, et équivaut, pour des oreilles toscanes, au nom malsonnant d’étranger lourdaud et grossier ou de barbare, comme on eût dit au temps de Rome.

C’est ainsi qu’en me dirigeant vers Monte-Bamboli et arrivé à ces mines, je passai en revue toute la population des ouvriers immigrans de la Maremme. Tous la quittent au mois de juin, emportant leur petit pécule vers le sol natal. Ils y vont revoir leur famille, faire leurs récoltes et procéder à leurs semailles. La plupart retournent ensuite se louer de nouveau tout l’hiver en Toscane, mais plusieurs parmi eux ne résistent pas longtemps à ce métier, car les fièvres de la Maremme, contre lesquelles ils prennent tous fort peu de précautions, font bien des victimes parmi les immigrans. Plus d’un qui a quitté ses montagnes à l’air pur ne doit plus les revoir ; d’autres y rapportent les germes d’un mal qui les mine et les consume lentement.

Monte-Bamboli, où je venais d’arriver et dont j’apercevais depuis longtemps la maison d’administration perchée à mi-coteau et les puits de mine avec leurs cheminées fumantes, est un des lieux les plus malsains de la Maremme. Ici, comme dans tout l’intérieur du pays, les fièvres ne sauraient plus être attribuées à l’influence des marécages du littoral. Monte-Bamboli est en effet éloigné de 25 kilomètres de l’étang de Torre-Mozza, et certaines localités aussi insalubres sont encore à une plus grande distance de la mer, par exemple dix et quinze lieues. Elles sont d’ailleurs garanties par des chaînes de montagnes des vents qui soufflent de cette direction. Il est donc probable que la malaria ne provient dans ce cas que des émanations de l’humus ; peut-être aussi l’état particulier de l’air entre-t-il pour quelque chose dans les maladies endémiques de ces pays boisés et toujours humides. Ainsi à Monte-Bamboli la vallée, fermée par de hautes montagnes, affecte une forme d’entonnoir ; elle n’offre pas assez de facilités à la libre circulation de l’air, et l’état hygrométrique de l’atmosphère augmente encore l’insalubrité de ce triste séjour, car le scorbut y fait ses ravages ; c’est le seul lieu où cette épidémie ait été observée dans la Maremme. Enfin, comme si ce n’était point assez, le choléra est venu à différens intervalles porter l’épouvante au milieu de la population des mineurs, déjà si malheureusement décimée.

Trop fatigué pour continuer ma route, je m’arrêtai à Monte-Bamboli. Je demandai l’hospitalité au directeur de la mine, un Français, M. de Mailland, qui me reçut de la façon la plus cordiale. L’ingénieur, également un compatriote, me fit visiter tous les travaux, et nous parcourûmes une à une les différentes galeries souterraines de cette curieuse exploitation. Les mineurs, engagés deux mois à l’avance, étaient descendus de leurs montagnes neigeuses et arrivés presque tous à leur poste. Pendant que les uns abattaient la houille dans les nouveaux chantiers, d’autres réparaient les vieilles galeries qui avaient souffert pendant la suspension des travaux. Les ouvriers ont à lutter contre assez d’ennuis à la surface ; à l’intérieur, comme pour établir une compensation, ils se trouvent heureusement préservés des trois ennemis du mineur, les éboulemens, les eaux et le gaz inflammable, qui, dans d’autres mines de houille, font chaque année tant de victimes. À Monte-Bamboli au contraire, le terrain est assez solide pour se soutenir de lui-même ou au moyen de quelques étais-, les eaux intérieures sont peu abondantes et ne proviennent que de quelques infiltrations de la surface ; enfin le grisou ne s’est jamais rencontré, et le charbon n’est pas sujet à s’allumer spontanément, comme dans certaines houillères.

Vaste nécropole d’animaux antédiluviens, ce gîte carbonifère renferme entre les feuillets de ses couches de schiste et de houille des restes d’ossemens fossiles. D’énormes pachydermes, dont les races se sont depuis éteintes, — les anthracothériums, les hippothériums, — vivaient en nombre dans ces parages à l’époque où se forma ce terrain, il y a des milliers de siècles. Leurs débris, restés sur place, ont fait la joie des géologues pisans quand le charbon a été découvert et la mine exploitée en 1840. MM.  Savi et Meneghini ont reconstitué ces espèces, comme autrefois Cuvier, le père de la paléontologie, refit en entier le paléothérium, dont quelques os seulement avaient été retrouvés dans les plâtrières de Montmartre.

Pendant que j’étais à Monte-Bamboli, les recherches géologiques n’occupèrent pas tous mes instans. Le directeur, pour me distraire des sérieuses études et varier les soirées, appela quelques mineurs qui faisaient métier d’improviser des vers. Aux veillées de la cantine et le dimanche dans l’après-midi, devant les cahutes de leurs camarades, ces poètes d’un nouveau genre, invoquant préalablement Apollon et réclamant pour eux-mêmes les honneurs du Capitole, récitent des octaves comme celles du Tasse, ou mieux les improvisent en chantant. Le dieu des vers et celui de la bouteille aidant, ils s’attaquent l’un l’autre dans une lutte poétique, car ces improvisations se font généralement à deux, et ils donnent libre cours à leurs chants, ni plus ni moins que les bergers des Bucoliques. Les improvisateurs de la Maremme ne font pas remonter si loin leurs traditions ; mais ils conservent précieusement les reali di Francia, récits du temps de Charlemagne et des troubadours.

Un de ces poètes populaires dont les traits sont encore gravés dans ma mémoire est le Corse Agostino, devenu Toscan, grâce à son long séjour dans la Maremme. Traqué autrefois dans les maquis pour s’être livré aux violences de la vendetta, il s’était réfugié dans la péninsule, afin de n’avoir pas de compte à, rendre aux tribunaux français. Agostino valait mieux que ne le promettaient son abord et sa figure sombre, sillonnée d’affreuses cicatrices. Fidèle gardien de la discipline, c’était lui qui allait par les maquis visitant chaque jour sur toute sa longueur le chemin de fer de Monte-Bamboli, dont on l’avait nommé surveillant. Il ne connaissait que son devoir, et le remplissait avec une énergie peu commune. Partout on regardait passer avec frayeur le Corse, — il Corso, — comme l’appelaient les gens de la Maremme. D’un courage à toute épreuve, Agostino défiait les birbanti. Chaque semaine, il était tenu d’aller à deux heures du matin recevoir de la diligence de Livourne, qui s’arrêtait à Torre-Mozza, les sacs d’écus destinés à payer les ouvriers. Porteur de plusieurs milliers de francs, il remontait la nuit seul le long du chemin de fer. La veille, il avait bien soin d’annoncer à tous la mission dont on le chargeait, voulant s’assurer, disait-il, si les bandits de la Toscane oseraient arrêter le Corse. Bien que sous le rude et fier insulaire on ne pût guère deviner le poète, Agostino se distinguait parmi les improvisateurs les mieux doués de la Maremme. Quand il avait bu quelques bicchierini d’aqua vita, ou une couple de petits verres de la célèbre anisette toscane de San-Marcello, il ne connaissait plus de rivaux. Tantôt il racontait une vendetta ou l’histoire du fameux bandit le roi Théodore, resté populaire dans toute l’Italie ; tantôt, courtisan habile, il entreprenait l’éloge du directeur de la mine, faisant rimer carbone avec patrone, ingeniere avec cavaliere. Il chantait, jetant au vent des octaves multipliées avec une facilité singulière, au grand ébahissement des mineurs et des pâtres, auditoire ordinaire des improvisateurs toscans, et dont l’admiration enthousiaste pour le poète corse se témoignait par d’énergiques bravos.

J’aurais voulu suivre dans tous leurs détails ces luttes poétiques au milieu des maquis ; mais mon temps était limité, et je quittai bientôt Monte-Bamboli, me dirigeant vers Massa. Cette ville est l’ancienne capitale de la Maremme, d’où lui est venue l’épithète de marittima, accolée à son nom moderne. C’est aussi un moyen de la distinguer de Massa près Carrare, plus connue en France que la Massa de la Maremme, mais certainement moins curieuse.

Ayant renvoyé à Montioni le cheval qu’on m’avait prêté, j’enfourchai une mule au pied solide qui me fut offerte à Monte-Bamboli. La bonne bête connaissait si bien la route pour la faire d’ailleurs tous les jours, que je n’eus qu’à la laisser aller librement, la bride sur le cou. À pied, derrière nous, marchait Livorno, le postino ou estafette de la mine, qui chaque jour allait à Massa pour les dépêches et les provisions. Livorno devait son sobriquet au nom de sa ville natale. Il avait, paraît-il, quelque peu guerroyé en 1848, et avec les patriotes toscans contribué pour sa part à chasser le grand-duc, que les baïonnettes et les canons de l’Autriche ramenèrent quelques mois après à Florence. Bien qu’ayant porté le mousquet et fait don, à ce qu’il prétendait, car il était borgne, d’un de ses yeux à la liberté italienne, Livorno n’en était pas moins resté timide et peureux. On allait même jusqu’à prétendre que pendant la bataille il avait fait comme Sosie, qui avait fui sous les tentes,

Et pris un peu de courage
Pour les gens qui se battaient.


Aussi glissa-t-il prudemment sur la narration de ses campagnes, que je n’ai jamais pu lui arracher que par lambeaux, et préféra-t-il me faire le récit détaillé de la rencontre malheureuse de birbanti qui deux années auparavant l’avaient arrêté au milieu des maquis. Livorno me disait, encore tout tremblant, qu’ils lui mirent le couteau sur la gorge pour lui ôter toute idée de crier, et le dévalisèrent de tous les francesconi égarés au fond de ses poches. Ils lui enlevèrent ensuite sa montre, une sorte de globe en argent qu’il venait d’acheter au seul et unique horloger de Massa, et dont il pleurait encore la perte en me la racontant. Ces impudens coquins passèrent ensuite à la cantine de la mine, où ils achetèrent, comme de vertueux passans, de quoi aller faire merenda, c’est-à-dire un goûter dans les bois. Livorno prétendait que c’était la même troupe qui fut prise par les gendarmes quelques jours après cette équipée, conduite à Massa et jetée en prison. Malheureusement on oublia de fermer la porte de la geôle, et les bandits s’échappèrent. Bisogna che campino ! dit le juge, heureux d’être délivré d’une affaire à instruire. Il faut bien que tout le monde vive ! Ce dernier trait peint les mœurs locales, le far niente officiel.

Cependant nous étions sortis des broussailles, et nous traversions une plaine aride qui s’étend le long des maquis. Devant moi, sur une hauteur, se dressait Massa, entourée de ses vieilles murailles crénelées. De distance en distance s’élèvent des tours encore debout ; deux portes donnent entrée dans la ville. Malgré le dicton maremman, improvisé par quelque poète du lieu dans un accès de fièvre :

Vedi Massa
E passa,


je vis Massa, et je ne passai pas. Je gravis, au pas ralenti de ma monture, le chemin en escalier qui conduit à l’une des portes, et je foulai bientôt les larges dalles de la grande rue où reluit l’enseigne de l’Albergo del Sole. Pendant que Livorno, habitué des lieux, conduisait la mule à l’écurie, je commandai le déjeuner, et j’allais, en attendant, jeter dans la ville mon coup d’œil de nouvel arrivant.


