Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 135-143).


VII


Le Corbiau Gentil sentit venir le sommeil, se releva brusquement en se pinçant le bras jusqu’au sang.

N’allaient-ils pas bientôt monter ? La porte du salon, en bas, était fermée. Mais on entendait par moments des bouffées de conversations animées. La voix de trompette de M. Durras, la voix de tambour voilé de Carl-Stéphane et le rire d’Isabelle.

La petite fille serrait dans sa main la bille d’agate dont elle n’avait voulu se séparer ni pour manger, ni pour dormir. Un canif en pierres d’Auvergne pour Laurent, un médaillon d’aventurine pour Lise, qui s’obstinait, enchantée, à nommer « escarboucle » la pierre pailletée d’or, et pour Anne-Marie cette bille d’agate, mystérieuse, magique, qui emprisonnait une volute de fumée bleuâtre à l’intérieur de cercles brillants. Comme il savait faire plaisir, ce Carl-Stéphane !

Attention… la porte s’ouvre, en bas. Des voix assourdies se rapprochent, montent l’escalier, remplissent le vestibule. Quelqu’un demande en chuchotant : « Est-ce que je peux regarder dormir les enfants ? » C’est lui. Il entre dans la chambre, sur la pointe des pieds, avec Isabelle, se penche sur Lise endormie, sur Laurent endormi, sur Anne-Marie… endormie. Isabelle, debout au milieu de la chambre embrasse tout, d’un coup d’œil. Puis ils s’en vont, chuchotent des bonsoirs et ferment leurs portes.

Cinq minutes après, Isabelle revient, seule. Tout à l’heure ce n’était qu’un semblant de visite, une politesse faite à l’étranger. Maintenant, c’est le travail sérieux, la fonction, le beau métier, poussé aux dernières limites de l’intelligence et de la passion.

Elle reste longtemps penchée sur le lit du Corbiau, La petite fille perçoit son souffle léger. Elle sait si bien qu’Isabelle sait qu’elle ne dort pas qu’elle est sur le point d’ouvrir les yeux en souriant. Mais elle ne les ouvre pas. Elle voit à l’intérieur de ses paupières, comme sur un écran, le visage attentif qui la regarde, les sourcils hauts, la moue sérieuse et tendre de la bouche, la joue maigre, consumée, — et son cœur fond du besoin de lui dire comme elle l’aime, comme elle voudrait mourir pour elle. Mais elle ne dit rien, n’ouvre pas les yeux, respire profondément, rythmiquement, comme une petite fille qui dort, et Isabelle s’en va.

Quand elle a refermé sa porte, le Corbiau se lève, s’allonge à plat ventre sur la natte de Chine, atteint sous son lit une petite tasse qui contient un peu de lait où macèrent depuis le matin trois tranches de concombre.

La tasse dans une main, la bille d’agate dans l’autre, elle gratte à la porte de Carl-Stéphane.

— Le Gentil Corbeau ! À cette heure ! On ne dormait donc pas ?

Elle ne répond rien, le regarde en souriant, le regarde de tous ses yeux, l’écoute de toutes ses oreilles, pour ne plus jamais oublier cette figure surprise, ces deux gouttes d’eau bleue dans un visage de jambon cuit, cette voix gutturale et voilée qui prononce avec un si drôle d’accent : « Le Gentil Corbeau » !

Et puis elle lui tend la tasse :

— Pour votre coup de soleil que vous avez sur le front…

Il prend la tasse, soulève entre deux doigts une tranche de concombre dégouttante de lait à demi caillé et la contemple avec une gravité ahurie. Enfin, il paraît comprendre et fait exactement ce qu’il fallait faire : il se badigeonne le front avec la tranche de concombre. C’est purement merveilleux à voir.

— Merci, dit Carl-Stéphane. Je sens déjà que cela me fait du bien, donc.

