Calmann-Lévy (p. 120-129).


X


Quand Augustin revint au Chêne-Pourpre, le temps avait changé : une averse continue noyait tout dans un brouillard d’eau. Et l’humeur de Fanny avait changé comme le ciel. Timide et presque triste, la jeune femme semblait préoccupée de marquer les distances, d’éviter toute familiarité.

Elle avait lu les Mémoires de Fontaine. M. de Chanteprie apporta d’autres livres, et ces lectures provoquèrent de longues discussions. Fanny, plus artiste que philosophe, assez indifférente aux idées générales, ne s’attachait guère qu’aux anecdotes et aux portraits. Les figures des Messieurs et des Mères se dessinaient avec le caractère spécial qu’elle leur prêtait, s’animaient peu à peu, prenaient couleur et vie, se mouvaient dans le décor insuffisamment décrit par Fontaine. Attentive à composer, en imagination, une sorte de vaste tableau, dans la manière de Philippe de Champaigne, madame Manolé s’arrêtait aux réalités extérieures du jansénisme. L’âme de Port-Royal l’intéressait moins que la vie privée, l’histoire intime de Port-Royal. Tout ce qui était doctrine, théorie, dogme et commentaire du dogme, lui paraissait incompréhensible et négligeable.

Qu’elle s’intéressât aux personnes, c’était beaucoup, pensait Augustin, puisque, vues à travers les siècles, réduites à leurs traits essentiels, les personnes n’étaient plus que la forme sensible des idées. Qu’étaient-ce que les deux Angéliques, et M. Le Maistre, et M. de Saci, et le grand Arnauld, sinon l’austérité, l’opiniâtreté, la science — le jansénisme ?… Et qu’était-ce que le jansénisme, sinon l’effort de quelques âmes supérieures, égarées peut-être, pour restaurer dans leur intégrité le dogme et la morale du christianisme primitif ? L’aventure particulière de ces âmes, l’histoire d’un couvent de religieuses et d’une petite communauté laïque, conduisaient Fanny, par un chemin détourné, au christianisme même, la plaçaient, surprise et récalcitrante, devant les problèmes que le christianisme seul peut résoudre.

Augustin, nourri de Pascal, croyait voir en Fanny cet homme dont parle l’auteur des Pensées, cet homme plus indifférent qu’incrédule, qui, enfermé dans un cachot, ne sachant si son arrêt est donné, n’ayant qu’une heure pour l’apprendre et pour obtenir sa grâce, emploie cette heure à jouer au piquet. Elle n’affirmait pas que notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée ; elle disait : « Que sais-je ? » et « Que m’importe ? », oubliant que « toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non. et qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet. » M. de Chanteprie s’épouvantait avec Pascal de voir, « dans un même cœur et dans un même temps, une extrême sensibilité pour les moindres choses et une étrange indifférence pour les plus grandes… » Il y reconnaissait « cet enchantement incompréhensible, cet assoupissement surnaturel qui marque une force toute-puissante qui le cause… »

Que faire ?… Éveiller l’âme engourdie, et la mettre peu à peu dans la situation du personnage « qui ayant toujours vécu dans une ignorance générale et dans une indifférence à l’égard de toutes choses, et surtout à l’égard de soi-même, vient enfin à examiner ce qu’il est… Il ne peut plus après cela demeurer dans l’indifférence, s’il a tant soit peu de raison ; et quelque insensible qu’il ait été jusqu’alors, il doit souhaiter, après avoir connu ce qu’il est, de connaître aussi d’où il vient et ce qu’il doit devenir… » Mais il chercherait inutilement à s’éclairer par les lumières naturelles : la dernière démarche de la raison, c’est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent, et « il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison ». Les chrétiens, en exposant leur croyance au monde, déclarent que c’est « une folie, stultitiam ». Et les personnes qui, s’adressant aux impies, essayent de prouver l’existence de Dieu par les ouvrages de la nature, le cours de la lune et des planètes, par des preuves physiques et même par des preuves métaphysiques, « leur donnent sujet de croire que les preuves de la religion sont bien faibles ». Augustin évitait ces sortes de discours. Il savait que la foi n’est pas un don de raisonnement, mais un don de Dieu, de ce Dieu qui se nomme lui-même un Dieu caché, Deus absconditus ». La volonté y a plus de part que l’esprit, et nul ne peut croire, s’il ne veut croire.

Le jeune homme tâchait d’émouvoir Fanny, avant que de la convaincre ; il souhaitait l’amener à cette « créance qui est celle de l’habitude, et qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement ». Certes, il ne doutait pas qu’au premier moment, madame Manolé, vraie fille de Montaigne, ne se rejetât vers le mol oreiller du doute… Mais du moins n’y trouverait-elle pas le repos mortel dont elle prétendait jouir. Fascinée par l’aube de la vérité chrétienne, elle connaîtrait enfin la nostalgie de Dieu.