II. — MASSA ET SES MINES DU MOYEN AGE. — LE CHATEAU DE LA PIA.

Massa-Marittima, au moyen âge Massa Metallorum ou Massa aux mines, date de la plus haute antiquité. Quelques archéologues prétendent qu’elle occupe l’emplacement de Vetulonia, l’une des anciennes capitales de l’Étrurie du centre, et qui fut avec Chiusi (le Clusium des Latins et le Camars des Étrusques) la résidence du roi Porsenna, ce fier ennemi des Romains. Si cette prétention est peu fondée, il est au moins certain que cette cité n’est autre que la colonie romaine Massa Veternensis, déjà très puissante sous Auguste. Je ne vis lors de mon passage aucune ruine de cette époque ; mais la république du moyen âge, jadis si fameuse, m’apparut presque intacte. La cathédrale, de style roman, est du commencement du XIIIe siècle. Elle rappelle ces anciennes églises d’Italie bâties de pierres de différentes couleurs, où le noir et le blanc se marient d’une façon si heureuse. De vieilles maisons d’une imposante architecture, aux fenêtres cintrées soutenues sur les côtés et coupées au milieu par de sveltes colonnettes, se remarquent aussi dans les rues principales et sur la grande place de Massa : c’est en petit ce que l’on retrouve à Pise, Lucques, Sienne et Florence. Comme dans ces villes, des murailles épaisses munies de créneaux avec de larges fossés à leur base, des portes massives roulant sur leurs gonds de fer et fermant des ouvertures pratiquées dans de grosses tours d’où pleuvaient contre les assaillans les pierres et les flèches, tout rappelle les longues luttes du moyen âge et ces ardentes rivalités de ville avilie qui sont loin d’être éteintes de nos jours, bien que les républiques italiennes soient tombées.

Massa, célèbre au moyen âge par les richesses qu’elle tirait de son sol, si fécond en productions minérales, se mêla pour une large part aux guerres intestines de cette époque. Elle eut à résister aux nombreuses attaques des républiques voisines, Volterra, Pise et Sienne, jalouses de sa prospérité. Elle se défendit vaillamment ; mais enfin, vaincue par le nombre, elle fut conquise par Sienne, qui avait déjà soumis Volterra, comme elle-même devait enfin être subjuguée par Florence.

La cité massétane comptait dès l’an 1200 plus de vingt mille habitans dans ses murs ; elle était alors, comme elle l’est aujourd’hui encore, le siège d’un évêché. Elle avait un hôtel des monnaies, et, puissante par l’exploitation du fer, du cuivre, du plomb et de l’argent, aussi bien que par celle du soufre et de l’alun, elle l’était aussi par son commerce. Les relations de ses marchands s’étendaient au loin, et ils envoyaient jusque sur les places d’Allemagne et celles des Pays-Bas, Anvers notamment, les produits de leurs usines métallurgiques. Le prix du cuivre de Toscane réglait même le cours des marchés. Massa eut aussi la gloire de fournir des mineurs à divers souverains, et en 1326 elle en envoyait jusqu’à cent à la fois au duc Charles de Calabre, fils du roi de Naples, Robert le Sage. Ce n’est pas que le duc eût des mines à exploiter ; mais, engagé dans une longue guerre, il avait des retranchemens à ouvrir et des forteresses à détruire, et pour cela il avait demandé cent mineurs à la république massétane.

Je rencontrai à Massa un vieil ingénieur autrichien, le vénérable M. Rovis, que les fièvres paludéennes ont depuis peu enlevé à la science et à ses amis. Il me fit un accueil tout paternel, me donna nombre de détails curieux sur les anciennes mines de Toscane, et, malgré ses quatre-vingts ans, m’accompagna lui-même dans celles dont il avait repris l’exploitation après cinq siècles d’intervalle. Peu communicatif, comme la plupart des Allemands, M. Rovis vivait solitaire ; il passait auprès des crédules habitans de la Maremme pour une espèce de magicien. Chacun se rappelait l’avoir vu arriver à Massa trente ans auparavant, et depuis lors il paraissait toujours avoir le même âge. On se disait tout bas qu’il avait été officier du génie en Autriche et exilé en Italie pour des motifs restés secrets. Complètement indifférent à ce qu’on pouvait penser de lui, M. Rovis s’entourait de paperasses, étudiant avec le soin jaloux d’un antiquaire les anciennes mines du territoire massétan. Il essayait d’en retrouver les plus célèbres, et prétendait avoir mis la main sur celle de la Regina, qui fit vers l’an 1294 la fortune de l’évêque de Massa, auquel la commune l’avait inutilement disputée. Quelques ouvriers de ses mines approchaient seuls le vieil ingénieur ; il voulut bien sortir pour moi de son silence habituel et de son mystérieux mutisme, et plus d’une fois nous partîmes le matin à cheval pour aller visiter ses usines, et ne rentrer que le soir à la ville. Le prudent vieillard mettait sa bête au pas, mais il causait tout le long du chemin, et le charme de son instructive conversation rompait l’ennui d’une marche aussi lente.

Les anciennes mines exploitées par la république de Massa, que me fit visiter M. Rovis, me remplirent d’étonnement, comme celles des Étrusques, que j’avais parcourues à Campiglia. Les exploitations du territoire massétan indiquent une connaissance plus parfaite du terrain ; on devine que la science va se faire, que la géologie est sur le point de naître. Ces travaux, étant beaucoup plus récens, offrent également au visiteur des moyens d’étude que ne leur présentent plus les premiers. Ainsi on a retrouvé dans les galeries du moyen âge les pics en fer à tête carrée et à pointe acérée dont se servaient les mineurs pour abattre la roche, et les sacs en peau de chamois dans lesquels on portait le minerai. Dans les chantiers, la lampe fumeuse du travailleur a laissé une trace encore visible le long des parois. Autour des fronts de taille disparus, on aperçoit toujours la marque formée par les bûchers que l’on allumait du samedi soir au lundi matin pour étonner la roche et en rendre l’abatage plus facile. En d’autres endroits, les câbles qui servaient à monter le minerai ont produit au ciel des galeries, à l’entrée, une suite de stries profondes, effet de l’usure. Ces sortes de cannelures indiquent un travail de plusieurs siècles, et c’est ainsi que, dans les vieux cloîtres, la margelle du puits au milieu de la cour est marquée sur tout son pourtour de vides semblables, occasionnés également par le passage des cordes longuement répété.

Je remarquai dans ces anciennes mines la trace laissée par le pic sur les parois des galeries ; mais j’avais déjà observé ce fait dans les chantiers étrusques de Campiglia, antérieurs à ceux de Massa d’un si grand nombre de siècles. Je n’eus donc pas sujet de m’étonner cette fois si, sur quelques points, le travail ne semblait dater que d’un jour, tant les marques étaient encore nettes et distinctes. Comme à Campiglia, je retrouvai en place les étais de bois soutenant le toit des galeries, ainsi que les murs en pierre destinés à remblayer les vides ; comme à Campiglia, les eaux dégouttant du plafond de ces souterrains ont formé des stalactites, mais ici elles se sont facilement rejointes à cause des dimensions moins considérables que présentent les travaux. Ces colonnes naturelles arrêtent en plus d’un endroit la marche du visiteur, et semblent placées là à dessein pour l’avertir de l’ancienneté de ces exploitations.

Quelques-unes des galeries que je visitai ont une direction rectiligne sur une très grande longueur, comme nos tunnels de chemins de fer : elles offrent partout les mêmes dimensions ; enfin un petit canal est ménagé latéralement avec une pente uniforme pour l’écoulement des eaux au dehors. Tous ces détails indiquent une grande habileté dans les travaux de mines et la pratique d’instrumens de précision, comme le niveau, l’équerre d’arpenteur et la boussole, que les Étrusques ne connaissaient pas. Il y a mieux : les mines étaient réglementées à Massa avec un soin minutieux, comme elles le sont aujourd’hui dans les gouvernemens centralisés, par exemple en France. La loi massétane des mines, qui remonte au moins à l’an 1200, formait le quatrième chapitre du code de la république, et j’ai vu à Florence, à la bibliothèque des Uffizi, un très beau manuscrit de ce code. Il est sur parchemin, en forme d’in-folio, splendidement recouvert d’une reliure en maroquin rouge du Levant. On peut dire que c’est la dernière édition, car il date de 1325. L’écriture est une belle gothique ; les premières lettres de chaque page sont ornées et peintes, et le latin souvent macaronique. Ce recueil de lois est dans tous les cas une œuvre des plus remarquables, non-seulement pour le temps où il a été produit, mais encore pour notre siècle. C’est ainsi que dans le code des mines le législateur a prévu avec une sollicitude remarquable tous les cas possibles d’une exploitation minérale. J’ai même rencontré en Toscane un plaisant avocat du barreau de Livourne qui prétendait que Napoléon, quand il promulgua la loi des mines de 1810, s’était non-seulement inspiré de la loi massétane, mais n’avait fait que la copier. Les jaloux Italiens nous accusent du reste de bien d’autres plagiats ; la difficulté pour le cas présent est qu’au commencement de ce siècle le manuscrit de Massa, dont on soupçonnait seulement l’existence, n’avait pas encore été retrouvé. Il n’a été déchiffré que tout récemment, en 1853, par M. Bonaini, alors surintendant des archives grand-ducales, qui a mis gracieusement le code original à ma disposition. Il faut s’armer d’une grande patience et ne pas trop s’effrayer des abréviations et tournures latines du moyen âge, si l’on veut y lire un à un les quatre-vingt-six articles composant la loi des mines de Massa.

Tous ces articles sont également dignes d’attention ; mais ce n’est pas le lieu de les citer. Disons seulement, en réponse à l’avocat livournais, que Napoléon, s’il avait eu connaissance de la loi massétane, s’en serait certainement mieux inspiré. Ainsi il est triste de le dire, mais les articles du code massétan annoncent des principes de libéralité et d’intelligente protection dont la loi française est loin de faire preuve envers l’industrie minérale et métallurgique du pays. Chez nous, tout procède par longues enquêtes, par instructions successives qui fatiguent le demandeur. À Massa, dans les trois jours de la demande ou de la découverte, une mine était concédée[1]. Des fonctionnaires spéciaux, les ingénieurs de la république, veillaient à l’exécution de la loi, à la délimitation des concessions, à l’écoulement des eaux intérieures, au bon entretien des chemins ; ils dressaient même des états statistiques, mais tout cela sans gêner ni molester les exploitans. La durée des travaux et des chômages était prévue. Les procès, au lieu de traîner en longueur, étaient soumis à des juges compétens, je veux dire à des hommes du métier, à un tribunal des mines enfin, comme il en existé aujourd’hui en Allemagne. Vingt-cinq jours après la nomination des experts, le procès devait être terminé. Celui qui avait découvert une veine minérale ne devait pas tenir le fait caché sous peine d’être noté d’infamie pendant dix ans. On le peignait en effigie sur le palais de la commune et souvent en caricature, par exemple la tête en bas et coiffée d’une mitre. C’était au moyen âge, dans les républiques italiennes de Toscane, la plus grande note d’infamie que l’on pût infliger à un citoyen. On vouait ainsi à la malédiction de tous et pour longues années le nom de l’ennemi public.

L’organisation des sociétés d’actionnaires, les cas de déchéance des concessions, tout avait été fixé par le législateur jusqu’à la révision de la loi et aux additions successives à y apporter, car en pareille matière l’expérience éclaire tous les jours. Les usines métallurgiques avaient été réglementées comme les mines ; on avait veillé à l’alimentation régulière des fonderies en minerais et combustibles ; enfin des essayeurs nommés par la république devaient analyser les métaux produits. Le degré de fin exigé notamment pour le cuivre, surtout quand on l’expédiait à l’étranger, fait honneur à l’habileté des fondeurs massétans, au moins aussi pratiques dans leur art que nos fondeurs modernes. Ce fait peut servir à expliquer le renom que le cuivre de Massa avait acquis sur les marchés européens.

Telles sont les dispositions générales de la loi massétane. C’est le plus ancien code de mines connu ; il est même antérieur aux lois analogues de Wenceslas, roi de Bohême, que les Allemands lui opposent à tort. Aussi, en parcourant le manuscrit si religieusement conservé à Florence, n’ai-je pu me défendre d’un vif sentiment d’admiration pour cette petite république de la Maremme qui, à une époque de troubles continuels, avait si bien ordonné et son exploitation souterraine et la fusion des métaux. Les cinq chapitres des Statuts et règlemens de la cité de Massa, dont le quatrième a trait à la loi des mines, sont du reste tous également dignes de mention, et le code massétan, œuvre tout originale, forme dans la législation des peuples du moyen âge un monument des plus curieux.