Maintenant il faudrait s’en aller. Mais elle a encore quelque chose à faire. Le matin, quand il lui a donné la bille d’agate, elle a été incapable de lui dire le moindre merci.

Elle s’approche de lui, découvre la bille au creux de sa paume moite :

— Regardez. Ça… (elle montre une ligne brun clair) ça, c’est les yeux de ma Belle Jolie. Ça (une ligne brun foncé), c’est les yeux de mon Laurent. Ça (une ligne bleue et brillante), c’est les yeux de ma Zagourette. Et ça (suivant d’un geste circulaire la volute de fumée bleuâtre emprisonnée dans l’agate), c’est tout Carl-Stéphane.

Elle lève sur lui ses larges prunelles noires, serre la bille d’agate dans sa main fermée, porte cette main à son cou et l’emprisonne, la tête penchée entre le menton et l’épaule.

— Voilà. Je vais dormir avec. Mais, s’il vous plaît, ne le dites à personne.

Elle disparut, trottant sur ses pieds nus, dans sa longue chemise de nuit, avec cet air de rat apprivoisé qu’ont tous les enfants qui trottent pieds nus en chemise de nuit.

Carl-Stéphane penserait qu’il a rêvé si son front n’était encore poisseux de lait caillé au concombre. Il va et vient dans sa chambre. Trop de choses s’agitent en lui depuis ce matin, trop de joie, trop d’élans, une certitude trop merveilleusement triomphante qu’il a rencontré sa destinée. Heureuse ou malheureuse, il ne sait. Mais enfin elle est venue, il connaît son visage : des sourcils hauts, attentifs, une moue sérieuse et tendre, une joue maigre, consumée…

Et cette petite fille, avec sa mixture et sa bille d’agate ! Cette étrange petite fille nocturne, qui apparaît, disparaît… C’est comme un rêve, délicieux, profond, angoissant, insolite. C’est un de ces moments de la vie où l’on perçoit le grondement, le mystère de l’océan qui vous ballotte et vous emporte où il veut.

Il étouffait. Impossible d’écrire, impossible de dormir. Cela dépassait les mots, cela se refusait au sommeil.

Ouvrir la fenêtre. Et la montagne surgit, énorme et noire. Et le bruit de marée du vent dans les sapins et le chemin de ciel, là-haut, avec son gravier d’astres. Comme tout est pareil et comme tout est changé !



— Monsieur Kürstedt, avez-vous déjà vu un phénix ?

On prenait le café, dans les petites tasses turques. Les enfants n’en prenaient pas, mais ils attendaient sagement qu’un signe d’Isabelle leur eût donné la liberté.

À la question de M. Durras, Laurent s’agita sur sa chaise, Carl-Stéphane leva un visage surpris, Isabelle, silencieuse, pesa de tout son regard sur le regard de son mari. Elle savait ce qui allait suivre, — mais il était impossible de l’arrêter, trop d’exaspération couvait en lui depuis quelques jours, — parce que Carl-Stéphane avait vanté imprudemment les enfants, parce qu’il s’en occupait trop et parce que les enfants adoraient Carl-Stéphane. C’était une fatalité de la nature d’Amédée qu’il souffrît férocement de se voir préférer quelqu’un et fît toujours le contraire de ce qu’il fallait pour gagner l’affection. Il faisait penser à un animal pris au piège qui tire sur le lacet et s’étrangle un peu plus à chaque sursaut, au lieu de revenir en arrière pour se dégager.

En ce moment, il était pâle et un sourire cruel tendait sa lèvre inférieure.

— Si vous n’avez jamais vu de phénix, continua-t-il, je vais vous en montrer un spécimen. Laurent, veux-tu aller chercher tes devoirs de la semaine ?

— Mon ami, dit Isabelle, les devoirs de Laurent n’intéressent pas du tout M. Kürstedt et nous ferions beaucoup mieux d’aller nous promener.