Combien M. de Chanteprie regretta l’absence de son maître ! Investi par l’âge et la science d’une autorité quasi sacerdotale, M. Forgerus aurait su manier et dompter l’âme rebelle de Fanny. Ni M. Le Tourneur, ni M. Chavançon, ni M. Vitalis ne semblaient propres à cette difficile tâche, et madame Manolé eût malaisément accepté leur intervention. Elle avait encore la défiance du prêtre. Augustin seul pouvait s’en faire écouter…

Il pleuvait toujours. Sur le plateau, dans la vallée vaporeuse, des bouquets d’arbres, des maisons, émergeaient du brouillard, gris sur gris. L’herbe poussait plus dru sous les pommiers des pâturages. Des grenouilles sautelaient au bord des mares, et, de loin en loin, une bonne femme passait, jupe troussée, tête basse, tenant à deux mains un parapluie de coton bleu.

Fanny, tourmentée de migraines, recevait Augustin dans sa chambre. Sur les rideaux de toile écrue, des tulipes jaunes fleurissaient parmi des entrelacs de feuillage. Un papier uni, d’un vert très doux, couvrait les murs, et sur ces jaunes pâles, ces verts décolorés, ces blancs laiteux des étoffes et des tentures, les petits stores couleur de citron tamisaient une placide lumière blonde, comme le reflet toujours égal d’un soleil d’hiver.

Parfois, M. de Chanteprie, déplorant tout haut son indiscrétion, faisait mine de se retirer, mais Fanny le retenait sans peine. Qu’elle était charmante, appuyée sur les coussins de la chaise longue, un petit fichu de dentelle serrant ses tempes et son menton délicat ! Ils causaient doucement, gravement, si bien qu’il oubliait l’heure et qu’elle oubliait son mal.

Fanny goûtait un mystérieux plaisir à se raconter, à s’expliquer… Elle était, de toutes façons, l’aînée, instruite par la vie, par l’amour, par la douleur, d’une complexité qui pouvait déconcerter un jeune homme ignorant et simple. Et, dans cette complaisance qu’elle mettait à montrer son âme peu à peu dévoilée, presque nue et frissonnante de pudeur, il y avait comme un besoin de rassurer Augustin, d’indiquer les points de contact de leurs âmes. Ce n’était point une manœuvre de séduction, car Fanny ne savait pas, ne pouvait pas être coquette avec M. de Chanteprie. C’était l’effet d’un instinct irrésistible qui la poussait à rejeter les mensonges conventionnels, à se révéler toute, dans la vérité de sa nature, dès qu’une sympathie sincère semblait l’interroger. Et ce plaisir de la confidence, hâtif, imprudent, suivi trop souvent d’amers regrets, c’était aussi la revanche de l’obligatoire hypocrisie imposée aux femmes.

Augustin s’en allait, tout ému de compassion et de tendresse. Il dînait tard, servi par Jacquine que ses longues absences inquiétaient déjà. Après dîner, il descendait jusque chez les Courdimanche. Là, M. Le Tourneur, l’administrateur de l’hospice et le capitaine jouaient au whist, avec un mort. Mademoiselle Cariste, blottie dans un fauteuil à oreillettes, questionnait Augustin : « On ne te voit plus en ville. Où vas-tu donc ?… On t’a rencontré avec la dame des Trois-Tilleuls… » Augustin, averti par l’intuition particulière aux amoureux, flairait un danger possible dans l’innocente curiosité de sa vieille amie. Il répondait par des formules évasives, ne laissant rien percer de son secret… Non, il ne voulait rien dire encore, pas même à sa mère, qu’il voyait si peu, pas même à M. Forgerus, pas même à cette naïve demoiselle Courdimanche… Et cependant il éprouvait un vague plaisir à parler, prudemment, de la dame des Trois-Tilleuls !… « Pense-t-elle bien ? demandait mademoiselle Cariste. — Elle ne peut mal penser, répondait Augustin, car elle est pleine d’esprit et de sagesse… » Bientôt, la vieille fille dodelinait de la tête et s’assoupissait dans son fauteuil. Augustin feuilletait la Semaine religieuse, placée en évidence sur une tablette du secrétaire, et des pages remuées, des gestes des joueurs, du demi-ronflement de la dévote assoupie, du globe de la lampe, des images pieuses accrochées au mur, des mousselines de la fenêtre, de tout ce salon qui sentait la menthe, la lessive et le moisi, un ennui stupéfiant s’exhalait, un ennui qu’Augustin subissait avec quelque honte.