Les chantiers de M. Rovis ne furent pas les seuls que je visitai aux alentours de Massa, et je n’avais qu’à marcher au hasard hors de la ville pour y rencontrer d’anciennes excavations. Souvent les noms mêmes des localités, tels que Campo alle Cave ou le champ aux mines, Serra Bottini ou la montagne des puits, préviennent le promeneur. En ce dernier point, les anciennes ouvertures se rencontrent en si grand nombre, que souvent les déblais extraits des unes et des autres se mêlent à la surface. Le sol est percé comme une écumoire, et sur un plan que me montra le géomètre de ces mines les puits étaient si rapprochés, bien que le plan fût à une assez grande échelle, qu’ils imitaient par leurs groupes ces amas d’étoiles que l’on voit représentés sur les cartes du ciel.

À côté des anciennes mines de Massa, j’ai rencontré les mines des fonderies où l’on traitait les minerais. Le fer, le cuivre, le plomb et l’argent étaient extraits de la roche par la fusion, analysés par les essayeurs de la république et expédiés ensuite sur les différens marchés de la péninsule et de l’Europe. Les scories que j’ai retrouvées autour des fonderies, souvent en tas immenses, indiquent un traitement intelligent, car elles n’accusent plus que de très faibles traces des métaux traités. Quelques-uns des fours employés sont encore debout, et j’ai pu voir sur l’un d’eux l’ouverture par où passaient les soufflets. D’autres fois j’ai rencontré, encore presque intacts, les canaux qui amenaient l’eau à l’usine pour la mise en mouvement des roues hydrauliques et les différens besoins de la fonderie. La principale usine de Massa était située au pied de la montagne sur laquelle est bâtie la ville. Elle porte toujours le nom sous lequel elle est désignée dans la loi des mines, l’Arialla, et j’ai visité dans le voisinage les ruines d’un fort que la république avait fait édifier, sans doute pour mettre l’usine à l’abri d’un coup de main en ces temps de luttes orageuses.

Les traces des anciennes exploitations du moyen âge se retrouvent aux environs de Massa sur un rayon d’à peu près 25 kilomètres. Toutes les cités de second ordre soumises à cette petite république et quelquefois en guerre avec elle suivirent l’exemple de leur capitale. Les seigneurs de cette époque trouvaient du reste dans le travail des mines une source assurée d’impôts, de dîmes, en un mot le moyen de s’enrichir à peu de frais. Aussi l’ardeur fut-elle grande partout, et il serait trop long de faire connaître en détail un ensemble aussi imposant d’exploitations simultanées dont l’histoire n’offre peut-être pas d’autre exemple.

Tout autour du château de Pietra, j’explorais un jour quelques-uns de ces vieux travaux où le seigneur de l’endroit avait si bien fait ses affaires que le nom de Tesoretto est resté à la localité. Ce seigneur d’affreuse mémoire était Nello Pannocchieschi, le mari de la Pia de’ Tolomei, dont le sort infortuné a inspiré plus d’un poète italien et arraché à la Ristori quelques-uns de ses plus pathétiques accens. Me trouvant près du féodal manoir où s’était dénouée si tristement l’aventure de la Pia, je ne manquai pas l’occasion d’aller visiter ces poétiques et pittoresques ruines. N’était-ce pas une occasion heureuse, qui semblait comme à souhait m’être offerte, de faire diversion aux études d’un autre ordre auxquelles je venais de me livrer ? Sur la cime d’un piton isolé, qu’une éruption de quartz métallifère a soulevé à une hauteur de plus de 100 mètres, s’élèvent les restes du château de Pietra. Ils dominent la plaine environnante, et le voyageur qui parcourt cette partie désolée de la Maremme les aperçoit de plusieurs lieues. Je gravis la pente un peu raide qui conduit au château ; j’interrogeai ces ruines muettes. Quelques lézards se chauffant au soleil, une bande de rats qui avaient paisiblement installé leurs pénates dans les caves et les souterrains, étaient les seuls hôtes de cette antique demeure. Les arbres étendaient leurs racines au pied des murs, où s’accrochait le lierre. Les pierres tombaient une à une les plus grosses roulant jusqu’au milieu de la montagne. Un jeune garçon, échappé d’une ferme voisine, s’était attaché à mes pas, me suivant d’un œil curieux. Il était prêt à me raconter la sombre histoire de la Pia, que la tradition a conservée vivante dans la Maremme, et laissa tomber lentement ces paroles de Dante :

Ricorditi di me, che son la Pia,
Siena mi fe, disfecemi Maremma…

Ces beaux vers, si à propos rappelés, valaient bien une bonne-main. Le teint pâle et maladif de l’enfant, miné par la fièvre, donnait un charme de plus à sa citation, et pendant qu’il rapportait à sa mère la pièce de monnaie qu’il venait de recevoir, je redescendis lentement la butte élevée de Pietra, rêvant à Dante et à la Pia.


III. — LES ENVIRONS DE MASSE. — MONTIERI.

Les distractions que je trouvais à Massa en dehors de mes études d’archéologie minérale ne m’offraient pas de tels attraits que je dusse vivement regretter le séjour de cette ville. Le Maremman (tel est le nom de l’habitant de ces contrées) est de sa nature grossier. Alors qu’à Sienne et à Florence on rencontre des gens très empressés de vous servir, peuple d’arlequins et de facchini, si l’on veut, mais peuple agréable et plein de verve, on ne trouve dans la Maremme qu’une population d’Italiens rudes et égoïstes, vivant pour eux-mêmes et soigneusement cloîtrés dans leurs impénétrables demeures. Le Maremman, quel qu’il soit, est toujours d’une politesse douteuse, et son nom de Maremmano est en Toscane l’équivalent de paysan et de mal-appris. Sous prétexte de se prémunir contre la fièvre, on garde imperturbablement à Massa son chapeau sur la tête en toute occasion. Le langage se ressent des manières, l’accent est loin d’être aussi pur qu’à Sienne et à Pistoie, et bien des termes vieillis qui sont restés dans l’italien de la Maremme, s’ils font la joie des antiquaires, ne respirent qu’une médiocre élégance.

Les Massétans se visitent peu. Suivant un vieil usage, les hommes se réunissent un moment le soir ou à une heure de la journée chez le pharmacien de l’endroit, l’inclito spezziale, et là, devant un maigre journal bien vite parcouru, on cause des affaires du jour. Ce cercle d’oisifs forme l’été un groupe compacte et bruyant sur le devant ou au milieu de la boutique ; l’hiver, chacun arrive avec son scaldino, sorte de panier en faïence commune, de couleur marron, et sans couvercle. On met de la cendre chaude et des charbons allumés dans le corps allongé de cet ustensile, et on tient l’anse entre les mains. Le coup d’œil des causeurs assis en ligne sur le banc de la pharmacie et penchés tous vers leur scaldino, ne manque pas d’un certain effet. C’est un tableau d’intérieur digne du pinceau d’un Téniers. L’étrange instrument que je viens de décrire occupe une place importante dans le mobilier d’une maison toscane. Les dames, pour qui il tient lieu de chaufferette, en ont de très élégans, et l’on en fabrique de tout petits pour les enfans. Les hommes les plus graves ne marchent jamais l’hiver sans être accompagnés de leur scaldino, et j’ai vu à Livourne le premier avocat de la ville donner ses consultations avec cet appareil entre les mains. Les juges le portent à l’audience, les prêtres à l’église, et les douaniers se promènent le long de la mer avec cette chaufferette sous le bras. Quand un visiteur arrive dans un salon l’hiver, l’une des premières politesses qu’on lui fait est de lui présenter un scaldino après lui avoir offert un siège. Ces habitudes caractérisent la Toscane ainsi qu’une partie de l’Italie, et je ne pouvais les passer sous silence.

Pendant tout le temps que je demeurai à Massa, la promenade autour des murs de la ville, surtout du côté qui regarde la mer, avait pour moi un charme tout particulier. Massa est élevée de plus de 400 mètres au-dessus du niveau de la Méditerranée, et n’en est éloignée que de 20 kilomètres à vol d’oiseau. Le splendide tableau dont j’avais, à Populonia et Follonica, aperçu partiellement quelques coins, se déroulait ici à ma vue dans tout son ensemble majestueux. Des hauteurs de la ville, dominant cette partie de la Maremme, toutes les îles de l’archipel toscan apparaissent comme autant de terres flottantes, et au loin, à l’horizon, quand le temps est beau et l’air transparent, la Corse et la Sardaigne, sur une ligne continue, découvrent toutes deux leurs cimes étincelantes de neige. Le long du littoral, le golfe de Piombino se développe en un cirque pittoresque dont les flancs dénudés du Calvi à droite, et à gauche les montagnes verdoyantes de Gavoranno, viennent marquer, en mourant à la mer, les deux extrémités. Les fonderies et forges de Follonica, et plus près de Massa, sur la grande route, celles de Valpiana se révèlent par les tourbillons d’une fumée noire et épaisse que vomissent les fours. Dans les maquis restent cachées les alunières de Montioni, les mines de houille de Monte-Bamboli ; mais sur un autre point, et à quelques lieues de distance seulement, apparaît le village de Monte-Rotondo, perché sur une haute montagne. Là commencent ces fameux soufflards dont on aperçoit les blanches vapeurs qui se dégagent des profondeurs du sol. Ce sont les soffioni et les lagoni d’acide borique, source de l’immense fortune d’un Français, M. de Larderel, qui le premier a su les exploiter.

Non loin de Massa sont des sites aussi curieux que ceux que nous avons déjà visités. C’est Capanne-Vecchie avec ses vieilles mines de cuivre et ses anciennes carrières d’alun, dont les résidus de fabrication se sont transformés en bonne pouzzolane ; c’est l’Accesa avec son lac aux bords semés de joncs, aux eaux limpides, avec ses exploitations du moyen âge, non moins intéressantes que celles de Capanne. Après l’Accesa vient une vaste plaine, en partie formée de landes stériles. Là se dressent, sur des hauteurs isolées, d’un côté le château de Pietra que nous connaissons, de l’autre Monte-Massi avec ses mines de charbon, et plus loin Rocca-Federighi, un nid d’aigle perché à plus de 500 mètres. Les mines de cuivre de cet antique fief appartenaient autrefois à une comtesse de Sienne. Elles se trouvent dans les mêmes conditions géologiques que la fameuse mine de Monte-Catini, et sont aujourd’hui exploitées par un de nos grands industriels, M. Bourlon, député au corps législatif. Un château en ruine, qui s’élève à quelque distance du village, a gardé le nom de Scaccia-Gallo. Le curé de l’endroit m’expliqua à sa façon le motif de cette dénomination curieuse. Il prétendait qu’une bande de soldats ou de condottieri français de passage en ce point de la Maremme à l’époque où nos troupes inondaient l’Italie au XVe et au XVIe siècle, avait tenté vainement de s’emparer de ce château fort. Les assaillans auraient même, selon le curé maremman, à qui je laisse la responsabilité de son dire, été repoussés avec perte et violemment précipités à bas de ces rochers abrupts. De là le nom de Scaccia-Gallo resté à ce vieux castel.

Non loin de Rocca-Federighi est Sasso-Fortino, autre position jadis fortifiée, aux murs aujourd’hui en ruine, puis Rocca-Strada, dont les mines d’argent furent au moyen âge exploitées par des banquiers siennois. Revenant sur nos pas, gravissant les montagnes à notre droite et coupant à travers les maquis, nous tombons sur Boccheggiano et Prata, deux villes juchées à des hauteurs presque inaccessibles, deux nouveaux centres d’exploitation métallurgique à l’époque des républiques italiennes. Partout alors la Maremme fut fouillée, et partout les mines récompensèrent avec usure les efforts des énergiques travailleurs. Les bouches encore béantes de toutes ces anciennes excavations, les tas de déblais qui en proviennent, les amas de scories en tous lieux accumulés, semblent défier la science et l’industrie modernes. Ces ruines muettes sont comme un éternel reproche à l’inertie des Toscans d’aujourd’hui.

