La Marche à la lumière, Bodhicaryavatara/4

Traduction par Louis Finot.
Editions Bossard (p. 43-51).

IV

L’APPLICATION À LA PENSÉE DE LA BODHI


1. Ayant ainsi fermement saisi la Pensée de la Bodhi, que le Bodhisattva, sans jamais se lasser, s’efforce de ne pas transgresser la règle.

2. Ce qu’on a entrepris précipitamment, sans mûrement réfléchir, on peut, même si on a fait une promesse, le faire ou s’en abstenir.

3. Mais ce qui a été examiné par les Buddhas, par les sages Bodhisattvas et par moi-même, selon mon pouvoir, pourquoi l’ajourner ?

4. Si, après l’avoir promis, je ne l’accomplis pas en fait, dupant ainsi tous les êtres, quelle sera ma destinée ?

5. « Qui a eu la simple pensée de donner et ne donne pas, deviendra un spectre affamé », dit-on, et cela, même s’il s’agit d’une très petite chose.

6. À plus forte raison si, ayant annoncé hautement et du fond du cœur le bonheur suprême, je viens à duper le monde entier, quelle sera ma destinée ?

7. L’Omniscient seul connaît l’inscrutable marche de l’acte, qui, même en cas d’abandon de la Pensée de la Bodhi, délivre les hommes.

8. Toute défaillance du Bodhisattva est très grave, car, quand il pèche, c’est le bien de tous les êtres qu’il détruit.

9. Et celui qui met un obstacle d’un instant au mérite du Bodhisattva encourt un immense châtiment, car il s’attaque au bien de tous les êtres.

10. Quand on frappe une seule créature dans son bien, on est soi-même frappé ; que dire, lorsqu’il s’agit de tous les êtres compris dans l’infini de l’espace !

11. Ainsi ballotté sur l’océan des transmigrations par la force du péché et la force de la Pensée de la Bodhi, il recule son arrivée à terre30.

12. Donc, ce que j’ai promis, je dois l’exécuter scrupuleusement ; si aujourd’hui même je ne fais pas un effort, je descendrai de bas-fond en bas-fond.

13. D’innombrables Buddhas ont passé, cherchant tous les êtres à convertir : par ma faute, je ne me trouvais pas à portée de leur puissance de guérison.

14. Si aujourd’hui encore je reste tel que je l’ai été toujours, je suis voué aux lieux de punition, à la maladie, à la mort, aux mutilations, aux lacérations.

15. Quand trouverai-je de nouveau l’apparition d’un Buddha, la foi, la condition humaine, l’aptitude à la pratique du bien, toutes choses si difficiles à obtenir ?

16. La santé, le jour présent avec sa pitance et sa sécurité, le moment que nous avons à vivre, tout cela est trompeur : le corps est pareil à un objet prêté.

17. Ce n’est point par une conduite comme la mienne qu’on obtient de nouveau la condition d’homme ; et en dehors de la condition d’homme, c’est le mal seul qui m’attend : d’où viendrait le bien ?

18. Si je ne fais pas le bien, maintenant que j’en suis capable, que ferai-je alors, hébété par les souffrances des sorts funestes ?

19. Pour qui ne fait pas le bien et accumule le péché, le nom même du bonheur31 est aboli pour des centaines de millions de kalpas.

20. C’est pourquoi le Bienheureux a dit : « La condition humaine s’obtient aussi rarement qu’une tortue parvient à passer son cou dans l’orifice d’un joug flottant sur l’océan32. »

21. Pour un péché d’un instant, on reste pendant un cycle entier dans l’enfer Avîci33 ; en présence de péchés accumulés depuis un temps infini, comment parler de bonheur ?

22. Et il ne suffit pas d’en avoir supporté les conséquences pour être délivré, puisque, pendant qu’on les supporte, on produit de nouveaux péchés.

23. Il n’y a pire duperie ou pire folie que d’avoir trouvé une pareille occasion sans en profiter pour faire le bien.

24. Et si, après cette réflexion, je succombe de nouveau à ma folie, je m’en repentirai longtemps, pourchassé par les messagers de Yama.

25. Longtemps mon corps brûlera dans le feu intolérable de l’enfer ; longtemps mon corps indocile sera dévoré par le feu du remords.

26. J’ai atteint, je ne sais comment, cette terre favorable si difficile à atteindre ; et voilà qu’en pleine conscience, je suis reconduit aux mêmes enfers.

27. Je suis donc dénué de raison, aveuglé par quelque sortilège ! Je ne sais qui m’affole, qui se tient au-dedans de moi !