Il rentrait au pavillon, ouvrait la fenêtre, et, penché sur le balustre, contemplait le précipice noir, les feux errants dans la profondeur, une grande étoile immobile et scintillante à l’horizon. Des imaginations bizarres, coupables peut-être, lui venaient. Il songeait aux jeunes hommes de son âge, tout fiévreux d’ambition et d’amour ; à ceux qui veillaient, courbés sur des livres, à ceux qui pressaient des femmes pâmées dans leurs bras… Il se trouvait si gauche, si médiocre ; il était si ridicule, sans doute, aux yeux de Fanny !… L’aimerait-elle jamais ?… Défaillant de mélancolie, prêt aux larmes, il essayait de se distraire. Il prenait dans la bibliothèque un livre qu’il ne lisait pas, et longtemps il restait les mains vides, les yeux vagues, devant la lampe qui baissait…

Le crépitement de la mèche le faisait tressaillir. Il s’agenouillait pour la prière du soir, et c’était l’heure où, librement, sous le regard des anges, il parlait d’Elle, car il ne savait plus prier que pour Elle, pour l’âme bien-aimée qu’il nommait avec délices de son nom terrestre « Fanny ».

Quand des affaires la retenaient à Hautfort ou l’obligeaient à de courts voyages, il avait des impatiences mal réprimées, des accès de tristesse qui surprenaient Jacquine et ses amis. Partout, le besoin de voir Fanny, de l’entendre, torturait Augustin ; partout, il emportait la sensation lancinante d’un souvenir enfoncé comme un clou, au vif du cœur.

Fanny, cependant, jouissait de sentir autour d’elle cette sollicitude en éveil. Elle devinait le dessein du jeune homme et cet amoureux prosélytisme ne l’offensait pas.

Elle se rappelait parfois l’aveu cynique de Barral, le baiser dans la forêt, et ce souvenir, volontairement reculé à l’arrière-plan de sa mémoire, lui devenait tout à fait désagréable. Georges voyageait, sans elle, s’amusait, loin d’elle, et il osait lui envoyer des lettres spirituelles, trop gaies, où il parlait de son amour !… Fanny répondait par politesse, mais cette correspondance ne l’intéressait plus. Elle voulait oublier l’homme qui l’insultait encore de sa convoitise, offrant l’amour à bail pour quelques saisons. Toutes ses pensées allaient à M. de Chanteprie, à celui qui la chérissait sans la désirer, d’une tendresse que le temps n’effrayait pas et qui réclamait la vie éternelle…

La vie éternelle ! Fanny Manolé n’y songeait guère. Aucun souci de métaphysique ne lui gâtait le très simple bonheur d’exister. Les hypothèses des philosophes ne l’intéressaient pas beaucoup plus que les certitudes des croyants. On ne lui avait pas donné, dès l’enfance, l’espoir d’une immortalité problématique dont les félicités s’achètent ici-bas péniblement. L’abbé Vitalis avait raison : Fanny était une païenne. Elle bornait son désir et sa curiosité au monde visible, où elle ne cherchait que le bonheur. Elle ne comprenait pas qu’on eût fondé des systèmes de morale sur la vertu purificatrice de la douleur ; elle n’éprouvait aucune velléité de se racheter par l’épreuve, ne se croyant point déchue ; et tous les romanciers russes réunis n’auraient pu la convertir à la religion de la souffrance humaine.

Que cherchait-elle donc et que trouvait-elle, dans les livres prêtés par Augustin, sinon Augustin lui-même ?… Et elle lisait ces livres avec une application, une patience qui ravissaient M. de Chanteprie. Maintenant, quand le curé de Rouvrenoir venait aux Trois-Tilleuls, elle s’empressait de l’interroger sur les choses de la religion. Et, bientôt, elle oubliait la Trinité, la rédemption, la grâce, le péché originel… Elle parlait de M. de Chanteprie, et l’abbé semblait dire : « Évidemment… Le bon Dieu n’était que la transition nécessaire… »

Elle dit un jour :

— Je me demande ce que M. de Chanteprie deviendra… car je ne pense pas qu’il demeure toujours à Hautfort-le-Vieux.

— Et pourquoi pas ?

— Il peut se marier…

— Avec le consentement de sa mère !… Bah ! madame de Chanteprie épouvantera toutes les jeunes filles… C’est une sainte, je le veux bien ; mais comme belle-mère…

— Elle est terrible ?

— Elle est fossile…

Une ombre passa sur le visage de Fanny.

— Et vous ne pourriez pas disputer M. de Chanteprie à cette influence ?… Vous êtes son ami, peut-être son confesseur…

L’abbé se récria :

— Son ami, certainement… Son confesseur, jamais !

— Pourquoi ?

— Diriger cette âme noble, scrupuleuse, toujours inquiète, qui ne voit pas la vie parce qu’elle regarde plus haut que la vie !… Il faudrait être un savant et un saint, madame, et je ne suis qu’un pauvre curé de campagne, médiocre, dur, ignorant.

— Vous vous calomniez, monsieur le curé.

— Hélas !…

La voix du curé trahissait une souffrance secrète, mais Fanny n’osa pas l’interroger.