Le point le plus digne d’attention, où toutes ces nouvelles exploitations se sont développées, est la montagne qui s’étend de Montieri à Gerfalco, non loin de Prata, à quelques lieues au nord-est de Massa. On dit que le nom de Montieri n’est que la corruption des deux mots latins mons œris, et que les Romains connaissaient ces mines de cuivre, qui auraient été exploitées par les Étrusques. Peut-être ceux-ci ont-ils en effet poussé leurs investigations jusque sur ces gîtes aussi bien que sur ceux de Massa ; mais en ces deux points les travaux du moyen âge ont effacé par leur étendue toute trace des excavations primitives.

Les mines de Montieri ont été surtout exploitées pour l’argent qu’elles renfermaient, et ce qui les rend curieuses, outre l’étendue des travaux, c’est qu’il n’en est guère sur lesquelles il reste plus de documens écrits. Ainsi des l’an 896 nous voyons le marquis Adalbert de Toscane faire donation des mines d’argent de Montieri à l’évêque de Volterra. Au XIIe siècle, c’est la république de Sienne qui possède ces gîtes ; avec les richesses qu’elle en retire elle élève des monumens encore aujourd’hui debout. Ces mines retournent ensuite aux mains des évêques de Volterra, et ils battent monnaie avec l’argent qui en provient. Le degré de finesse du métal obtenu était tellement apprécié dans le commerce que, des 1169, le marc de Montieri servait d’étalon en Toscane pour les ventes et les achats. Les évêques de Volterra s’enrichirent tour à tour dans cette exploitation, tout en payant la dîme comme vassaux aux empereurs d’Allemagne. Quelquefois ils affermaient les mines à des compagnies de marchands ou de banquiers qui en peu d’années réalisaient d’importans bénéfices. Un Français aussi savant que modeste, M. Ulrich, aujourd’hui directeur des mines de l’île d’Elbe, a porté le flambeau de la critique sur les conditions économiques de l’exploitation des mines de la Maremme au moyen âge, et c’est de lui en grande partie que je tiens ces détails sur l’histoire de Montieri. Il n’est pas besoin d’ailleurs de recourir aux archives du grand-duché pour s’assurer de l’intérêt qu’ont dû présenter ces travaux ; il suffit de parcourir la montagne à laquelle est adossée la ville actuelle. On y rencontre un ensemble de puits verticaux et de galeries inclinées ou horizontales dont les déblais, aujourd’hui recouverts par la terre végétale, recèlent des échantillons de cuivre et de plomb argentifères d’une très grande richesse. On trouve aussi à l’entrée de la ville un amas considérable de scories sur lequel une partie des maisons est bâtie. Il y faut enfoncer des pilotis pour les fondations, sans espoir quelquefois d’arriver au terrain solide, tant la hauteur des tas est considérable. Enfin dans la principale rue de Montieri existent encore l’établissement métallurgique et les grands magasins que les évêques de Volterra et après eux les banquiers de Sienne avaient édifiés.

Un digne habitant de la localité, maréchal-ferrant de son métier, il maestro Papi, me servit de guide dans mes courses sur tous ces anciens travaux. Le bonhomme ne formait qu’un rêve, celui de voir enfin renaître l’exploitation jadis si fructueuse. Dans son ardeur, ce confrère de saint Éloi abandonnait quelquefois sa forge et son soufflet, et il s’en allait errant par la montagne, recherchant parmi les déblais, autour des anciens puits, des échantillons métallifères qu’il collectionnait précieusement. Il leur donnait à chacun, à vue d’œil, une teneur en argent toujours très forte, que l’analyse certainement n’eût point justifiée. Par amour pour sa ville natale, il appelait à grands cris des capitalistes pour rouvrir tous ces vieux travaux. Maestro Papi accusait le grand-duc, qui n’en pouvait mais, et son ingénieur, qui avait bien peut-être un peu tort, de l’état de triste chômage où se trouvaient les mines toscanes. Il ne pouvait concevoir un arrêt si long et si préjudiciable aux intérêts de sa chère patrie après deux périodes d’exploitation aussi brillantes que l’avaient été celle des Étrusques et celle des républiques italiennes, dont il connaissait également les détails. Ce forgeron géologue voulait à toute force que je fusse l’envoyé de quelque société étrangère venu pour étudier ces mines et procéder enfin à une reprise sérieuse des travaux. Je ne pus réussir à le détromper, et il me supplia plusieurs fois de lui garder un emploi dans ma compagnie, celui de forgeron, poste auquel l’appelait naturellement, me disait-il, son métier de maréchal-ferrant. Il me promettait d’affûter au plus bas prix possible les pics et les fleurets des mineurs, et, comme pour se donner de nouveaux titres à la faveur qu’il demandait, il me supplia d’accepter un magnifique échantillon d’argent rouge, ou sulfure d’argent cristallisé, sur lequel il avait un jour mis la main dans ses recherches à travers la montagne.

C’est en compagnie de ce dilettante en métallurgie que je parcourus non-seulement Montieri, mais encore Poggio Muti et Gerfalco. Possédant bon nombre de légendes sur tous les pays que nous traversions, il allait devisant le long du chemin, et me faisait ainsi oublier les fatigues de la route. C’est lui qui le premier me raconta l’aventure du beato, un insigne voleur devenu saint et patron de l’endroit. Employé au moyen âge, il y a de cela bien longtemps, me disait maestro Papi, comme fondeur dans l’usine de Montieri, le beato, dont je regrette d’avoir oublié le nom, qui n’est pas du reste dans le calendrier, avait un jour volé un lingot d’argent. On lui coupa la main, car un article de la loi des mines de Massa punissait ainsi ce méfait. Le beato alla cacher sa honte dans une grotte du voisinage, et y vécut en ermite. Les ouvriers de l’usine eurent pitié de leur camarade, peut-être pour avoir, eux aussi, opéré quelquefois comme lui, mais avec plus d’habileté. Ils lui portaient tous les jours des vivres et des consolations. Cette vie d’ermite repentant eut une fin. Le beato mourut ; des miracles s’opérèrent autour de son tombeau, et l’ancien voleur fut sanctifié. Montieri le réclama pour son patron. Je ne sais pas si Rome présenta quelques objections, mais je sais que les Montiérais gardent soigneusement les os du bienheureux, l’invoquent à l’occasion et lui adressent force neuvaines. Un des anciens puits de mine porte le nom du beato, et la grotte où ce bon saint fit pénitence en cette vie a reçu la dénomination de romito ou de l’ermitage. Mon guide, qui me fit pieusement connaître tous ces détails, était pour son compte pleinement convaincu de la sainteté du patron de Montieri. Il lui devait la guérison d’un de ses enfans, nouveau miracle à ajouter à tant d’autres. La moralité de cette histoire prouve une fois de plus, me disait maestro Papi, que le repentir lave toutes les fautes, et qu’on peut être un grand voleur dans ce monde et un grand saint dans l’autre. Les mines de Montieri ont été les premières exploitées en Toscane après la chute de l’empire romain. Les ruines des anciennes exploitations de l’Étrurie durent frapper d’ailleurs les yeux des Barbares, qui sortaient presque tous des forêts de la Germanie, où, s’il faut en croire Tacite, les mines, surtout celles de fer, étaient travaillées des la plus haute antiquité. Dans l’époque de calme qui suivit l’invasion, les Goths, puis les Lombards, rouvrirent donc sans nul doute les puits et les galeries des Étrusques, que les Romains, on le sait, avaient dû respecter, pour obéir à une loi du sénat. Vinrent ensuite les Allemands, dont l’influence s’est fait si longtemps sentir en Italie, et qui ont joué jusqu’à ces derniers temps le rôle des Phéniciens dans l’antiquité, celui de former tous les autres peuples de l’Europe, en leur vendant des métaux, à la pratique de l’art des mines et de la métallurgie. Les Allemands paraissent avoir été les maîtres des premiers mineurs et fondeurs de Massa, et l’on retrouve en effet dans la loi des mines de cette république un assez grand nombre de termes trahissant leur origine teutonique. Il n’est pas nécessaire du reste de s’adresser aux étymologies, et le fait de l’introduction des méthodes allemandes dans la reprise des mines toscanes s’explique très bien par l’histoire. Nul n’ignore en effet quelle prépondérance les empereurs d’Allemagne ont gardée pendant tout le moyen âge sur l’Italie du nord et du centre. Il n’y aurait rien d’étonnant aussi que la grande comtesse Mathilde, qui possédait le marquisat de Toscane dans la deuxième moitié du XIe siècle, ait appelé des mineurs allemands-, car elle épousa successivement deux princes d’Allemagne. Le produit des mines dut même former une partie notable de ses immenses revenus.

Quelles causes amenèrent la cessation de travaux si productifs, et comment des exploitations si prospères furent-elles interrompues sans retour ? Les motifs d’un tel abandon sont nombreux, et parmi les faits principaux qui entraînèrent, vers le milieu du XIVe siècle, la fermeture successive de toutes les mines toscanes, il faut d’abord citer les guerres intestines. Ainsi Massa succombe en 1346 sous les coups répétés de la république de Sienne, et avec la chute de la liberté, suivie de l’exil volontaire ou forcé des plus riches familles, périt également la grande industrie massétane. Il ne faut pas oublier non plus les déprédations de hardis condottieri qui portent dans les lieux qu’ils ravagent le vol et l’incendie, et offrent aux mineurs venant se mettre à leur solde un gain plus élevé et une occupation plus attrayante. Les pestes et les famines, faisant irruption coup sur coup et se succédant comme à l’envi, concourent pour une part encore plus large au dépeuplement du pays, et achèvent d’enlever au travail des mines le peu de bras qui restaient disponibles. La peste de 1348 fut surtout terrible ; c’est celle qu’a décrite Boccace dans le Décaméron, celle qui, sous le nom de peste noire, fit le tour de l’Europe, semant partout l’épouvante et la mort. C’est depuis cette époque que la Maremme a perdu presque tous ses habitans. De vingt mille âmes qu’elle avait, Massa tomba au-dessous de mille. Les campagnes, jusqu’alors si fertiles, se dépeuplèrent, et les maquis envahirent de nouveau les terrains jadis productifs. Aujourd’hui encore on rencontre au milieu des hautes broussailles des oliviers devenus sauvages, et l’ordre dans lequel se succèdent les arbres rappelle seul l’ancienne culture. Des ruines nombreuses de villages et de châteaux couvrent aussi ces lieux changés en déserts. Enfin la malaria, dont la première apparition dans la Maremme remonte au IVe siècle après le Christ, puisque Sidoine Apollinaire, appelé de Lyon à Rome, nous dit dans ses lettres qu’il prit les fièvres en traversant l’Étrurie, la malaria étendit encore plus ses ravages à mesure que dans les champs les bruyères remplaçaient la moisson. La Maremme acheva de se dépeupler, et il faut arriver jusqu’à notre. époque pour assister à une reprise des mines massétanes et à un commencement de régénération de ces malheureuses contrées.

À des événemens déjà si tristes vinrent se joindre des circonstances économiques fâcheuses qui accélérèrent la ruine des exploitations. À peine les croisades eurent-elles cessé, qu’un abaissement subit frappa en Europe le cours des métaux, et l’extension que prirent à cette époque les mines allemandes, surtout celles d’argent, eut aussi quelque influence sur cette dépréciation. L’argent, obtenu tout à coup en quantité considérable et sans grandes difficultés métallurgiques, éprouva une diminution énorme, qui réagit sur les mines toscanes. Ainsi l’évêque de Volterra, qui percevait à Montieri une redevance d’une corbeille de minerai sur quatre, dut se contenter désormais de la moitié. Le mal alla empirant, et des 1355 l’évêque ne pouvait plus payer la dime à l’empereur d’Allemagne, parce que, disait-il dans sa lettre de doléances, les mines, depuis quelques années, ne donnaient plus aucun bénéfice et étaient presque devenues stériles. Charles IV s’inclina devant les justes raisons qui avaient rendu les gîtes improductifs, et libéra l’évêque de la dîme, prenant en considération, comme on peut le lire dans sa réponse, autant les longues guerres, les pestes et les famines dont avaient souffert ces contrées, que les violences d’aventuriers voisins qui avaient brutalement occupé une partie des terres de l’évêque.

