Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 158-161).


IX


10 août. — Le courage m’avait manqué pour noter la déception de cette première journée passée aux Bories, seul avec elle et les enfants.

J’en attendais une telle joie ! Mais dès mon arrivée, j’ai senti une ombre dans son accueil, une réserve, un souci secret qui faussait sa belle, riche nature, si splendidement jaillissante et authentique. La gêne n’a fait que grandir pendant le déjeuner. Et cet horrible demi-sourire de proxénète insolent, sur la vilaine face de ce domestique ! Elle ne l’aime pas non plus, mais pourquoi le garde-t-elle ? Au point de tension où j’étais arrivé, la seule présence de cet homme me causait un malaise insurmontable.

Je n’ai pas beaucoup prolongé ma visite. Les enfants me suppliaient de rester, elle n’a rien dit. Au moment où je prenais congé : « Venez quand vous voudrez, vous savez que la maison vous est ouverte. »

Comme si elle ne savait pas que je sais que dans son pays ces mots ne veulent rien dire, sinon éluder une invitation directe, — et qu’en arrivant à l’improviste, dans une maison française « qui vous est ouverte », on est sûr de produire l’effet d’un chien courant dans un nid de sarcelles ! Alors, pourquoi ne pas me dire, comme auparavant : « Venez tel jour ? » Veut-elle m’écarter ? N’a-t-elle pas confiance ?

Je rentre abattu, malade de tristesse. Nuit affreuse, rêves innommables, journée du lendemain plus affreuse encore et nuit blanche, de peur de dormir et de rêver. Et puis à l’aube, cette idée impérieuse, que j’avais besoin, absolument besoin, pour mon travail, d’un livre de la bibliothèque de M. Durras.

Matinée si lente, si lente que les heures me tiraient sur les jointures des membres comme si j’étais un pauvre diable au chevalet de torture.

Enfin, je puis monter, le cœur horriblement battant. Et tout de suite, en arrivant, je retrouve tout en place : les cris de bienvenue des enfants, le sourire d’accueil, franc et spontané, le ton amical, naturel, qui me met si parfaitement à l’aise : « Vous montez travailler là-haut ? Vous redescendrez pour le thé ? »

Je monte, je m’assieds à la place de M. Durras.

On se défie du haschich, de l’opium, on repousse facilement une vision insensée ou lubrique… qui songerait à se mettre en garde contre une chose aussi simple : être assis dans un fauteuil, à la place de quelqu’un qui est en voyage ?

Je suis là, je feuillette un livre, je prends des notes. De temps en temps, je lève les yeux, je regarde la fenêtre, d’où tombe une éblouissante lumière et quand je regarde à nouveau mon papier, j’y vois des rectangles noirs. Alors pour me reposer la vue, je contemple mon mobilier Empire, ma bibliothèque, mon tapis et la photographe d’une jeune fille qui est ma femme, depuis… Depuis quand ? Depuis deux minutes, deux heures, deux mois, deux ans, deux siècles ? Mais non. Depuis toujours.

Nos enfants jouent en bas, se poursuivent et crient. Tout à l’heure, quand je descendrai, ils se presseront tous autour de moi, notre jeune fils Typhon, qui nous donne les plus beaux espoirs avec, parfois, de l’inquiétude ; notre petite fille solaire qui nous illumine le cœur et notre petite fille lunaire qui est profonde et lente comme une marée, — et puis elle, ma femme, qui est la vie, la pulsation de ma vie, de toutes nos vies.

Comme nous serons heureux de nous trouver rassemblés ! Nous nous aimons tant que deux heures de séparation nous font l’effet d’un long voyage. Non sans raison, car on croit se séparer pour deux heures et on se sépare pour des siècles. J’ai comme une vague idée que cela nous est arrivé, avant d’être paisiblement amarrés dans le temps comme nous le sommes aujourd’hui et cette aventure nous laisse toujours un peu de crainte. Si cela recommençait ? Mais non, nous sommes au port.

Tout à coup on frappe. C’est notre petite fille lunaire, avec son sourire si doux, qui s’effarouche si facilement :

— Le thé va être prêt, Carl-Stéphane.

C’est une habitude qu’ont nos enfants de nous appeler tous les deux par notre prénom. Nul irrespect dans cette familiarité. Nous nous aimons tant !

Aurai-je le courage de continuer ? Il le faut bien. Il me faut trouver en moi tous les courages. Au surplus, je suis payé de tout, par avance. Ce que j’ai vécu là est unique.

La petite fille s’est assise et m’a regardé en silence. Et tout à coup, elle m’a demandé :

— Croyez-vous que mon oncle Amédée détestera toujours Laurent, quand il reviendra ?

Le choc a été si rude que j’en ai gémi en moi-même. Il fallait donc retomber dans cette patrie de la douleur et de l’absurde ! Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Pourquoi une femme vivante est-elle attachée à un homme mort ? Pourquoi le mort essaie-t-il d’entraîner l’enfant dans la mort au lieu d’essayer de retrouver le chemin de la vie ? Pourquoi suis-je dans cette maison l’étranger, alors que c’est le maître qui devrait être l’étranger, et moi le maître ? Combien de temps faudra-t-il attendre pour que tout soit enfin remis en ordre ?

— Vous ne répondez pas ? dit la petite fille. Alors vous pensez que ce sera toujours la même chose ? Vous ne connaissez pas de remède ?

Que répondre ? Je balbutie lâchement :

— Peut-être.

Sa figure s’éclaire lentement, par degrés. Un lever de soleil. Qu’ai-je dit ? Comment revenir sur cette parole ?

— Ah ! je savais bien. Je savais bien que vous alliez tout arranger, Carl-Stéphane. Quand je vous ai vu la première fois, j’ai pensé tout de suite que vous alliez tout arranger. Non, pas exactement tout de suite, mais un peu plus tard. Mais ça n’a pas d’importance, tout de suite ou plus tard. Je suis bien contente, mon petit Carl-Stéphane. Vous venez prendre le thé ? Soyez tranquille, je ne dirai rien à personne.

Et maintenant, me voilà seul en face de cet engagement contracté malgré moi, et qui me pousse en avant avec une force terrible. Il n’y a plus que deux chemins, devant moi. Sur l’un, ils m’accompagnent. Sur l’autre, je suis seul.

Faites, faites, faites que je puisse prendre le premier !