28. Le désir, la haine et les autres passions sont des ennemis sans mains, sans pieds ; ils ne sont ni braves, ni intelligents ; comment ai-je pu devenir leur esclave ?

29. Embusqués dans mon cœur, ils me frappent à leur aise, et je ne m’en irrite même pas ; fi de cette absurde patience !

30. Si j’avais pour ennemis tous les dieux et tous les hommes ensemble, ils seraient incapables de me traîner au feu de l’enfer.

31. Mais les Passions, ces ennemis puissants, me jettent en un clin d’œil dans un feu, au contact duquel le Meru34 fondrait sans même laisser de cendres.

32. Aucun autre ennemi n’a une vie aussi longue, que la très longue vie, sans commencement ni fin, de mes ennemis les Passions.

33. Tout homme fidèlement servi veille au bien de son serviteur : mais les Passions, à qui les sert, ne réservent que le comble du malheur.

34. Leur haine est constante et vivace ; elles sont la source unique du torrent des misères ; et elles habitent dans mon cœur. Comment pourrais-je jouir en paix de la vie ?

35. Gardiennes de la prison de la vie, bourreaux des coupables dans l’enfer et les autres lieux de punition, si elles se tiennent dans la maison de mon esprit, dans la cage de mon désir, comment goûterais-je le bonheur ?

36-38. Donc je ne déposerai pas le harnois avant que ces ennemis n’aient péri sous mes yeux. Les orgueilleux poursuivent de leur colère le plus chétif adversaire ; ils ne s’endorment pas avant de l’avoir écrasé. Sur le front de bataille, ils lancent des coups terribles à des malheureux que la nature a déjà condamnés au supplice de la mort. Ils comptent pour rien la douleur des coups de flèche et de lance et ne tournent pas le dos avant d’avoir vaincu. Et moi, qui me suis levé pour vaincre mes ennemis naturels, auteurs constants de toutes mes douleurs, pourquoi m’abandonnerais-je maintenant au désespoir et à l’abattement, même à la suite de centaines de misères ?

39. On étale sur son corps comme des parures, les inutiles blessures faites par les ennemis. Comment, moi, qui me suis levé pour accomplir une grande œuvre, m’en laisserais-je détourner par les souffrances ?

40. L’esprit concentré sur leurs moyens d’existence, les pêcheurs, les parias, les laboureurs et les autres artisans endurent le chaud, le froid, toutes les misères. Comment ne les supporterais-je pas, moi aussi, pour le bien du monde ?

41. Je me suis engagé à délivrer des Passions le monde entier compris entre les dix points cardinaux. Et moi-même je n’en suis pas délivré !

42. Ignorant ma mesure, je parlais alors comme un insensé. Donc, je m’appliquerai sans cesse et sans retour à la destruction des Passions.

43. Je m’y cramponnerai. Je serai un guerrier poursuivant de sa haine toute autre passion que celle qui s’attache à la perte des Passions.

44. Que mes entrailles se répandent, que ma tête tombe ! jamais je ne me courberai devant mes ennemis les Passions !

45. Un ennemi expulsé peut trouver asile dans un autre lieu, y refaire ses forces et en revenir ; mais l’ennemi Passion n’a pas un tel refuge.

46. Où irait-il une fois chassé, cet hôte de mon cœur, pour préparer ma ruine ? Sa seule force, c’est ma lâcheté et ma sottise. Les Passions ne sont qu’une vile canaille qui fuit à la vue de la Sagesse.

47. Les Passions ne demeurent ni dans les objets, ni dans les sens, ni dans l’intervalle, ni ailleurs. Où sont-elles installées pour tourmenter le monde entier ? C’est un simple mirage. Donc, ô mon cœur, quitte toute crainte, efforce-toi vers la Sagesse. Pourquoi, sans motif, te tourmenter toi-même dans les enfers ?

48. C’est décidé ! je ferai mes efforts pour observer la règle telle qu’elle a été énoncée. Si une maladie peut être guérie par un remède, comment recouvrer la santé en s’écartant de l’ordonnance du médecin ?


NOTES


30. Jeu de mots sur les deux sens de bhûmi : « terre » et « stade dans la carrière d’un bodhisattva ».

31. Sugati : « bonne destinée », condition divine ou humaine.

32. Cette comparaison, fréquente dans les textes bouddhiques, est développée dans le Sûtrâlamkâra d’Açvaghosha, trad. Ed. Huber, p. 181.

33. Un des huit grands enfers.

34. Meru ou Sumeru : la montagne d’or qui occupe le centre du monde.