À l’abaissement du prix des métaux, et surtout de l’argent, du cuivre et du plomb, il faut joindre, comme une autre cause de ruine, le taux élevé de l’intérêt. L’argent se prêtait alors à Florence et à Sienne à 25 et même 30 pour 100. La main-d’œuvre aussi avait doublé de prix par suite des calamités publiques. Enfin des crises commerciales d’une gravité dont l’histoire n’a plus offert d’exemple, et auxquelles on devait s’attendre, éclatent coup sur coup[2]. Les Bardi, cette puissante maison de Florence qui a laissé son nom à l’une des rues de la ville où se trouvaient ses nombreux bureaux, et en même temps que les Bardi les plus riches banquiers de Toscane, unis à eux par les liens du sang et des affaires, les Scali, les Peruzzi, les Acciajuoli et tant d’autres, font, entre les années 1330-50, une faillite successive de près de cent millions de notre monnaie actuelle. Il n’en a pas fallu autant en 1857 pour amener une crise financière qui dure encore et paralyse toujours l’industrie.

Tant de misères réunies eurent un terme ; mais au moment où la Toscane sortait de la période si malheureuse qu’elle venait de traverser et songeait à réparer ses pertes, arriva la découverte de l’Amérique. Ce grand événement, qui ouvre d’une manière si glorieuse le cycle des temps modernes, tourna d’un autre côté les investigations des exploitans de mines, et fit encore baisser sur les différentes places de l’Europe la valeur de l’argent. Les troubles politiques qui agitèrent la Toscane vers cette époque attirèrent aussi son attention ailleurs. Toutes les républiques italiennes et Florence elle-même étaient successivement tombées : la volonté d’un seul avait pris la place de l’initiative individuelle. Les Médicis, devenus grands-ducs et vassaux de l’Autriche, de marchands qu’ils étaient, essayèrent vainement de rouvrir les mines toscanes. Ils échouèrent dans la Maremme aussi bien qu’au nord du grand-duché, dans les Alpes apuanes. Ces derniers gisemens, aussi intéressans que ceux que j’ai déjà fait connaître, ne furent pas moins activement exploités par les Étrusques d’abord, au temps de la ville de Luni la métallifère, et pendant le moyen âge ensuite, par la république de Lucques et les seigneurs de Vallecchia et de Corvaja. De nos jours, M. Porte, que j’ai déjà cité à propos des alunières de Montioni, a tenté de reprendre tous ces vieux travaux. Il est mort à la peine, ruiné ; mais son exemple a porté des fruits. Si la plupart des mines de la Maremme n’ont pas encore donné les bénéfices qu’on est en droit d’attendre d’une exploitation régulière, on peut citer les mines de cuivre de Monte-Catini, près Volterra, et celles de plomb et d’argent du Bottino, dans les Alpes apuanes, comme une preuve de ce que peuvent produire dans l’industrie minérale la patience et la bonne administration. Les bénéfices de la première de ces mines se comptent chaque année par millions, et ceux de la seconde par centaines de mille francs. Je les ai visitées l’une et l’autre, et c’est sur les lieux mêmes que j’ai pu me convaincre de leur richesse. Que ces faits servent de leçon ; que les gîtes de Toscane soient enfin exploités avec l’esprit de suite et les capitaux convenables, et les mines de cette riche contrée verront enfin renaître les splendeurs d’un passé qui a laissé de si remarquables traces.


IV. — MONTE-ROTONDO ET LES SOFFIONI.

Massa et les localités environnantes, dont je parcourus toutes les anciennes excavations, interrogeant partout et le sous-sol et la surface, n’offrirent plus bientôt à ma curiosité aucun appât inconnu, et je poussai vers d’autres lieux. Les soffioni de Monte-Rotondo, projetant dans l’air, à peu de distance de Massa, leurs blanches colonnes de vapeur, semblaient m’inviter à des études d’un nouveau genre et m’attiraient vers des sites que je n’avais point encore visités. Je répondis à cet appel, et par une triste et brumeuse matinée de novembre je dis à l’albergo del Sole un adieu définitif.

Le scirocco, ce vent humide du sud-est, qui apporte sur les maremmes italiennes un redoublement de fièvre, soufflait avec une violence inaccoutumée. Le ciel avait pris une teinte de plomb. De larges gouttes d’eau, tombant par intervalles, laissaient leur empreinte sur la poussière du chemin, et faisaient prévoir un prochain orage. Près de m’engager dans la montagne par la route qui de Massa mène à Monte-Rotondo, j’hésitai un instant. Une terrible averse, dont un coup de tonnerre retentissant était l’avant-coureur, se préparait au-dessus de ma tête ; mais mes réflexions ne furent pas longues, et, m’affermissant sur la selle, je piquai des deux, enveloppé dans un vaste plaid. La pluie ne tarda pas à tomber à torrens ; mes habits furent transpercés. Force me fut enfin, car ma bête refusait d’avancer, d’aller demander asile à une ferme que je voyais près de la route. Quelques passans et des rouliers, surpris comme moi par l’orage, m’avaient précédé dans une salle commune, et se chauffaient tranquillement autour d’un large feu. C’était une vraie cheminée maremmane que celle où ils s’étaient assis en rond, et je pris ma place au milieu de la compagnie. Tout autour du foyer était un banc de pierre sur lequel nous étions groupés ; le manteau de la cheminée nous couvrait de son dôme noirci. Une chaîne à laquelle s’attachaient les marmites descendait vers le milieu du feu. Nous étions là comme des jambons qu’on fume, pendant que la maîtresse du logis, sans trop s’inquiéter de nous, préparait sa cuisine du matin. Peu habitué à ce mode de chauffage, je fus bientôt pris à la fois d’un mal de tête et de nausées qui me forcèrent d’abandonner la place. Mes vêtemens étaient encore mouillés, l’eau s’en échappait en vapeur, et tout le monde se mit à rire du délicat cavalière auquel la fumée faisait mal.

Cependant, la tempête s’étant un peu calmée, je pus me remettre en chemin. Mon voyage se termina sans nouvel incident, et je descendis à Monte-Rotondo, chez le signor Tomi, pour qui j’avais une lettre.

L’imprudence que j’avais commise en partant par un temps d’orage eût pu avoir des suites fâcheuses, car c’est souvent par les transitions brusques du chaud au froid, et en s’exposant trop longtemps à la pluie, que l’on prend en hiver la fièvre de la Maremme. Tomi me conduisit en toute hâte devant une vaste cheminée, cette fois d’un style moderne. Je m’y séchai tout à mon aise pendant qu’on ouvrait ma valise et qu’on m’apportait le plus brûlant et odorant poncino dont j’eusse encore humecté mes lèvres. Mon hôte m’envoya même ses deux gracieuses filles, qui vinrent me baiser la main et voulurent à toute force dénouer mes éperons. Je me soumis de très bon cœur à la première de ces opérations ; mais j’acceptai difficilement la seconde, étonné de trouver dans la Maremme une aussi curieuse coutume.

Ne voulant pas abuser trop longtemps de l’hospitalité du brave Tomi, je lui demandai de me conduire chez un Français, M. Durval, qui exploitait à Monte-Rotondo, en concurrence avec M. Larderel, des lagoni d’acide borique. Cet aimable compatriote me fit le plus gracieux accueil, et je m’installai chez lui sans façon. Tomi me fit cependant promettre, pour ce jour-là, d’aller partager son dîner à la vingt-quatrième heure du jour, alle ventiquattro, comme on dit dans la Maremme. On y compte les heures comme à Rome, à partir du coucher du soleil ou de l’Angelus du soir et en faisant un double tour de cadran. Ce système, renouvelé des Latins et en usage aussi chez les astronomes, n’est pas sans embarrasser au premier abord les étrangers qui parcourent la Toscane, lorsqu’ils demandent l’heure aux passans. L’horloge de Monte-Rotondo indiquait le temps d’une autre façon et sonnait par séries de trois heures. La mécanique ne pouvait battre davantage, et Tomi avait, je ne sais pourquoi, décoré le réveille-matin de son village du nom d’horloge à la française. C’était sans doute une manière de complimenter notre nation, qu’il aimait beaucoup. Cet excellent homme était plein de, bons sentimens et faisait partie de la confrérie de la Miséricorde. Les membres de cette antique institution, particulière à la Toscane, enterrent les morts et portent, en remplissant ce pieux devoir, une robe noire de pénitent dont le capuchon se rabat sur la figure. C’est une façon de faire le bien en se cachant, et l’on dit qu’à Florence, où les plus grandes familles sont de la confrérie, le grand-duc lui-même se rendait quelquefois incognito à l’appel de la cloche des frères de la Miséricorde. Léopold avait d’ailleurs pour les Toscans une sorte de paternelle affection. Il visitait chaque année la Maremme, et son souvenir y vivra longtemps ; j’entends celui de l’homme, et non celui du prince autrichien. À Monte-Rotondo, Tomi me rappelait que l’année précédente le vieux prince, en voiture découverte, la seule qu’on avait pu trouver à Massa, était arrivé par une pluie battante, au grand mécontentement du ministre qui l’accompagnait, et qu’il força comme lui à se mouiller jusqu’aux os. À Monte-Bamboli, les mineurs m’avaient aussi raconté qu’en attendant le dîner que son maître d’hôtel préparait à Massa, le grand-duc, pressé par la faim et sortant de visiter les mines, s’était tranquillement installé à la cantine des ouvriers. Ce sans-façon, cette familiarité plaisaient beaucoup aux Maremmans, et Tomi me raconta nombre de ces anecdotes en m’accompagnant vers les soffioni.

Ces jets de vapeur, d’une haute température, sortent de terre avec fracas, et sont aujourd’hui exploités pour l’acide borique qu’ils renferment. Autour des points où ces phénomènes volcaniques se présentent, le sol est complètement dénudé, impropre à toute culture, car il offre un degré de chaleur très élevé. Le terrain est fissuré, et l’on voit par momens s’échapper de ces fentes des fumées plus ou moins visibles, s’arrêtant à la surface du sol quand le temps est humide. C’est à ces signes réunis ou isolés que l’on reconnaît la présence des soffioni ou des fumerolles, comme on les appelle aussi. Sur les points où les vapeurs sont plus abondantes et sur ceux où elles sont exploitées, la forme du terrain affecte celle d’un cratère. En outre la roche est profondément modifiée par les dégagemens de vapeurs et de gaz ; elle se désagrège et tombe en poussière. On y retrouve de l’alun et des cristaux de soufre, utilisés dans les temps anciens, aujourd’hui négligés. Toute l’attention des industriels s’est concentrée sur l’acide borique, dont l’extraction est d’un très grand profit et le placement toujours assuré. Ce corps est mécaniquement entraîné par les gaz des soffioni, et se trouve mêlé à la vapeur d’eau qui s’y rencontre en très grande abondance. Parmi les autres gaz, il faut citer surtout l’hydrogène sulfuré, reconnaissable à son odeur d’œufs pourris. Il est remarquable que ce gaz n’exerce aucune influence délétère sur la santé des travailleurs. On s’en explique mieux l’action sur les vignobles avoisinans, qu’il a préservés de l’oïdium.

La découverte de l’acide borique dans les soffioni de Monte-Rotondo ne date que de la fin du siècle dernier. Jusqu’alors les fumerolles étaient citées comme un phénomène naturel des plus curieux, mais sans portée industrielle. Lucrèce, qui les mentionne, était loin de se douter de l’importance que ces fumées auraient un jour. Il fallait du reste la chimie moderne pour arriver à la découverte de la matière si utile qu’elles renferment. L’acide borique dut se trahir à l’analyse du pharmacien grand-ducal Hœffer par la propriété spécifique qu’il possède de colorer en vert la flamme de l’alcool. Cette découverte dans les soffioni de Toscane eut lieu en 1777, et c’est sur ceux de Monte-Rotondo qu’elle fut faite. Dès que la présence de cette substance fut constatée, on essaya de l’extraire en faisant passer les vapeurs à travers de l’eau où elles abandonnaient l’acide borique, qui entrait en dissolution. Les bassins construits à cet effet et nommés lagoni, petits lacs, étaient étages, et l’on opérait successivement de l’un à l’autre pour arriver à la concentration des eaux acides. Le célèbre naturaliste Mascagni, qui commença ces essais, eut l’idée de se servir de la chaleur naturelle des eaux chauffées par les fumerolles comme d’une espèce de bain-marie pour évaporer les lessives. Ses tentatives ne réussirent pas.