— Mais nous irons nous promener ensuite. Je suis certain, moi, que les devoirs de Laurent intéressent beaucoup M. Kürstedt. Tout ce qui concerne les enfants l’intéresse beaucoup, n’est-ce pas, monsieur Kürstedt ? Carl-Stéphane balbutia une réponse inintelligible. Il avait le cœur étreint par l’angoisse qui figeait tout le monde autour de la table et qui avait soudain transformé Isabelle en statue de pierre.

Un frémissement nerveux tiraillait les paupières de Laurent quand il remit les devoirs à son père. Puis il alla s’asseoir à sa place, d’un air de défi. Isabelle le regarda avec force jusqu’à ce qu’il tournât la tête de son côté et dès ce moment leurs regards ne se lâchèrent plus, tissant une corde de résistance invisible.

— Tenez, dit M. Durras en brandissant une copie, voici une dictée triomphale, dix-huit lignes, vingt-deux fautes. « L’alouète (è-t-e) monte en chantan (t-a-n) au-desus (une seule « s » ) des çillon (ç, quel esprit simple ! o-n au singulier, naturellement, puisqu’il s’agit du pluriel) et cœtera, et cœtera… Passons.

« Composition française… ah ! voyons, il paraît que nous sommes bien doué pour la composition française. « Décrivez votre jardin ». Oh ! oh ! écoutez cela (je vous passe l’orthographe, il faudrait s’arrêter à tous les mots) :

« Dans mon jardin, il y a une planche de haricots gris maraîcher que j’ai plantés tout seul, avec les conseils de maman (alors tu ne les as pas plantés tout seul ? ) J’ai planté des gris maraîcher, parce que c’est les meilleurs. (Si tu disais plutôt, je trouve que ce sont les meilleurs, parce que c’est moi qui les ai plantés, tu serais plus près de la vérité.) Il y a aussi des œillets rouges « tige de fer », que maman aime bien, des œillets d’Inde et du réséda. Il y a des choux de Milan et des choux cabus qui sont pleins de rosée le matin, quand le soleil se lève derrière les pommes de terre (quand tu rencontreras un astronome, Laurent, tu feras bien de lui apprendre que le soleil se lève derrière les pommes de terre). Sur le plus beau des choux je vois une chenille à poils (un ban pour la chenille à poils ! ) qui se promène et je sais qu’elle mange les feuilles et je pense : « La chenille se fiance au chou pour mieux lui ronger le cœur ». (Ça, alors c’est du génie ou je ne m’y connais pas. N’est-ce pas, Isabelle  ?) »

Isabelle ne répondit pas et Amédée continua dans un silence de mort :

— Passons maintenant à l’arithmétique. L’arithmétique est notre triomphe, je dois vous le confesser en toute modestie, monsieur Kürstedt. Voyez : six divisions fausses sur sept et un problème juste sur six. Cette proportion m’enchante. N’ai-je pas lieu d’être fier d’avoir mis au monde un enfant si brillant ?

« Dis-moi, Laurent, si tu me regardais un peu au lieu de regarder ta mère ? Laurent, tu m’as compris ? »

Isabelle reporta son regard sur son mari et Laurent tourna la tête. Pendant quelques instants, le père et le fils parurent se mesurer. M. Durras avec son dur visage taillé dans la craie, sa barbe sombre, le bleu verdissant de ses yeux, couleur de sulfate de cuivre. Laurent avec ses joues sanguines, son nez court, son regard abrupt, et cet air de chaleur répandu sur toute sa personne et qui pouvait aussi bien dévaster que réchauffer.

— Tu n’as pas honte ! demanda brusquement Amédée. Tu n’as pas honte d’être aussi paresseux, aussi nul, de déshonorer ton père et ta mère ?

— Cela suffit, dit Isabelle en se levant, de manière à se placer entre eux. Gardons les grands mots pour les grandes occasions, il n’y en a pas tant de rechange. Nous savons tous que Laurent n’est pas parfait et il le sait aussi, soyez tranquille. La semaine prochaine, il travaillera mieux.

