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« Mon ami, vous êtes malheureux », dit l’abbé Vitalis.

Augustin et lui causaient, au coin du feu, dans la salle à manger du presbytère.

« Vous êtes malheureux, je le sais. Allons, ne vous troublez pas. Je ne suis pas le confesseur qui admoneste un pénitent. Je suis un homme qui parle à un homme. Un chrétien peut dire comme le poète antique : « Rien d’humain ne m’est étranger. »

— Ah ! monsieur le curé, je souhaite que les misères et les saletés humaines vous soient étrangères, – et en particulier les misères et les saletés de ce qu’on appelle l’amour… Mais vous êtes bien gardé et je vous envie. Si j’avais eu la vocation du sacerdoce, si la barrière d’un vœu solennel m’avait séparé des femmes, peut-être aurais-je reçu la grâce nécessaire à mon état. J’aurais pu chérir les âmes sans être séduit par les corps de chair ; mais, dans mon orgueil coupable, j’ai côtoyé un précipice redoutable aux saints. Le vertige m’a pris… je suis tombé.

— Et maintenant !…

— Maintenant, elle m’a perdu ; je ne l’ai point sauvée, et nous sommes deux à souffrir.

— Aux grands maux les grands remèdes ! Vous aimez une femme ; elle vous aime : épousez-la.

— C’est impossible.

— Impossible ? L’apôtre dit qu’il est avantageux à l’homme de ne point toucher de femme, mais il dit aussi qu’il vaut mieux vivre dans le mariage que de brûler. Et saint Augustin, votre patron, qui connaissait par expérience « les misères et les saletés » de l’amour humain, saint Augustin déplore l’imprévoyance de ses parents qui ne l’engagèrent point dans les liens du mariage. Rappelez-vous le second livre des Confessions : « Et quid erat quod me delectabat, nisi amare et amari ?… » Avant même que sa concubine fût retournée en Afrique, avant même qu’il l’eût arrachée de son cœur, sa famille et ses amis travaillaient à le marier. Vous me direz qu’après la méditation dans le jardin, il abandonna la rhétorique et toutes les espérances du siècle pour vivre dans la pénitence et la chasteté. Vous me direz aussi qu’Augustin marié n’eût pas été saint Augustin, évêque d’Hippone et docteur de l’Église… Eh ! mon ami, vous qui n’aspirez pas à la canonisation, contentez-vous d’une vertu commune et ne repoussez pas l’unique remède qui puisse guérir votre mal.

— Je vous entends, mais pourquoi les amis d’Augustin et sa mère ne songèrent-ils pas à lui donner pour épouse la concubine fidèlement aimée, la mère d’Adéodat ? Pourquoi la laissèrent-ils s’enfermer dans un couvent ?… Et cette femme était chrétienne ! Augustin ne pouvait la considérer comme une ennemie de sa foi. Ensemble, ils eussent élevé leur fils dans la connaissance et l’amour du même Dieu. Mais, parce qu’il avait aimé cette maîtresse d’un amour de volupté, parce qu’elle représentait la principale et la plus chère de ses erreurs, il craignit de la trouver toujours entre Dieu et lui. Il chercha le mariage et non plus l’amour… et il rencontra la pénitence. Ne demandez pas à Thérèse-Angélique de Chanteprie de faire ce que sainte Monique n’a pas fait…

— Vous connaissez les textes, dit le curé, et vous les interprétez à votre manière… Mon ami, le mieux est l’ennemi du bien. Ce qui vous tue, c’est la maladie du scrupule. Je vous le répète encore, mariez-vous, tout s’arrangera.

— Vraiment !… Tout s’arrangera ? Soit ! J’arracherai à ma mère le consentement qu’elle refuse, qu’elle a raison de refuser. Fanny jouera devant l’autel son rôle d’épouse chrétienne participant au sacrement de mariage, et, pour lui épargner le petit ennui d’un mensonge, je lui achèterai, la veille, un billet de confession… Cela se fait à Paris… Plus tard, quand un fils naîtra de nous, il entendra, tour à tour, nos enseignements contradictoires… Tout s’arrangera. Vous croyez ?

— Je croyais vous donner un conseil utile. Mais peut-être avez-vous raison, peut-être n’êtes-vous pas fait pour le mariage… pour ce mariage…

— Si vous connaissiez ma vie depuis six mois ! » s’écria M. de Chanteprie.

Il avoua ses tristes amours, la diversion qu’il avait tentée, les déceptions dont il avait souffert.

« Cette situation est effroyable, dit Vitalis. Par pitié pour elle et pour vous, si vous ne devez pas épouser Mme Manolé, faites un effort suprême : quittez-la.

— La quitter !… Pour que d’autres me la prennent, d’autres qui la convoitent déjà !… Si je savais qu’elle ait la force de vivre seule !… mais elle est jeune et belle, elle veut tout l’amour… Son impiété m’est odieuse, je hais le monde où elle vit ; mais elle, je l’aime ! Oh ! je l’aime ! » répéta-t-il, envahi d’une émotion qui fit trembler ses lèvres et ses cils.