Vers 1816, un marchand français de Livourne, M. Larderel, eut l’idée de reprendre ces épreuves, et une société se forma. Trois fabriques furent montées, dont une à Monte-Rotondo. Comme les eaux chauffées par les fumerolles ne possédaient pas un pouvoir calorifique suffisant pour l’évaporation des lessives, on se servit de bois ; mais le combustible est cher en Toscane, et il fallut, vers 1827, renoncer à ces nouvelles tentatives. Les actionnaires étaient profondément découragés ; M. Larderel seul, faisant preuve d’une foi et d’une énergie peu communes, prit sur lui de mener cette affaire à bonne fin et dédommagea ses associés. Le succès couronna ses longs efforts ; il emprisonna les vapeurs des soffioni et les conduisit sous les chaudières de dissolution. Comme au point d’émergence quelques-unes de ces vapeurs ont la température de l’eau bouillante, on conçoit que désormais l’évaporation des lessives et la cristallisation de l’acide borique se firent pour ainsi dire sans frais. Aussi la production alla-t-elle toujours croissant, et M. Larderel possédait-il en 1858, quand je visitai la Maremme, jusqu’à dix établissemens qui fabriquaient ensemble par année plus de 1,200,000 kilogrammes d’acide borique. Les bénéfices élevaient à plus d’un demi-million de francs. La société anglaise qui achetait à M. Larderel tous ses produits, et qui l’avait lié par un traité dont il n’a pas vu lui-même la fin, réalisait, dit-on, un gain encore plus élevé.

L’acide borique récolté en Toscane se présente en petites paillettes cristallines d’un blanc jaunâtre. On l’emploie pour obtenir l’émail dans les fabriques de faïence et de porcelaine, notamment dans les fameuses usines du Staffordshire. Il sert aussi à produire le borax ou borate de soude dont se servent les bijoutiers pour fondre l’or et l’argent, et les serruriers pour braser, c’est-à-dire souder au laiton les petites pièces de fer. Enfin le borax s’emploie comme fondant dans les laboratoires et la petite métallurgie.

Je ne me contentai pas de visiter à Monte-Rotondo l’établissement de M. Larderel. J’allai voir aussi celui de M. Durval, installé non plus auprès du village, mais dans la plaine qui s’étend au pied de la montagne. C’est là qu’est le lac sulfureux de Monte-Rotondo, digne confrère de l’Averne. Ses eaux ont une apparence savonneuse, et de distance en distance, au bouillonnement qui se produit à la surface, on devine les soffioni du fond. Un petit bateau, échoué sur les rives fangeuses et couvertes de joncs, me permit de me promener sui l’eau. Le sol se relevait à partir des bords du lac de façon à imiter un cratère dont celui-ci aurait été le fond. Le paysage aux environs n’avait rien de bien gracieux, et la barque sur laquelle j’étais monté me rappelait l’esquif de Caron. Quand j’eus fini mon excursion, le nautonier qui m’avait passé ne vint pas me demander mon obole, et ce ne fut qu’à ce signe que je m’aperçus que je n’étais point aux bords du Styx.

Aux alentours du lac, les soffioni faisaient un effrayant vacarme. M. Durval avait eu, depuis quelques années, l’heureuse idée d’aller chercher sous le sol, au moyen de la sonde, les fumées souterraines. Il fut dès lors prouvé que des veines de vapeurs parcouraient le sous-sol de ces localités, comme on rencontre des veines d’eau sous d’autres points. Quand les ouvriers atteignaient les soffioni, les vapeurs s’échappaient brusquement par l’issue qui leur était ouverte. Arrivant à la surface avec grand fracas, elles projetaient à des hauteurs considérables les pierres et les boues arrachées aux parois du trou de sonde. Tous ces débris retombaient ensuite sur le sol au grand effroi des ouvriers, qui se garaient du mieux qu’ils pouvaient. C’était en petit l’image d’une éruption volcanique, moins la flamme, ou si l’on veut l’incandescence. Un de ces puits, ouvert l’année précédente, avait amené au jour un soffione d’une puissance telle qu’on entendait de dix lieues à la ronde le sifflement de la vapeur ; on eût dit une dizaine de locomotives gémissant à la fois. Le jet était si fort qu’on ne put l’emprisonner pour le conduire sous les chaudières. Il fallut se résigner à boucher et à condamner le trou. Si les fumerolles ne contenaient pas des gaz attaquant les métaux comme l’hydrogène sulfuré, on voit qu’il y aurait en eux, dans certains cas, un réservoir de force mécanique que l’on pourrait utiliser. C’est de la même façon que les Chinois font des trous de sonde pour retirer du sol le gaz d’éclairage, et qu’on a creusé récemment aux États-Unis, dans l’état d’Ohio par exemple, des puits pour l’extraction de l’huile minérale.

La profondeur à laquelle on rencontre les vapeurs des soffioni n’est pas assez considérable pour en expliquer la haute température. On sait que la chaleur augmente d’un degré centigrade par 30 ou 35 mètres de descente sous le sol, et partant ce n’est qu’à environ 3,000 mètres qu’on trouve la température de l’eau bouillante, soit 100 degrés. Or les sondages de Monte-Rotondo n’atteignent jamais 100 mètres. Il est donc probable que les soffioni viennent d’un foyer inférieur, ou que leur température est empruntée à des phénomènes électriques et chimiques que nous ne pouvons qu’entrevoir.

Désireux d’aller visiter les divers établissemens de M. Larderel pour étudier dans son ensemble cet étrange phénomène des fumerolles chargées d’acide borique, que jusqu’à ces derniers temps la Toscane seule présentait et qui ne s’est depuis retrouvé qu’en Californie, je pris congé de mes aimables hôtes. Tomi et M. Durval, ainsi que son ingénieur, M. Meil, voulaient à toute force me retenir à Monte-Rotondo, mais la science l’emporta sur l’amitié. Tout le long du chemin, jusqu’à l’établissement central de Monte-Gerboli, appelé en l’honneur de son fondateur du nom de Larderello, on traverse une série de soffioni. De loin en loin se présentent des fabriques, notamment à Sasso, Lustignano, Serrazzano ; puis viennent Castel-nuovo et Monte-Cerboli, ces deux derniers sur le bord de la route. L’aspect si particulier de ces fabriques, les dômes en maçonnerie recouvrant les soffioni emprisonnés, les canaux quelquefois suspendus en l’air qui conduisent les fumées sous les chaudières, en d’autres points les bassins étages ou les anciens lagoni, enfin les ateliers en plein vent où s’évaporent et se cristallisent les eaux, les étuves où l’on sèche l’acide, et au milieu des usines une odeur pénétrante de gaz sulfhydrique et des tourbillons de vapeur d’eau à aveugler une armée de visiteurs, tout cet étrange spectacle m’eût comblé d’étonnement, si je n’avais pas été déjà initié, dans ma visite à Monte-Rotondo, aux différens détails de cette curieuse industrie.

De l’étude géologique générale à laquelle je me livrais dans cette excursion, il résulte que tous les soffioni sont disposés suivant une ligne qui court sensiblement du sud-sud-est au nord-nord-ouest, et autour de laquelle ils oscillent. La formation de ces fumerolles se relie au soulèvement de la chaîne qui traverse la Maremme dans cette direction et à l’apparition de roches éruptives, telles que les serpentines, qui ont produit ce soulèvement. Ces roches ont ouvert dans le sol des fissures par où les soffioni, partant d’un foyer souterrain commun, se sont fait jour à la surface.

L’établissement de Larderello, où je m’arrêtai assez longtemps, est une sorte d’usine centrale que le fondateur a entourée de toute sa sollicitude. C’est la fabrique préférée, et Larderello est devenu un petit village d’ouvriers qui possède sa place, sa statue et sa fontaine ; qui a son curé, son médecin et son pharmacien. Les travailleurs de l’établissement et les pauvres gens des lieux circonvoisins reçoivent gratuitement les soins du docteur et les médicamens ; mais M. Larderel n’a pas seulement songé pour tout ce monde au salut de l’âme et du corps, il a pensé à celui de l’esprit, et il a établi dans la petite ville qu’il a baptisée et fondée un asile pour les enfans et une école de musique. Il a fait aussi construire des ateliers de tissage pour les veuves et les sœurs des ouvriers. Enfin une sorte de caisse d’épargne qui distribue des pensions aux veuves, aux vieillards, aux orphelins de la fabrique, fonctionne régulièrement à Larderello. Toutes les autres usines, d’ailleurs, sont aussi paternellement administrées. M. Larderel, que la mort est venue frapper récemment, était l’artisan de sa propre fortune, le créateur de la grande industrie de l’acide borique, l’une des plus curieuses de l’Europe. Avant lui, le borate de soude se tirait à grands frais de l’Inde et de l’Égypte. Le subit abaissement des prix a été dû à la fabrication toscane, et les prix eussent été encore moindres sans les traités qui liaient M. Larderel. Dans tous les cas, en échange d’un peu de fumée qui auparavant se perdait dans l’air, cette fabrication a procuré à la Toscane une entrée en numéraire de plus de quinze cent mille francs chaque année ; je dis à la Toscane, car M. Larderel, non content de faire vivre les nombreux ouvriers de ses fabriques, dépensait largement tout ce qu’il gagnait, et il a englouti des millions tant dans son palais de Livourne que dans ses vastes propriétés de Pomarance. À Larderello, qu’il a fondé et qu’il se plaisait à embellir, ce qui attire tout d’abord les yeux, c’est la gracieuse place qu’il ajustement décorée du nom de Place de l’Industrie. D’un côté est le laboratoire de chimie, le musée de minéralogie, la pharmacie, la philharmonique ou école de musique, l’école des garçons et des filles, les ateliers de tissage pour les femmes. Au milieu est l’église, dont le curé joint à ses fonctions celles de maître d’école. Puis vient l’hôpital, auquel est attaché un médecin. Sur le dernier côté de la place s’élève le palais dont M. Larderel avait fait sa résidence. Il ne manquait rien à cette splendide habitation, pas même un théâtre, où les ouvriers venaient jouer. L’habile et honnête industriel qui faisait un si noble emploi de sa fortune avait reçu successivement de tous les princes de l’Europe les récompenses qu’il méritait. Le grand-duc l’avait le premier décoré, anobli. Le comte de Larderel de Monte-Cerboli, reconnaissant envers les lagoni, source de ses grandes richesses, avait pris pour armes un soffione s’échappant du sol comme la fumée d’un cratère. Ces armes parlantes, ce blason d’un nouveau genre, lui avaient valu de la part des jaloux et des mauvais plaisans le nom d’il conte Fumo ; mais il laissait dire, et, se reportant au temps peu éloigné où il débitait encore à Livourne des fusils et des soieries de Saint-Étienne, il était fier de ses rapides succès et des honneurs qui lui arrivaient. Il prenait soin d’étaler ses décorations, et j’ai vu à Monte-Cerboli, dans une salle à côté du laboratoire de l’usine, au milieu d’un magnifique cadre doré, toutes les croix et tous les rubans de ce monde. Le contre-maître de la fabrique conduisait religieusement le visiteur dans cette salle après lui avoir montré les lagoni ; c’était comme le bouquet de la fin. Disons tout de suite que M. Larderel avait comme industriel de grandes qualités qui rachetaient ce petit excès d’amour-propre ; on n’arrive pas sans quelque talent à la haute fortune où il était parvenu.


