Henri Floury (p. 70-86).




MADEMOISELLE ANNA,
TRÈS HUMBLE POUPÉE



Dans mes lointains souvenirs de petit enfant, je retrouve une vieille domestique nommée Suzette, qui m’aimait jusqu’à l’idolâtrie. Elle était née dans cette île d’Oléron, d’où ma famille est originaire, et qu’on appelait chez nous l’ « île » tout court, de même que jadis les Latins disaient « Urbs ».

Je n’arrive pas à bien retrouver dans ma mémoire la figure de Suzette, — et cela lui ferait beaucoup de peine si jamais elle venait à l’apprendre là-haut ; mais je retrouve son aspect général et surtout sa coiffe blanche qui était, bien entendu, à la mode de l’île, c’est-à-dire haute d’au moins deux pieds sur une carcasse en fil de laiton, et qui lui donnait beaucoup de souci les jours où soufflait le vent d’ouest.

Elle avait imaginé un jour de me confectionner une poupée, comme on les fait dans son village. C’était un petit paquet de chiffons serrés, serrés, et puis cousus dans une enveloppe en cotonnade couleur de chair ; une boule bien ronde représentait la tête ; quant au corps, dépourvu de jambes, il avait seulement deux bras, trop aplatis et trop courts qui donnaient à l’ensemble une ressemblance de phoque. Toujours, suivant la coutume de l’île, la saillie au milieu du visage était formée par un grain de maïs, introduit sous l’enveloppe et qui simulait un drôle de petit nez tout rond. Restait à colorier le visage ; là, se méfiant de son savoir, la bonne vieille était allée implorer mon père, qui, à cette époque, consacrait ses loisirs à l’aquarelle, et qui, pour ne pas lui faire de peine, avait peinturluré de bonne grâce deux larges yeux bleus, une bouche en cœur et des joues bien roses.

Après avoir habillé le tout d’une belle robe rouge et l’avoir coiffé d’une coiffe comme la sienne, Suzette, très anxieuse sans doute de ce que serait mon impression, était venue un matin à mon réveil me présenter son ouvrage ; (elle appelait cela une « catin », nom que les bonnes gens de mon pays donnaient en ce temps-là aux poupées, mais qui, par extension, s’est appliqué aussi aux dames dénuées de sérieux dans le caractère).

L’impression, paraît-il, fut délirante. Pour la petite catin en chiffons, qui fut baptisée « Mademoiselle Anna », je délaissai mes plus jolis joujoux, et sa faveur dura plusieurs mois, pendant lesquels je ne m’endormis jamais sans l’avoir à mes côtés.

On ne sait pas assez combien il est inutile de donner aux tout petits des jouets ingénieux ou d’un prix élevé ; le moindre rien de deux sous les charme autant, pourvu qu’il soit très monté en couleurs et d’une physionomie un peu drôle.

Elle survécut, humble poupée, à la vieille Suzette qui, vers mes cinq ans et demi, s’en alla soudain au ciel tout droit. À cette époque, je commençais déjà à m’apercevoir que la pauvre « mademoiselle Anna » était bien ridicule ; en tant que petit garçon, j’avais aussi quelque honte de m’en amuser encore, et puis, pour tout dire, je m’affligeais de voir que le bout de son petit nez rond noircissait de jour en jour, à force de subir les frottements les plus divers.

Cependant, comme j’avais déjà le sens des reliques — dont je devais tant m’encombrer dans la suite de ma vie — je la remisai pieusement au fond de mon armoire aux jouets, après l’avoir enveloppée d’un papier de soie.

Bonne vieille Suzette, à laquelle je repensais de temps en temps avec mélancolie, je craignais vraiment qu’elle ne fût pas très heureuse au ciel… D’abord à cause de sa coiffe qui ne pouvait manquer de l’inquiéter beaucoup, dans cette région des nuages où il devait y avoir du vent… Et puis, si intimidée sans doute, si gênée au milieu des anges et de tout le beau monde de là-haut !…