Le curé se pencha vers les tisons dont le reflet rougissait son maigre visage.

« Ce qui m’étonne, c’est qu’une passion si violente n’ait pas chassé Dieu de votre cœur. Répondez sans détour : avez-vous encore la foi entière, intacte, solide ?

— Si je n’avais plus la foi, je serais calme peut-être… Et vous me voyez !

— Pourtant vous ne pratiquez plus…

— Comment oserais-je m’approcher du confessionnal, demander l’absolution d’une faute que je ne déteste pas assez pour ne plus la commettre, recevoir l’hostie sur les lèvres qui… Non, monsieur le curé, non !… Je suis un malheureux assis aux portes du temple, parmi les mendiants et les publicains. Le reflet des cierges, l’écho des implorations et des louanges parviennent jusqu’à moi. Et, tout exilé que je suis, tout misérable, dans la nuit et le froid du péché, je prie encore… Ah ! je n’ai jamais cessé de prier… Même aux pires moments, lorsque je quittais ma maîtresse, enivré d’elle, imprégné d’elle, après les mornes fureurs des nuits impures… Elle s’attachait à moi ; elle m’interrogeait : « Tu es heureux ? » Hélas !… j’avais dans la bouche un goût de cendre… Mais, tout au fond de mon être, une voix lamentait, une voix qui ne proférait plus les paroles rituelles, une voix agonisante qui disait : « Seigneur ! Seigneur ! »

Son visage se contracta dans une expression de détresse. Il prit sa tête dans ses mains et pleura.

Vitalis le regardait :

« Pleurez, si cela vous fait du bien. N’ayez pas de honte, pauvre enfant que vous êtes… »

Il toucha, du bout des pincettes, l’édifice enflammé qui s’écroula. On n’entendait que le sifflement de la sève sur le bois brûlant, le tic-tac de l’horloge, et la respiration entrecoupée d’Augustin.

« Je voudrais trouver des paroles pour vous consoler, reprit Vitalis, je voudrais… »

Et comme se parlant à lui-même :

« Vous souffrez cruellement, mais vous avez la foi, et la foi ne va pas sans l’espérance. La grâce qui vous manque, vous croyez qu’un Dieu souverainement bon peut vous l’accorder. Vous priez encore. Songez à ceux qui ne peuvent plus prier, à ceux qui errent dans les mille chemins entrecroisés et ténébreux du doute. Je sais des hommes… des prêtres même, Augustin, des prêtres qui, sincèrement, joyeusement, avaient renoncé au monde, à la femme, à l’amour. Un acte de foi faisait taire le cri des sens révoltés, la plainte du cœur sevré de tendresse humaine… Et voilà que lentement, après de années, ils ont senti leur foi mourir. En vain, ils ont crié, devant le tabernacle vide : le Dieu qu’embrassait éperdument leur désir s’est évanoui comme une ombre. Autour d’eux, en eux, plus rien. Que faire ?… Que devenir ?… L’homme nourri pour le sacerdoce reste rivé au sacerdoce. Il est prêtre pour l’éternité. La robe noire est la livrée d’un deuil qu’on ne pose pas. Et l’infortuné continue son ministère. Il essaie de faire pour l’amour de l’humanité ce qu’il ne saurait plus faire pour l’amour de Dieu. Mais à l’oreille des affligés, au chevet des mourants, il s’épouvante lui-même de prononcer des paroles creuses et vaines, des formules dont il a perdu le sens. Car, si le prêtre s’oubliait jusqu’à parler aux hommes le langage fraternel des hommes, le pénitent sortirait du confessionnal, le moribond se lèverait sur sa couche pour crier : « Va-t’en, renégat !… » J’ai connu de ces prêtres, Augustin, et je vous répète : si malheureux que vous soyez, vous qui priez encore, songez à ceux qui ne peuvent même plus dire : « Seigneur ! Seigneur ! »

M. de Chanteprie, à son tour, regardait fixement l’abbé. Vitalis baissait la tête, et d’un geste machinal tisonnait le foyer presque éteint. Il y eut un silence pénible et long. Puis les sabots de la mère Vitalis claquèrent dans le corridor. Une voix sèche appela :

« Martial !

— Oui, mère, je suis là. Que voulez-vous ?

— C’est le père Vittelot qu’est ben malade. Il demande les sacrements.

— Je vous quitte, dit M. de Chanteprie.

— Maman, cria Vitalis, faites chercher l’enfant de chœur. Je viens tout de suite. »

Il accompagna M. de Chanteprie jusqu’au seuil du jardin. Quelques gouttes de pluie tombaient encore. Des nuages, lourds d’averses prochaines, s’amassaient à l’horizon. L’église dressée sur la hauteur s’esquissait en gris sombre sur le ciel gris, entre les pins noirs du cimetière.

« À bientôt, mon cher Augustin, et… courage !

— Au revoir…

Leurs mains s’étreignent, et M. de Chanteprie s’éloigna lentement sur le chemin du Chêne-Pourpre.

« Pauvre âme ! Pauvre âme en peine !… » murmura Vitalis dans un soupir.