— Il ne m’a pas répondu, reprit Amédée d’un ton farouche. Je veux qu’il me réponde. Je veux qu’il me dise devant tout le monde qu’il a honte de lui.

Il écarta violemment sa femme et se remit en face de Laurent :

— Tu vas dire ici, devant tout le monde : « Papa, j’ai honte de moi et je te promets d’essayer de devenir un enfant convenable. » Répète.

Le visage de l’enfant s’était décomposé. Sa mâchoire inférieure, saillante, détruisait la ligne pure de son menton. On l’entendait haleter, comme s’il luttait avec un ennemi.

— Eh bien ?

— J’ai honte de moi ! cria tout à coup Laurent d’une voix rauque et déchirante. J’ai honte de moi parce que je te ressemble, là !

Dans le silence pétrifié qui suivit, on entendit le petit garçon grimper l’escalier avec la précipitation et le vacarme d’un sanglier poursuivi et s’enfermer à double tour dans sa chambre.

Lise éclata en sanglots, créant une diversion, Isabelle la prit sur ses genoux, se mit à la bercer sans un mot, les yeux absents. Le Corbiau Gentil, accroupi sur une chaise, serrait ses genoux à deux mains, avec une telle violence que ses phalanges étaient toutes blanches.

M. Durras était resté immobile, les yeux exorbités, l’artère temporale saillante. Enfin, il sortit son mouchoir et se tamponna les lèvres en soufflant par les narines.

— Monsieur Kürstedt je suis désolé de vous avoir offert le spectacle de cette petite scène de famille. Au moins, vous connaissez maintenant le joli caractère de mon fils. Voilà le résultat d’une idolâtrie maternelle dont on n’a jamais vu d’exemple depuis que le monde est monde. Maintenant que vous avez vu, vous pourrez peut-être persuader à ma femme qu’elle s’y prend mal. Moi, j’y renonce.

Il jeta un regard de fureur impuissante à Isabelle qui berçait toujours Lise sur ses genoux et ne paraissait même pas le voir. Comme toujours, elle ne disait rien. Elle le retranchait du monde, simplement.

— Bon sang de Dieu ! gronda M. Durras.

Il sortit en faisant claquer la porte et s’éloigna à grands pas sur la route de Saint-Jeoire.

D’interminables minutes passèrent. Carl-Stéphane osa relever la tête et vit qu’Isabelle pleurait. Les larmes coulaient sur son visage comme sur la face d’une statue, sans une contraction, lourdes, pressées, roulant très vite sur la joue et le menton et tombant sur le corsage de linon bleu de lin, qui les buvait.

— Madame ! madame ! balbutia le jeune homme, éperdu.

Elle ne répondit rien. Elle ne bougeait pas, sauf ce bercement machinal. Son regard était fixe et chaque battement de cils précipitait une larme.

Carl-Stéphane tomba à genoux, lui prit la main, colla cette main froide sur sa joue brûlante,

— Madame, il ne faut pas rester ici. Je vous conjure… Il faut quitter cette maison, ce pays, avec les enfants. Dites-moi où je peux vous conduire. Je vous emmènerai où vous voudrez. J’ai assez pour vivre tous. Je vous supplie de partir. Il ne faut pas rester. C’est trop mauvais pour vous, ici. Je vous supplie de ne pas rester.

Avait-elle entendu ? Sa main était froide, inerte. Elle regardait au fond d’un espace invisible et pleurait, sans un geste, murée dans une douleur où personne ne pouvait la secourir.

Carl-Stéphane se releva, contempla un moment cette statue vivante et sortit sur la pointe des pieds, comme dans une église. En sortant, il se heurta presque à Ludovic, qui marmotta une excuse, oscilla sur ses talons d’un air incertain et rentra dans l’office.

Le lendemain, Carl-Stéphane s’installait à Saint-Jeoire, dans une mauvaise chambre d’auberge, pour un temps indéterminé.