V. — LES SALINES DE VAL-DI-CECINA. — VOLTERRA, SES ALBATRES ET SES RUINES ETRUSQUES. — MONTE-CATINI.

De l’usine de Monte-Cerboli, je me dirigeai sur Volterra, dont je voulais visiter les ruines étrusques et les carrières d’albâtre. Chemin faisant, je rencontrai aussi d’autres sujets d’étude, et cette dernière partie de mon voyage m’offrit tout l’attrait de mes précédentes excursions. En sortant de Larderello, je remarquai d’abord près de la route les bains d’eaux minérales de San-Michele. Ces eaux, comme celles de Morbo, situées entre Castelnuovo et Monte-Cerboli, sont acidulés, sulfureuses, et marquent au thermomètre 35 degrés. La température et la composition de ces sources n’étonneront assurément personne, si l’on tient compte du voisinage des soffioni.

De San-Michele, j’arrivai bientôt à Pomarance, dont les murs et les tours du moyen âge m’apparurent de loin. De là, la route descend vers le fleuve Cecina. Les terrains que l’on traverse sont incultes, composés de roches serpentineuses et de gabbri, au milieu desquels se rencontrent une partie des filons cuprifères de la Toscane. Aussi les recherches de mines ont-elles été nombreuses en ces localités, à Libbiano, à Monte-Castelli et à la Cavina, vers les bords de la Cecina. Je ne tardai pas à traverser le fleuve sur un magnifique pont suspendu.

Avant de monter à Volterra, qui se dessinait à ma droite sur les hauteurs où depuis trois mille ans se développent ses murs cyclopéens, je m’arrêtai aux salines de Val-di-Cecina, propriété des princes de Toscane depuis le temps des Médicis. La construction de l’usine actuelle date de Pierre-Léopold, le célèbre réformateur, qui eut la gloire d’introduire sans secousse dans le grand-duché les améliorations et les progrès auxquels nous ne sommes arrivés en France que par la révolution de 1789. L’usine, successivement agrandie par le successeur de Pierre-Léopold et par le dernier grand-duc, comprenait, quand je la visitai, quatre immenses chaudières de concentration et deux chaudières de cristallisation. Le tout était disposé sous de vastes toitures et au milieu d’un grandiose établissement. La quantité de sel obtenue était, me dit-on, de 12,000 kilogrammes par jour. Les cristaux sont d’un blanc de neige, parfaitement secs, et on les cite avec raison comme les plus beaux et les plus purs qu’on puisse voir. Les eaux d’où on les retire traversent des couches d’argile salifère qu’on appelle les moje, et qui sont situées sous le sol, à d’assez grandes profondeurs. On amène ces eaux au jour avec la sonde, comme on fait pour les puits artésiens. Les gîtes sont à quelque distance de l’usine. Des canaux en bois, grossièrement établis, conduisent les dissolutions salines dans un grand réservoir ; de là elles passent dans les évaporateurs et enfin dans les cristallisoirs, où le produit se dépose. Les argiles qui contiennent ce sel le renferment d’ordinaire à l’état microscopique, et il est probable qu’elles doivent leur composition particulière à des eaux salées sous lesquelles elles se seront déposées à l’époque de leur formation géologique. Tout le sel ne vient pas de la mer, et dans l’est de la France on rencontre, surtout dans la Meurthe, des gîtes analogues à ceux de la Toscane.

Des salines, je montai à Volterra, et le long du chemin je pus apercevoir quelques-unes de ces carrières d’où l’on retire l’albâtre. Les plus importantes sont cependant à la Castellina, village peu éloigné de Volterra. La pierre, travaillée dans l’une et l’autre localité, est ensuite expédiée dans le monde entier à l’état de vases, de coupes, de chandeliers, de socles et corps de pendules, de statuettes ; on lui donne en un mot ces mille formes diverses que tout le monde connaît. On sait combien cette matière est tendre et reçoit facilement l’impression du ciseau. Ce n’est d’ailleurs que de la pierre à plâtre cristallisée, de même composition chimique que celle qu’on retire des buttes de Montmartre. L’albâtre de Volterra est souvent translucide ; d’autres fois il imite le marbre. Parmi les plus belles variétés, on cite le giallo, rappelant le beau marbre jaune de Sienne, et le fiorito, de même apparence que les marbres gris veinés de Carrare. Il y a aussi l’albâtre blanc compacte, ressemblant au marbre statuaire.

Les Volterrans ont une habileté toute particulière pour travailler l’albâtre ; il est même probable que cette industrie s’est transmise de père en fils et de temps immémorial dans cette antique cité. Les Étrusques, fondateurs de Volterra, ont brillamment ouvert le chemin où les ont suivis tous leurs successeurs. Ceux-ci les ont même surpassés, et les artistes modernes font preuve d’un goût exquis dans leurs dessins et leurs compositions. Ils sont en cela restés Italiens, et chacun d’eux étale avec un juste orgueil ce qu’il appelle son museo, c’est-à-dire la collection de ses œuvres, aux regards des visiteurs. Des familles d’artistes volterrans exercent sur une très grande échelle l’industrie du travail de l’albâtre, et pendant que le chef exploite les carrières et sculpte la pierre au logis, il n’est pas rare de voir les fils faire leur tour du monde pour débiter les chefs-d’œuvre paternels. L’Inde et les deux Amériques raffolent de ces produits, et l’on cite des marchands de Volterra qui sont revenus chez eux de ces lointaines contrées avec plusieurs millions. Dans les établissemens d’eaux minérales des Pyrénées, on vend aussi au poids de l’or aux crédules baigneurs des objets en albâtre de Volterra, comme étant faits avec des marbres pyrénéens. J’ai amené un vendeur de Bagnères-de-Luchon à me faire cette confidence, et j’ai vu aussi à Naples de naïfs touristes acheter des coupes en serpentine de Toscane, les croyant, sur la foi du marchand, en lave du Vésuve. Que de choses qui ne s’achètent que pour l’étiquette qu’elles portent !

Je rencontrai à Volterra un cicérone quelque peu antiquaire, le signor Ruggiero, qui me fit visiter la ville. Nous nous rendîmes aux murs cyclopéens, qui avaient plus de douze kilomètres de tour, lorsque l’enceinte était continue ; c’est au moins trois fois le développement des murs modernes. De là nous visitâmes la porte romaine, dite porte de l’Arc ou d’Hercule et ouverte sur un pan des vieux murs. Ruggiero me la donna comme une porte étrusque ; mais à l’arc en plein cintre et aux voussoirs nettement taillés je ne pus me faire illusion. Les portes des villes1 étrusques, dont aucune n’a été, que je sache, trouvée debout, devaient ressembler aux pylônes égyptiens, essentiellement composés de deux pieds-droits de forme massive, légèrement inclinés l’un vers l’autre, et d’une plate-bande rectiligne les reliant par le haut. Les hypogées de l’Etrurie ne nous laissent là-dessus aucun doute.

On rencontre à Volterra plusieurs de ces chambres sépulcrales où les tombes sont rangées par ordre ; elles sont taillées dans l’albâtre, de petites dimensions, et ornées de bas-reliefs. En enlevant le couvercle qui les ferme, on retrouve des os à moitié calcinés par le feu. Les bijoux, les vases et autres objets d’art qu’on déposait au milieu des cendres du défunt ont disparu. Les Romains, puis les Barbares, enfin les Toscans modernes ont successivement mis la main sur ces précieux objets, et violé les tombes étrusques, comme on dit encore en Italie. Plusieurs de ces sarcophages ont été portés au musée des Uffizi, à Florence ; la plupart sont au musée de Volterra. Enfin on en a laissé un certain nombre dans les hypogées que l’on montre aux étrangers près de la ville. C’est là, en dehors d’une autre porte romaine, dite de Diane, qu’était la grande nécropole. Presque toutes les chambres souterraines ont été, comblées ; dans celles restées ouvertes, on a rempli les tombes d’os d’emprunt, à la grande mystification des touristes anglais, qui, ne soupçonnant pas la supercherie, emportent tous un échantillon avec un soin religieux.

Mon cicérone Ruggiero, qui me confessa le tour qu’on jouait aux voyageurs, était possesseur de quelques médailles étrusques trouvées à Volterra. Cette ville battait monnaie comme Populonia ; elle était du reste l’une des douze capitales de la confédération tyrrhénienne du centre. Les monnaies de Volterra sont en bronze ; elles ont le même diamètre et plus de poids encore que celles de Populonia à cause du relief plus proéminent ou mieux conservé des figures. Celles-ci sont les mêmes : c’est surtout le Janus à deux têtes et la Minerve en casque. Sur l’exergue se lit circulairement et de droite à gauche le nom de Volterra, en étrusque Velalhri, et au milieu s’élève un objet indéterminé ressemblant à une massue. Avec ces monnaies, Ruggiero possédait également quelques pierres gravées, arrachées à des bagues ; mais après mûr examen j’eus tout lieu de le soupçonner aussi de faire là-dessus la contrebande, comme la plupart des guides italiens. Il ne sut pas ruser assez habilement, et parmi les pierres qu’il me montra, un jaspe, fort beau d’ailleurs et fort bien gravé, portait un petit Cupidon les yeux bandés, et pour épigraphe amour et foy. Quelque beau cavalier français venu à la suite de Charles VIII en Italie aura laissé ce souvenir à une dame de Volterra, et par une suite de vicissitudes qu’il est aisé d’imaginer, la pierre et peut-être l’anneau seront tombés aux mains de Ruggiero. Ce cicérone était bien au demeurant le meilleur fils du monde, et le plus original de tous les guides que j’aie rencontrés en Italie. Au sujet de ses pierres gravées de toute époque, et qu’il donnait imperturbablement pour des pierres étrusques, il m’avoua que ses cliens n’étaient pas comme moi difficiles et n’y regardaient pas de si près. Me prenant là-dessus en estime et continuant ses confidences, il se plaignait de l’indifférence avec laquelle les étrangers arrivant par hasard jusqu’à Volterra visitaient les ruines étrusques. On lui donnait bien par momens de généreux pourboires ; mais cela ne lui suffisait point, et Ruggiero aurait voulu un peu plus d’attention pour les restes de ses chers Tyrrhéniens. Un archéologue français venu à Volterra quelques années auparavant était le seul qu’il se rappelât volontiers. Cet archéologue lui avait fait la même remarque que moi au sujet de la porte prétendue étrusque, et Ruggiero aurait bien voulu pouvoir arriver à cet esprit de divination. De là de nombreux regrets sur son éducation laissée inachevée.

C’est en compagnie de cet antiquaire manqué que je visitai le musée étrusque de Volterra. La plupart des tombeaux sont remarquables à plus d’un titre, surtout par les bas-reliefs sculptés sur la face antérieure et par les statues couchées ou accoudées qui surmontent le couvercle. Ces statues représentent le personnage défunt : c’est un aruspice, reconnaissable à une boule qu’il tient dans la main, la bulle d’or, qui était aussi chez les Étrusques le signe distinctif du patriciat, ou bien c’est une femme se regardant dans le miroir métallique et tenant un éventail à plumes comme en ont nos belles dames d’aujourd’hui. Dans les bas-reliefs, les dessins représentent souvent un convoi funèbre. Le mort est emporté sur une charrette que les prêtres et les pleureuses accompagnent. L’artiste a su donner aux chevaux un air de tristesse qui plaît, et les pauvres bêtes s’avancent lentement, la tête penchée vers la terre. Les prêtres paraissent moins tristes, et je me rappelai involontairement devant ces naïves sculptures ces vers trop vrais du fabuliste :

Un mort s’en allait tristement
S’emparer de son dernier gîte ;
Un curé s’en allait gaîment
Enterrer son mort au plus vite.

Certains bas-reliefs sont encore plus curieux en ce qu’ils représentent des scènes mythologiques ayant trait à des faits que les Grecs chantèrent plus tard : ainsi les voyages d’IUysse. Je vois encore le pudique héros qui s’est fait attacher au grand mât pour résister aux tentations des sirènes qui nagent voluptueusement autour de son navire.

Tous les bas-reliefs et statues des tombeaux étrusques annoncent l’enfance de l’art ou un ciseau peu exercé. La sculpture du moyen âge a un grand air de parenté avec eux, et quelques-uns portent la trace d’une peinture rouge ou bleue dont on les coloriait. Les bijoux en or, les vases en terre, les armes et divers autres objets en bronze du musée de Volterra sont plus remarquables, et il y a surtout certaines chaînes en filigrane d’un travail si exquis et si net qu’elles excitent bien des envies chez tous les visiteurs ; mais qu’est-ce que tout cela en comparaison des objets d’art déposés dans les musées étrusques de Rome et de Florence et provenant des fouilles de Caeré, Corneto (l’ancienne cité des Tarquins), Pérouse, Vulci, Veies, Chiusi, Arezzo, Cortone ? Qu’est-ce que tout cela encore vis-à-vis de ce que nous offre le musée Campana ?

Ruggiero, non content de me montrer tous les trésors étrusques de Volterra, me fit aussi parcourir la ville. La cathédrale, qui date du XIIe siècle ; le baptistère de forme octogone élevé sur le plan d’un temple romain, double analogie qu’il possède avec celui de Florence ; les églises de San-Francesco et de San-Lino, le couvent des Camaldules, attirèrent successivement mon attention. Partout je rencontrai des tableaux des maîtres de la grande école italienne, et je fus étonné de tant de richesses accumulées. Les chefs-d’œuvre étaient prudemment recouverts d’un rideau, et il fallait partout payer pour faire tirer la ficelle, comme il est d’usage en Italie. Ruggiero, qui exerçait consciencieusement ses fonctions de cicérone, ne pouvait concevoir une telle manœuvre pratiquée par les curés eux-mêmes et non par leurs bedeaux.

Après les églises, je visitai le palais public, ancienne résidence du consul quand Volterra était une cité indépendante ; puis mon guide me montra la maison où il prétendait qu’était ne Perse le satirique, et enfin la demeure de Daniel Ricciarrieli, dit de Volterra, que ses descendans occupent encore. Elle renferme une belle fresque de ce célèbre peintre. Ruggiero ne me fit pas grâce de la citadelle, jadis prison d’état. C’est le fameux aventurier français, Gauthier, duc d’Athènes, un moment maître de Florence en 1342, qui en jeta les fondemens. Cosme III y fit enfermer, sur d’injustes soupçons, l’infortuné Lorenzini, qui resta onze années enchaîné dans son cachot. Il y composa un traité des sections coniques, dont le manuscrit est déposé à la bibliothèque Magliabecchiana de Florence. La citadelle de Volterra contient aujourd’hui une prison cellulaire, bâtie sur le modèle de celle de Mazas. C’est là qu’on enfermait aussi, du temps de l’ancien grand-duc, les condamnés à perpétuité, ceux que la peine de mort, abolie dans le grand-duché, n’avait pu atteindre. De la citadelle, j’allai donner un coup d’œil à une piscine et à des thermes romains, puis aux balze, immense éboulement de terre qui s’est produit au XVIIe siècle, et qui depuis lors gagne tous les jours. Il entraîne peu à peu dans la vallée adjacente la partie nord de la montagne d’argile sur laquelle est bâtie Volterra.

C’est sur le flanc de cet abîme que Ruggiero m’annonça piteusement qu’il n’avait plus rien à me montrer et me rendait ma liberté. J’en profitai pour songer au retour. Le mois de décembre était venu, et il était temps de rentrer au logis. Je fis donc marché avec un voiturin pour me mener jusqu’à Pontedera, où je devais prendre le chemin de fer de Livourne. Cependant les mines de cuivre de Monte-Catini étaient à l’entrée de la route, au pied de la montagne même où s’élève Volterra, et je ne pouvais manquer de terminer ma visite de la Maremme par cette intéressante excursion.

Les Étrusques de Velathri ont ouvert les premiers ces gîtes, et c’est de là que l’Etrurie a tiré le bronze d’une partie de ses médailles et de tant d’autres objets d’art. Au moyen âge, la république de Volterra et après elle celle de Florence ; au commencement des temps modernes, le grand-duc Cosme Ier et ses deux fils continuèrent successivement les travaux. Les mines furent fermées dans la première moitié du XVIIe siècle, à la suite de la peste de Volterra. Le naturaliste Targioni, qui à la fin du siècle dernier parcourut la Toscane et ramena l’attention de ses compatriotes sur les richesses minérales de ce pays, dit dans son ouvrage qu’une société livournaise travaillait de son temps à Monte-Catini. M. Porte reprit cette exploitation, et après dix ans d’essais infructueux céda la mine pour $0,000 francs environ à trois capitalistes de Florence. Un an après, l’ingénieur allemand Schneider, directeur des travaux, mit humain sur des amas cuivreux si riches et si puissans que la mine produisit bientôt des millions, et enrichit au-delà de toute espérance ses trois heureux propriétaires. M. Schneider est vraiment un favori du sort. Peu d’années avant son entrée à Monte-Catini, il exploitait, avec un de ses confrères de Saxe, les mines de charbon de Caniparola, près de Gênes. Ces mines furent fermées faute d’un gain qui payât les frais, et nos deux mineurs firent contre mauvaise fortune bon cœur en ouvrant une boutique. Ils débitaient modestement le pain à la livre et le vin au fiasco à leurs rares cliens, quand Monte-Catini et une mine de cuivre voisine eurent besoin chacune d’un ingénieur et s’adressèrent à nos deux Saxons. Unis dans le bonheur comme dans l’adversité, les deux amis tirèrent à la courte-paille à qui écherrait Monte-Catini ; le sort tomba sur M. Schneider. Quelques mois après, son camarade périssait de mort violente, écrasé sous un éboulement.

L’heureux directeur du Potose toscan me permit de visiter ses travaux. À l’entrée de la galerie en descente par laquelle on pénètre dans la mine, sont les bustes en marbre de Targioni et de Porte, hommage mérité rendu à deux généreux promoteurs de l’industrie minière en Toscane. Pendant que j’examinais ces bustes, on m’apporta un costume complet : une culotte à fond de cuir, une veste de mineur boutonnant sur le côté, une ceinture pour passer le marteau, une grosse paire de bottes en caoutchouc et un fort chapeau de même matière. Muni de ma lampe, je suivis mon conducteur. La galerie est pourvue de marches, et une rampe règne sur toute sa longueur. Jamais, dans aucune des nombreuses mines que j’ai visitées, je n’ai retrouvé pareil luxe ; jamais non plus, il faut le dire, si beaux bénéfices n’ont été réalisés. Aussi a-t-on fait de Monte-Catini une sorte de mine à l’usage des gens du monde, et de même qu’on m’avait présenté un costume complet de mineur, on offre gracieusement aux dames une robe, un chapeau et des chaussures de circonstance.

Partout, dans les galeries et dans les chambres d’exploitation où m’accompagna M. Schneider, reluisait le précieux minerai. C’est la pyrite de cuivre, ayant l’éclat et l’aspect de l’or ; le cuivre panaché, dont les irisations jaunes, violettes et verdâtres imitent la couleur changeante des plumes du paon, d’où le nom de pavonazzo que lui donnent les Toscans ; c’est enfin le cuivre gris, ayant la couleur et le grain de l’acier, mais tendre jusqu’à se laisser couper au couteau, et dont la richesse atteint souvent 80 pour 100 de cuivre métallique. La nature ne s’est pas contentée de rassembler sur un même point tant de minerais différens ; elle les y a groupés en quantité si grande et si purs de toute gangue que les bénéfices annuels de l’exploitation dépassent aujourd’hui 1, 500, 000 francs, sans que l’on force l’extraction. La production mensuelle s’élève à 150 ou 200, 000 kilogrammes de minerai. La plus grande partie est envoyée en Angleterre, aux usines de Swansea, dans le pays de Galles. Ces vastes fonderies reçoivent devant leurs fourneaux, jour et nuit allumés, les produits des mines de cuivre du monde entier, et renvoient ensuite le métal aux différens pays de l’univers, en cela presque tous tributaires des Anglais, la France plus qu’aucun autre. Le minerai de teneur moyenne ou faible extrait de Monte-Catini est d’abord enrichi sur place au moyen de broyages et de lavages, puis envoyé à l’usine de Prato, située près du chemin de fer de Florence à Pistoie. Le cuivre obtenu est vendu en Toscane, surtout à Prato même, où l’on fabrique de temps immémorial la plus grande partie des ustensiles de cuivre employés en Italie : Prato est le Saint-Flour de la péninsule.

Je quittai Monte-Catini, non sans avoir inscrit mon nom sur le registre où, suivant la mode italienne, on fait signer les visiteurs qu’attire chaque jour la richesse devenue proverbiale de ces gîtes. Je me livrai ensuite corps et âme à mon voiturin, qui me promit de me porter à Pontedera avant le dernier départ du chemin de fer de Livourne. La route, triste et monotone au départ, s’embellit peu à peu, et la riante et fertile vallée de l’Era me rappela certains paysages de la Touraine : partout la verdure, bien qu’on ne fût encore que dans les premiers jours de janvier.

Absent depuis quatre mois de Livourne, je trouvai à mon retour la situation politique assez tendue. Les paroles que Napoléon III avait adressées au ministre d’Autriche à la réception du 1er janvier 1859 avaient ranimé les espérances des Italiens. On parlait à Florence de reprendre au théâtre les tragédies politiques de Niccolini, pleines d’allusions à l’histoire de Toscane. Le cri à double sens de Viva Verdi ! devenait partout un signe de ralliement. Je compris que la guerre se préparait. Les études que je voulais poursuivre en Italie demandaient un état de calme et de tranquillité que rien ne me faisait prévoir. Je fis donc mes adieux, bien malgré moi, à ce beau pays. En moins d’une nuit, un petit pyroscaphe toscan, une vraie coquille de noix, me porta de Livourne à Gênes. J’arrivai à Turin dans la soirée du 14 janvier, et trouvai toute la ville en grand émoi par suite de la venue du prince Napoléon. N’ayant point à prendre part à ces fêtes, je continuai ma route par le Mont-Cenis, traversant les Alpes neigeuses par la plus belle nuit d’hiver. Je repris bientôt le chemin de fer en Savoie, et de là jusqu’à Paris, où je trouvai peu de croyance à la guerre. Les événemens nous ont dit depuis qui avait alors raison des Français ou des Italiens.

La Toscane, dont les récits qu’on vient de lire font connaître un des districts les plus curieux, n’est pas seulement, on le voit, un pays agricole, le Jardin de l’Italie comme on l’a nommée avec tant de raison ; c’est aussi une contrée industrielle, et si elle a brillé, à l’aurore des temps modernes, d’un si vif éclat dans les beaux-arts et les belles-lettres, elle peut aujourd’hui voir s’ouvrir pour elle, bien que d’une autre façon, une seconde époque de renaissance. Qu’elle entre résolument dans la voie où semblent la pousser de nouveau quelques-unes des traditions de son passé. Le XIXe siècle a inauguré l’ère de l’industrie. Parmi toutes les contrées de la péninsule, l’Étrurie est celle qui peut le mieux donner l’exemple et entraîner à sa suite toutes les autres vers le but que M. de Cavour, en mourant, a indiqué à ses compatriotes. Si l’Italie veut sérieusement se régénérer, si elle veut que l’unité se fasse, qu’elle oublie ses vieilles haines, qu’elle se tourne vers les points d’où peut lui venir la lumière, vers les pacifiques travaux qui développent le commerce ; qu’elle apprenne, par l’exemple de l’Angleterre, ce que peut gagner une nation à être grande par l’industrie.


LOUIS SIMONIN.

  1. Le grand principe de la loi massétane est que la propriété du dessus n’emporte pas la propriété du dessous, principe opposé à celui du droit romain et proclamé pour la première fois en France par Mirabeau devant l’assemblée nationale. C’est à la suite du discours du grand orateur, le dernier qu’il prononça et l’un de ses plus éloquens, que fut promulguée la loi des mines de 1791, qui a précédé celle de 1810.
  2. Voyez le remarquable ouvrage de M. Ulrich, Condizioni economiche dell’ industria mineralogica in Toscana durante il medio evo ; Livorno, 1847.